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À l’heure où, pour plusieurs, l’intégration de la protection des droits et libertés peut sembler un acquis dans le système juridique québécois, Manon Montpetit livre un plaidoyer déterminé pour repenser l’opérationnalisation de ces valeurs dans le droit de la responsabilité au Québec. Forte de sa carrière en droit de la personne, l’avocate entreprend de revoir l’ensemble des concepts qui fondent la responsabilité pour atteinte à un droit protégé par la Charte des droits et libertés de la personne[1]. Sous le couvert d’une nouvelle réflexion sur la notion d’« atteinte illicite », Montpetit s’attaque en vérité à l’interaction entre le Code civil du Québec et la Charte québécoise[2]. Et son analyse n’est pas neutre. En effet, l’auteure développe au fil de l’ouvrage une thèse qui est avouée dès les premières pages : les tribunaux amalgament sans raison les règles applicables à la violation d’un droit protégé par la Charte québécoise et celles qui concernent la responsabilité civile extracontractuelle fondée sur l’article 1457 C.c.Q. Montpetit critique ce que le juge LeBel appelle la « méthode de coordination et de convergence » (p. 12) qui consiste à ce que la violation d’un droit prévu dans la Charte québécoise doive être sanctionnée par l’entremise de la démonstration d’une faute en responsabilité civile. Cette « absorption des normes juridiques prévues à la Charte par le principe de responsabilité civile » (p. 5) devrait, selon l’auteure, laisser place à « une “forme de responsabilité juridique” autonome, fondée sur l’atteinte illicite aux droits et libertés fondamentaux prévus à la Charte, sans que la notion de faute puisse travestir le cadre d’analyse applicable » (p. 7 et 8). Pour convaincre le lecteur, Montpetit a ainsi conçu son argumentaire : démontrer le schisme entre l’utilité de la Charte québécoise et sa force normative dans la jurisprudence (partie 1) ; établir l’existence d’autres formes de responsabilité que celle qui repose sur la faute, le lien de causalité et le préjudice (partie 2) ; et prôner la création d’un régime autonome de responsabilité pour la Charte québécoise fondée sur la simple atteinte illicite (partie 3).

Résumé

En première partie, l’auteure fait un bref historique de l’adoption de la Charte québécoise pour ancrer ce « changement de paradigme » (p. 13) dans la mouvance internationale de la défense des droits de la personne et de lutte contre la place cardinale consacrée à l’autonomie de la volonté. Montpetit compare l’importance de cette innovation avec le piètre état de la protection des droits fondamentaux dans le Code civil du Bas Canada et, surtout, dans la jurisprudence antérieure à l’adoption de la Charte québécoise. Pour elle, « les principes de la primauté du contrat ou de la liberté contractuelle » dans l’ancien Code « ont fait en sorte de faire passer au second plan l’importance de la protection de la personne en tant qu’individu, titulaire de droits opposables à tous » (p. 22). Par des exemples jurisprudentiels classiques où ne s’imposent guère les droits fondamentaux, notamment l’affaire Christie v. York Corporation[3], l’auteure tente de démontrer la « difficulté de mettre en jeu le concept de faute au profit de la personne lorsque s’y oppose l’exercice de la liberté contractuelle » (p. 33). Bref, elle assoit l’importance que pouvait prendre l’arrivée de la Charte québécoise dans le paysage juridique du Québec, particulièrement en matière de responsabilité civile. La première partie se termine par une excellente revue des décisions de la Cour suprême du Canada depuis les vingt dernières années où le plus haut tribunal a eu à définir ce qui constituait une atteinte illicite à un droit fondamental en vertu de la Charte québécoise. Constatant un malaise dans la jurisprudence lorsque vient le temps de circonscrire l’interaction entre l’atteinte illicite (art. 49 de la Charte québécoise) et la faute (art. 1457 C.c.Q.), l’auteure énonce le questionnement suivant qui constitue la trame de son livre (p. 37) : « Dans la mesure où, ni son article 49, ni aucune des dispositions de la Charte [québécoise] ne font référence à une norme de comportement fautif, il peut paraître étonnant que la Cour suprême du Canada ait posé le principe voulant que les recours prévus à l’article 49 soient soumis aux conditions d’ouverture du régime général de responsabilité civile. » Cet embarras est ensuite pleinement étayé par l’auteure en ayant recours à la jurisprudence. Montpetit démontre ainsi la « valse-hésitation » (p. 40) de la Cour suprême sur cette question. Alors que, dans l’affaire Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., la Cour suprême avait statué « que la violation d’un droit protégé par la Charte équivaut à une faute civile[4] », dans l’affaire Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, la violation devrait plutôt s’additionner d’une transgression d’une norme de conduite[5]. L’auteure analyse ensuite des décisions où l’atteinte à un droit a suffi, en elle-même, pour constater l’illicéité du comportement et entraîner une réparation[6]… jusqu’à ce que la Cour suprême affirme dans l’affaire Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette que la faute est toujours nécessaire pour sanctionner une violation d’une loi en vertu de la responsabilité civile extracontractuelle[7].

Forte de la démonstration d’une inconsistance certaine dans la jurisprudence quant à la place de la faute en matière de violation des droits fondamentaux, Montpetit entreprend, en deuxième partie d’ouvrage, de déboulonner le mythe selon lequel la responsabilité civile se limite à la faute. Elle effectue alors un retour historique pour situer l’origine d’un régime de responsabilité qui se fonderait sur l’atteinte à un droit protégé plutôt que sur un comportement fautif de l’auteur de l’acte. En comparant en droit romain l’injuria – dommage causé sans droit – et la culpa – imputation du dommage à un auteur – (p. 80), Montpetit amène le lecteur à voir que la centralité de la faute ne s’est développée que tardivement dans la tradition romano-germanique sous l’impulsion de la moralité chrétienne. Selon l’auteure, la faute est le symptôme d’un individualisme qui a mené à délaisser l’analyse de la personne qui subit l’acte au profit de celle qui le commet. Le plaidoyer de Montpetit dépasse ici la simple étude historique. Pour elle, le premier alinéa de l’article 1457 C.c.Q. – en se référant au « devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant […] la loi, s’imposent à [toute personne] » – a introduit en droit québécois la notion d’illicéité. Reprenant l’analyse qu’a faite récemment la professeure Mariève Lacroix[8], Montpetit se demande si « le devoir de respecter la Charte, s’il est violé, ne [pourrait] pas s’intégrer dans cette […] conception objective, en tant que violation du devoir de respecter “la loi” au sens du premier alinéa de l’article 1457 » (p. 105). Bref, la simple dérogation à une norme prévue par la Charte québécoise pourrait suffire pour obtenir une indemnisation, sans nécessité de démontrer que le comportement de l’auteur de l’acte a été autrement fautif.

Même si la thèse a été déjà amplement étayée auparavant, l’auteure se consacre, dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, à une démonstration plus systématique de son raisonnement. En utilisant la Disposition préliminaire du Code civil et une analyse téléologique de la Charte québécoise, elle conclut que cette dernière devrait avoir préséance sur le régime de responsabilité de droit commun, et ce, pour éviter « que le Code civil devienne la trame de fond conceptuelle des droits et libertés enchâssés dans la Charte » (p. 133). Montpetit plaide donc pour « la reconnaissance de l’autonomie des recours » (p. 133) issus de la Charte québécoise et du Code civil, afin d’abandonner la faute en cette matière au profit d’un régime fondé sur des « intérêts juridiquement protégés » (p. 138). Ainsi, la simple violation d’un droit fondamental devrait être sanctionnée « indépendamment du respect d’une règle de conduite générale » (p. 141). Montpetit propose néanmoins de recourir à une méthode analogue à celle qui est utilisée en droit public pour concilier les situations où la violation d’un droit se fait dans le contexte de l’exercice d’un autre droit (p. 142 et 143). L’article 9.1 de la Charte québécoise peut servir, à la manière de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés[9], à distinguer les atteintes aux droits qui enclenchent les remèdes prévus dans la Charte québécoise de celles qui sont justifiées dans une société démocratique. Bref, en renversant le fardeau de preuve, Montpetit recommande que ce ne soit plus « l’existence de la faute qui […] permett[e] de conclure à l’illicéité de l’atteinte, mais l’absence de justification légitime » (p. 148). L’auteure termine en allant au-delà du fait générateur de responsabilité afin de soumettre une autre révolution au régime de responsabilité pour violation des droits fondamentaux. En fait, Montpetit suggère d’utiliser en matière de droits fondamentaux la séparation entre le dommage et le préjudice, distinction revisitée récemment au Québec par les travaux de la professeure Sophie Morin[10]. Le dommage serait l’atteinte à un droit indépendamment de toute répercussion subjective pour la victime (bref, le simple évènement factuel), tandis que le préjudice serait les conséquences que ce dommage entraîne pour la victime (conséquences qui peuvent être patrimoniales ou extrapatrimoniales et qui donnent droit à une indemnisation sous forme de dommages et intérêts). Montpetit avance que la violation d’un droit prévu par la Charte québécoise devrait, en elle-même, être constitutive de dommage : « [i]l y a […] dommage dans, et par, l’atteinte » (p. 174). Bref, elle veut sanctionner la simple « rupture de l’ordre juridique pour la société » que constitue la violation d’une norme inscrite dans la Charte québécoise (p. 188), sans égard à la démonstration que cette violation a eu un effet préjudiciable pour la victime. « Ce préjudice inhérent se rattacherait à la dignité intrinsèque que tout être humain possède ainsi qu’à la valeur abritée par la règle » prévue dans la Charte québécoise (p. 186).

En somme, l’auteure s’oppose à « la proposition classique [voulant] que la responsabilité ne puisse être engagée qu’en présence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité, dont le fardeau de preuve incombe à celui qui recherche la responsabilité d’autrui » (p. 93). Elle propose d’y substituer l’« atteinte illicite », un concept entier qui remplacerait à la fois le fait générateur de responsabilité et le dommage pour établir un régime de responsabilité autonome en matière de droits fondamentaux.

Commentaire

L’ouvrage de Montpetit s’avère d’une grande qualité. L’auteure développe au fur et à mesure des chapitres une thèse complète, argumentée et réfléchie. Abordant tour à tour des concepts déjà analysés par des travaux antérieurs, elle les conjugue en vue de construire une vision entière du droit de la responsabilité pour violation des droits fondamentaux. Ainsi, dépassant largement le simple état d’un débat juridique, L’atteinte illicite réussit à allier un tour d’horizon détaillé du droit positif avec la vision critique que souhaite lui faire porter l’auteure.

La plume de Montpetit est au surplus sans reproches. Au risque d’employer une expression convenue, l’ouvrage se lit littéralement comme un roman – ce qui ne manque pas de surprendre dans un ouvrage portant sur les sources de la responsabilité. L’auteure fait croître sa thèse au gré de différentes facettes d’analyses (jurisprudentielles, historiques, doctrinales). Adopter un style aussi limpide et l’appliquer au développement d’une idée aux ramifications nombreuses ne relevait pas d’une mince tâche. Par son langage clair, Montpetit réussit à aborder l’essence de notions complexes comme celle de l’illicéité.

On peut comprendre que, en raison de l’ampleur de ce qui était originalement un mémoire de maîtrise, Montpetit ne pouvait s’atteler à défendre son point de vue à l’aide de démarches méthodologiques variées. Elle ne le cache pas. Comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique, l’auteure vise effectivement à repenser le droit de la responsabilité « en fonction de ses sources », et non par rapport aux impacts sociaux du paradigme actuel. Reste qu’il est difficile d’appréhender une réforme aussi importante du droit de la responsabilité par une vision limitée à l’interaction entre deux dispositions législatives. L’absence d’analyse de jurisprudence ou de cas contemporains démontrant la nécessité d’une transformation si substantielle fait perdre un certain mordant au propos.

Dans cette perspective, malgré tout le talent avec lequel Montpetit arrive à ancrer sa thèse dans les sources de la responsabilité, la pertinence d’une véritable révolution dans la conception de la responsabilité extracontractuelle reste en plan. L’ouvrage laisse donc le lecteur sur sa faim, non pas quant à l’assise théorique de la proposition, mais relativement à son opportunité. On comprend que la thèse de Montpetit cherche à alléger le fardeau de preuve de la victime et à accorder une place proéminente aux libertés et droits fondamentaux dans l’ordre juridique québécois. Cependant, en quoi la faute est-elle inapte à remplir cette fonction ? La démonstration du caractère passéiste de la faute est limitée dans l’ouvrage à l’analyse de la jurisprudence du début du xxe siècle. La conclusion qu’en tire l’auteure est donc moins porteuse, et son texte a ainsi les défauts de ses qualités. En construisant méthodiquement une thèse structurée autour des notions qu’elle veut revisiter, Montpetit omet de répondre aux écueils de sa proposition. Ainsi, elle aurait pu aborder plus directement la pertinence de morceler le droit de la responsabilité pour ne faire jouer à la faute qu’un rôle résiduel. On peut donc se demander si les justiciables seront mieux servis par de multiples régimes de responsabilités, chacun avec leurs critères et leurs fardeaux, pour au fond, toujours atteindre le même objectif : indemniser la victime du préjudice. Certes, l’auteure démontre une incohérence dans la jurisprudence lorsque vient le moment de conjuguer l’illégalité et la faute. Les tribunaux auraient tendance à utiliser une démarche méthodologique parfois « chartiste », parfois « civiliste », selon le remède réclamé par le demandeur (soit la nullité d’un acte, soit l’indemnisation). Toutefois, Montpetit omet d’expliquer en quoi cette distinction justifie l’amalgame de l’un et l’autre, plutôt qu’une dissociation du régime en fonction du remède[11].

L’aspect sur lequel nous divergeons le plus de la thèse de Montpetit demeure la pertinence de retirer l’exigence d’un préjudice comme élément constitutif de la responsabilité. L’auteure, pour sa part, verse dans une objectivation du droit de la responsabilité, quitte à considérer que « [l]a norme [de la Charte québécoise] n’appartient pas à la victime » (p. 173). Ce relent de pénalisation du droit de la responsabilité rend le vécu de la victime accessoire par rapport à la responsabilité. La Charte québécoise n’était-elle pas censée recentrer le droit sur la personne humaine plutôt que de lui imposer une vision prédéterminée de ce qui lui porte préjudice ? L’auteure est à tout le moins conséquente dans son désir de minorer la place de l’autonomie et de la liberté dans le droit québécois.

Notre divergence d’opinions quant à la thèse défendue par Montpetit n’enlève rien à son travail remarquable. Son ouvrage porte à réflexion, et cela était sans aucun doute son objectif. Il faut donc remercier l’auteure pour sa rigueur dans son entreprise qui consistait à ébranler les colonnes du temple.