FR :
Cet article est le premier compte-rendu d'une recherche empirique sur les relations contractuelles de l'entreprise Alcan avec ses fournisseurs du Saguenay-Lac-Saint-Jean. La recherche porte plus particulièrement sur la part du droit et des institutions juridiques dans l'activité du service régional de l'approvisionnement.
La première partie décrit les principaux aspects de la fonction d'approvisionnement au sein de l'entreprise. L'importance décisive du fait organisational y est mise en évidence. L'analyse porte sur l'organisation interne du service de l'approvisionnement, les rôles des acheteurs et des gestionnaires, les liens avec les usagers et les services de l'ingénierie et de la comptabilité. Cette analyse révèle qu'au fil des années Alcan a édifié son propre système juridique dont l'impact sur les activités d'approvisionnement est beaucoup plus important que celui du droit étatique des contrats.
La deuxième partie traite de la participation des avocats et de la mobilisation des institutions étatiques dans les activités d'approvisionnement. Considérée de façon globale, la fonction juridique n'est que faiblement institutionnalisée au sein de l'entreprise. En ce qui concerne plus particulièrement l'approvisionnement, le conseiller juridique régional de l'entreprise n'est pas associé de façon régulière quoique certaines politiques récentes paraissent indiquer que sa participation pourrait s'accroître à l'avenir au nom de la prévention juridique. Les avocats d'Alcan à Montréal n'ont que des liens ténus avec le service de l'approvisionnement et rien ne laisse présager un changement significatif à ce niveau.
Dans l'ensemble, l'étude révèle le rôle plutôt marginal du droit étatique des contrats et des tribunaux comme instruments de planification ou comme modes de règlement des conflits. Les conflits entre Alcan et ses fournisseurs locaux se règlent généralement sans référence aux règles du droit étatique comme telles. Une norme implicite d'immunités réciproques, qui émerge de la relation de confiance établie entre les partenaires et se trouve renforcée par les caractéristiques culturelles et économiques de la région, expliquerait que l'on ait recours aux tribunaux étatiques que dans des cas exceptionnels. La confiance, la flexibilité et le souci de préserver la relation commerciale sont les facteurs premiers auxquels se réfèrent les parties pour convenir d'un compromis.
Dans la troisième partie de l'article, l'auteur évalue la portée de ces constatations empiriques pour la théorie juridique du contrat. La doctrine classique, volontariste et formaliste, repose sur une compréhension limitée et trompeuse de la réalité sociale du contrat. Une représentation franchement réaliste, comme la théorie relationnelle du contrat de Ian R. Macneil, s'avère beaucoup plus satisfaisante. Elle risque toutefois de créer une confusion conceptuelle importante en cherchant à mieux refléter la réalité sociologique par une conception plus riche du contrat. L'auteur considère que les juristes ne réussiront à concilier le besoin d'une meilleure prise en compte de la réalité et la nécessité de la cohérence conceptuelle qu'en adoptant le paradigme du pluralisme juridique.
Se référant aux concepts d'« ordre juridique » (Romano) et de « champ social semi-autonome » (Falk Moore), l'auteur montre qu'une compréhension adéquate des relations contractuelles requiert une pleine reconnaissance des pouvoirs normatifs et de l'autonomie institutionnelle dont jouissent les organisations privées et les réseaux d'échanges commerciaux dans l'économie moderne. En marge de cet ordonnancement privé du contrat, la perspective du pluralisme juridique amène à concevoir la fonction propre du droit et des institutions étatiques en rapport avec les problèmes que pose l'interaction des différents ordres juridiques.
EN :
This is the first report of an empirical study of contractual relationships between Alcan and its local suppliers in Saguenay-Lac-St-Jean. The role played by law and legal institutions in the operations of Alcan's regional purchasing department is examined.
The first part of the paper describes the main features of the purchasing function within the enterprise. The crucial importance of the organizational fact is stressed. The internal organization of the purchasing department, the roles of purchasers and managers, the links with the users of goods and services supplied and those with the engineering and accounting departments are analysed. The data suggest that, over the years, Alcan has set up its own legal system whose impact on buying activities is much greater than the incidence of the state law of contracts.
The second part focuses on the actual involvement of lawyers and mobilization of state institutions in purchasing activities. Considered in general terms, the legal function shows itself to be rather slightly institutionalized within the enterprise. As for purchasing activities, the regional in-house counsel has not yet been involved on a regular basis, but some recent policies seem indicative of a move in the direction of a greater participation of this counsel under a general philosophy of preventive law. The Alcan counsels in Montreal have always been loosely connected with the purchasing department ; no significant change is discernible at this level.
Overall, the study shows the marginality of state contract law and institutions either as planning devices or dispute resolution mechanisms. The conflicts between Alcan and its local suppliers are generally settled without any invocation to of state legal rules. An implicit norm of « reciprocal immunities », emerging from the relation of trust established between the partners and strengthened by the cultural and economic characteristics of the region, would explain that only exceptional cases are brought before state courts. Trust, flexibility and first concern for the future of the relationship are the key factors upon which the parties rely in order to reach a compromise.
In the third part of the paper, the author assesses the significance of these data for the legal theory of contract. The classical doctrine, voluntaristic and formalist as it is, stands on a limited and distorted understanding of the social reality of contract. A truly realist representation, like Ian R. Macneil's relational contract theory, is much more satisfying but runs the risk of conceptual confusion by trying to encompass too much of the sociological reality within a richer notion of contract. The author argues that legal scholars will be unable to reconcile the needs of a better account of facts and greater conceptual coherence unless they adopt the paradigm of legal pluralism.
Referring to the concepts of « legal order » (Romano) and « semi-autonomous social field » (Falk Moore), the author suggests that an adequate understanding of contractual relations requires a full acknowledgement of the normative powers and institutional autonomy retained by private organizations and commercial networks in the modern economy. Besides the private ordering of contract, the legal pluralism perspective depicts the state law and institutions as especially concerned with the problems of interface between the different legal orders or arrangements.