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Le titre de l’ouvrage d’Éric Bédard est limpide quant à son projet : Le Québec, tournants d’une histoire nationale. Son contenu est à l’avenant : l’auteur présente avec clarté huit évènements du passé comme autant de révélateurs des changements et continuités qu’il voit dans l’histoire de la nation québécoise. Il réaffirme ainsi deux choses simples et qui semblent aller de soi, mais qui se trouvent pourtant au coeur d’âpres débats historiographiques aussi bien à travers le monde, dans le premier cas, qu’au Québec, dans le second : il est possible de faire une histoire nationale sérieuse et il y a une nation québécoise. Nous y reviendrons.
Sobrement illustré, l’ouvrage se compose de huit chapitres d’une douzaine de pages chacun issus d’une émission de la radio de Radio-Canada. Avec le style alerte auquel l’auteur nous a habitués dans ses monographies comme dans ses ouvrages de vulgarisation, ces chapitres couvrent quatre siècles en ordre chronologique : deux sur le XVIIe siècle, deux sur le XVIIIe siècle, deux sur le XIXe siècle et deux sur le XXe siècle. Regardons-y de plus près.
Le livre s’ouvre sur la Tabagie de Tadoussac, en 1603, une fête au cours de laquelle Anadabijou et Champlain nouent, d’après l’auteur, une alliance marchande et politique franco-amérindienne alors égalitaire qui satisfait les Innus et permet l’installation française dans la vallée du Saint-Laurent. Cette situation contraste avec le rôle des traités commerciaux et politiques que la métropole britannique conclut avec les Premières Nations au bénéfice de la colonisation de la Nouvelle-Angleterre. Bédard souligne que, faute de traces d’un point de vue autochtone, cette interprétation concordiste se fonde sur le seul témoignage de Champlain et que cet épisode est absent de la mémoire innue, au contraire « de la fondation de Québec, perçue, elle, comme une dépossession » (p. 35).
Le deuxième chapitre s’intéresse aux Filles du roi, ces quelques 750 à 850 jeunes Françaises d’origine souvent modeste qui, de 1663 à 1674, débarquèrent en Nouvelle-France pour se marier. Après avoir déconstruit une série de mythes étonnamment tenaces qui ternissent leur souvenir, l’auteur souligne que « grâce à elles, un peuple de langue et de culture française a pu prendre racine en Amérique du Nord » (p. 52). Le troisième chapitre compare les décisions de deux politiciens, Choiseul et Pitt, qui présidaient aux relations internationales de la France et de l’Angleterre durant la guerre de Sept Ans et donc au destin de la Nouvelle-France. Bédard met de l’avant les tendances démographiques, géographiques, politiques et socioéconomiques séculaires et l’importance de la contingence et de l’individualité dans l’histoire pour montrer que le Traité de Paris (par lequel la France cédait sa colonie à la Couronne britannique en 1763) clôt un épisode décisif de l’histoire : la clarté de vue d’un Pitt a avantagé l’Angleterre à un moment pivot et cela a changé la donne géopolitique, car l’Angleterre aurait pu rétrocéder la Nouvelle-France à la France.
Le chapitre suivant présente le cas de Pierre du Calvet, un homme imbu de principes moraux et politiques, malgré un changement d’allégeance opportuniste après la victoire britannique : il accepte de « s’assurer que les Acadiens n’interceptent pas les navires anglais » (p. 75). Il prospère ensuite dans l’import-export et gagne en influence, mais se met le pouvoir à dos en se rangeant du côté des esprits libres qui réclament des changements politiques au Canada. Victime d’une répression coloniale qu’il considère comme contraire à la tradition juridique britannique, il est incarcéré dans des conditions cauchemardesques. Il conteste ces abus de pouvoir et demande réparation aux autorités. Face à leur mutisme, il se tourne vers l’opinion publique, publiant un livre héritier des Lumières et avant-coureur de mouvements politiques et sociaux à venir, réclamant plus de démocratie.
Les quatre derniers chapitres mettent en lumière des figures intellectuelles, politiques et économiques de l’histoire plus contemporaine, alors que le Québec s’affirme en tant que nation. Le cinquième chapitre prend un tour plus historiographique, dans lequel l’auteur ne se contente pas de présenter la vie et l’oeuvre de François-Xavier Garneau ou de signaler les apports des historiens contemporains à la connaissance que nous avons de « l’historien national » qu’il veut réhabiliter, notamment en soulignant le caractère méritoire de son parcours autodidacte et en célébrant sa notoriété auprès de ses contemporains. Bédard y analyse aussi l’évolution de l’histoire au XIXe siècle et compare la sociologie de la fonction d’historien aujourd’hui et à l’époque de Garneau, en tout naturel et en toute simplicité. Attentif au contexte et précis, l’auteur dépeint en une petite page bien tassée le douloureux passage de l’époque des révolutionnaires à celle des réformistes. Il examine les mentalités des contemporains de Garneau, analyse et cite son Histoire du Canada, rappelle les aléas de sa réception et expose avec clarté l’essentiel des fines critiques littéraires qui en comparent les différentes versions. Bédard propose aux lecteurs diverses hypothèses expliquant l’évolution du propos de Garneau, mais sans trancher entre elles, les faits ne le lui permettant pas.
Le sixième chapitre présente, avec ses contradictions, le premier ministre du Québec Honoré Mercier, connu pour son discours dénonçant l’injuste exécution par pendaison du chef de la rébellion des Métis : « Riel, notre frère, est mort » (p. 111). Le politicien québécois s’est aussi fait le champion de la cause autonomiste contre le fédéralisme centralisateur, défendu par le premier ministre canadien John A. Macdonald. Bédard insiste sur le caractère rassembleur de Mercier, qui convoqua les autres premiers ministres à la première conférence interprovinciale, dans le sillon de son combat infructueux contre le pouvoir constitutionnel qu’a le fédéral d’invalider les lois des provinces canadiennes.
Le chapitre suivant montre la longévité de la volonté de certaines élites québécoises de former comptables, commerçants, industriels et financiers, mais aussi les résistances envers ce projet. Plus précisément, l’auteur raconte comment des nationalistes modernistes comme Errol Bouchette, Lomer Gouin et Édouard Montpetit ont, contre vents et marées, mis en oeuvre des projets novateurs pour aider les Canadiens français à se libérer de leur infériorité économique grâce à l’éducation, en fondant par exemple l’École des Hautes Études commerciales de Montréal (les HEC), en 1907. Bédard souligne aussi l’efficacité de telles réformes qui ont formé, entre autres, Jacques Parizeau, « l’architecte de la Caisse de dépôt et de placements du Québec » (p. 135), et de nombreux entrepreneurs.
Le dernier chapitre traite du grand oeuvre du ministre péquiste Camille Laurin : l’adoption de la Charte de la langue française (Loi 101) en 1977. Celle-ci devait faire du français « la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications et des affaires » (p. 146). Laurin exprimait sa volonté de mettre fin à l’attitude résignée des francophones face à l’avenir incertain de leur langue en Amérique et à leur situation défavorable. En effet, encore dans les années 1960, les francophones formaient « l’une des communautés les plus pauvres » (p. 142) au Canada. Bien que la Charte ait été contestée durant plus d’une décennie, y compris devant la Cour suprême du Canada, et que plusieurs de ses dispositions aient été invalidées, la mobilisation en sa faveur a permis de la maintenir en place – quoique dans une forme révisée, depuis 1993.
En parcourant le livre, j’ai vu le chercheur honnête et rigoureux aussi bien que le vulgarisateur talentueux dont les opinions politiques et philosophiques se discutent, mais qu’il ne dissimule jamais. Au contraire, il les revendique : l’histoire du Québec a un sens immanent ; elle permet de reconnaître l’ancienneté et la légitimité de la lutte des Québécois pour être considérés comme une nation, tout comme la nécessité de celle-ci à leur survie et leur essor ; cette lutte n’est pas chauvine, voire sert l’humanité en contribuant à la diversité culturelle ; les entrepreneurs font partie de la solution, et non du problème. Cet ouvrage s’inscrit donc un genre que les Bouchard et Létourneau ont aussi adopté, celui des créateurs « d’un imaginaire collectif » (Beauchamp, préface, p. 9), mis au goût du jour et dépendant des positions politiques. Pour autant, Bédard ne franchit jamais la ligne de la propagande : s’il affirme ses conclusions, il ne les impose pas[1] ; s’il montre ce que le présent tient du passé, il n’émonde pas celui-ci au point d’en faire un récit linéaire monocausal et téléologique, ne balaye pas sous le tapis les débats historiographiques ou les lacunes documentaires et cite ses sources, malgré les contraintes éditoriales allergiques aux notes de bas de page.
J’ai aussi vu l’historien politique raillant les praticiens-épouvantails des sciences sociales censés voir l’histoire comme « une mécanique froide et déterministe » (p. 16)… tout en intégrant lui-même (et avec bonheur) à son explication la complexité du social, la comparaison dans l’espace ou le temps, la culture matérielle, la démographie, la vie quotidienne du petit peuple, enfin toutes ces choses plus souvent associées aux sciences sociales qu’à l’histoire politique, si ces cloisons ont encore un sens dans ce contexte, presque cent ans après la dénonciation, par Simiand, des trois idoles « positivistes » de la tribu des historiens. L’ironie de la chose ne doit pas échapper à l’auteur, alors qu’il est de toute évidence un fin lecteur de l’historiographie actuelle, y compris celle qui n’a peur ni de l’agentivité, ni de l’analyse des rapports sociaux, ni de l’épistémologie constructiviste postulant que le chercheur ne peut s’abstraire tout à fait de sa position sociohistorique.
Parties annexes
Note
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[1]
On peut reconnaître cela sans adhérer aux idées de Bédard. On peut même penser que les classes qui produisent, d’une part, et les propriétaires des moyens de production et leurs partis, de l’autre, ne partagent aucun intérêt fondamental, que nul « nous » ne les unit par essence, quelle que soit la nation et que, pour combattre les problèmes de l’inflation, du chômage, du logement, de la sécurité sur le lieu de travail, par exemple, il est impossible de trouver une solution sans considérer l’existence des classes. On peut aussi apprécier cette lecture et penser que l’histoire scolaire est moins affaire de récits à consommer que de familiarisation avec une démarche. Mais c’est un autre dossier.