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Quel est le rôle d’une oeuvre d’art dans le monde? L’art est-il une action, une interaction? Fait-il partie du « réel »? Et qu’en est-il lorsque ces questions touchent à l’évocation artistique du passé, et en particulier à l’évocation d’expériences, de revendications et d’espoirs spécifiques? En désignant l’exploration des lieux de mémoire (« Negotiating Sites of Memory ») comme thème présidentiel de la Modern Language Association, l’ancienne présidente de cette association, Margaret Ferguson, renvoie à l’oeuvre de l’historien français Pierre Nora, en soulignant que de tels lieux de mémoire appellent « des actes de communication qui impliquent des défis, des débats, des efforts de persuasion, de traduction, d’interprétation, l’expression d’espoirs feints ou véritables, et la conscience d’échecs possibles » (Ferguson, 2015 : n.p.[1]). Ces questions et préoccupations sont assurément présentes dans de nombreuses oeuvres contemporaines du corpus littéraire noir du Canada qui se penchent sur le passé dans le cadre de leurs réflexions sur les subjectivités post-esclavagistes, dans un monde défini par la modernité transatlantique, l’Atlantique noir, l’esclavage et ses conséquences – domaine que Patricia Godbout a exploré à fond dans son travail récent de traduction.

Je me pencherai ici sur les impulsions orientées vers le passé dans certaines oeuvres canadiennes noires contemporaines et j’examinerai comment elles se tournent également vers l’avenir, vers des aspects du devenir, et créent peut-être de l’espoir. Comment ces oeuvres traitent-elles de la hantise des traumatismes historiques, tout en s’adressant aux lectrices ou lecteurs d’aujourd’hui, en utilisant des formes d’agentivité dans la sphère civile et en proposant des visions de changement et d’un avenir différent?

1.

J’exposerai pour commencer trois idées, dans l’espoir qu’elles servent de guide méthodologique et spirituel. La première nous vient de Hortense Spillers, chercheuse américaine de premier plan, et de son projet autour de « l’idée de culture noire ». Lors d’une conférence prononcée à l’Université de Waterloo en 2013, elle traite explicitement de la futurité de la culture noire. Elle cite la remarque faite par W. E. B. Du Bois dans son livre essentiel Les âmes du peuple noir, sur la culture noire comme solution de rechange au « désert poussiéreux de dollars et de ruse » de l’Amérique (Spillers, 2013 : 14:50; Du Bois, 2004 : 18-19). Spillers relie ensuite de manière audacieuse la perspective duboisienne aux idées que formuleront par la suite les penseurs de l’école de Francfort, notamment Herbert Marcuse, afin de mettre en relief la culture noire en tant que culture critique – une culture qui n’est pas seulement riche de son passé et de ses manifestations actuelles, mais de maintes façons aussi de celles qui sont « encore à venir ».

La deuxième idée émane d’un autre penseur relié à l’école de Francfort : le philosophe Ernst Bloch, ami de Theodor Adorno et de Walter Benjamin. Son oeuvre cardinale est une réflexion de quelque 1500 pages sur l’esprit et la force du « pas-encore ». Cet ouvrage écrit en langue originale allemande entre 1938 et 1947 à Cambridge, au Massachussets, où Bloch vivait en exil du fascisme en Allemagne, s’intitule en traduction française Le Principe Espérance. J’aimerais toutefois attirer l’attention sur un texte prémonitoire de Bloch, un essai antérieur paru en français sous le titre de « La non-contemporanéité et le devoir de la rendre dialectique », dont les premiers mots vont comme suit : « Tous ne sont pas présents dans le même temps présent » (Bloch, 1978 : 82). Le fait qu’on peut voir des gens dans le même lieu et le même temps, écrit Bloch, ne signifie pas pour autant « qu’ils vivent en même temps avec les autres. Ils portent au contraire avec eux un passé qui s’immisce » (Bloch, 1978 : 82)[2]. Bloch sait bien que le passé est souvent exploité à des fins réactionnaires; mais il le voit aussi comme une matière apte à produire une différence positive, cherchant « à retrouver une vie qui ne serait pas encore détruite par le capital » (96). Dans ses mots, cette différence de la non-contemporanéité complète les « contradictions contemporaines » (c’est-à-dire celles du capitalisme) et fournit une « négativité » critique qui effectue un « renversement » des conditions actuelles (97)[3]. Cet essai de Bloch préfigure une vision marquante d’un temps multiple et imbriqué; son concept d’espace-temps hétérogènes existant dans le même ici-et-maintenant deviendra, sous la plume d’autres chercheuses et chercheurs, la simultanéité du non-simultané. Ce qu’il importe de souligner ici, toutefois, c’est que pour Bloch, « le problème d’une dialectique […] à plusieurs niveaux » (100) implique clairement l’avenir et l’idée d’intervention.

Mon troisième guide et penseur de la simultanéité du non-simultané est Stuart Hall. Dans son essai marquant intitulé « Identité culturelle et diaspora » (2017), ce dernier réfléchit aux identités diasporiques faisant l’objet de médiations au moyen de « présences » ou de contextes discursifs (par exemple, européen, africain, américain). Cependant, Hall met également l’accent sur les aspects tournés vers l’avenir de l’identité culturelle. Selon lui, celle-ci relève du « devenir »; elle « appartient au futur tout autant qu’au passé ». Ce n’est pas quelque chose « qui existe déjà et qui serait transcendant au lieu, au temps, à l’histoire et à la culture » (433). Il est vrai, d’une part, que l’expression de l’identité peut réinscrire la domination ou transformer le passé en présence symptomatique (ce qu’ont mis en évidence les théories culturelles de la mélancolie, par exemple). Mais, d’autre part, elle peut aussi être un processus de transformation qui reconnaît le passé, mais le re–connaît et le ré-encode dans des formes d’agentivité culturelle qui instituent de nouveaux commencements.

2.

Gardant ces guides à l’esprit, j’aimerais examiner ici quelques textes de la littérature noire du Québec et du Canada qui offrent à cet égard un riche éventail de perspectives. Ces textes traitent tous – de manière différente – des héritages du passé et des implications pour le futur. Je puiserai des exemples chez George Elliott Clarke, écrivain néo-écossais noir de septième génération (qui vit aujourd’hui à Toronto), chez l’auteure haïtienne-québécoise Marie-Célie Agnant et enfin chez l’écrivain et platiniste britanno-colombien Wayde Compton.

À propos du rôle de l’oeuvre d’art dans le monde, George Elliott Clarke refuse une instrumentalisation qui l’obligerait à créer principalement des « figures angéliques noires » (Kyser, 2007 : 866). Bien au contraire, il souhaite l’avènement de romans policiers mettant en scène des personnages noirs. Son recueil Execution Poems (2001) et son roman George and Rue (2005) présentent en fait deux de ses parents éloignés qui ont été pendus pour avoir tué un chauffeur de taxi dans les années 1940. Quel appel ces deux livres nous lancent-ils? Comment cherchent-ils à faire partie d’un avenir meilleur, voire à le créer?

Clarke ne nie pas que George et Rue soient des meurtriers, mais il met l’accent sur le poids écrasant du passé et sur un puissant déterminisme historique et social. Clarke présente une histoire de victimisation économique et raciale qui finit par s’inverser quand les victimes deviennent les agresseurs, avant que les délinquants noirs ne soient plus sévèrement sanctionnés que leurs contemporains blancs. Le passé n’est guère révolu : il préside à l’espace et au temps violents et punitifs du présent.

Dans Execution Poems, Clarke souligne avec force ces éléments contextuels :

Le coup fatal porté à Silver prenait sa source des siècles auparavant. Il avait fallu tout ce temps et toute cette souffrance pour transformer le fouet de l’homme blanc en marteau de l’homme noir.

2001 : 35[4]

Que dit alors Clarke à ses lectrices et lecteurs? Se contente-t-il d’observer la mort et la destruction les bras croisés, en présentant l’inévitable sans espoir de changement ou sans nous lancer un appel?

En dépit des circonstances sombres de ces deux textes, on peut faire valoir que le traitement que Clarke fait du temps, en particulier, constitue une intervention qui cherche à réaliser une agentivité sur le plan civil. En postulant la présence continue, voire la futurité, du temps ayant marqué ses parents éloignés, le J’accuse de Clarke s’oppose en effet aux formes de justice – ou d’injustice – modulées par la race qui perdurent de diverses façons aujourd’hui. Au-delà de l’affirmation et du commentaire qu’elle présente sur le statu quo, cette perspective offre une dimension interventionniste qui ouvre sur la transformation et un « pas-encore » blochien. Dans des travaux en histoire du droit, on s’est servi du roman de Clarke pour réfléchir aux modifications apportées aux procédures juridiques, qui peuvent maintenant s’appuyer sur une preuve circonstancielle[5]. Les textes de Clarke mettent en outre en relief une historiographie complètement différente de la violence sociale, qui vise une société plus juste dans le futur.

Deux oeuvres de Marie-Célie Agnant me permettront de poursuivre cette réflexion sur les dimensions interventionnistes de textes noirs qui ne se montrent pas toujours comme tels à première vue. L’univers dépeint dans son roman Un alligator nommé Rosa (2007) est sombre; Agnant y examine des aspects importants du déterminisme. Dans ce cas, il s’agit des traumatismes psychiques subis par deux survivants de la dictature des Duvalier, traumatismes qui conditionnent totalement leur vie. Cependant, lorsque l’occasion se présente de se venger d’un meurtrier sanguinaire, les personnages choisissent de préserver leur humanité en ne devenant pas meurtriers à leur tour. Malgré cette faible marge de liberté qu’ils exercent en prenant une telle décision par principe, ils n’en demeurent pas moins complètement prisonniers du terrible fardeau psychologique du passé.

Toutefois, c’est également à titre de témoin qu’Agnant présente ce traumatisme psychologique, en faisant appel à ses lectrices et à ses lecteurs dans le temps présent. En effet, au moment de la parution du roman en 2007, Jean-Claude Duvalier (Bébé Doc) vivait toujours en exil en France. Il retournera en Haïti en 2011, où il mourra en 2014. Agnant nous rappelle ainsi que le passé des Duvalier, père et fils, est loin d’être révolu et que de nombreuses victimes continuent d’en subir les conséquences, tout en essayant de transformer ce passé terrifiant en un présent et un avenir vivables[6]. Le texte d’Agnant est donc porteur d’un appel lancé à ses lectrices et à ses lecteurs à prendre parti à l’égard d’Haïti, appel qui s’apparente à plus d’un titre à celui que Clarke nous lance implicitement d’établir des liens entre l’univers du texte et les choix éthiques qui lui sont possibles dans la vie d’aujourd’hui. Dans les deux cas, les personnages eux-mêmes paraissent impuissants, mais l’espoir est placé sur les lectrices et lecteurs.

Dans un roman antérieur, Le Livre d’Emma, paru en 2001, Agnant représente également des transformations possibles du déterminisme à l’intérieur même de l’univers du texte. L’auteure met en scène cette transposition par l’entremise de sa narratrice, une traductrice prénommée Flore, afin de projeter dans l’avenir de nouvelles possibilités. Quant à Emma, l’autre personnage principal éponyme, elle est internée en psychiatrie à la suite d’un infanticide (présumé mais jamais nié) qui semble faire écho à Beloved de Toni Morrison. Refusant de s’exprimer en français, Emma parle en créole de ses ancêtres qui ont subi l’esclavage et le Passage du Milieu, ainsi que de la violence et de ce qu’elle appelle les malédictions du sang. Emma croit fermement à la puissance négative et déterministe de l’histoire; elle finira par mettre fin à ses jours.

Le médecin a recours aux services de Flore pour traduire en français ce qu’Emma dit en créole. Mais à mesure qu’elle en apprend davantage sur la vie d’Emma au cours des séances de traduction auxquelles le médecin cesse rapidement d’assister, Flore en vient à décider de mettre de côté sa neutralité professionnelle, prenant de fait partie pour Emma. Toutefois, cette décision conduit à l’un des moments cruciaux du roman : en prenant la décision éthique de se donner la liberté nécessaire pour traduire d’une langue à l’autre, Flore se donne par la même occasion la liberté de tirer des conclusions très différentes, non déterministes, de l’histoire d’Emma.

Le prénom de Flore évoque une déesse associée à la floraison, à la fertilité et à la renaissance du printemps. En écoutant Emma et en la traduisant, Flore devient non seulement un témoin, mais elle prend également conscience qu’elle est le médium permettant de garder son histoire vivante, en plus d’aider les autres à exercer leur propre liberté et à y réagir de façon positive plutôt que mélancolique. Sa traduction reconnaît mais aussi re–connaît le passé en vue de déboucher sur d’autres possibilités à l’avenir. Le roman met à l’avant-plan le geste d’écouter – et de lire –, invitant les lectrices et lecteurs à transformer un déterminisme en apparence insurmontable dicté par le passé en un champ de potentialités.

Pour terminer, je me pencherai sur plusieurs textes de Wayde Compton afin d’étendre dans quelques autres directions ma présentation de textes de la littérature noire du Canada et du Québec qui nous appellent à s’ouvrir aux possibilités du « pas-encore » et des identités qui prennent en compte, mais transcendent également, les diktats du passé. Compton a imaginé de telles possibilités non déterministes, entre autres stratégies pleines d’imagination, particulièrement par le biais de la transformation sonore, et de l’image et de la pratique du platinisme (turntablism), afin d’imaginer de transformer l’histoire en possibilités dynamiques de changement. Plus spécifiquement, avec sa pratique littéraire et sonore, il s’est efforcé de faire des scratches et des remixes de l’histoire du Canada et de la Colombie-Britannique.

Dans un livre comme 49th Parallel Psalm, Compton remet en circulation des antécédents diasporiques locaux et lointains, dans un remix qui reprend l’histoire de l’immigration noire britanno-colombienne à partir de 1849 et met aussi à contribution un panthéon de déités vaudous ou loas. De nombreuses significations se déploient dans une temporalité complexe et multiple qui ouvre sur le futur.

Prenons par exemple le début du poème « MC » :

conducteur, conducteur,

voici l’ouverture.

par demi-tons je danse

vers les percussions étalées

devant toi. le rhum est-il conducteur

d’électricité? verse une goutte

sur le sol pour nous y ancrer,

pour que nous soyons reçus,

pour qu’on y creuse le son

des boutons et des canaux.

Shangô pénètre dans l’ampli.

les tubes se réchauffent.

les filaments explosent.

bouge et multiplie,

bouge vers le nord, tous les points

cardinaux et nous, à quatre

générations de l’esclavage.

Compton, 1999 : 12

Le redoublement du mot « conducteur », au premier vers, est une répétition marélectique (Brathwaite, 1973) qui recouvre de manière polysémique les significations rattachées à la musique et aux circuits électroniques des platines et des haut-parleurs, mais également celles de l’histoire du Chemin de fer clandestin (sur lequel des « conducteurs » menaient les Noirs en fuite d’un lieu sûr à l’autre). Dans la version originale anglaise du poème, le mot « ouverture » est coupé en deux entre les deuxième et troisième vers. On a d’abord « over », exprimant l’idée de quelque chose d’achevé et appartenant au passé, puis au vers suivant, on peut lire la fin du mot, « ture » : la transformation polysémique ainsi réalisée propose une lecture du passé non pas comme une force déterministe mais comme un nouveau commencement. La temporalité multiple laisse entrevoir des possibilités de re-signification transformative qu’évoque aussi le poème éponyme du recueil, « 49th Parallel Psalm ». Examinons l’élément visuel suivant contenu dans le poème :

figure: 2367070.jpg

Compton juxtapose les éléments graphiques de deux cercles dont les chiffres sont ceux d’une roulette de casino et du cadran d’une horloge. Les deux cercles donnent une nouvelle signification aux éléments du hasard et du temps, tout en renvoyant à l’image des deux platines que le DJ utilise pour scratcher, sélectionner, inverser et mixer des pistes statiques et déterministes, afin de créer de nouvelles réalités sonores. Les pistes sont toujours là, intactes, mais des extraits en ont été sélectionnés et cités, évoquant de nouvelles réalités créées dans le cadre de performances et de remixes artistiques. Faisant l’objet d’une re/connaissance – c’est-à-dire d’une citation et d’une transformation – dans la pratique et la performance textuelles, cette archive de « pistes », de récits et de signes antérieurs recouvrés est remixée ici afin de faciliter une vision et une perspective localement situées. Ces ressources servent à soutenir des identités culturelles engagées dans un processus de « devenir », lequel, pour reprendre la formule de Stuart Hall, « appartient au futur tout autant qu’au passé » (225).

Dans son recueil de poèmes Performance Bond (2004), par exemple, Compton crée un remix de Hogan’s Alley, l’ancien quartier noir de Vancouver, qui produit sur le mode du palimpseste une contemporanéité de la non-contemporanéité (2004 : 123-156). Compton donne à lire des histoires orales et écrites inventées qui n’en traduisent pas moins les sentiments, les craintes, les inquiétudes et les désirs bien réels de sujets diasporiques contemporains (Compton, 2010 : 116-117). Cette entreprise de remémoration et d’invention du Vancouver noir a produit des effets concrets dans la réalité : des gens ont été touchés par ces efforts visant à rappeler le souvenir de Hogan’s Alley, ce qui a débouché sur une plaque commémorative et un timbre-poste. Compton croit que la prochaine étape pourrait être la création d’un centre communautaire.

Le recueil de nouvelles The Outer Harbour (2014) est sans doute le projet le plus ambitieux de Compton visant à créer des portails permettant de franchir explicitement les seuils du passé et du présent pour se tourner vers l’avenir. Ces nouvelles combinent des histoires et documentaires avec les potentialités créatrices de la fiction spéculative[7].

L’action de quelques-unes des nouvelles se déroule sur la terra nova d’une île volcanique, hétérocosme apparu au large du port de Vancouver. La nature transgressive de l’avenir que Compton suggère à l’égard des désignations dominantes du temps et de l’espace se devine quand l’île Pauline-Johnson – du nom de la poète mohawk – est occupée symboliquement par un militant des Premières Nations et son groupe d’amies et d’amis de diverses origines. À l’instar d’autres personnes immigrantes, ils vivent l’expérience d’être « là où ils ne devraient pas être » et d’être « illégaux du fait de leur présence même » (2014 : 43). Toutefois, quand leur leader est tué par la réponse violente de l’État, ce dernier continue de faire partie de la « réalité » textuelle et reparaît plus tard sous les traits de « l’insurgé » (178). Ce personnage témoigne clairement de l’intérêt de Compton pour les récits – et les futurs – contrefactuels qui ne sont pas écrits par les vainqueurs. Toutes les personnes immigrantes dans cette île transcendent le temps et l’espace. Grâce au « PDIC », ou « Phénomène de déplacement individuel et collectif » (167-169), ils sortent souvent en un clin d’oeil du centre de détention où ils sont emprisonnés. Les réalités ontologiques de ces personnages franchissent de manière transversale les temporalités et les espaces imposés par les projections et les définitions dominantes du réel.

De façon analogue, Compton explore dans plusieurs autres nouvelles des réalités virtuelles et ce qu’on appelle dans un passage « le lien improbable entre le jeu et le maintien de l’ordre » (160). On y trouve par exemple un « Appareil d’immobilisation multi-perceptif » qui utilise « l’hologramme interactif » (163) pour semer le désordre parmi les participantes et participants à une émeute. Selon Compton, la production et la projection du temps, de l’espace et d’autres aspects du « réel » peuvent donc mener à l’immobilisation et à la détention, situations difficiles auxquelles une population immigrante indocile échappe grâce au « Phénomène de déplacement individuel et collectif ».

Les réalités contrefactuelles présentées par Compton sur le mode de l’anticipation et de la transgression servent à nous rappeler que le futur « inclura certainement une longue campagne de conflits des imaginaires » (189). Ce judicieux commentaire se trouve dans un document fictif altéré par interpolation dont le titre renvoie aux temporalités et aux sagesses contrefactuelles qu’avait déjà esquissées Compton dans sa poétique de scratches et de remixes : « Mouvement anti-horaire et émeutes du G25 : combattre la fabulation par la fabulation? » (185). Comme lectrices ou lecteurs, nous sommes appelés à porter attention à la nature de telles productions et, peut-être aussi, à y participer et à en produire à notre tour.

3.

La fiction d’anticipation de Compton est à rapprocher d’autres projets d’artistes canadiens noirs qui interpellent des dimensions du futur (et parfois de l’afrofuturisme)[8], en lien avec les situations locales. Comme Bloch le faisait remarquer, « [t]ous ne sont pas présents dans le même temps présent », et Compton montre la contemporanéité holographique de divers temps et espaces qui sont le produit de divers points de vue et positions. Leur point de croisement est réel tant sur le plan physique que sur celui de la représentation; toutefois, cette rencontre offre des occasions de nouvelles spatialisations et temporalisations de l’imaginaire, de redéfinition de ce que la chercheuse canadienne Karina Vernon appelle « la réalité diasporique noire » et de réflexions spéculatives sur d’autres ontologies.

La fiction d’anticipation de Compton crée bel et bien des formes de « négativité » critique qui proposent des solutions de rechange aux conditions actuelles (Bloch, 1978 : 97); elle met en avant une culture critique noire à la fois existante et « encore à venir », comme le souligne Hortense Spillers. L’oeuvre de Compton postule en outre que l’identité culturelle, tel que l’affirme Stuart Hall, « appartient au futur tout autant qu’au passé » et n’est pas « quelque chose qui existe déjà et qui serait transcendant au lieu, au temps, à l’histoire et à la culture » (Hall, 2007 : 433).

En guise de conclusion aux réflexions qui précèdent, il est possible de concevoir plus généralement comme des « charnières » les diverses façons dont ces oeuvres traduisent le passé dans un autre présent et un autre futur. « Charnière », c’est le terme qu’emploie Ian Baucom dans Specters of the Atlantic, mais cela se rattache également à la pensée de Derrida sur le témoignage comme charnière entre passé et avenir. Le témoignage, en ce sens, est un appel lancé à l’auditoire comme forme d’expression commémorative qui souhaite également générer la possibilité d’un autre avenir. Curieusement, à la fin de The Outer Harbour de Compton, ce sont les mouvements mêmes qu’effectue « l’insurgé », cette figure à l’ontologie indéterminée, qui sont qualifiés de charnière. Lorsqu’une autre figure désignée comme « le composite » est transportée par lui par bateau de Vancouver vers l’hétérocosme de la nouvelle île volcanique, ses rames vont de l’eau à l’air : « Vers l’avant, vers l’arrière. / Son corps sert de charnière » (184).