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Dans un article-fleuve paru en 1997[1], le théoricien du droit Stanley Fish déclarait impossible la détermination théorique de la juste frontière entre l’État et l’Église. De la difficile extension lockéenne de la tolérance aux athées et aux catholiques à cette myriade de tentatives de résolutions heureuses fleurissant dans la « philosophie libérale de la religion », Fish retrouvait le même problème fondamental de l’incompatibilité théorique des ordres normatifs : les commandements de l’Église et de l’État sont foncièrement hétérogènes. Pourtant, là où le libéralisme s’érige sur la reconnaissance d’une pluralité réelle de ces ordres normatifs, et qu’il reconnaît généralement — à la manière de John Rawls et de ceux, nombreux, qui l’ont suivi — l’impossibilité de trancher en toute neutralité entre différentes « doctrines compréhensives du Bien », la plupart des philosophes libéraux de la religion finissent par proposer un principe prétendant faire exactement cela : résoudre l’incompatibilité normative préalablement posée, ne pensons ici, par exemple, qu’au principe de « respect mutuel » théorisé par Amy Gutman et Dennis Thompson[2].
Évidemment, ces principes prétendument « neutres » ont souvent des implications morales et politiques particulières — la neutralité de l’enseignement général, l’égalité des hommes et des femmes, la permissibilité de l’avortement, la laïcité de l’État, etc. — qui ne sont pas sans déplaire au fondamentaliste religieux idéaltypique, celui qui habite, n’en déplaise à certains, nos sociétés plurielles, pour qui une interprétation de la parole révélée de Dieu outrepasse nécessairement les prérogatives du pouvoir temporel et qui ne cesse (et ne cessera) pas de présenter certaines demandes d’« accommodement » à l’État libéral. En dépit de la prétention à la neutralité ultimement revendiquée, le jeu théorique semble ainsi voué à achopper sur les paramètres philosophiques définissant son problème central lui-même : dès lors que deux ordres normatifs sont posés comme incompatibles, la quête d’une solution théoriquement satisfaisante — qui ne laissera personne en reste et garantira a priori la stabilité sociale — s’apparente à résoudre la quadrature du cercle. Au moins, tel est l’argument que proposait Stanley Fish. Or, s’il apparaît raisonnable de lui concéder le point théorique, est-ce le cas en pratique ? Plutôt qu’une théorie, ne pourrions-nous pas avoir une compréhension pratique des liens entre l’État et l’Église débouchant sur une certaine éthique mobilisable lorsque le moment vient d’arbitrer ou d’envisager ces débats ?
D’une certaine manière, c’est là exactement ce que propose Astrid von Busekist dans le brillant et éclairant ouvrage en question ici. Impossibilité théorique n’implique pas impossibilité pratique : face aux dilemmes, nombreux, que présentent les revendications religieuses pour l’État libéral, ce dernier n’est pas démuni de ressources et de solutions créatives, mais il ne saurait prétendre les connaître avant d’en avoir fait l’expérience dans des cas précis. Le titre dévoile déjà la méthode d’enquête que cette professeure de Sciences Po, qui s’est fait connaître en partie pour ses lumineux travaux sur la notion de « frontière », adopte. Elle propose une reconstruction empirique minutieuse de trois litiges distincts confrontant religion et État libéral ayant mené à trois « solutions » toutes aussi distinctes (l’éducation religieuse, la circoncision et les modalités du divorce juif). À partir de ces cas, elle construit trois idéauxtypes utiles pour envisager les options qui s’offrent aux sociétés libérales lorsque vient le moment de juger de la place adéquate de la religion dans la Cité. Le sous-titre, quant à lui, dévoile l’approche « athéorique » (plutôt qu’« antithéorique ») qu’elle revendique, pour laquelle son ouvrage représente un séduisant plaidoyer. Par « délibéralisme », en effet, il faut comprendre autant « dé-libéralisme », à savoir une sortie d’un libéralisme absolutiste pour lequel la religion n’a tout simplement pas voix au chapitre, que « délibération », à savoir la possibilité de transiger, de coopérer, de dialoguer, avec les groupes religieux. Le livre se comprend dès lors comme navigant entre ces deux pôles, allant de la séparation stricte à la coopération créative, en passant par la tolérance plus classique, en agençant différemment à chaque fois la pondération entre ces deux valeurs phares des démocraties libérales que sont l’égalité et la liberté.
Séparer, tolérer, coopérer : tels sont justement les trois idéauxtypes qui rythment les parties de l’ouvrage, organisées chacune autour d’un cas empirique concret. D’abord, séparer, c’est ce qu’auraient fait les juges allemands et américains lorsqu’ils ont interdit à une famille religieuse d’éduquer ses enfants dans la confidentialité de leurs foyers religieux, privilégiant l’égalité démocratique et l’autonomie de l’enfant futur à la liberté religieuse des parents. Ensuite, lorsqu’après qu’elle eut été interdite en Allemagne par un juge de Cologne, le Bundestag démocratique dépénalisa la circoncision, faisant ainsi oeuvre de tolérance et choisissant cette fois-ci la liberté religieuse contre l’inviolabilité stricte du corps de l’enfant. Enfin, la créativité dont ont témoigné les législateurs américains et canadiens pour trouver une solution satisfaisante aux difficultés entraînées par les modalités du divorce religieux dans le judaïsme exemplifie la possibilité d’une coopération réelle entre l’État et la religion, favorisant l’égalité des genres à la plus stricte liberté des religions de légiférer elles-mêmes, en toute souveraineté, leurs lois internes.
Le lecteur aurait pu raisonnablement s’attendre à ce que l’autrice, qui définit le « délibéralisme » comme une « doctrine de l’imperfection dont la principale vertu est le pragmatisme » (p. 21), critique la séparation stricte, au profit de la tolérance et de la coopération. Au contraire, chacun de ces trois cas de figure, en raison des détails des cas particuliers auxquels ils se greffent, est défendu dans l’ouvrage, malgré leur apparente incompatibilité théorique. N’est-ce pas en effet incohérent que de défendre, au même moment, l’interdiction de la scolarisation religieuse à la maison au motif que l’autonomie politique des enfants, leur droit égal à l’ouverture à des mondes pluriels, doit être préservée dans une collectivité libérale, tout en défendant la circoncision qui, selon ses détracteurs, représente, en plus de la violation de l’intégrité physique de l’enfant, l’inscription dans sa chaire d’une appartenance religieuse qu’il n’a pas eue le luxe de choisir ? Et d’ailleurs, pourquoi défendre la séparation des ordres normatifs dans le cas de l’éducation si c’est pour la violenter explicitement dans le cas des get laws (lois par lesquelles les États canadiens et américains, de manières analogues, tentent de rendre plus facile pour les femmes juives, en cas de divorce religieux, l’obtention d’un get, ce billet que le mari doit librement consentir à sa femme pour qu’elle puisse se remarier selon les lois de Moïse et d’Israël, mais bien entendu pas aux yeux de l’État libéral) ?
Ces trois défenses de positions apparemment théoriquement opposées pourraient en effet paraître incohérentes, mais la beauté de l’ouvrage tient à sa capacité de nous faire voir que nos démocraties libérales ne sont pas régies par le vieux rêve philosophique d’une cohérence parfaite entre tous leurs principes, mais plutôt par une flexibilité créatrice. Pragmatiquement parlant, ces « solutions » se sont en effet toutes en fin de compte révélées satisfaisantes (certes pas absolument, pas pour toutes les parties), ce qu’aucune théorie des liens entre religion et libéralisme n’aurait pu prédire ni suggérer a priori. Ensuite, parce que — et c’est là la grande force de la théorie pratique que propose von Busekist — le délibéralisme se comprend plus aisément comme une éthique, au sens aristotélicien d’une disposition ou d’une manière d’être, que comme un paradigme théorique. Les travers problématiques qu’illustre l’ouvrage sont tous dus à des erreurs de caractère et non pas à un manque de rationalité, c’est-à-dire à des acteurs qui n’étaient ni pragmatiques ni contextualistes en refusant de faire la part des choses, comme dans le cas de ce juge qui interdit la circoncision en Allemagne, témoignant ainsi d’une ignorance arrogante de l’histoire politique de ce pays.
C’est ainsi que l’ouvrage, qui témoigne par ailleurs d’une exemplaire sollicitude envers les revendications religieuses, illustre ultimement la préséance de l’éthique sur la théorie et substitue à la question classique, animant la « philosophie libérale de la religion », du « que faut-il faire », la question éthique du « comment faut-il être ». Évidemment, malgré les subtiles discussions qu’offre l’autrice des principaux débats animant la « philosophie libérale de la religion », allant des différentes manières par lesquelles nous pouvons justifier la nécessité de respecter les croyances religieuses aux débats classiques sur la tolérance — ce qui confère un caractère pédagogique certain à l’ouvrage, qui pourrait servir d’excellent manuel à des cours portant sur ces enjeux —, ceci explique pourquoi ceux et celles qui voudront y trouver une théorie normative définitive seront bien déçus. Si le livre réussit à ouvrir ses oeillères, à dépayser le lecteur, et s’il nous donne une idée des types de juges et de politiciens que nous désirons voir au pouvoir, rien ne nous permet d’en abstraire ou d’en dériver des réponses certaines aux autres questions pressantes auxquelles nous avons à faire face.
Cependant, il dévoile la force d’une méthode — honnête, faillible, pragmatique, humble et, surtout, intransigeante — qui, elle, est bien transversale et réutilisable ailleurs — c’est là l’essentiel. Concluons donc en reprenant, à propos de nos ambitions théoriques et de nos propres problèmes politiques, ce que von Busekist suggère en conclusion au sujet de nos démocraties : « On ne dira pas que leurs contradictions parfois sapent leurs assises [,] on rappellera au contraire que dans les épreuves et les révisions, elles révèlent leur capacité à considérer sans tabou leurs propres principes. » (p. 275)