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Si la religion a historiquement influé sur la conception du bien et du mal et donc du droit[1], le pluralisme de la société actuelle appelle à une redéfinition de la relation entre la religion et le droit pénal. Dans cette logique, les relations entre la morale et le droit pénal sont également en redéfinition, le droit pénal cherchant à s’éloigner de plus en plus de la morale[2], sans pour autant pouvoir se soustraire complètement à ses racines historiques judéo-chrétiennes. Le droit pénal étant intimement lié aux valeurs de la société canadienne qu’il est chargé de protéger, il doit non seulement défendre des valeurs telles la vie et l’intégrité physique, mais également celles de liberté de religion et de multiculturalisme. Compte tenu de ces valeurs, dans quelle mesure une infraction peut-elle faire référence à la religion ? Si le droit pénal peut se faire protecteur des religions minoritaires, dans quelle mesure peut-il interdire une pratique religieuse, imposer le respect envers la religion ou un lieu de culte ?

Nous aborderons ces questions tout d’abord en analysant les concepts de liberté de religion et de laïcité. Alors que le premier est protégé constitutionnellement et a fait couler beaucoup d’encre, le second, qui n’est pas reconnu explicitement par le droit canadien, reste moins exploré par les juristes. La laïcité n’en demeure pas moins un concept fondamental pour comprendre la relation que l’État canadien entretient avec la religion. Ayant ces deux concepts à l’esprit, nous nous attacherons ensuite à la relation entre droit pénal et religion, particulièrement en étudiant les crimes religieux, c’est-à-dire les crimes faisant référence à une religion ou à une pratique religieuse. Nous nous limiterons ici à l’analyse de crimes religieux dans l’esprit du législateur, soit les comportements dont la criminalisation a été prévue par le législateur fédéral dans le but de stopper une pratique religieuse ou antireligieuse. Nous n’étudierons donc pas tous les cas où des crimes généraux, tels que le meurtre ou l’agression sexuelle, peuvent être commis pour des motivations religieuses. Comme le fait qu’une infraction a été commise pour des motifs religieux ou culturels n’est pas un moyen de défense accepté en droit pénal canadien[3], la nature religieuse de certains crimes se révèle d’autant plus problématique. Nous distinguerons les cas où le droit pénal se veut le protecteur de toutes les religions de ceux, souvent plus contestables, où le droit pénal défavorise des personnes de certaines religions ou, inversement, favorise une religion en particulier au détriment des autres. Nous verrons donc que le droit pénal, par l’entremise des crimes religieux, peut s’inscrire dans la logique du respect de la liberté de religion ou, au contraire, peut amener des violations de cette garantie constitutionnelle. C’est en inscrivant notre analyse dans une perspective historique, tant en ce qui concerne la liberté de religion que les crimes religieux, que nous en arriverons à cette conclusion.

1 De la liberté de religion à la laïcité

1.1 De la liberté de religion

Le Canada a été en fait fondé sur l’existence de deux religions principales, l’anglicanisme et le catholicisme, ainsi que sur la présence de plusieurs autres religions minoritaires. En 1763, la France a cédé par traité la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne, où l’Église anglicane était la religion d’État. Dès cette date, une certaine forme de liberté religieuse a été garantie au Canada, le Traité de Paris prévoyant la « [l]iberté de la [r]eligion [c]atholique[4] ». Avec l’Acte de Québec de 1774[5], cette liberté a été réaffirmée par l’abolition du serment du Test, qui a permis aux catholiques d’accéder aux charges publiques.

Au milieu du xixe siècle, une loi sur la liberté de culte et les rectoreries viendra établir la fin du statut privilégié de l’Église anglicane au Canada et poser l’égalité des religions comme principe fondamental du droit public canadien[6]. La liberté des cultes est ainsi garantie, dans le respect de l’ordre public :

[L]e libre exercice et la jouissance de la profession et du culte religieux, sans distinction ni préférence, mais de manière à ne pas servir d’excuse à des actes d’une licence outrée, ni de justification de pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté de la province, sont permis par la constitution et les lois de cette province à tous les sujets de Sa Majesté en icelle[7].

Bien avant l’arrivée des chartes dans le paysage politico-juridique canadien, la liberté de religion a été, dans une certaine mesure, également reconnue par les tribunaux. En effet, dès 1955, la Cour suprême du Canada écrivait ceci : « Dans notre pays, il n’existe pas de religion d’État. Personne n’est tenu d’adhérer à une croyance quelconque […] La conscience de chacun est une affaire personnelle, et l’affaire de nul autre. Il serait désolant de penser qu’une majorité puisse imposer ses vues religieuses à une minorité[8]. » Une conception de la liberté de religion comme étant plus personnelle, davantage tournée vers la protection du croyant, se dessine alors en droit canadien.

Divers instruments de protection des droits et libertés, tels que la Déclaration canadienne des droits[9], la Loi canadienne sur les droits de la personne[10] ou encore, au Québec, la Charte des droits et libertés de la personne[11], sont venus reconnaître ce droit à la liberté de religion et la protection contre la discrimination basée sur la religion.

Le pluralisme de la société a pris, bien sûr, toute sa reconnaissance juridique en 1982 avec l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés[12] et la garantie de la liberté de conscience et de religion qu’elle contient à son alinéa 2 (a). Dans son jugement de principe sur le sujet, la Cour suprême a invalidé la Loi sur le dimanche[13], une loi interdisant l’ouverture des commerces pendant le jour du Seigneur qui, rappelons-le, avait été adoptée par le Parlement fédéral selon sa compétence en matière de droit criminel. La Cour suprême établissait ainsi que le droit criminel ne peut être utilisé pour forcer les Canadiens à se conformer à un précepte religieux :

Dans la mesure où elle astreint l’ensemble de la population à un idéal sectaire chrétien, la Loi sur le dimanche exerce une forme de coercition contraire à l’esprit de la Charte et à la dignité de tous les non‑chrétiens. En retenant les prescriptions de la foi chrétienne, la Loi crée un climat hostile aux Canadiens non chrétiens et paraît en outre discriminatoire à leur égard. Elle fait appel à des valeurs religieuses enracinées dans la moralité chrétienne et les transforme, grâce au pouvoir de l’État, en droit positif applicable aux croyants comme aux incroyants. Le contenu théologique de la Loi est un rappel subtil et constant aux minorités religieuses canadiennes des différences qui les séparent de la culture religieuse dominante[14].

La liberté de religion a été interprétée par la Cour suprême comme comprenant deux volets. Premièrement, elle comporte la liberté de croire, de professer et de manifester ses croyances par le culte, l’enseignement et la propagation[15]. Dans son récent arrêt Amselem[16], le plus haut tribunal du pays a décidé que cette protection est analysée subjectivement, soit en fonction de la croyance sincère de la personne, ce qui confère une protection très large. Cependant, dit la Cour suprême, elle signifie bien plus que cela[17].

Deuxièmement, la liberté de religion a également une dimension négative, c’est-à-dire qu’elle garantit l’absence de contrainte ou de coercition, tant directe qu’indirecte. Dans l’affaire Big M Drug Mart, la Cour suprême explique ainsi ce volet important de la liberté de religion :

La liberté peut se caractériser essentiellement par l’absence de coercition ou de contrainte. Si une personne est astreinte par l’État ou par la volonté d’autrui à une conduite que, sans cela, elle n’aurait pas choisi d’adopter, cette personne n’agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu’elle est vraiment libre. L’un des objectifs importants de la Charte est de protéger, dans des limites raisonnables, contre la coercition et la contrainte. La coercition comprend non seulement la contrainte flagrante exercée, par exemple, sous forme d’ordres directs d’agir ou de s’abstenir d’agir sous peine de sanction, mais également les formes indirectes de contrôle qui permettent de déterminer ou de restreindre les possibilités d’action d’autrui. La liberté au sens large comporte l’absence de coercition et de contrainte et le droit de manifester ses croyances et pratiques. La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, nul ne peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience[18].

La liberté de religion implique donc, par sa dimension négative, une certaine neutralité religieuse de l’État[19]. Comme l’explique le professeur Woehrling, « [e]n second lieu, la liberté de religion impose une obligation de neutralité à l’État en matière religieuse, c’est-à-dire l’empêche de privilégier ou de défavoriser une religion par rapport aux autres[20] ». Le droit, et en particulier le droit pénal, ne pourra donc pas être un moyen dont l’État disposera pour favoriser l’observance religieuse.

Cette obligation de neutralité est, au Canada, bienveillante, selon les termes du professeur Woehrling :

En fait, comme le montre le droit comparé, différentes formes de neutralité de l’État en matière de religion – ou de « laïcité » – sont imaginables, depuis une neutralité stricte et hostile consistant à s’abstenir de toute forme d’assistance à l’égard de toutes les religions, jusqu’à une neutralité « bienveillante » qui amène l’État à favoriser l’exercice des diverses religions sur un pied d’égalité. La neutralité, dans son sens le plus fondamental, subsiste tant que l’État se comporte de la même façon à l’égard de toutes les religions et qu’il n’en privilégie ou n’en défavorise aucune par rapport aux autres, de même qu’il ne privilégie ou ne défavorise pas les convictions religieuses par rapport aux convictions athées ou agnostiques, ou vice versa[21].

Cette neutralité découle donc de l’interprétation de la liberté de religion et n’est pas un principe autonome, comme il peut l’être dans d’autres pays. La neutralité religieuse se heurte de plus à une référence à la suprématie de Dieu dans le préambule de la Charte canadienne, qui dispose ceci : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». L’influence de cette expression sur le droit a été plus que modeste, pour ne pas dire inexistante[22]. Le peu de cas qu’en ont fait autant la jurisprudence que la doctrine est symptomatique d’un malaise. Complètement oblitérée par la protection de la liberté de conscience et de religion prévue par l’alinéa 2 (a) de la Charte canadienne, la suprématie de Dieu n’a, jusqu’à maintenant, rien signifié. Elle est au contraire pratiquement ignorée par la Cour suprême de même que par les cours de première instance, ce qui est particulièrement remarquable lorsque nous comparons son sort à celui qui est réservé à la primauté du droit, l’autre principe auquel le préambule de la Charte canadienne fait référence[23], ou encore au sort réservé, dans l’interprétation de la Constitution, au préambule de la Loi constitutionnelle de 1867[24]. En fait, le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 a été, et est toujours, central à son interprétation. Pourquoi en est-il autrement de la référence à la suprématie de Dieu dans la Loi constitutionnelle de 1982 ?

Tout d’abord, la suprématie de Dieu doit être conjuguée avec la liberté de conscience et de religion garantie seulement quelques lignes plus loin dans le texte de la Charte canadienne. La liberté de religion allant davantage de pair tant avec la société multiculturelle[25] canadienne actuelle qu’avec l’objet d’une charte des droits, elle a réussi à écarter la suprématie de Dieu, vue comme une rivale. Pourtant, comme tous les mots de la Constitution doivent avoir un sens et qu’une partie de celle-ci ne peut permettre d’en écarter une autre[26], l’interprétation de la suprématie de Dieu doit se faire d’une manière conforme à la liberté de religion. Ainsi, la suprématie de Dieu ne signifie certainement pas la suprématie d’une religion en particulier, ni même la suprématie de la religion, d’une part, sur l’athéisme ou l’agnosticisme, d’autre part. Quel sens a-t-elle alors ?

La suprématie de Dieu pourrait faire référence au fait que les droits et libertés protégés par la Charte canadienne sont d’origine suprême, qu’ils découlent d’un droit naturel — autrefois associé à Dieu — et maintenant davantage associé à la morale en général et à la dignité de la personne en particulier :

In other words, the reference to the « supremacy of God » should not be understood as a political afterthought, but rather as a recognition of the historical foundations of modern human rights as embodied in the Charter. The most important rights people possess are not derived from Parliament, or any other governmental body, but rather are derived from other higher, supreme sources. In the natural law tradition, the « supreme » source of law was « God », hence the supremacy of God. In modern human rights the higher source is human dignity[27].

Il serait ainsi possible de donner un sens au préambule, qui, en s’appuyant sur la morale et la dignité humaine, n’irait pas à l’encontre de la liberté de religion, mais permettrait au contraire de la réaffirmer. Cela aurait certainement pu être fait plus clairement sans référence à la suprématie de Dieu, mais, en définitive, correctement interprétée, cette mention dans le préambule n’empêche pas de conclure à une laïcité canadienne. Elle demeure significative et contribuera à qualifier le type de neutralité et, éventuellement, le type de laïcité qu’offre le modèle canadien.

1.2 De la laïcité

Le concept de laïcité est complexe, non seulement parce qu’il implique plusieurs notions, mais également parce que diverses définitions en sont données. Nous retiendrons ici deux définitions, parmi tant d’autres. Selon Guy Haarscher, la laïcité est un concept essentiellement politique, qui suppose que l’État « ne privilégie aucune confession, et plus généralement aucune conception de la vie bonne, tout en garantissant la libre expression de chacune, dans certaines limites[28] ». Selon Micheline Milot, la laïcité est « un aménagement (progressif) du politique en vertu duquel la liberté de religion et la liberté de conscience se trouvent, conformément à une volonté d’égale justice pour tous, garanties par un État neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne qui coexistent dans la société[29] ».

Bien que la laïcité soit encore beaucoup identifiée au modèle français, il en existe néanmoins plusieurs formes, qui se sont développées suivant les contextes sociopolitiques de divers pays[30]. Si ce concept n’est pas clamé haut et fort dans la Constitution canadienne, comme il l’est dans la Constitution française[31], et si, en conséquence, il est peu utilisé par les juristes, il peut néanmoins décrire les réalités canadienne et québécoise. Comme le dit si bien Milot, si la laïcisation « n’est pas parvenue à une formulation juridique et normative explicite, on peut néanmoins discerner un tel processus à l’oeuvre dans une multitude d’aménagements institutionnels, politiques et juridiques. Ainsi, le silence terminologique ne traduit pas l’absence de la réalité elle-même[32]. »

La laïcité comporte plusieurs volets : 1) l’égalité morale des personnes ; 2) la liberté de religion ; 3) la neutralité de l’État par rapport à la religion ; et 4) la séparation de l’Église et de l’État[33]. Nous avons vu que la liberté de religion, qui inclut un concept de neutralité de l’État, est garantie au Canada. L’égalité des personnes est également protégée non seulement par l’article 15 de la Charte canadienne, mais aussi par l’article 10 de la Charte québécoise. L’égalité entre toutes les personnes, peu importe leur religion, est affirmée. C’est d’ailleurs cette égalité qui a donné naissance au concept d’accommodement raisonnable[34]. Il ne nous reste donc qu’à voir le concept de séparation de l’Église et de l’État.

En fait, cette séparation signifie que l’État ne tire plus sa source d’une quelconque transcendance religieuse, mais bien du peuple lui-même[35]. Elle fait écho à l’idée de Locke, selon laquelle « il faut avant tout distinguer entre les affaires de la cité et celles de la religion et que de justes limites doivent être définies entre l’Église et l’État[36] ».

Il y a, au Canada, séparation de l’Église et de l’État, séparation qui fait aussi partie du concept de liberté de religion. Selon Brun, Tremblay et Brouillet, ce principe n’est pas absolu : « Le principe de la séparation de la religion et de l’État, bref, ne peut avoir pour sens que d’interdire que le droit ne prenne sciemment parti en faveur d’une religion[37]. » Ils poursuivent plus loin : « La séparation de la religion et de l’État, si importante soit-elle, ne doit pas aller jusqu’à interdire toute mesure étatique ayant pour objet d’accommoder une objection de conscience raisonnable […] ni jusqu’à empêcher toute action de l’État fondée sur l’histoire, la culture, le patrimoine ou l’identité de la collectivité[38]. »

Bref, il y a des droits à l’égalité et une liberté de religion très importants au Canada, cette dernière incluant une neutralité et une séparation de l’Église et de l’État qui demeure souple. Tous les ingrédients constitutifs de la laïcité sont ainsi présents[39]. Il existe donc une laïcité de fait et de droit, mais qui n’est pas proclamée. Si chacun des éléments constitutifs de la laïcité est contenu dans le droit canadien, ce dernier hésite à se définir juridiquement en termes de laïcité. Micheline Milot conclut que la trame historique québécoise laisse voir une « laïcité “tranquille” » mais qui est « obstinément enfouie dans les replis de la mémoire collective[40] ». Nous pourrions qualifier cette laïcité de souple ou d’ouverte, selon le qualificatif retenu par le rapport de la commission Bouchard-Taylor.

Cette laïcité a été reconnue par la jurisprudence rendue par plusieurs tribunaux canadiens. Dans une affaire concernant le port du turban par un agent de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), la juge Reed de la Cour fédérale a écrit ceci : « Le Canada forme une société extrêmement tolérante et — ce qui est sans doute encore plus important — une société hautement laïque, du moins aujourd’hui. Peu de Canadiens, je pense, contesteraient ces affirmations[41]. » La contestation constitutionnelle de l’autorisation du port du turban, symbole religieux, aux agents de la GRC a échoué, dans cette affaire, car les accommodements vont tout à fait dans le sens de la liberté de religion et du multiculturalisme[42]. La laïcité, telle qu’elle est conçue ici, ne s’oppose pas à la participation des citoyens de toutes les religions aux institutions canadiennes, bien au contraire !

La Cour suprême a eu à interpréter la signification de la laïcité, dans le contexte du refus d’un conseil scolaire d’approuver des manuels illustrant des familles homoparentales. En expliquant, dans l’affaire Chamberlain, que la laïcité n’implique pas l’évacuation de la question religieuse, la Cour suprême confirme l’ouverture de la laïcité canadienne :

Le fait que la School Act insiste sur la stricte laïcité ne signifie pas que les considérations religieuses n’ont aucune place dans les débats et les décisions du conseil scolaire. Les conseillers scolaires ont le droit et, en fait, le devoir, aux réunions du conseil, de faire valoir les points de vue des parents et de la collectivité qu’ils représentent. La religion jouant un rôle important dans de nombreux milieux, ces points de vue seront souvent dictés par des considérations religieuses. La religion est un aspect fondamental de la vie des gens, et le conseil scolaire ne peut en faire abstraction dans ses délibérations. Toutefois, l’exigence de laïcité fait en sorte que nul ne peut invoquer les convictions religieuses des uns pour écarter les valeurs des autres. Bien que le conseil scolaire puisse tenir compte des préoccupations religieuses des parents, l’exigence de laïcité l’oblige à accorder une même reconnaissance et un même respect aux autres membres de la collectivité[43].

Comme la liberté de religion est protégée et que la laïcité ouverte est présente, sociologiquement et juridiquement dans la société canadienne, ces protections doivent avoir une influence sur le droit pénal, en général, et sur les comportements criminalisés par ce dernier, en particulier. Cela signifie que le droit pénal est un instrument mis à la disposition de l’État pour faire respecter la liberté de religion de tous les citoyens et non pour les contraindre à un idéal religieux particulier. Si l’influence historique qu’ont eue l’anglicanisme et le catholicisme au Canada ne peut être balayée du revers de la main, il n’en demeure pas moins que le droit pénal actuel doit se conformer aux garanties constitutionnelles, dont la liberté de religion, notamment à travers la définition des crimes qu’il punit.

2 Des crimes religieux

La tradition chrétienne a fortement influencé la conception canadienne du droit, plus précisément, la conception du droit pénal. Ces racines historiques expliquent encore de nos jours plusieurs notions fondamentales du droit canadien, notions telles que la présomption d’innocence[44], le jury[45] et la mens rea[46]. Nous étudierons donc brièvement les influences du christianisme sur le droit pénal, avant d’examiner certains crimes qui font référence à la religion, d’abord en protégeant les croyants de toutes les religions, puis en restreignant la liberté religieuse au sein de certaines d’entre elles. La conformité de ces crimes avec la liberté de religion et la laïcité sera analysée, dans une perspective historique.

2.1 De l’influence du christianisme sur le droit pénal canadien

Dans la tradition de common law, le droit pénal a fortement subi l’influence du christianisme, ce qui s’est traduit, entre autres, par le développement de l’exigence de mens rea[47]. Issue de la notion de péché, de conscience du mal, la mens rea demeure aujourd’hui centrale à l’analyse du droit pénal. La Cour suprême a d’ailleurs reconnu l’influence du droit canon sur l’exigence de l’élément de faute en droit pénal :

À l’origine, on considérait le crime comme la perpétration d’un acte matériel expressément prohibé par la loi. C’est l’acte en lui-même qui était le seul élément constitutif du crime. Dès lors qu’on établissait que l’accusé avait commis l’acte, ce dernier était déclaré coupable. Dès le XIIe siècle toutefois, et ce, en grande partie sous l’influence du droit canon, on a reconnu qu’il devait aussi y avoir un élément moral en plus de l’acte prohibé pour qu’il y ait crime. Cela signifie que l’accusé devait avoir eu la volonté ou l’intention de commettre l’acte prohibé. L’acte matériel et l’élément moral qui, pris ensemble, constituent un crime furent désignés sous les appellations actus reus pour l’acte et mens rea pour l’élément moral[48].

L’influence du droit canon se conjuguera avec celle de la théologie et de l’exercice de la fonction de juge par de nombreux religieux pour façonner le droit pénal moderne[49]. L’influence de saint Thomas d’Aquin et de saint Augustin, pour ne nommer que ceux-là, a été déterminante sur la conception du droit en Occident. Comme cette influence en droit pénal canadien a déjà été étudiée[50], nous nous attacherons aux infractions pour lesquelles l’influence de la religion dépasse la question de la mens rea.

Plusieurs infractions du droit pénal actuel tirent leurs sources du décalogue. Y figure le crime qui est souvent considéré comme le plus grave[51] en droit pénal canadien, soit le meurtre[52]. Remontant au fameux « Tu ne tueras point[53] », ce crime a acquis un caractère séculier, qui découle de l’universalité et de l’importance attachée au respect de la vie humaine de tous les individus. Le vol[54] découle également des dix commandements, qui prévoyaient « Tu ne déroberas point[55] », mais en s’appuyant aujourd’hui sur le respect de la propriété privée, il a perdu son caractère religieux. Il en est de même du parjure[56] : « Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain[57] », qui est une infraction non plus contre Dieu, mais contre l’administration de la justice. Ces crimes s’appliquent également aux Canadiens de toutes confessions et renforcent des valeurs canadiennes tout à fait laïques. Leurs origines religieuses ne suffisent donc pas à les considérer comme des crimes religieux.

2.2 Du droit pénal comme protecteur de toutes les religions

Si le droit pénal canadien protège l’intégrité physique et psychologique de tous, certaines dispositions concernent précisément la protection de l’intégrité de personnes qui se différencient des autres par leur religion. Dans ce cas, le droit pénal devient donc un instrument de protection de toutes les religions, mais en particulier des religions minoritaires. Il s’inscrit ainsi dans la logique de la protection de la liberté de religion et de la laïcité ouverte. Le crime de propagande haineuse en est un bon exemple.

2.2.1 De la propagande haineuse

La propagande haineuse regroupe plusieurs infractions qui sont toutes basées sur l’idée de promouvoir des idées haineuses contre un groupe qui se distingue des autres notamment par sa religion. Dans cette logique, le Code criminel canadien interdit différentes formes de propagande haineuse : 1) l’encouragement au génocide[58] ; 2) l’incitation publique à la haine[59] envers un groupe identifiable, lorsqu’une telle incitation est susceptible d’entraîner une violation de la paix ; et 3) la fomentation volontaire de la haine contre un tel groupe dans une conversation autre que privée[60].

Aux fins du crime d’encouragement au génocide, ce dernier est défini de façon quelque peu différente de la définition retenue en droit international[61]. Le Code criminel définit le génocide[62] comme le fait de tuer ou de soumettre délibérément un groupe à des conditions de vie propres à entraîner sa destruction, dans l’intention de détruire totalement ou partiellement ce groupe identifiable[63], c’est-à-dire un groupe qui se différencie des autres par la religion, ou encore la couleur, la race, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle. Si ce crime n’est pas limité à la protection des minorités religieuses, il inclut ce cas de figure historiquement central à la conception du crime de génocide. Rappelons que le terme « génocide » a été accepté dans la langue française en 1945[64], soit seulement un an après sa création par Raphaël Lemkin[65]. Même si d’autres génocides avaient été commis avant la Seconde Guerre mondiale, c’est bel et bien l’Holocauste qui a permis de désigner ce crime qui était auparavant, à l’image de la réalité qu’il décrit, innommable.

C’est donc l’intention de détruire un groupe, dans le cas qui nous intéresse un groupe religieux, qui confère toute la gravité au crime de génocide. Au-delà de l’individu, le groupe est victime du crime :

Concrètement, pour être constitutif de génocide, l’un desdits actes incriminés doit avoir été commis à l’encontre d’un ou de plusieurs individus, parce que cet individu ou ces individus étaient membres d’un groupe spécifique et en raison même de leur appartenance audit groupe. Aussi, la victime de l’acte est choisie non pas en fonction de son identité individuelle, mais bien en raison de son appartenance nationale, ethnique, raciale ou religieuse. La victime de l’acte est donc un membre du groupe, choisi en tant que tel, ce qui signifie en définitive que la victime du crime de génocide est, par-delà la personne qui en est victime, le groupe lui-même. La perpétration de l’acte incriminé dépasse alors sa réalisation matérielle première, par exemple le meurtre de tel ou tel individu, pour s’insérer dans la réalisation d’un dessein ultérieur, qui est la destruction totale ou partielle du groupe, dont la victime individuelle n’est qu’une composante[66].

Si la criminalisation des différentes formes de propagande haineuse brime la liberté d’expression, elle le fait d’une façon qui est justifiée dans le contexte d’une société démocratique, à cause du double préjudice que la propagande haineuse peut avoir sur la société dans son ensemble et sur les membres visés par la propagande :

À mon avis, il est normal qu’un individu visé par une propagande haineuse se sente humilié et avili. En effet, le sentiment de dignité humaine et d’appartenance à l’ensemble de la collectivité est étroitement lié à l’intérêt et au respect témoignés à l’égard des groupes auxquels appartient l’individu […] La dérision, l’hostilité et les injures encouragées par la propagande haineuse ont en conséquence un profond effet négatif sur l’estime de soi et sur le sentiment d’être accepté. Cet effet peut amener les membres du groupe cible à des réactions extrêmes, à éviter peut-être les activités qui les mettent en contact avec des personnes n’appartenant pas à ce groupe ou à adopter des attitudes et des comportements qui leur permettront de se confondre avec la majorité. Ces conséquences sont graves dans une nation dont la fierté est d’être tolérante et de favoriser la dignité humaine, notamment en respectant les nombreux groupes raciaux, religieux et culturels de notre société[67].

En ayant pour objet d’enrayer des comportements qui menacent l’égalité et l’épanouissement de tous les membres de la société, la criminalisation de la propagande haineuse s’inscrit dans la logique du multiculturalisme et de la liberté de religion. Le droit pénal, en faisant référence à la religion dans la définition de ce crime, se veut le protecteur de la diversité des croyances et n’impose aucune religion, pas plus qu’il ne donne priorité à l’une d’entre elles. En fait, le droit pénal ne favorise même pas la croyance religieuse au détriment de l’athéisme ou de l’agnosticisme, puisque la propagande fondée sur l’absence de religion, de foi ou de croyance pourrait sans doute constituer une propagande haineuse. Le droit pénal se veut donc ici le protecteur de tous les membres de sa société, quelles que soient leurs croyances. L’instauration d’un climat sain, de respect mutuel, est à l’avantage de tous.

2.2.2 Des autres cas

Il existe de nombreuses autres infractions qui font référence à la religion pour protéger les personnes de toutes religions durant leurs assemblées religieuses ou les lieux dans lesquels ces assemblées se tiennent.

Le Code criminel érige en infraction le fait de gêner, par menaces ou violence, un membre du clergé ou un ministre du culte dans l’accomplissement de ses fonctions[68], ou de manifester de la violence ou de l’arrêter alors qu’il s’apprête à accomplir ses fonctions ou qu’il vient de le faire[69]. Constitue également une infraction le fait de troubler ou d’interrompre une assemblée de personnes réunies pour des offices religieux[70] ou de faire volontairement quelque chose qui en trouble l’ordre ou la solennité[71].

La Cour suprême a décidé que le fait de s’agenouiller plutôt que de rester debout pour recevoir la communion, contrairement à la nouvelle directive diocésaine, n’était pas constitutif d’infraction parce que ce comportement n’avait pas provoqué de désordre dans l’assemblée[72]. Cette cour a aussi déterminé que cette infraction relevait bel et bien de la compétence législative fédérale en matière de droit criminel, s’appuyant sur la moralité publique pour en venir à cette conclusion[73]. L’infraction de troubler un office religieux a donc été considérée comme valide tant du point de vue du partage des compétences qu’au regard de la Charte canadienne[74].

Les lieux de culte et les objets liés au culte qui s’y trouvent sont également protégés par l’entremise d’un type précis de méfait. La personne qui, étant motivée par des préjugés ou de la haine basée sur, entre autres facteurs, la religion, détruit, détériore ou rend un bien inutile ou encore en gêne l’emploi est passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, indépendamment de la valeur du bien[75]. S’attaquer à un bien religieux est donc plus grave que de s’attaquer à un autre type de bien qui n’a pas la même valeur symbolique. Rappelons que le fait qu’un crime est motivé par des préjugés ou de la haine envers un groupe, notamment religieux, se révèle toujours un facteur aggravant lors de la détermination de la peine[76].

Dans tous ces cas, le droit criminel prend appui sur la protection constitutionnelle de la liberté de religion, liberté qu’il vient renforcer[77]. Ces infractions ne portent pas atteinte à la conception canadienne de la laïcité qui est une conception ouverte. Une référence à la religion dans une infraction ou même une certaine protection des groupes religieux, dans la mesure où elle est égale pour toutes les religions, peut aller dans le sens du respect des valeurs de la Constitution canadienne que sont la liberté de religion, le multiculturalisme et la protection contre la discrimination. Par contre, d’autres infractions ne s’inscrivent pas dans cette logique égalitaire et posent certains problèmes constitutionnels.

2.3 Des crimes religieux problématiques

Plusieurs infractions du Code criminel ont été adoptées pour lutter contre une pratique religieuse ou antireligieuse. Ces crimes, contrairement à ceux que nous avons étudiés dans la section 2.2, font référence à une religion en particulier et démontrent une relation malsaine entre le droit pénal et la religion. Nous nous limiterons ici aux crimes dont l’objectif législatif porte atteinte à la liberté de religion : ainsi, nous n’aborderons pas tous les comportements dont la criminalisation pourrait avoir pour effet de porter atteinte à la liberté de religion.

Dans cette logique, nous avons choisi de ne pas traiter de l’excision[78], puisque ce n’est pas une pratique essentiellement religieuse, mais plutôt culturelle ou traditionnelle[79]. Pratiquée non seulement par des musulmans et des animistes, mais également par des chrétiens et des juifs, elle semble en outre liée à certaines régions géographiques. Ce n’est donc pas un crime religieux au sens où nous l’entendons, ce qui ne veut pas dire que sa criminalisation soit à l’abri de toute contestation constitutionnelle basée sur la liberté de religion. En effet, même si le législateur ne l’a pas conçue en tant que délit religieux, cette pratique peut revêtir, pour ceux qui s’y livrent, une signification religieuse. Cependant, une potentielle violation de la liberté de religion pourrait facilement se justifier dans le contexte d’une société libre et démocratique dans ce cas, à cause du souci de protéger l’intégrité physique et sexuelle, de même que l’égalité des jeunes filles[80]. Ainsi, l’excision n’est pas un crime religieux ; en outre, sa criminalisation n’est pas problématique.

Nous traiterons plutôt de la polygamie et du libelle blasphématoire, qui, eux, le sont, en ce que la criminalisation de ces comportements viole la liberté de religion d’une façon beaucoup plus difficile à justifier.

2.3.1 De la polygamie

Le Code criminel canadien criminalise tant la bigamie[81] que la polygamie[82], deux crimes passibles de cinq ans d’emprisonnement. Si la bigamie concerne le double mariage, la polygamie est beaucoup plus large et englobe toute forme d’union conjugale multiple, que cette union soit reconnue comme un mariage ou non. Le concept de bigamie est donc inclus dans celui de polygamie, cette dernière pouvant être commise dès que trois personnes sont engagées dans l’union conjugale. Ce n’est donc pas tant le nombre de participants que la nature de leur union qui différencie la bigamie de la polygamie. La notion de polygamie inclut tant celle de polygynie, c’est-à-dire le fait pour un homme de vivre avec plusieurs femmes, que celle de polyandrie, c’est-à-dire le fait pour une femme de vivre avec plusieurs hommes[83].

L’infraction de polygamie a été très peu appliquée au Canada. Seuls quelques cas sont répertoriés au tournant du xixe siècle[84]. Nous n’avons recensé aucune condamnation depuis. Très récemment, des accusations ont été portées contre deux leaders de la communauté de Bountiful en Colombie-Britannique, communauté mormone fondamentaliste ouvertement polygame. Si les autorités ont hésité plusieurs années avant de porter ces accusations, de peur de voir la constitutionnalité de l’article 293 du Code criminel contestée, elles l’ont fait en janvier 2009, avant que cette décision ne soit annulée par certiorari par la Cour suprême de la Colombie-Britannique[85]. La question de la conformité de l’article 293 du Code criminel avec la Charte canadienne est maintenant soumise à cette même cour par renvoi. Dans ce contexte, les croyances religieuses des saints des derniers jours devraient être prises en considération lors de l’analyse de la conformité de l’article avec la liberté de religion.

En effet, selon leurs croyances religieuses, les membres de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours doivent pratiquer la polygamie afin de trouver le salut. Il y a donc un conflit clair entre, d’une part, la législation criminelle canadienne et, d’autre part, leurs croyances et les pratiques qui doivent nécessairement en découler. Alors que l’article 293 du Code criminel interdit la pratique de la polygamie, les préceptes religieux des mormons fondamentalistes obligent les hommes à avoir au moins trois épouses afin d’accéder au plus haut niveau de paradis. Compte tenu de la conception à la fois large et subjective[86] de la liberté de religion au Canada, il nous semble clair que le tribunal en viendra à la conclusion que la criminalisation de la polygamie viole la liberté de religion des mormons fondamentalistes, « d’une manière plus que négligeable ou insignifiante[87] », parce qu’elle les empêche de se livrer à une pratique qui est, à leurs yeux, religieuse. Le fait que les mormons en général ont délaissé la pratique de la polygamie il y a environ un siècle ne saurait faire échec à cette conclusion, vu l’analyse subjective de la liberté de religion.

La question plus difficile que le tribunal aura à trancher sera celle de savoir si cette restriction de la liberté de religion sera sauvegardée par l’article premier de la Charte canadienne[88]. Pour ce faire, la Cour suprême de la Colombie-Britannique devra se pencher en premier lieu sur l’objectif qui sous-tend la criminalisation de la polygamie. Plusieurs auteurs estiment que la protection des femmes et des enfants vivant au sein d’unions polygames justifie la criminalisation de la polygamie et la restriction de la liberté de religion qu’elle implique[89]. De nombreuses études démontrent en effet que ces femmes et ces enfants sont moins scolarisés, souffrent davantage de maladie mentale et vivent dans des conditions socioéconomiques plus précaires que les femmes et les enfants vivant au sein d’unions monogames[90]. Si d’autres études démontrent cependant certains avantages à la vie polygame, tels que l’entraide entre les coépouses, le partage des tâches domestiques ainsi que le soutien mutuel, et si la polygamie est nécessairement vécue de façon différente d’une famille à l’autre[91], les torts semblent, de façon générale, plus importants que les bienfaits. Demeure également toute la question de savoir dans quelle mesure les femmes consentent librement aux unions polygames.

Pourtant, la question constitutionnelle qui se pose n’est pas celle de savoir si la protection des femmes et des enfants serait un objectif assez important pour justifier la restriction à la liberté de religion, mais bien celle de savoir si tel a été l’objectif qui a motivé le législateur lorsqu’il a opté pour la criminalisation de la polygamie. Or, nous ne croyons pas que ce soit le cas.

En effet, la criminalisation de la polygamie, qui date de 1890[92], a par la suite été reprise dans le premier Code criminel[93] canadien, adopté deux ans plus tard. Le législateur canadien a prévu cette infraction sous l’influence du droit américain, qui avait criminalisé la polygamie dans le but d’enrayer cette pratique de plus en plus populaire chez les mormons à l’époque[94]. Comme certains mormons souhaitaient continuer à vivre au sein d’une union polygame en toute légalité, ils ont traversé la frontière et émigré dans le sud de la Colombie-Britannique. Le législateur canadien a alors voulu décourager cette pratique en criminalisant à son tour la polygamie, en faisant d’ailleurs référence non seulement à des sectes ou à des sociétés religieuses, mais expressément à la communauté mormone :

Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de cinq cents piastres toute personne qui — (a) Pratique ou — d’après les rites, cérémonies, formes, règles, coutumes de sectes ou sociétés religieuses ou séculières, ou par forme de contrat, simple consentement mutuel, ou de quelque autre manière, et que ce soit d’une manière reconnue ou non par la loi pour mode valable de mariage — convient ou consent de pratiquer —

  1. La polygamie sous quelque forme que ce soit ;

  2. Quelque union conjugale avec plus d’une personne à la fois ;

  3. Ce que, parmi les personnes communément appelées Mormons, on qualifie de mariage spirituel ou mariage plural[95].

La jurisprudence canadienne a d’ailleurs reconnu que cette infraction visait historiquement la communauté mormone[96]. C’est donc pour lutter contre les mormons et leurs pratiques religieuses que la criminalisation a été adoptée à l’origine, et non pour protéger les femmes, ni d’ailleurs les enfants. Rappelons que le crime concerne toute personne qui pratique la polygamie, ce qui inclut non seulement les hommes, mais également les femmes qui vivent dans de telles unions. A-t-on vraiment voulu protéger ces femmes en édictant un crime qui les rendait passibles de cinq ans de prison ? Bien sûr que non. La polygamie a bel et bien été conçue par le législateur fédéral comme un crime religieux, même si cette interdiction s’applique aux personnes de toutes les religions, qu’elles choisissent des unions conjugales multiples pour des motifs religieux ou non.

Il ne faut pas perdre de vue que, dans la recherche de l’objectif d’une mesure législative qui enfreint un droit ou une liberté protégée par la Charte canadienne, il convient de déterminer l’objectif d’origine de la mesure. La solution consiste alors à retourner au moment où le législateur a adopté la mesure législative et à se demander quel était, à ce moment-là, l’objectif qu’il poursuivait. La Cour suprême du Canada a refusé la théorie de l’objet changeant qui veut qu’une mesure législative puisse changer d’objectif avec le temps. Ainsi, une loi adoptée pour des motifs religieux ne peut pas devenir une loi qui s’appuie maintenant sur un objectif laïque[97]. Si l’objectif d’origine d’une disposition ne répond pas à des préoccupations urgentes et réelles au sens de l’article premier de la Charte canadienne, la disposition est inconstitutionnelle. Nous croyons que c’est le cas de l’article qui criminalise la polygamie : il a été adopté pour lutter contre une pratique religieuse minoritaire, donc pour un objectif qui est lui-même contraire à la Charte canadienne et qui ne saurait justifier une restriction à une liberté[98]. Une éventuelle contestation constitutionnelle de la criminalisation de la polygamie devrait, selon nous, réussir à cette étape de l’analyse.

Si ce n’est pas le cas et que le tribunal considère que la criminalisation de la polygamie s’appuie sur un objectif qui répond à des préoccupations urgentes et réelles, encore faudrait-il qu’il conclue au lien rationnel entre la restriction et l’objectif, à l’atteinte minimale ainsi qu’à la proportionnalité des effets. Pour que le critère de l’atteinte minimale soit rempli, il faudrait que la criminalisation de la polygamie restreigne, « aussi peu qu’il est raisonnablement possible de le faire, la liberté de religion[99] ». Compte tenu de l’ensemble des autres réponses qui s’offrent à la question de la polygamie (pénalisation, non-reconnaissance, éducation, etc.), ce critère nous semble difficile à remplir. La disposition a donc toutes les chances, d’après nous, d’être invalidée par les tribunaux.

Notons que notre argumentation ne se veut pas un plaidoyer en faveur de la pratique de la polygamie. La question n’est pas de savoir si elle est souhaitable ou non, mais bien de déterminer si sa criminalisation est constitutionnelle. Or, elle ne l’est pas, à notre avis. La Commission de réforme du droit du Canada a d’ailleurs recommandé l’abrogation de l’infraction de polygamie, puisqu’elle « apparaît à ce point étrangère à nos valeurs et à nos structures juridiques qu’il devient à la fois inutile et excessif de la réprimer pénalement[100] ».

2.3.2 Du libelle blasphématoire

La notion de blasphème remonte aux dix commandements, dont le troisième prévoit : « Tu ne prendras point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain ; car l’Éternel ne laissera point impuni celui qui prendra son nom en vain[101]. » Tirant son origine du droit canon, le blasphème devient une infraction de common law au cours du xviie siècle en Angleterre, alors que le droit pénal subit fortement l’influence de la morale chrétienne. Le fait d’offenser Dieu, ou le christianisme, est vu comme un comportement tellement immoral qu’il mérite l’intervention de l’État. Comme le note Cabantous, « [le] blasphème devient alors cette immixtion intolérable du profane le plus vil à l’intérieur de l’espace sacré mettant en cause des repères qui avaient tracé de plus en plus nettement les contours infranchissables du sacré chrétien[102] ».

En droit canadien, l’infraction de libelle blasphématoire a été incorporée dans le Code criminel d’origine, datant de 1892[103]. Étonnamment, cette infraction fait toujours partie du droit canadien, la peine maximale prévue étant maintenant de deux ans d’emprisonnement, alors qu’elle était d’un an à l’origine. Le Code criminel actuel prévoit ce qui suit à son article 296 :

  1. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans quiconque publie un libelle blasphématoire.

  2. La question de savoir si une matière publiée constitue ou non un libelle blasphématoire est une question de fait.

  3. Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction visée au présent article pour avoir exprimé de bonne foi et dans un langage convenable, ou cherché à établir par des arguments employés de bonne foi et communiqués dans un langage convenable, une opinion sur un sujet religieux.

L’expression « libelle blasphématoire » n’est définie au Code criminel que par la négative, c’est-à-dire qu’il ne prévoit pas ce qu’est le libelle blasphématoire, mais précise que les écrits de bonne foi rédigés dans un langage convenable ne sont pas constitutifs de blasphème. Il faut donc un élément de mépris, de grossièreté ou de ridicule envers Dieu, Jésus-Christ, la Bible ou l’Église pour que le libelle soit de nature blasphématoire[104]. Dans la tradition de common law, cette infraction ne faisait référence qu’à une offense à l’Église anglicane[105], à l’exclusion des autres religions. Cependant, au Canada, le libelle blasphématoire touche également l’Église catholique[106], comme l’a montré la jurisprudence québécoise[107]. Cette infraction ne protège cependant pas les autres religions. Ces deux religions chrétiennes jouissent donc d’un statut privilégié au sein du droit pénal canadien, ce qui est pour le moins étonnant dans la société actuelle, guidée par les libertés de religion et d’expression. D’ailleurs, la Cour suprême l’a clairement énoncé dans l’affaire Big M Drug Mart : « Or, protéger une religion sans accorder la même protection aux autres religions a pour effet de créer une inégalité destructrice de la liberté de religion dans la société[108]. » Nous imaginons bien que le fait de protéger deux religions au détriment de toutes les autres n’est guère plus compatible avec la liberté de religion, pas plus qu’il n’est conforme au principe de la laïcité.

Le fait que ce crime n’est plus appliqué peut expliquer pourquoi sa constitutionnalité, fort douteuse, n’a pas été contestée. En effet, cette infraction n’a pas donné lieu, au Canada, à beaucoup de jurisprudence. Les quelques jugements répertoriés remontent au début du xxe siècle[109] et ont été rendus dans la grande majorité des cas par des tribunaux québécois.

En Grande-Bretagne, un comité de la Chambre des lords, qui a récemment étudié la question des crimes religieux, dont le blasphème, conclut que cette infraction discrimine entre les différentes religions et porte atteinte à la liberté d’expression[110]. Au Canada, la criminalisation du libelle blasphématoire serait sans doute également considérée par les tribunaux comme violant la liberté d’expression de même que la liberté de religion, dans la mesure où elle viole l’obligation de neutralité de l’État. Le caractère discriminatoire de l’article 296 du Code criminel pourrait également fonder une contestation constitutionnelle. Une fois une violation à un droit ou à une liberté constatée, les tribunaux devraient analyser la question de la justification de cette restriction dans le contexte d’une société libre et démocratique. Pourquoi criminaliser le libelle blasphématoire ? Pour protéger la religion chrétienne, tout simplement. Puisque, sur le plan historique, la religion chrétienne a été intimement liée aux fondements de la société. Cet objectif religieux est bien sûr contraire à la Charte canadienne et fait de la criminalisation du libelle blasphématoire un cas de figure semblable à celui que la Cour suprême a analysé dans l’affaire Big M Drug Mart. Comme la violation des droits et libertés amenée par ce crime n’obéit à aucun objectif urgent et réel, l’article 296 du Code criminel est donc inconstitutionnel et aurait dû être abrogé il y a déjà longtemps.

La criminalisation du blasphème s’est historiquement construite sur l’affront à la morale que traduisait un tel comportement, foi et bonnes moeurs étant vues comme constituant la base de la société. Cette conception tant de la construction de la société que du rôle du droit pénal n’étant plus celle qui règne à l’heure actuelle, l’infraction de libelle blasphématoire devrait être abrogée. Dans son rapport sur un autre type de libelle, le libelle diffamatoire, la Commission du droit du Canada rappelle que l’utilisation du droit pénal doit se faire avec modération, que c’est une solution de dernier recours ; elle recommande donc que le Code criminel ne comporte aucun crime de diffamation[111]. Nous croyons que cette analyse s’applique également au libelle blasphématoire, dont l’historique se rattache au libelle diffamatoire. Le libelle blasphématoire, comme la polygamie d’ailleurs, devrait donc être retiré des crimes figurant au Code criminel.

Conclusion

Au Canada, la liberté de religion jouit d’une protection considérable, l’alinéa 2 (a) de la Charte canadienne ayant été interprété largement par les tribunaux. La conception subjective de la liberté de religion[112], qui centre l’analyse sur la croyance sincère de la personne qui se réclame de sa liberté, permet une protection plus étendue de la liberté de religion. De plus, la conception de la liberté de religion comme incluant une obligation de neutralité de la part de l’État vient également renforcer cette protection. Nous sommes d’avis que cette conception large de la liberté de religion, combinée à la séparation de l’Église et de l’État ainsi qu’à la reconnaissance des droits à l’égalité, démontre le caractère laïque de la société canadienne.

Pourtant, malgré une grande liberté de religion dans une société laïque, le droit pénal est toujours un instrument de protection des valeurs majoritaires et, quoique de moins de moins, de la morale. Ce conflit entre le rôle du droit pénal et la liberté de religion s’illustre particulièrement dans le cas de certains crimes religieux, tels que la polygamie et le libelle blasphématoire, des crimes adoptés, dans le premier cas, pour lutter contre une pratique religieuse des mormons fondamentalistes et, dans le second cas, pour protéger les deux religions chrétiennes majoritaires. La criminalisation de ces comportements dans cet esprit viole la liberté de religion et le fait que les dispositions législatives visant ces crimes ont été adoptées il y a fort longtemps ne sera d’aucun secours au législateur quand viendra le moment de justifier ces violations. Cette situation nous renvoie, encore une fois, au caractère vétuste du Code criminel, dont la révision en profondeur est devenue urgente.

Le fait que ces dispositions ont été très peu utilisées au cours des dernières années ne saurait non plus justifier leur maintien. Dans le cas de la polygamie, l’actualité nous démontre que des dispositions, même inutilisées pendant des décennies, peuvent toujours donner lieu à des accusations. Dans le cas du libelle blasphématoire, des cas récents observés à l’étranger nous font constater également ce risque[113].

Dans les cas que nous avons analysés, tant lorsque le droit pénal se fait le protecteur de toutes les religions que lorsqu’il cible une religion en particulier, la violation de l’obligation de neutralité de l’État fédéral envers la religion semble déterminer de la validité constitutionnelle des différentes mesures. Cela nous montre que nous aurions également pu analyser la question sous l’angle de la discrimination basée sur la religion, « [l]a liberté de conscience et de religion, d’une part, la protection contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, d’autre part, constitu[a]nt deux protections qui peuvent être invoquées de façon largement interchangeable[114]. »

En ce qui concerne les crimes que nous avons étudiés, le fait que le législateur a eu à l’esprit une ou des religions particulières lors de la rédaction d’un article du Code criminel a porté un coup fatal à sa validité constitutionnelle à cause de l’objectif ainsi poursuivi. Cependant, une telle législation pourrait avoir un objectif louable et une proportionnalité qui permettent à l’État de sauvegarder une violation à la liberté de religion en vertu de l’article premier de la Charte canadienne. Par exemple, si le législateur fédéral avait eu en tête une religion particulière lors de l’adoption des paragraphes du Code criminel relatifs à l’excision, cela n’aurait pas nécessairement impliqué leur inconstitutionnalité dans la mesure où l’objectif du législateur était de préserver l’intégrité physique et sexuelle des jeunes filles de cette religion, soit les victimes de ce crime. Loin d’être inconstitutionnelle, cette position va au contraire dans le sens des valeurs canadiennes, dont le multiculturalisme qui impose un respect égal de toutes les cultures et religions[115]. Comme la protection de la dignité et de l’intégrité des personnes de toutes confessions permet de justifier une atteinte potentielle à la liberté de religion[116], le fait qu’une mesure législative concerne une religion en particulier ne saurait être déterminant de sa constitutionnalité dans tous les cas.

Nous nous sommes penchée sur les problèmes créés par les crimes religieux par essence, soit les crimes dont l’objectif législatif porte atteinte à la liberté de religion. Bien sûr, les interactions entre la liberté de religion et le droit pénal sont beaucoup plus vastes : elles s’étendent à tous les comportements dont la criminalisation a pour effet de violer la liberté de religion. Restera à déterminer si, dans ces cas, le droit pénal démontre, comme dans le cas de la propagande haineuse, qu’il représente un outil d’évolution sociale ou, à l’instar des cas de polygamie et de libelle blasphématoire, qu’il est davantage à la dérive.