Résumés
Résumé
Cette étude porte sur l’évolution de la dynamique de la participation des individus au marché du travail au Canada. Les mouvements d’insertion, d’interruption et de réinsertion dans l’emploi que les générations d’hommes et de femmes nés entre 1937 et 1986 connaissent au long de leur vie sont analysés séparément par la méthode des tables d’extinctions multiples, appliquée aux données rétrospectives de l’Enquête sociale générale de 2001 sur la famille.
Abstract
This study looks at changes in the individual’s labor force participation in Canada. For cohorts born between 1937 and 1986, moves into and out of the labor market of men and women are analysed separately using the multiple decrement life tables method applied to the retrospective data of the 2001 General Social Survey on family.
Corps de l’article
Introduction
Les changements observés au fil des générations dans la participation des hommes et des femmes à l’emploi sont souvent invoqués pour expliquer les modifications constatées dans les comportements démographiques au Canada. Ainsi, les difficultés d’intégration dans le marché du travail et l’instabilité professionnelle vécues par les jeunes générations d’hommes ont été associées par un certain nombre de chercheurs au report et à la baisse de l’entrée dans le mariage, de même qu’à l’augmentation de la fréquence des unions libres (Oppenheimer, 1994; Turcotte et Goldscheider, 1998; Mongeau, Neill et Le Bourdais, 2001). D’autres ont vu dans la participation de plus en plus élevée et soutenue des femmes à l’emploi, un des facteurs d’explication de la chute de la fécondité et de la hausse de l’instabilité conjugale depuis les années 1960 (Bélanger et Turcotte, 1999; Le Bourdais, Neill et Vachon, 2000; Ram et Rahim, 1993).
En dépit de l’importance des trajectoires professionnelles pour rendre compte des changements démographiques, on ne peut que constater au Canada, la rareté sinon l’absence de recherches ayant tenté d’examiner dans leur dynamique les comportements des hommes et des femmes face à l’emploi sur une période relativement longue de leur vie et de documenter leur évolution au travers des générations. De fait, aucune étude n’a permis de vérifier jusqu’à maintenant si les hommes des récentes générations connaissaient une permanence dans l’emploi moins grande que celle qu’ont vécue leurs aînés aux mêmes âges. De même, nous ne savons pas si la plus grande continuité de la vie professionnelle chez les jeunes générations de femmes comparée à leurs aînées traduit un accroissement de leur présence à temps plein sur le marché du travail, ou le fait qu’elles se retrouvent de plus en plus souvent cantonnées dans des emplois à temps partiel (voir pour ces questions : Le Bourdais, 1989; Kempeneers, 1992; Marshall, 1999).
Notre étude vise justement à analyser, selon une perspective longitudinale, ces aspects des trajectoires professionnelles des hommes et des femmes au Canada. À partir des données rétrospectives de l’Enquête sociale générale (ESG) sur la famille de 2001, elle tente de décrire les mouvements d’insertion, d’interruption et de réinsertion dans l’emploi que les individus connaissent au long de leur vie en mettant l’accent sur les changements au travers des générations. Elle a également pour objectif d’examiner l’impact des transformations du marché du travail sur ces trajectoires. Sa contribution originale réside dans le fait qu’elle traite à la fois des femmes et des hommes et des raisons d’interruption d’emploi, lesquelles sont rarement disponibles dans les données rétrospectives.
Mise en contexte
Diverses raisons expliquent le peu recherches qui ont été menées jusqu’à maintenant sur l’évolution des trajectoires professionnelles des hommes et des femmes au Canada. Autant au niveau théorique que dans la croyance populaire, la participation des individus à l’emploi a longtemps été associée à un cycle de vie professionnelle relativement structuré et standardisé, mais fortement différencié selon le genre. On a alors campé des schémas de participation à l’emploi dans des modèles fixes : entrées rapides sur le marché du travail après les études dans des emplois stables à temps plein – suivies de retraits vers l’inactivité durant de longues années pour les femmes, à partir du mariage ou de la naissance du premier enfant, avec possibilité éventuelle de retour au moment de l’entrée à l’école du dernier né – et sorties directes, définitives vers la retraite au-delà de 60 ans. Ces modèles ont été qualifiés de « fordistes » par certains auteurs (voir entre autres Myles, 1993), en référence au mode de développement économique et de régulation des sociétés occidentales qui a prévalu durant la période 1945-1975. D’une part, cette période est marquée par la diffusion de la production de masse, c’est-à-dire la fabrication en série de biens standardisés à coûts réduits qui a mené à l’émergence d’une société dite « d’abondance », laquelle a été accompagnée d’une extension du salariat, d’une hausse du taux de syndicalisation et d’une forte croissance économique. D’autre part, cette époque se caractérise par l’apogée du modèle familial de type conjugal où l’homme joue le rôle de pourvoyeur. Pour les travailleurs, en grande majorité masculins (malgré le fait que le taux d’activité des femmes dépassait 25 % au début des années 1960), cette période est marquée par des perspectives de stabilité économique en raison d’un faible niveau de chômage, un rapport salarial fondé sur des contrats de travail à long terme et la présence de garanties d’emploi.
La validité de ces schémas de participation à l’emploi a pendant longtemps été renforcée par des portraits instantanés de taux d’activité par âge et par sexe de la population canadienne dressés à partir de l’analyse de données transversales, telles que le recensement, qui projetaient une image de stabilité à travers le temps. Or, en l’absence d’enquêtes longitudinales permettant de suivre au fil du temps, et ce pour chaque individu interrogé, le déroulement de leur trajectoire professionnelle, il était impossible de cerner si l’apparente stabilité observée au niveau agrégé reflétait un ensemble de mouvements d’allers-retours se compensant les uns les autres ou une stabilité réelle observée au niveau individuel. À partir du milieu des années 1980, diverses enquêtes longitudinales représentatives de la population au plan national ont été lancées afin d’apporter de la lumière sur ces questions.
L’Enquête sur l’activité, démarrée en 1986 par Statistique Canada, est la première enquête prospective qui permet de recueillir annuellement durant une période de deux ans des informations détaillées sur la participation à l’emploi et les revenus des membres âgés de 16 ans et plus d’un même ménage. Elle est rapidement remplacée par l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR) entreprise à partir de 1993. Cette dernière suit les répondants sur une durée plus longue de leur vie professionnelle, soit pendant six ans. Cependant, les informations collectées sur une aussi courte période ne permettent évidemment pas d’approcher les trajectoires professionnelles des individus dans leur ensemble, ni d’évaluer dans quelle mesure celles-ci se sont transformées au travers des générations.
L’Enquête sur la famille de 1984, à laquelle a succédé l’Enquête sociale générale (ESG) sur la famille[1], constitue la première et seule source de données fiable autorisant la poursuite de telles études au Canada. Malgré certaines limites (voir plus bas), ces enquêtes rétrospectives permettent de dresser le portrait du déroulement de la vie professionnelle des individus et d’estimer l’ampleur des changements qu’ils connaissent au cours de leur vie à mesure que se succèdent les épisodes d’emploi et d’interruption d’emploi.
Les quelques recherches menées jusqu’à présent à partir de ces sources se sont intéressées principalement à documenter de quelle manière les changements profonds enregistrés dans les taux d’activité par âge des femmes se traduisaient en termes de continuité ou de discontinuité dans leur participation à l’emploi. D’autres études ont ajouté à nos connaissances, en se centrant sur l’analyse de périodes ou transitions particulières de la vie professionnelle des hommes et des femmes, comme la première entrée sur le marché du travail après la fin des études (Ravanera et al., 1998) ou le passage à la retraite (Rajulton et Ravanera, 1999).
S’appuyant sur les données de l’Enquête sur la famille de 1984, Le Bourdais (1989) a d’abord montré que la hausse des taux d’activité féminine était due en partie à un accroissement graduel de la proportion de femmes ayant occupé un premier emploi des cohortes nées entre 1920 et 1929 à celles nées dans la première moitié des années 1960, et au fait que les femmes des cohortes plus récentes avaient également tendance à entrer plus tôt sur le marché du travail. Cette tendance serait, semble-t-il, en train de s’inverser. En effet, une étude réalisée à l’aide des données de l’ESG de 1995, a révélé que les femmes des générations plus jeunes (nées entre 1966 et 1975) entraient pour la première fois sur le marché du travail à un rythme plus lent que ne l’avaient fait leurs prédécesseures (Ravanera et al., 1998). Ce retard serait en grande partie imputable à l’allongement général de la scolarité.
Par ailleurs, Le Bourdais (1989) a observé que les femmes nées dans les années 1960 et ayant occupé un premier emploi, continuaient à interrompre leur travail pour une durée d’au moins un an dans les mêmes proportions que leurs aînées, et qu’elles le faisaient sensiblement à la même cadence. Cependant, ces femmes se distinguent des générations plus âgées par une propension plus grande à réintégrer le marché du travail après un premier arrêt et par un rythme de retour plus rapide, deux facteurs qui auraient conduit à un accroissement des taux d’activité féminine. Ces résultats vont dans la même direction que ceux qu’a obtenus parallèlement Kempeneers (1992) à partir d’une analyse des données rétrospectives de l’Enquête sur la fécondité menée en 1984 par un regroupement de chercheurs universitaires auprès d’un échantillon de femmes canadiennes.
Ces études, qui ont permis de mesurer les changements observés au fil des générations dans l’évolution de la dynamique de la participation des femmes à l’emploi, nécessitent d’être actualisées et approfondies en regard de certaines dimensions nouvelles de l’emploi. Outre l’augmentation de la participation des femmes à l’emploi observée depuis le début des années 1960, d’autres changements ont modifié profondément le marché du travail et contribué à créer depuis une trentaine d’années une nouvelle dynamique de l’emploi qui se répercute sur les conditions de travail autant des hommes que des femmes.
On reconnaît d’abord que les crises économiques du milieu et de la fin des années 1970 ont amorcé un vaste mouvement de restructuration du marché du travail. De nombreuses entreprises aux prises avec des difficultés d’ajustement structurel ont élaboré et mis en oeuvre des politiques de rationalisation du travail qui ont entraîné une hausse rapide du chômage. La plupart des difficultés rencontrées par ces entreprises ont été de façon générale attribuées à leur manque de flexibilité, soit à l’inadéquation existant entre les rigidités de leur appareil de production basé sur le modèle fordiste et un marché dorénavant caractérisé par des fluctuations de plus en plus nombreuses et imprévisibles. Les entreprises ont donc visé l’atteinte d’une plus grande « flexibilité numérique », définie par l’ajustement du volume de main d’oeuvre aux fluctuations du marché (Mercure, 2001).
Cet ajustement s’est également effectué à travers la renégociation des contrats de travail comprenant des garanties d’emploi, le recours grandissant à un ensemble de pratiques de sous-traitance et au travail indépendant, de même que par la modulation du temps d’utilisation hebdomadaire de la main d’oeuvre selon les besoins du processus de production ou en fonction des variations de la demande pour le produit ou le service (Tremblay, 2004). On a alors assisté à une différenciation et à une précarisation des emplois offerts, principalement du fait de l’augmentation des formes de travail dites « non-standard », c’est-à-dire des emplois temporaires, des emplois où le travail est exécuté à la maison plutôt que chez l’employeur, des emplois à temps partiel[2] par opposition au travail à temps plein, des emplois en dehors des heures normales, comme le travail de soir, de nuit, ou durant le week-end (Presser, 1999). Cette croissance s’est effectuée au détriment de l’emploi dit « traditionnel », soit un emploi permanent à temps plein occupé pendant les heures normales de travail (autrement dit, durant le jour du lundi au vendredi). Ajoutons qu’au cours de ces années, l’emploi dans le secteur des services s’est fortement développé. Ce secteur, marqué par une très forte présence de main d’oeuvre féminine, elle-même en hausse, se caractérise par une proportion croissante d’emplois atypiques, qui contribue à accroître encore plus la différenciation et la précarisation de l’emploi au Canada (Beaujot, 2000).
La façon dont ces phénomènes se traduisent dans la dynamique de la participation des différentes générations d’hommes et de femmes au marché du travail demeure méconnue au Canada. En particulier, on peut s’interroger sur la place qu’occupe l’emploi atypique dans les processus d’insertion ou de réinsertion des diverses cohortes sur le marché du travail et sur l’ampleur de l’instabilité de la vie professionnelle associée à la conjoncture économique. Certains auteurs ont utilisé la notion de « transfert de risque » pour tenter d’estimer l’impact des transformations majeures du marché du travail, évoquées précédemment, sur la dynamique de la participation à l’emploi (Beck, 2001; Esping-Andersen, 1999). Selon cette idée, les entreprises, confrontées à un contexte économique international en constant changement et de moins en moins prévisible, chercheraient à transférer l’insécurité et l’incertitude des marchés vers leurs employés en mettant en place des politiques d’ajustement continu et flexible de leurs besoins en main d’oeuvre. Pour les employés, cette situation se traduit dorénavant par des périodes de sous-emploi, une moins grande sécurité d’emploi et un risque croissant de perte d’emploi. Cette nouvelle dynamique de participation au marché du travail, succédant au modèle fordiste et parfois appelée « post-industrielle » ou « post-moderne » (Bruckner et Mayer, 2004), fait en sorte que les jeunes générations d’hommes et de femmes suivent dès leur entrée sur le marché du travail des trajectoires qui seront marquées par la discontinuité et l’hétérogénéité grandissantes des expériences d’emploi, par rapport à ce qu’ont connu leurs aînés (Mills et Blossfeld, 2003).
Cet article vise à reprendre et à poursuivre à partir de données récentes l’étude de la dynamique de la participation des femmes au marché du travail au Canada et à étendre cette analyse à la population masculine. Nous examinerons d’abord les mouvements d’insertion, d’interruption et de réinsertion dans l’emploi que les femmes et les hommes connaissent au long de leur vie. Nous tenterons ensuite de dégager les changements de comportements observés au fil des générations nées entre 1937 et 1986. Dans un deuxième temps, nous examinerons l’impact des transformations récentes du marché du travail sur les trajectoires professionnelles des individus. Plus précisément, nous chercherons à mesurer la différenciation des formes de participation à l’emploi et tenterons de cerner l’importance et l’origine de la discontinuité dans le parcours d’emploi. Pour ce faire, nous aurons recours à la méthode des tables d’extinction multiples.
Pour analyser la diversification des formes de la participation au marché du travail, nous distinguerons la place occupée par l’emploi atypique dans les processus d’entrée et de retour sur le marché du travail. D’entrée de jeu, soulignons que notre étude sur l’emploi atypique traite exclusivement de l’emploi à temps partiel, et ce pour deux raisons. La première est liée aux limites des données utilisées. Bien que celles-ci fournissent des renseignements détaillés à propos des moments auxquels les hommes et les femmes rejoints par l’enquête sont entrés et sortis du marché du travail au cours de leur vie, très peu d’informations ont été recueillies quant à la nature de leur participation à l’emploi au-delà du régime d’emploi occupé. La deuxième raison est liée à l’importance de l’emploi à temps partiel. Ce dernier est la forme d’emploi qui s’est accrue le plus rapidement au Canada ainsi que dans la plupart des pays occidentaux au cours des dernières décennies (Statistique Canada, 2003). Il représente la forme d’emploi la plus importante parmi celles de l’emploi atypique : environ le quart des individus occupant un emploi travaillaient à temps partiel en mai 2006 (Statistique Canada, 2006). Enfin, pour documenter l’évolution de la discontinuité dans l’emploi liée à la précarisation du marché du travail, nous cernerons la place qu’occupent les arrêts de travail pour des raisons de mise à pied temporaire, de fin de contrat, de manque de travail, de travail saisonnier ou de fermeture d’entreprise dans les processus de sortie d’emploi des hommes et des femmes.
Stratégie de recherche
Les données
L’analyse s’appuie sur une exploitation des données du cycle 15 de l’Enquête sociale générale (ESG) sur la famille réalisée par Statistique Canada en 2001. L’enquête, menée auprès d’un échantillon de 24 310 hommes et femmes âgés de 15 ans et plus, fournit des informations sur les antécédents de travail de chaque individu interrogé. On connaît ainsi la chronologie de leurs emplois et de leurs interruptions de travail (date de début et de fin de chaque épisode). Les informations recueillies portent sur les emplois (jusqu’à concurrence de cinq) occupés à temps plein ou à temps partiel par les répondants depuis la fin de leurs études. Il est à noter que le premier emploi suivant la fin des études doit être d’une durée minimale de six mois sans interruption pour être dénombré; aucune durée minimale n’est requise pour les emplois subséquents. Les interruptions de travail recensées dans l’enquête ne portent que sur les arrêts d’une durée minimale de trois mois; on connaît les circonstances entourant chaque arrêt (raisons liées à la santé, à la famille, à la conjoncture économique, à un retour aux études, etc.).
L’échantillon final retenu comprend un peu moins de 20 000 hommes et femmes. Ont été exclus de l’analyse les répondants âgés de 65 ans et plus au moment de l’enquête, ceci afin de minimiser les risques de biais liés aux troubles de mémoire associés à l’âge, de même qu’un faible nombre d’individus pour lesquels il a été impossible de déterminer s’ils avaient occupé un premier emploi d’une durée d’au moins six mois après la fin de leurs études. Par ailleurs, pour conserver le plus grand nombre de cas possible, nous avons procédé à l’imputation[3] des valeurs manquantes d’âge de début ou de fin des épisodes d’emploi pour les répondants qui ont indiqué avoir vécu ces événements sans en indiquer le moment. Nous avons également gardé les répondants dans l’analyse jusqu’à la date de début d’un épisode d’emploi lorsque l’information liée au régime d’emploi de cet épisode est manquante, et jusqu’à la date de fin d’un épisode d’emploi lorsque la raison liée à la fin de celui-ci fait défaut.
La méthode d’analyse
L’analyse s’appuie sur l’établissement de tables à extinctions multiples[4]. Cette méthode permet d’établir l’intensité et le calendrier des transitions professionnelles sous analyse[5]. Le principe de base consiste à calculer, pour chaque âge ou durée donnée, la probabilité qu’ont les répondants de connaître un événement (tel un premier épisode d’emploi), en rapportant le nombre d’individus qui vivent l’événement considéré à ceux exposés au risque de vivre cet événement, c’est-à-dire l’ensemble des répondants qui n’ont pas encore connu l’événement et qui sont toujours susceptibles de le vivre. Le nombre de répondants exposés au risque exclut donc, au fur et à mesure qu’ils surviennent, les cas pour lesquels l’information est incomplète. L’intérêt de la méthode est qu’elle permet d’utiliser l’ensemble des informations recueillies et de tirer profit des histoires professionnelles incomplètes, c’est-à-dire celles qui sont en train de se construire et qui ne sont pas encore achevées. Elle permet de voir dans quelle mesure l’intensité et le calendrier du processus étudié diffèrent d’une génération à l’autre et d’estimer pour l’ensemble la proportion de répondants qui seraient touchés par chacun des événements si les comportements observés lors de l’enquête se maintenaient au cours des années à venir.
Comme différentes modalités d’entrée dans un épisode d’emploi (à temps plein ou à temps partiel) et de sortie de cet épisode (pour des raisons familiales, professionnelles, de santé, etc.) sont ici envisagées de façon simultanée, celles-ci sont traitées comme des risques concurrents, et la table fournit, pour chacune d’elle, la probabilité « nette » qu’elle survienne. Seize raisons possibles d’interruption d’emploi sont distinguées dans le fichier de micro-données fourni par Statistique Canada. Afin de simplifier l’analyse, nous avons procédé à certains regroupements. Les sorties du marché du travail liées à la famille regroupent la maternité ou la paternité selon le cas, le soin aux enfants, le soin aux parents âgés, le mariage et une catégorie intitulée « autres responsabilités familiales ». Les interruptions pour des raisons liées à la conjoncture économique englobent les mises à pied temporaires, les fins de contrat, le travail saisonnier, le manque de travail et les fermetures d’entreprises. Enfin, les arrêts pour d’autres raisons regroupent toutes les autres raisons invoquées : santé, déménagement, changement d’emploi, immigration/émigration et retour aux études. Le regroupement séparé des deux premiers types de raisons découle de l’importance relative qu’ils occupent parmi l’éventail des motifs invoqués. En effet, les raisons familiales représentent presque les trois-quarts des raisons de sortie mentionnées par les femmes ayant occupé un premier emploi, tandis que le deuxième groupe constitue à lui seul plus de 40 % des raisons de sortie pour les hommes ayant eu un premier emploi. On peut également ajouter que ces deux types d’arrêt sont de nature différente, voire opposée : ceux pour raisons familiales sont clairement liés à des décisions individuelles, même s’ils ne relèvent pas toujours d’un libre choix, alors que ceux liés au travail sont plutôt structurels et sont donc, la plupart du temps, subis. Par conséquent, nous nous sommes centrés sur la description de l’évolution des interruptions liées à ces deux types de raisons.
Outre l’épisode d’insertion dans le premier emploi, seuls les épisodes liés à la première interruption de travail et à la première réinsertion dans l’emploi – qui représentent la majorité des phases de sortie et de retour (respectivement 64 % des interruptions et 67 % des réinsertions) dans le parcours professionnel de l’échantillon final – sont examinés dans l’analyse qui suit.
Afin de permettre la comparaison dans le temps des modifications des comportements des hommes et des femmes, les tables d’extinction ont été établies suivant le sexe pour cinq groupes de générations. Les groupes retenus sont les suivants : Génération Y (répondants nés entre 1977 et 1986 et âgés de 15 à 24 ans au moment de l’enquête); Génération X (nés entre 1967 et 1976 et âgés de 25 à 34 ans); Deuxième vague de baby-boomers (nés entre 1957 et 1966 et âgés de 35 à 44 ans); Première vague de baby-boomers (nés entre 1947 et 1956 et âgés de 45 à 54 ans); Génération de la période de la guerre et de la période suivant la dépression (nés entre 1937 et 1946 et âgés de 55 à 64 ans).
Les résultats portant sur l’entrée dans le premier emploi sont d’abord discutés de façon globale, toutes générations confondues, pour les hommes et les femmes en fonction de la modalité d’entrée dans l’emploi. Les mouvements d’entrée sur le marché du travail, tous régimes confondus, sont ensuite examinés par génération afin de cerner dans quelle mesure le processus a varié au cours du temps. Enfin, pour chacune des modalités, les résultats sont examinés séparément par génération. La même approche est par la suite reprise pour l’étude des deux transitions professionnelles subséquentes – première interruption de travail et réinsertion dans l’emploi –, les sorties d’emploi étant abordées en fonction des raisons invoquées quant à leur survenue.
Résultats
Les entrées dans l’emploi
Le Tableau 1 présente les probabilités cumulées d’accéder pour la première fois au marché du travail dans un emploi à temps plein ou à temps partiel à divers âges donnés pour les générations d’hommes et de femmes nées entre 1937 et 1986. Tirées des tables d’extinctions multiples, ces probabilités font ressortir les différences dans le rythme et l’intensité d’insertion dans l’emploi et reflètent les changements qui se sont produits au fil des générations.
On constate tout d’abord que, si les comportements des diverses générations de femmes et d’hommes se maintenaient, 92 % des femmes et plus de 97 % des hommes accéderaient à un premier emploi à un moment ou l’autre de leur vie avant d’atteindre l’âge de 40 ans. Ces résultats sont comparables à ceux observés au milieu des années 1990 dans presque la totalité des pays européens (UNECE, 1999). La proportion de femmes âgées de 45 à 69 ans en 1995 ayant accédé au moins une fois à une activité professionnelle était alors supérieure à 90 % pour tous les pays concernés, à l’exception de l’Espagne (environ 85 % dans tous les groupes de générations concernées) et de l’Italie (entre 70 % et 75 % selon les groupes de générations). Pour leur part, les hommes de l’ensemble des pays européens ont pris leur premier emploi en aussi grand nombre que les Canadiens.
En deuxième lieu, le Tableau 1 montre que près de 83 % des femmes et près de 92 % des hommes accèdent à la vie professionnelle par le biais d’un emploi à temps plein, tandis qu’un peu plus d’un homme sur vingt, comparativement à près d’une femme sur dix, entrent dans un emploi à temps partiel. On remarque également que l’insertion professionnelle, qu’elle se fasse à temps plein ou à temps partiel, survient rarement au-delà de la mi-trentaine, comme l’indique le plafonnement des probabilités cumulées à partir de ces âges.
Les données présentées pour l’ensemble des hommes et des femmes dissimulent cependant des variations parfois importantes entre générations dans l’intensité et le calendrier d’entrée dans le marché de l’emploi. Du côté des femmes, on constate un ralentissement du rythme de l’insertion professionnelle qui va des cohortes plus âgées aux cohortes plus jeunes. À 19 ans, par exemple, 55 % des femmes nées entre 1937 et 1946 étaient déjà entrées dans l’emploi alors que seulement 35 % des femmes nées entre 1977 et 1986 (génération Y) avaient, à cet âge, connu une telle expérience. Chez les hommes, la tendance entre générations est sensiblement la même. Ainsi, 62 % des hommes nés entre 1937 et 1946 avaient déjà intégré une première fois le marché du travail à 19 ans comparativement à 45 % des hommes de la génération Y. Ces résultats confirment ceux provenant d’études antérieures, qui ont montré que le report de l’insertion professionnelle est relié en grande partie à l’allongement de la durée des études (Ravanera et al., 1998).
Le déplacement vers des âges plus élevés des étapes associées à l’acquisition du statut d’adulte (fin des études, entrée sur le marché du travail) s’observe au Canada comme dans de nombreux autres pays occidentaux (Klizjing, 2003). L’insertion professionnelle est liée à d’autres événements du cycle de vie qui sont associés au passage à l’âge adulte, comme le départ du foyer parental, la formation d’une première union et la naissance du premier enfant. De façon croissante, l’ordre de succession des étapes d’acquisition du statut d’adulte a été bouleversé, voire s’est inversé au cours des dernières décennies (Beaujot, 2004). Les changements observés dans le rythme de l’intégration professionnelle ne sont sûrement pas sans lien avec les variations constatées dans le calendrier et la séquence de déroulement de ces événements. Ainsi, il semblerait que la formation d’une première union et l’arrivée d’un premier enfant, lesquelles se produisent rarement avant l’entrée dans un premier emploi au sein des jeunes générations de femmes, ne jouent plus qu’un rôle mineur dans le retard qu’elles connaissent en matière d’insertion professionnelle, comparativement à leurs aînées qui ont été plus nombreuses à former une famille avant d’accéder au marché du travail.
Bien qu’elles accèdent à un premier emploi un peu plus tardivement que leurs aînées, les femmes des générations plus jeunes investissent en plus grand nombre le marché du travail : 87 % des femmes nées entre 1937 et 1946 étaient entrées dans le marché de l’emploi à l’âge de 39 ans; les générations nées entre 1967 et 1976 (Génération X) avaient déjà dépassé ce pourcentage à 30 ans. Ces dernières atteindront vraisemblablement le seuil de 95 % compte tenu de la proportion élevée qui avaient intégré le marché du travail une première fois à 34 ans (Tableau 1). Il est, par ailleurs, difficile de prédire la proportion totale de femmes qui, à terme, occuperont un emploi au sein de la plus jeune génération, dont les plus âgées avaient à peine 24 ans au moment de l’enquête[6]. Étant donné la progression soutenue de l’activité féminine au cours des dernières décennies, on peut penser que ces dernières rejoindront la proportion atteinte par la génération précédente, et ce malgré le retard noté dans leur calendrier d’insertion professionnelle.
Du côté des hommes, l’étude de l’accès au premier emploi ne permet pas de repérer de variations très nettes entre générations, à l’exception encore une fois de la plus jeune génération qui, comme chez les femmes, accuse un retard dans le calendrier d’entrée et n’est pas suffisamment avancée dans sa trajectoire pour que l’on puisse juger du rattrapage que les hommes de cette génération effectueront. Exception faite de cette cohorte pour lequel l’avenir reste incertain, la presque totalité des hommes finit par occuper un emploi.
Si les hommes des diverses générations sont toujours plus nombreux que leurs consoeurs à entrer sur le marché du travail, on constate tout de même un rapprochement entre les sexes au fil des générations, essentiellement dû à l’accession croissante des femmes sur le marché du travail. Dans un contexte où le risque de perdre son emploi est plus fréquent et où un revenu unique n’assure que difficilement aux familles canadiennes le maintien d’un niveau de vie convenable, la participation des femmes à l’emploi est devenue une nécessité (Kempeneers, 1992). D’autres études suggèrent également que le désir d’indépendance financière des femmes, jumelé à l’augmentation des possibilités d’emploi qui leur sont offertes, ne sont pas étrangères à l’accroissement de leur présence sur le marché du travail (Leibowitz et Klerman, 1995; Grimm et Bonneuil, 2001).
Enfin, le Tableau 1 illustre clairement la progression de l’emploi à temps partiel, et à l’inverse la diminution de l’emploi à temps plein, comme mode d’insertion professionnelle parmi les jeunes générations. Ainsi, la probabilité cumulée d’entrer sur le marché du travail par le biais d’un emploi à temps partiel avant l’âge de 25 ans passe de moins de 3 % chez les femmes nées entre 1937 et 1946 à près de 14 % chez celles qui sont nées entre 1977 et 1986 (génération Y). Chez les hommes, le pourcentage progresse respectivement de 2 % parmi la génération née entre 1937 et 1946 à 9 % au sein de la génération Y. Si les tendances observées dans les générations plus récentes se poursuivent, c’est donc probablement autour de 15 % des femmes et 10 % des hommes, soit une proportion de trois à quatre fois plus élevée que celle enregistrée dans la génération la plus âgée (1937-46), qui investiront le marché du travail par le biais d’un emploi à temps partiel. Cette tendance à une différenciation des formes de participation à l’emploi, et ce dès l’insertion initiale sur le marché du travail, n’est pas sans conséquence sur de nombreux aspects de l’histoire de vie des hommes et des femmes touchés par ce phénomène. Nous y reviendrons plus loin.
Les interruptions d’emploi
Outre le mode d’entrée dans l’emploi, le temps passé sur le marché du travail et la façon de le quitter figurent au nombre des éléments qui modifient profondément la dynamique de la participation des hommes et des femmes à l’emploi et, par conséquent, leurs conditions de vie. Résumant les données de la table à extinctions multiples, le Tableau 2 présente, pour l’ensemble des générations nées entre 1937 et 1986 qui ont occupé un premier emploi pendant au moins six mois, la probabilité cumulée d’hommes et de femmes qui, à durée d’emploi donnée, ont quitté le marché du travail, cela en fonction des trois modalités de sorties retenues (raisons liées à la famille, raisons liées à la conjoncture économique et « autres » raisons).
Quel que soit le type d’arrêt de travail considéré, on observe des différences très nettes dans la probabilité qu’ont les hommes et les femmes de quitter le marché du travail. Ainsi, trois ans après leur insertion professionnelle initiale, 19 % des femmes avaient déjà connu une interruption d’emploi d’au moins trois mois; 80 % d’entre elles occupaient toujours un emploi et 68 % travaillaient encore après cinq ans. Dix ans après y être entrées, un peu moins de la moitié n’avaient toujours pas quitté le marché de l’emploi; cette proportion tombe à un tiers après vingt ans. Chez les hommes, les probabilités d’avoir connu une interruption d’emploi à durées identiques sont beaucoup plus faibles tandis que les proportions d’hommes occupant un emploi sont plus élevées : seulement 11 % d’entre eux avaient connu un arrêt de travail après trois ans et 15 % après cinq ans. Cette proportion est deux fois plus faible que celle observée du côté féminin. Par ailleurs, les deux tiers travaillaient encore après 20 ans comparativement au tiers des femmes.
Comme l’indiquent les données du Tableau 2, la famille constitue de loin la raison la plus fréquemment invoquée pour justifier les épisodes d’interruption d’emploi chez les femmes alors que les raisons liées à la conjoncture économique dominent chez les hommes[7]. Au total, les deux-tiers des interruptions enregistrées vingt ans après l’intégration initiale des femmes sur le marché de l’emploi sont attribuables à des raisons familiales, les raisons liées à la conjoncture économique comptent quant à elles pour 9 % de ces interruptions[8]. Du côté des hommes, 43 % des interruptions vécues vingt ans après l’entrée dans le premier emploi sont associées à des raisons liées à la conjoncture économique. Contrairement à ce que l’on trouve chez les femmes, les interruptions pour des raisons liées à la famille constituent chez les hommes un pourcentage négligeable – seulement 3 % – des premières interruptions de travail qu’ils connaissent.
À l’instar des tables d’entrées dans l’emploi, l’examen des sorties d’emploi par génération révèle des variations passablement marquées. De façon générale, les générations plus jeunes quittent le marché du travail plus rapidement que les générations plus anciennes une fois qu’elles y sont entrées. Ainsi, trois ans après leur insertion sur le marché du travail, 22 % des femmes et 14 % des hommes de la génération X (née entre 1967 et 1976) avaient déjà connu une interruption d’emploi comparativement à 18 % des femmes et moins de 5 % des hommes nés entre 1937 et 1946. La fréquence des arrêts de travail a également augmenté au fil des générations. Ainsi, vingt ans après avoir débuté leur premier emploi, 56 % des femmes et près de 15 % des hommes de la génération plus ancienne avaient quitté leur emploi une première fois comparativement à 72 % des femmes et 39 % des hommes de la génération née entre 1957 et 1966. On peut, par ailleurs, supposer que les plus jeunes générations connaîtront, à durées égales, des fréquences d’interruption de travail supérieures à celles de leurs aînées, puisqu’elles affichent déjà des proportions semblables à des durées inférieures. On ne peut cependant en être certains. En effet, compte tenu que les individus des générations plus récentes qui ont une expérience d’emploi assez longue sont, par définition, entrés relativement tôt sur le marché du travail, on ne peut déduire de leurs comportements particuliers ceux que connaîtront l’ensemble de la génération.
Des différences ressortent également de l’examen au fil des générations des probabilités cumulées de sorties d’emploi liées à la famille ou à la conjoncture économique. Chez les femmes, les données du Tableau 2 montrent que, dix ans après leur insertion professionnelle, les jeunes générations sont quatre fois plus nombreuses que leurs aînées à avoir connu une sortie d’emploi pour des raisons liées à l’organisation du marché du travail : la proportion cumulée d’arrêts associés à ce motif passe de 2 % dans la génération plus ancienne (1937-46) à 8 % au sein de la génération X (1967-76). Par contre, on observe très peu de variations entre générations en ce qui a trait à la proportion cumulée de femmes qui connaîtront une interruption de travail pour des raisons familiales dans les dix années suivant leur entrée sur le marché de l’emploi : elle demeure stable à 37 % pour chacun des groupes de générations de femmes nées entre 1937 et 1976. Toutefois, la part des interruptions liées à la famille par rapport à la totalité des arrêts de travail a diminué, passant de 81 % chez les générations nées entre 1937 et 1946 à 59 % chez les générations nées entre 1967 et 1976[9]. Cela paraît tenir en partie au report de l’arrivée du premier enfant dans la vie des femmes et au fait qu’elles n’interrompent plus automatiquement leur vie professionnelle après une première naissance, ainsi qu’aux « autres » motifs d’arrêt (retour aux études, santé, changement d’emploi, déménagement et immigration/émigration) dont l’importance relative a crû de façon marquée au fil des générations.
Chez les hommes, les jeunes générations mentionnent également en plus grand nombre que leurs aînés des raisons liées à la conjoncture économique pour justifier les arrêts de travail de trois mois ou plus. Selon les données du Tableau 2, 14 % des hommes de la génération X (1967-76) avaient vécu un tel type d’interruption dix ans après avoir accédé à un premier emploi comparativement à 4 % des hommes nés entre 1937 et 1946. Là encore, on ne peut être certains de l’importance que les raisons d’ordre économique occuperont parmi les plus jeunes générations d’hommes, étant donné que ceux présents sur le marché du travail depuis dix ans y sont entrés passablement tôt. Une chose est sûre cependant : l’importance des raisons liées à la conjoncture économique augmente de façon claire au fil de toutes les générations, et ce, peu importe la durée d’emploi considérée. Ces résultats, de même que ceux observés chez les femmes, vont dans le sens des hypothèses émises entre autres par Beck (1999) à l’effet que l’instabilité dans l’emploi est à la hausse en raison de la précarisation du marché du travail.
À l’opposé, les probabilités d’arrêt pour raisons familiales demeurent à peu près nulles pour chacune des générations d’hommes, ne dépassant guère 1 %. Les interruptions de travail de ce type se concentrent donc encore exclusivement chez les femmes. Si une proportion croissante d’hommes prennent dorénavant des congés parentaux suivant l’arrivée d’un enfant, comme l’ont montré certaines études (Marshall, 2003), la durée de ces congés demeure trop courte pour qu’on puisse les repérer ici.
Les réinsertions dans l’emploi
L’examen combiné de la durée passée hors du marché du travail en fonction du type de réinsertion dans un emploi fait ressortir un certain nombre de différences, mais aussi de convergences, entre les hommes et les femmes qui étaient âgés de 15 à 64 ans en 2001. Le Tableau 3 qui présente les probabilités cumulées de retour à l’emploi à temps plein ou à temps partiel, par sexe et par groupe de générations, révèle d’abord que 85 % des femmes et 94 % des hommes auront réintégré le marché du travail vingt ans après l’avoir quitté si les comportements des répondants observés au moment de l’enquête se maintiennent. On remarque également l’écart considérable qui sépare les sexes en regard du régime de retour à l’emploi : un peu plus de six femmes sur dix et près de neuf hommes sur dix occuperont un emploi à temps plein tandis qu’un peu plus d’une femme sur cinq, comparativement à un peu plus d’un homme sur vingt, effectueront un retour dans un emploi à temps partiel. En outre, les hommes réintègrent le marché de l’emploi plus rapidement que les femmes : cinq ans après avoir connu une interruption, à peine plus de la moitié des femmes avaient effectué un retour à l’emploi comparativement à trois hommes sur quatre. Les écarts observés entre hommes et femmes tiennent évidemment à la nature des arrêts de travail que chaque groupe a vécus. En général, après une perte d’emploi liée à la conjoncture économique, les hommes tentent de retrouver le plus vite possible ce qu’ils ont involontairement perdu (pour des raisons principalement financières sans doute), et ce sans contrainte particulière; au contraire, les femmes doivent souvent composer durant un laps de temps assez long avec les responsabilités familiales qui sont à la source de leur arrêt de travail.
Les données du Tableau 3 montrent également que les générations d’hommes et femmes se distinguent les unes des autres dans le calendrier et la fréquence des réinsertions dans le marché du travail. Les résultats de la comparaison séparée par groupes de générations de l’intensité des réinsertions professionnelles entre les hommes et les femmes doivent être interprétés avec précaution, en raison des faibles effectifs d’hommes de chaque groupe de générations qui présentent toujours le risque de connaître une telle transition plus de dix ans après avoir connu une interruption d’emploi. De façon générale, les générations plus récentes tendent à retourner dans un emploi en plus forte proportion et plus rapidement que leurs aînées. Ainsi, trois ans après avoir connu un arrêt de travail, moins de 30 % des femmes nées entre 1937 et 1946 avaient déjà réintégré le marché du travail, alors que les deux tiers des femmes de la génération X nées entre 1967 et 1976) avaient, au même moment, connu une telle expérience. Dix ans après le début de l’interruption, les probabilités cumulées se situaient respectivement à 52 % chez les premières et à 89 % chez les secondes.
Chez les hommes, la tendance entre générations suit sensiblement la même évolution. De fait, 53 % des hommes nés entre 1937 et 1946 avaient effectué un retour sur le marché du travail trois ans après l’avoir quitté une première fois, comparativement à 78 % des hommes de la génération X. Dix ans après le début de l’arrêt de travail, les probabilités cumulées de retour dans un emploi étaient de 77 % chez les hommes nés entre 1937 et 1946 alors qu’elles atteignaient plus de 90 % chez ceux nés entre 1957 et 1976. Les changements observés au travers des générations d’hommes doivent être interprétés en fonction de l’âge auxquels les arrêts de travail sont généralement survenus. Dans le cas des générations plus anciennes, les interruptions se sont produites après de nombreuses années de travail, à un âge suffisamment avancé pour qu’il soit passablement difficile de retrouver un emploi; cela explique en grande partie la lenteur marquée des retours parmi le groupe de générations nées entre 1937 et 1946.
À première vue, les résultats présentés au Tableau 3 montrent une convergence au fil du temps entre les comportements de retour des hommes et des femmes sur le marché du travail. On pourrait voir là l’expression d’une certaine redéfinition des rôles entre les sexes, vraisemblablement une progression vers un partage plus égalitaire à tout le moins du travail rémunéré. Toutefois, des divergences profondes entre les sexes demeurent lorsque l’on examine, à travers les générations, les retours sur le marché du travail selon qu’ils se font à plein temps ou à temps partiel.
Chez les hommes tout d’abord, la tendance des jeunes générations à réintégrer le marché du travail plus rapidement que les générations anciennes touche aussi bien les retours à temps plein qu’à temps partiel. Ainsi, cinq ans après avoir connu un arrêt de travail, les hommes nés entre 1937 et 1946 étaient retournés dans une proportion de 64 % dans un emploi à temps plein comparativement à 76 % de ceux appartenant à la génération X (1967-76); à peine 1 % des premiers occupaient un emploi à temps partiel face à 6 % pour les seconds. Bien que demeurant d’une faible ampleur, le retour dans un emploi à temps partiel est tout de même en constante progression.
Par opposition, une part minoritaire mais significative des femmes de chacune des générations réintègrent le marché du travail par le biais de l’emploi à temps partiel. En effet, un peu plus de 20 % des femmes appartenant aux générations nées entre 1937 et 1966 étaient retournées dans un emploi à temps partiel vingt ans après avoir connu un arrêt de travail. La stabilité au fil des générations d’un tel type de retour qui survient, nous l’avons vu, le plus souvent après une interruption reliée à des raisons d’ordre familial, suggère qu’une fraction importante de femmes continuent toujours d’ajuster de façon substantielle leur temps de travail aux responsabilités familiales qui leur incombent. Ce faisant, elles risquent ainsi de se retrouver confinées au marché du travail « secondaire » caractérisé notamment par des conditions d’emplois moins généreuses, plus précaires et des possibilités d’avancement moindres (Blossfeld et Hakim, 1997).
Enfin, une proportion sans cesse croissante de femmes effectuent leur retour dans des emplois à temps plein. Ainsi, 70 % des femmes nées entre 1967 et 1976 (génération X) avaient repris un emploi à temps plein dix ans après l’interruption, par rapport à moins de 40 % de leurs consoeurs nées entre 1937 et 1946. Le rythme de retour est également plus rapide. Dans les cinq années suivant un arrêt de travail, près de 60 % des femmes de la génération X étaient retournées sur le marché du travail à temps plein comparativement à 25 % de celles appartenant à la génération plus ancienne. La réduction de la durée passée hors du marché du travail et le retour dans un emploi à plein temps traduisent un lien professionnel de plus en plus fort et soutenu pour une fraction grandissante de femmes. Outre une division sexuelle du travail plus égalitaire, une combinaison de raisons concourt sans doute à rendre compte de tels résultats. À ce titre, des études comparatives suggèrent que les changements de nature structurelle, idéologique ou politique, de force et de rapidité différentes, selon le contexte national étudié, ont eu pour effet d’accroître l’attachement des femmes au marché du travail (Blossfeld et Hofmeister, 2005). Au Canada, la généralisation et l’allongement de la scolarité, l’augmentation de l’espérance de vie tout comme la réduction de la taille des familles y sont sans doute liés. Ainsi, l’augmentation de la scolarité incite les femmes à appliquer les connaissances et capacités qu’elles ont acquises à une quelconque activité productive. S’attendant à vivre plus longtemps, les femmes sont aussi davantage tentées de s’investir dans un emploi rémunéré puisqu’elles ont plus d’années devant elles pour rentabiliser cet investissement. Cela est d’autant plus envisageable qu’elles ont des charges parentales moindres à assumer. Enfin, l’acceptation et la valorisation croissantes du travail féminin ainsi que le développement de politiques sociales visant à favoriser la conciliation des responsabilités familiales et professionnelles (programmes de services de garde à la petite enfance et de congés de maternité protégés et payés) ne sont sans doute pas étrangers à ce phénomène.
Conclusion
L’analyse que nous avons menée à partir des données rétrospectives de l’Enquête sociale générale de 2001 fournit des résultats intéressants et significatifs sur des étapes importantes du déroulement de la vie professionnelle des hommes et des femmes au Canada. Elle apporte des précisions sur l’évolution des entrées, interruptions et retours en emploi au fil des générations, en montrant tout d’abord que la phase d’insertion initiale des hommes et des femmes dans le marché du travail s’est allongée, mais surtout que cette dernière s’effectue de plus en plus souvent dans un emploi atypique. Ainsi, la croissance de la part des femmes ayant intégré le marché du travail une première fois provient majoritairement des entrées dans un emploi à temps partiel.
Nos résultats soulignent également que la continuité dans l’emploi des hommes et des femmes a grandement diminué au fil des générations. En effet, les arrêts de travail sont beaucoup plus précoces et fréquents dans le parcours professionnel et se produisent de façon croissante pour des raisons liées à la conjoncture économique. C’est ainsi que les mises à pied temporaires, les fins de contrat, le travail saisonnier, le manque de travail et les fermetures d’entreprises affectent davantage les jeunes générations comparativement aux générations plus anciennes.
Même si la conjoncture économique prend une place croissante dans la dynamique de la participation des individus à l’emploi, la famille demeure, pour les femmes, un facteur décisif de la continuité ou discontinuité de la vie professionnelle. À cet égard, il est possible que l’instabilité dans l’emploi liée à des raisons familiales ne fasse que retarder celle liée à la conjoncture économique. Des analyses supplémentaires sur les arrêts de travail subséquents au premier seraient ici nécessaires afin d’explorer plus à fond cette question. Néanmoins, nos résultats indiquent clairement que le lien entre vie familiale et vie professionnelle perdure chez les femmes de toutes les générations lorsque l’on examine la première sortie du marché du travail. La famille et toutes les charges qu’elles présupposent demeurent encore un puissant handicap à la continuité de la vie professionnelle des femmes, d’autant plus qu’elles reposent, encore aujourd’hui, en majorité sur leurs épaules (Le Bourdais et Sauriol, 1998; Keating et al., 1999). Par ailleurs, les jeunes femmes, de même que les jeunes hommes, reviennent plus rapidement et en plus grand nombre sur le marché du travail à la suite d’une sortie d’emploi. Une proportion importante de femmes de chacune des générations effectuent cependant ce retour à temps partiel.
Dans l’ensemble, l’accroissement observé, au fil des générations, de la participation des individus à l’emploi à temps partiel et des pertes d’emploi liées à la conjoncture économique pointe vers le recul, sinon la disparition du modèle « fordiste » d’organisation du parcours professionnel des hommes et des femmes. Nos résultats confortent également les thèses avancées par certains auteurs qui suggèrent que l’instabilité et la diversification des parcours de vie des individus dans les pays industrialisés sont en progression (Beck, 2001; Giddens, 1994; Esping-Andersen, 1999). Des études longitudinales récentes menées dans ce domaine révèlent le caractère de plus en plus discontinu et hétérogène de la participation au marché du travail au fil des générations, notamment en Allemagne (Kurz et al., 2006) et en Italie (Bernardi et Nazio, 2005).
Nos analyses présentent toutefois certaines limites. L’une d’elles tient aux données utilisées. En effet, mesurer la diversification des formes de participation au marché du travail seulement en fonction du régime d’emploi occupé ne permet pas de rendre compte des multiples facettes de ce phénomène. Ainsi, on ne peut repérer les individus qui occupent des emplois à durée déterminée ou un horaire de travail en dehors des heures normales, des situations d’emploi flexible qui sont en croissance au Canada (Vosko, 2003). Également, il s’avère difficile de cerner le phénomène de l’instabilité dans les parcours professionnels uniquement à partir des interruptions de travail de trois mois et plus car sont alors rejetés dans l’ombre les arrêts plus courts auxquels font face au début de leur parcours professionnel les jeunes générations d’hommes et de femmes (Picot, Heisz et Nakamura, 2001).
Le portrait que nous avons brossé ne dit rien non plus sur les conditions de vie et la situation socio-économique des individus parcourant les divers épisodes étudiés, puisque aucune information rétrospective n’a été recueillie à ce chapitre dans l’enquête. On sait cependant que la perte d’un emploi peut être liée à des problèmes sociaux ou de santé (Tremblay, 1994). Diverses recherches ont montré que l’emploi à temps partiel est généralement associé à une absence de lien à long terme avec un employeur (statut de travailleur occasionnel, temporaire ou à contrat) qui peut accroître le sentiment de précarité et d’incertitude. Il est aussi souvent caractérisé par de faibles revenus et un risque accru de pauvreté (pour une revue, voir Tremblay, 2004). L’on sait également que l’emploi à temps partiel est associé à un plus faible degré de syndicalisation, un accès moindre aux avantages sociaux et aux régimes de retraite, de même qu’à des possibilités réduites de formation et d’avancement. Face à cela, la croissance observée de la discontinuité dans l’emploi liée à la conjoncture économique et la diversification de la participation au marché du travail au cours de la vie n’apparaît pour l’instant pas neutre du point de vue des conditions d’existence des individus.
D’autres recherches devront être menées si l’on espère résoudre certaines questions restées sans réponse. Notamment, on peut se demander dans quelle mesure les écarts qui séparent les diverses générations d’hommes et de femmes au chapitre de leurs mouvements d’entrées et de sorties du marché du travail tiennent à des caractéristiques différentes, telles que la scolarité, la situation conjugale et parentale ou l’environnement socio-économique dans lequel évolue l’individu. Autrement dit, il faudra réaliser des analyses multivariées permettant d’introduire et de démêler les effets de ces variables dans la dynamique de la participation des différentes générations d’hommes et de femmes au marché du travail. On voudra également distinguer la nature volontaire ou involontaire de l’emploi à temps partiel, afin de cerner plus finement la part de flexibilité dans la vie professionnelle des hommes et des femmes selon qu’elle provient d’une stratégie individuelle ou découle d’une stratégie des entreprises. En effet, l’emploi à temps partiel peut constituer un mode d’accès à l’emploi plus souple pour ceux qui préfèrent ne pas travailler à temps plein, mais représenter aussi une forme de chômage ou de sous-emploi déguisé pour ceux qui voudraient effectuer plus d’heures de travail (Statistique Canada, 2003). Enfin, si nos résultats montrent que les hommes et les femmes des plus récentes générations réintègrent plus rapidement un emploi et en plus grand nombre après un premier arrêt de travail, rien ne garantit par la suite une participation au marché du travail qui soit stable. En suivant les individus sur une plus longue séquence d’emplois, on pourra vérifier si les formes d’emploi atypiques (en particulier l’emploi à temps partiel) constituent soit un « pont » permettant d’accéder à d’autres emplois, de nature plus régulière et stable, soit un « piège » enfermant les personnes dans une succession d’emplois instables et atypiques (Buchtemann et Quack, 1989).
Parties annexes
Notes
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[*]
Cette recherche a été rendue possible grâce à l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds québécois sur la société et la culture (FQRSC). Les analyses ont en partie été réalisées au Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales, qui procure aux chercheurs un accès aux données détaillées tirées des enquêtes longitudinales de Statistique Canada. Nous remercions vivement les évaluateurs anonymes pour leurs remarques et suggestions judicieuses. Les opinions exprimées par les auteurs n’engagent cependant qu’eux-mêmes.
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[1]
Le premier cycle de l’ESG portant sur la famille a été réalisé en 1990; il a été repris en 1995, 2001 et, plus récemment, en 2006. Seul le cycle 5 de l’ESG mené en 1990 n’a pas recueilli d’informations rétrospectives sur l’histoire professionnelle des répondants.
-
[2]
Au Canada, un emploi est dit à temps partiel quand les heures de travail sont inférieures à 30 heures par semaine.
-
[3]
Nous avons utilisé un modèle linéaire d’imputation par régression multiple. Pour plus de détails, se référer à Little et Rubin (2002).
-
[4]
Aussi appelées fonctions de survie à sortie multiples. Elles sont obtenues par l’estimateur non paramétrique de Kaplan-Meier.
-
[5]
Pour une présentation détaillée de la méthode, voir Namboodiri et Suchindran (1987). L’analyse est réalisée à l’aide du logiciel LIFEHIST développé par Rajulton (1992). Ce logiciel permet de produire de façon simultanée les tables d’extinctions multiples associées aux processus, sous étude, d’insertion, d’interruption et de réinsertion dans l’emploi.
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[6]
On notera que la proportion cumulée à 24 ans n’est connue que pour une mince fraction de cette génération.
-
[7]
Un évaluateur a fait remarquer avec justesse que l’écart observé entre les hommes et les femmes à cet égard pouvait signifier que les femmes tendent à invoquer uniquement des motifs familiaux lorsque les raisons sont également liées à la conjoncture économique. Malheureusement, l’Enquête sociale générale n’a pas recueilli d’informations permettant de vérifier une telle proposition.
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[8]
Il s’agit en fait de la proportion cumulée d’interruptions pour des raisons liées à la famille (45,1) ou liées à la conjoncture économique (6,0) rapportée à la proportion cumulée pour l’ensemble des arrêts de travail (67,0).
-
[9]
Pour chacun de ces deux groupes de générations, le pourcentage représente le rapport entre la proportion cumulée d’interruptions pour des raisons liées à la famille et la proportion cumulée pour l’ensemble des arrêts de travail (37,3/46,1 et 36,8/62,9).
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