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Introduction

La province de Dombes, située à quelques dizaines de kilomètres au nord de la ville de Lyon, ne fut rattachée au Royaume de France qu’en 1762. Auparavant, elle constituait une principauté, totalement enclavée, mais théoriquement indépendante[1]. Cette province ne comportait qu’une soixantaine de paroisses. Bien que petite, elle était composée de deux régions très distinctes l’une de l’autre en raison de leur environnement. D’une part, il y avait les paroisses situées à proximité immédiate de la vallée de la Saône, qui jouissaient de terres fertiles et d’un environnement sain. D’autre part se trouvaient les paroisses situées sur un plateau couvert d’étangs, avec des sols peu productifs, et dans un environnement particulièrement malsain. Pour la plupart, ces étangs avaient été construits, à partir de l’époque médiévale, par des moines. Ils permettaient en effet la production de poissons pour alimenter le marché lyonnais, éloigné de toute façade maritime, à une époque où les jours maigres étaient très nombreux. À l’époque moderne, la quasi-totalité des terres, dont les étangs, était entre les mains de nobles résidant dans des villes de la région, notamment Lyon, Villefranche-sur-Saône ou Dijon. Après la période révolutionnaire, ce sont des bourgeois, résidant également hors de la Dombes, qui sont devenus propriétaires des terrains. Les grandes exploitations étaient confiées à des régisseurs qui eux-mêmes embauchaient de nombreux domestiques. Les plus petites exploitations étaient louées en grangeage, forme locale de métayage. Ainsi, les habitants de la Dombes n’étaient pas propriétaires de leurs exploitations, et les profits retirés de celles-ci étaient confisqués par la noblesse puis par la bourgeoisie. De ce fait, le niveau de vie des habitants de la Dombes, majoritairement grangers et domestiques agricoles, était bas. Par ses caractéristiques environnementales et sociales, la Dombes se rapproche d’autres zones humides de la France moderne, notamment la Sologne.

Ce texte décrit les principales caractéristiques du système démographique des paroisses situées dans la zone des étangs, marquées par une très forte mortalité, et offre une analyse des conséquences qu’un tel régime démographique a pu avoir sur le déroulement de la vie des familles. Par exemple, dans ce contexte sanitaire défavorable, quel est le niveau de la mortalité et quelle est la durée des unions et combien parmi elles sont rompues dès les premières années ? Dans de telles circonstances, quelle est la dimension des fratries ? Quelle est la proportion des enfants grandissant avec leurs deux parents biologiques, et parmi ces enfants combien deviennent orphelins ? En bref, quelles sont les conséquences d’une forte mortalité sur la vie des familles ?

Sources et méthodes

Pour répondre à ces questions, nous disposons des registres paroissiaux antérieurs à 1792, qui consignent les baptêmes, les mariages et les sépultures, ainsi que des registres d’état civil qui après cette date présentent les naissances, les mariages et les décès. Tous ont été systématiquement dépouillés, pour la période 1720-1869, pour les cinq paroisses constituant sous l’Ancien Régime la châtellenie de Saint-Trivier[2]. Cette châtellenie a été choisie car elle se trouvait dans une zone réputée particulièrement insalubre. Notamment, un vaste étang (environ 50 hectares) bordait le bourg. En outre, l’enregistrement est de bonne qualité et la collection ne présente pratiquement pas de lacunes sur la période étudiée. La base de données construite à partir des registres de Saint-Trivier comporte 8 728 naissances, 2 700 mariages et 9 783 décès[3]. À partir de ces informations, le déroulement de la vie des familles, d’un point de vue démographique, a été reconstitué selon le modèle préconisé par Louis Henry (Fleury et Henry, 1956). Nous avons également utilisé les comptages réalisés dans les registres paroissiaux et d’état civil de la châtellenie de Thoissey, située en Dombes mais dans le Val de Saône (Bideau, 1980). Enfin, d’autres comptages ont été réalisés par nos soins, permettant d’élargir les observations à une vingtaine de paroisses de la Dombes des étangs.

Par ailleurs, les orphelins, ainsi que la manière dont les familles s’organisent pour leur venir en aide, ont pu être étudiés à travers les archives de la Justice de Paix du canton de Saint-Trivier. Le juge de paix était en charge, au niveau cantonal, de l’application du Code civil, notamment en ce qui concerne la vie des familles. En application des directives du Code civil, promulgué en 1804, chaque fois qu’un adulte décédait en laissant un ou plusieurs enfants mineurs, le juge de paix devait réunir un conseil de famille. Les réunions des conseils de famille avaient pour but de veiller aux intérêts matériels et moraux des enfants orphelins. Ils étaient amenés à statuer sur la désignation du tuteur et du subrogé-tuteur des orphelins (Brunet, 2011), mais aussi sur la vente de leurs biens ou sur leur placement en domesticité ou en apprentissage. L’exploitation systématique de cette source pour le canton de Saint-Trivier, de 1810 à 1824, nous a permis d’analyser près de 800 procès-verbaux de ces conseils de famille[4]. Signalons que seuls les enfants mineurs, c’est-à-dire âgés de moins de 21 ans, sont énumérés dans ces documents. Mais étant donné la brièveté de la plupart des unions, il est rare que des enfants soient aussi âgés lors de la rupture de l’union parentale.

Le croisement des différentes sources permet d’approcher le déroulement concret de la vie des familles, et de faire le lien entre les mesures d’ordre démographique (par exemple durée de vie des couples et proportion d’orphelins) et les aspects, plus qualitatifs, de l’histoire des familles (par exemple mobilisation de la parentèle lors des conseils de famille et désignation des tuteurs).

Un régime démographique original : déficit naturel et immigration

Un simple comptage des naissances et des décès suffit à prendre conscience des contrastes existant entre les paroisses proches de la vallée de la Saône et celles situées sur le plateau couvert d’étangs (tableau 1).

Tableau 1

Naissances et décès dans six paroisses de la Dombes, 1720-1799 et 1800-1839

Naissances et décès dans six paroisses de la Dombes, 1720-1799 et 1800-1839
Sources : pour Thoissey, Mogneneins et St-Didier : Bideau (1980) ; Pour St-Nizier : Bossi (1808) pour l’Ancien Régime et comptage personnel pour le xixe siècle ; pour Monthieux : Claudin (1934) ; pour St-Trivier : travail personnel

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Pour les trois paroisses situées dans la vallée de la Saône (Thoissey, Mogneneins et Saint-Didier), on observe dès le xviiie siècle des soldes naturels nettement positifs qui se poursuivent au siècle suivant. Par contre, les paroisses situées sur le plateau couvert d’étangs présentent des soldes à peine positifs (Monthieux, Saint-Nizier), voire nettement négatifs, comme tel est le cas à Saint-Trivier. Jusqu’au milieu du xixe siècle, Saint-Trivier se trouve dans une situation sanitaire déplorable : la paroisse est entourée d’étangs particulièrement insalubres, responsables d’une forte humidité. Celle-ci est accompagnée de brouillards fréquents, d’octobre à avril, et de la prolifération de moustiques le reste de l’année. En outre, les étangs sont périodiquement asséchés (tous les trois ans en général) pour permettre la culture des fonds fertilisés par les dépôts limoneux. Mais ces sols, longtemps restés en eaux et alors exposés au soleil, dégagent des miasmes produits par la décomposition de végétaux, lesquels ont été considérés au cours du xixe siècle comme responsables de nombreuses fièvres (Puvis, 1851 ; Passerat, 1897). Dans cet environnement, le paludisme sévit, notamment lorsque les chaleurs font baisser le niveau des étangs. En outre, l’eau consommée par les habitants est souvent polluée, les puits étant en général situés à proximité immédiate des tas de fumier, lesquels provoquent des infiltrations. Ainsi, on observe un net pic de mortalité de fin août à début octobre, lorsque les eaux sont particulièrement polluées.

Saint-Trivier présente un niveau extrême de mortalité, mais la plupart des paroisses situées dans la région des étangs connaissent également une mortalité élevée. Ainsi, parmi 22 paroisses situées dans cette région[5], 12 comptabilisent plus de décès que de naissances au cours de la décennie 1803-1812. Par exemple, la paroisse de Chalamont compte alors 299 naissances pour 386 décès. Dans la plupart de ces paroisses, cette situation défavorable se maintient jusqu’au milieu du xixe siècle. Ainsi, au cours de la décennie 1833-1842, 11 de ces 22 communes comptent encore plus de décès que de naissances. Pour la paroisse de Chalamont, le déficit est alors de 131 individus, avec 529 naissances pour 660 décès.

Avec un tel déficit démographique, constant au moins depuis le milieu du xviie siècle et attesté par les quelques registres paroissiaux de cette époque parvenus jusqu’à nous, l’effectif de la population n’aurait pas pu se maintenir sans l’apport d’un solde migratoire positif. L’absence de recensements au xviiie siècle ne permet pas de mesurer correctement ce solde migratoire. Il peut toutefois être évalué avec précision pour le siècle suivant[6] (tableau 2).

Tableau 2

Solde naturel, accroissement total et solde migratoire, Saint-Trivier, 1820-1841

Solde naturel, accroissement total et solde migratoire, Saint-Trivier, 1820-1841

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La population de Saint-Trivier passe de 1 422 habitants en 1821 à 1 620 en 1841, soit un gain de 198 individus. Dans le même temps, on enregistre 1 109 naissances pour 1 335 décès. On peut en déduire que le solde migratoire est de l’ordre de 424 individus au cours de cette période. Non seulement l’immigration compense le déficit du mouvement naturel et le courant d’émigration qui peut exister, mais de plus elle autorise une certaine croissance de la population de la commune. À une vingtaine de kilomètres de Saint-Trivier, dans la vallée de la Saône, Thoissey, Mogneneins et Saint-Didier connaissent au contraire un excédent naturel et une migration nette négative. Il s’agit donc, à quelques dizaines de kilomètres de distance, d’un système démographique opposé.

L’étude des lieux de naissance des individus décédés, information systématiquement indiquée dans les actes de décès, permet d’analyser l’importance de l’immigration à Saint-Trivier. Ainsi, parmi les individus décédés dans cette commune à un âge égal ou supérieur à dix ans, un tiers seulement (33,2 %) étaient nés sur place. La majorité des défunts (53,2 %) provenaient d’autres communes du département de l’Ain, et notamment des régions de Bresse et du Bugey qui connaissaient toutes deux un mouvement naturel positif. S’ajoutent à ceux-ci des individus qui proviennent du département voisin qu’est le Rhône (8,0 %), et notamment de la région du Beaujolais située juste de l’autre côté de la Saône. Enfin, quelques défunts provenaient d’autres régions de France (5,1 %), et très peu de pays étrangers (0,5 %). La Dombes, et en particulier la région des étangs, apparaît ainsi comme une province en déficit naturel constant, offrant des opportunités pour des migrants à la recherche d’un travail. Comme nous l’avons vu, la terre appartient pour l’essentiel à des riches bourgeois résidant dans les villes de la région, ainsi qu’à quelques nobles. Ces propriétaires, souvent secondés par des intendants, sont en permanence à la recherche de domestiques de culture et de métayers pour mettre en valeur leurs terres. Dès qu’un métayer ou un domestique agricole décède, il est aussitôt remplacé par un nouvel arrivant qui trouve ici une opportunité de travail.

Une mortalité élevée : parents et enfants

Le dépouillement systématique des registres paroissiaux et des registres d’état civil ainsi que la reconstitution des familles permettent de mesurer avec précision le niveau de la mortalité des enfants (tableau 3).

Tableau 3

Quotient de mortalité des enfants (en ‰) selon l’âge et survivants à 10 ans, Saint-Trivier

Quotient de mortalité des enfants (en ‰) selon l’âge et survivants à 10 ans, Saint-Trivier

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Le quotient de mortalité infantile (1q0) établi pour Saint-Trivier est nettement plus élevé que ceux calculés pour les mêmes périodes dans les autres régions françaises. Ils sont souvent compris, dans la seconde moitié du xviiie siècle, entre 200 et 250 ‰ (Bideau, Dupâquier et Gutierrez, 1988). De plus, le quotient de mortalité entre le premier et le cinquième anniversaire mesuré à Saint-Trivier est proche du quotient de mortalité infantile, voire supérieur pour la période 1770-1789. De tels niveaux de mortalité correspondent à la disparition précoce d’une proportion importante des enfants nés dans la commune. Seuls quatre enfants sur dix nés dans la première période présentée dans le tableau atteignent leur dixième anniversaire. La situation s’améliore un peu par la suite, mais, au cours des premières décennies du xixe siècle, le nombre de survivants à dix ans reste faible (458 ‰).

La mortalité des adultes est beaucoup plus difficile à mesurer, essentiellement en raison de l’importance de la mobilité géographique. En effet, les travailleurs agricoles, largement majoritaires dans la commune de Saint-Trivier, ne sont pas propriétaires des terres qu’ils exploitent. Le changement de bail, ou le décès de l’un ou l’autre des époux, engendrent des déplacements fréquents à l’intérieur de la Dombes des étangs et nécessitent toujours une main d’oeuvre nouvelle. Somme toute, la meilleure manière d’approcher l’intensité de la mortalité est l’examen de la durée des unions. La grande homogénéité sociale de la population ne permet pas de mesurer d’éventuelles différences de mortalité liées au statut des individus.

Tableau 4

Durée des unions formées à Saint-Trivier selon la période de mariage

Durée des unions formées à Saint-Trivier selon la période de mariage

Note : Par définition, ces mesures portent sur les couples stables, dont la date de mariage et la date de fin d’union sont toutes deux connues. Les éléments présentés reflètent donc les conditions de vie des couples ayant effectivement vécu à Saint-Trivier. On peut imaginer que les couples formés à Saint-Trivier mais ayant quitté la Dombes des étangs après leur mariage ont connu une longévité plus grande.

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Les résultats ne laissent aucun doute sur la très forte mortalité que connaissent les adultes mariés et vivant dans la commune de Saint-Trivier. Parmi les couples formés entre 1750 et 1789, près d’un sur trois (31 %) est rompu avant le cinquième anniversaire du mariage. La distribution des unions est très concentrée dans les durées faibles, les unions les plus nombreuses étant celles qui durent quatre ans et celles qui durent moins d’un an. En conséquence, la moitié des unions durent dix ans ou moins, et la durée moyenne s’établit à 11,4 ans. Rappelons que, dans la seconde moitié du xviiie siècle, la durée moyenne des unions était en France de l’ordre de 25 ans (Lebrun, 1988). Dans la paroisse de Thoissey, située dans le val de Saône, seulement 6 % des unions formées entre 1740 et 1789 durent moins de cinq ans (Bideau, 1980), contre 31 % à Saint-Trivier. Dans la petite ville de Meulan, ce sont 10 % des unions formées entre 1740 et 1789 qui sont rompues avant le cinquième anniversaire (Lachiver, 1969).

La situation s’améliore quelque peu par la suite, mais c’est encore plus du quart des unions formées à Saint-Trivier entre 1790 et 1839 (26,9 %) qui durent moins de cinq ans. Le mode de distribution principal passe même à moins d’un an et le mode secondaire à 1 an, signalant la fréquence élevée des ruptures très précoces des unions. La durée moyenne et la durée médiane des unions s’élèvent toutefois légèrement, mais restent bien inférieures à ce qui est observé ailleurs en France.

Ainsi, enfants et adultes sont durement frappés par la mortalité. Les deux faits ne sont pas totalement indépendants. Les ruptures précoces des mariages entraînent l’existence d’enfants orphelins. Or plusieurs études ont montré qu’il existait une certaine surmortalité des orphelins (Akerman, 1996 ; Beekink, Van Poppel et Liefbroer, 1999). Probablement cela explique-t-il pour partie la très forte mortalité des enfants observée à Saint-Trivier. Quoi qu’il en soit, une telle mortalité des adultes et des enfants est lourde de conséquences sur la constitution des familles et sur leur vie quotidienne.

Des familles brisées et de nombreux orphelins

De fait, on peut considérer qu’il existe une concurrence entre ces deux mortalités. D’une part, la mortalité des adultes et la rupture précoce des unions tendent à rendre orphelins de nombreux enfants. D’autre part, la forte mortalité des enfants tend à réduire le nombre des orphelins. On peut dire que les enfants sont confrontés à une alternative : soit décéder rapidement, soit, en cas de survie, courir un risque élevé de devenir orphelin. La question est de savoir quelle est la proportion d’enfants qui, nés et grandissant à Saint-Trivier, perdent l’un ou l’autre de leurs parents, voire les deux, et à quel âge cet événement survient. Pour cela, à partir des fiches de famille, a été établie une table de mortalité des enfants en même temps qu’une table d’« orphelinage » : pour chaque enfant vivant, on a regardé son âge lors du décès de son père, de sa mère ou des deux (tableaux 5 et 6).

Tableau 5

Proportion (en %) d’enfants orphelins selon l’âge et selon le sexe du parent décédé, Saint-Trivier, mariages formés entre 1750 et 1789

Proportion (en %) d’enfants orphelins selon l’âge et selon le sexe du parent décédé, Saint-Trivier, mariages formés entre 1750 et 1789

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Tableau 6

Proportion (en %) d’enfants orphelins selon l’âge et selon le sexe du parent décédé, Saint-Trivier, mariages formés entre 1800 et 1829

Proportion (en %) d’enfants orphelins selon l’âge et selon le sexe du parent décédé, Saint-Trivier, mariages formés entre 1800 et 1829

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Les enfants qui sont nés à Saint-Trivier et y demeurent pendant leur enfance deviennent dans leur grande majorité orphelins. Dès le cinquième anniversaire, un sur trois a perdu son père[7] et plus d’un sur cinq a perdu sa mère. Ces proportions ne font qu’augmenter avec l’âge, et lors du vingtième anniversaire les trois quarts des adolescents ont perdu leur père, plus de la moitié ont perdu leur mère, et 42 % ont perdu leurs deux parents.

En cohérence avec les observations qui ont été faites plus haut quant à la durée des unions, la proportion d’enfants perdant leur père ou leur mère est moins élevée au sein des unions formées entre 1800 et 1829. En général, la perte des parents survient un peu plus tard mais elle reste tout de même fréquente. Près d’un enfant sur trois atteignant son dixième anniversaire a perdu son père, et près d’un sur quatre a perdu sa mère. Au même âge, près d’un sur dix a déjà perdu ses deux parents.

Ces proportions sont tellement élevées qu’il a été jugé indispensable de procéder à un contrôle en utilisant une autre approche. Ainsi, on a examiné le statut vital des parents des hommes et des femmes âgés de 20 à 24 ans et se mariant pour la première fois entre 1800 et 1829[8]. Pour les jeunes célibataires qui accèdent au mariage, on a ainsi mesuré la proportion de ceux ayant perdu leur père, leur mère ou leurs deux parents. Or les résultats sont totalement concordants avec ceux établis ci-dessus : parmi ces jeunes adultes qui accèdent au mariage au début du xixe siècle, 55 % ont perdu leur père, 49 % ont perdu leur mère, et 33 % ont perdu leurs deux parents. Ce sont pratiquement les mêmes proportions que celles présentées dans le tableau ci-dessus pour les individus atteignant leur vingtième anniversaire[9].

La proportion d’enfants orphelins a rarement été établie dans le cadre des monographies de démographie historique. On dispose toutefois de quelques données, mais qui doivent être utilisées avec prudence car il n’existe pas de méthode standardisée pour cette mesure, chaque chercheur mettant au point sa propre méthode. Ces précautions prises, il semble que les proportions d’orphelins trouvées à Saint-Trivier sont largement supérieures à celles qui ont été établies pour d’autres paroisses. Elles sont significativement supérieures aux estimations faites pour la France du xviiie siècle, signalant que 13 % des jeunes atteignant l’âge de vingt ans avaient perdu leurs deux parents (Bourdelais, 1993 : 222-225). Au Québec ancien, environ un enfant sur deux perdait l’un ou l’autre de ses parents avant l’âge de l’émancipation (Denis, Desjardins et Légaré, 1997). Parmi les enfants nés entre 1840 et 1910 et ayant vécu dans la vallée de la Valserine[10], environ 10 % des enfants avaient perdu l’un ou l’autre de leurs parents à l’âge de dix ans, et environ 13 % à l’âge de treize ans (Bideau, Brunet et Foroni, 2000). Dans le petit village italien de Casaguildi, au cours de la première moitié du xixe siècle, près de 10 % des enfants âgés de dix ans avaient perdu leur père et autant leur mère, mais à peine 1 % étaient orphelins de père et de mère (Breschi et Manfredini, 2002 : 374). À Venise, à l’âge de dix ans, environ 13 % des enfants auraient perdu leur père et 9 % leur mère. Seulement 14 % des jeunes âgés de vingt ans auraient perdu leurs deux parents (Derosas, 2002 : 422-425).

Les familles vivant à Saint-Trivier sont ainsi souvent brisées de manière précoce. Il en résulte de nombreuses perturbations de la vie familiale : la présence de nombreux orphelins qui vient d’être mesurée, mais aussi celle de nombreux veufs et veuves peu âgés, dont beaucoup souhaitent se remarier, ou ont besoin de le faire en raison de la présence d’enfants en bas âge. Cela entraîne l’existence de ménages comportant des enfants issus de lits différents. De nombreux enfants vivent de fait avec un beau-père ou une belle-mère, ainsi qu’avec des demi-frères ou demi-soeurs. Cependant, ces familles « recomposées » sont souvent de dimension modeste : la brièveté des unions empêche l’existence de fratries larges.

Les archives de la Justice de Paix nous permettent de connaître la dimension des fratries, ou du moins le nombre d’enfants mineurs, lors du décès de l’un ou l’autre des parents (tableau 7).

Tableau 7

Distribution des fratries selon la dimension, enfants mineurs seulement, conseils de famille du canton de Saint-Trivier, 1810-1824

Distribution des fratries selon la dimension, enfants mineurs seulement, conseils de famille du canton de Saint-Trivier, 1810-1824

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Ainsi, la plupart des fratries d’orphelins sont de dimensions très modestes : plus d’une fois sur trois c’est un seul enfant mineur qui devient orphelin. Cela peut se comprendre par la brièveté de nombreuses unions combinée avec la forte mortalité des enfants. On doit cependant relever que près d’une fratrie sur cinq comporte au moins quatre enfants mineurs. Il s’agit là des enfants des couples ayant eu une longévité supérieure à la moyenne et ayant payé un tribut modéré à la forte mortalité ambiante. En moyenne, on compte 2,2 enfants orphelins mineurs par fratrie[11].

Baisse de la mortalité et renversement du système démographique

Ce régime démographique, attesté par les registres paroissiaux depuis le milieu du xviie siècle, existait probablement déjà auparavant, peut-être dès la construction des étangs par les moines au Moyen-Age. Si l’origine de ce système démographique ne peut pas être datée avec précision, sa fin par contre peut être déterminée grâce aux recensements de population et aux registres d’état civil disponibles pour le xixe siècle (tableau 8).

Tableau 8

Mouvement naturel, accroissement total et solde migratoire estimé, Saint-Trivier, 1820-1926

Mouvement naturel, accroissement total et solde migratoire estimé, Saint-Trivier, 1820-1926

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Jusqu’en 1841, le solde naturel reste négatif, alors que dans le même temps la population augmente. Cela implique un solde migratoire nettement positif. Tels sont les éléments que nous avons déjà perçus plus haut. Par contre, dans la période 1846-1866, le solde naturel devient positif. La population continue à croître, aidée par un solde migratoire qui demeure positif. À partir de 1866, le régime démographique devient cependant totalement opposé à ce qu’il était avant 1841 : le solde naturel est positif, mais la population commence à décroître, en raison d’un solde migratoire devenu négatif. Alors que la forte mortalité mesurée jusqu’au milieu du xixe siècle n’avait pas empêché une certaine croissance de la population, la baisse de la mortalité s’accompagne ensuite d’un courant d’émigration.

Il faut bien entendu s’interroger sur les raisons d’un tel renversement du régime démographique. À Saint-Trivier, comme dans de nombreuses régions françaises à cette époque, la lutte contre les maladies, et notamment les maladies infantiles, connaît des progrès. Les crises de subsistance et les crises épidémiques se réduisent considérablement. Sur le plan sanitaire, le phénomène majeur que connaît alors la Dombes est l’assèchement de nombreux étangs. La première volonté de réaliser un tel assèchement s’était manifestée dès la Révolution, notamment dans les Cahiers de Doléances. L’opposition des grands propriétaires fonciers n’avait cependant pas permis sa mise en oeuvre. Au milieu du xixe siècle, un projet général d’ouverture de routes et de voies ferrées ayant pour but de désenclaver la région a néanmoins rendu indispensable cet assèchement, souhaité par ailleurs par de nombreux médecins (Puvis, 1851). En une vingtaine d’années, environ un tiers des 20 000 hectares couverts par les étangs sont asséchés. Les assèchements concernent surtout les terres les plus insalubres, en particulier celles qui entourent de très près les habitations (Pommerol, 1913). Le processus d’assèchement se poursuit ensuite jusqu’à la fin du xixe siècle. À cela s’ajoutent une amélioration des conditions de vie de la population, notamment sur le plan alimentaire, et les progrès de l’hygiène. Par exemple, la qualité de l’eau consommée par les habitants s’améliore, et l’usage de boire l’eau des étangs ou des fossés se perd. Ainsi, au début du xxe siècle, on assiste à la construction de nouveaux étangs, mais ces derniers sont plus éloignés des villages, de profondeur plus importante et se révèlent sans danger pour la santé, puisque la mortalité continue à décliner.

Si l’inversion du solde naturel est ainsi explicable par des conditions environnementales locales, l’inversion du solde migratoire relève de raisons locales mais surtout générales. Localement, la baisse de la mortalité des adultes implique que les exploitations deviennent moins fréquemment vacantes, ce qui réduit l’appel de main d’oeuvre. De manière générale, de nombreuses communes rurales connaissent leur effectif de population le plus élevé avant les années 1870, car une partie des habitants décide ensuite de migrer vers les villes. Ce phénomène, largement répandu en France à cette époque et appelé « exode rural », est bien connu. Signalons que la proximité de la ville de Lyon (une cinquantaine de kilomètres) a renforcé l’attraction urbaine sur les habitants de la Dombes. Toujours est-il que Saint-Trivier, qui comptait 1 422 habitants en 1820 et 1 818 habitants en 1866, n’en compte plus que 1 582 en 1906. La petite province de Dombes n’a ainsi pas fait exception à ce mouvement d’émigration.

Conclusion

La société qui a été décrite ici est donc une société singulière, perturbée par une forte mortalité et une immigration constante. Elle illustre les conséquences d’un environnement défavorable, très localisé et ne concernant qu’une vingtaine ou une trentaine de paroisses de la Dombes des étangs. Des situations comparables peuvent se trouver dans d’autres régions d’étangs, par exemple en Sologne (Bouchard, 1972), en Languedoc (Molinier, 1968) ou dans les latifundia italiennes (Delille, 1985). La Sologne présente de fait de nombreuses caractéristiques communes avec la Dombes, notamment le fort niveau de mortalité et la possession de la terre par des propriétaires, nobles ou bourgeois, qui ne résident pas sur place. En Sologne comme en Dombes, l’insalubrité de l’environnement se double d’une grande pauvreté de la population. Il est difficile de mesurer, au sein de la forte mortalité observée dans ces deux régions, la part qui relève de maladies propres aux zones humides comme le paludisme et celle qui relève des conséquences de la pauvreté : mauvaise alimentation, travail précoce des enfants — notamment orphelins — placés en domesticité, mauvaise qualité de l’habitat et insuffisance du chauffage. Une étude récente sur la société solognote conclut que « le paludisme, et plus généralement l’exécrable situation sanitaire […] apparaît bien comme le triste fruit de la misère paysanne, elle-même produit d’un système social » (Sajaloli, 2010). Cette conclusion peut probablement s’appliquer à cette autre zone humide qu’est la Dombes, mais dans le cas de Saint-Trivier il faut également incriminer la mauvaise qualité des eaux bues par les habitants. De nombreux témoignages du xviiie et du xixe siècles attestent de l’habitude de consommer l’eau puisée dans les fossés et dans les étangs (Dubost, 1859). Quant à l’eau des puits, elle est souvent polluée. Ainsi, un employé de l’intendance rapporte en 1762 que « les eaux de puits de cette ville sont très rares en été, et surtout dans les sécheresses elles blanchissent, sont remplies de vers et donnent des maladies »[12]. Alors, est-il possible de déterminer les principales causes de décès dans la Dombes des étangs aux xviiie et xixe siècles ? On y mourait probablement des mêmes maladies que partout ailleurs à la même époque. Simplement, la survenue de ces maladies était facilitée, et leur gravité était amplifiée, par les mauvaises conditions sanitaires et la pauvreté généralisée de la population. Le paludisme n’a probablement pas beaucoup tué directement, mais en contribuant à affaiblir les organismes il a aggravé les conséquences des autres pathologies.

Malheureusement, les possibilités de comparaisons entre les observations faites à Saint-Trivier et celles issues des études portant sur la Sologne ou les marais languedociens sont limitées à l’approche globale de la mortalité. En effet, ces études ne reposent pas sur une reconstitution des familles et n’ont pas abordé la question de la durée des unions ou de la fréquence des orphelins dans leurs analyses.

Brièveté des unions, veuvage précoce, faible dimension des fratries, risque élevé de décéder dès les premières années de vie ou probabilité importante de devenir orphelin, telles sont les principales conséquences sur la vie des familles de la forte mortalité. Les familles brisées deviennent souvent des familles « recomposées » avec la cohabitation d’adultes et d’enfants qui ne sont pas tous reliés par un lien biologique[13].

Au-delà de la famille, c’est toute la population des communes partiellement couvertes d’étangs qui connaît un important brassage. Les terres libérées par le décès d’un exploitant sont rapidement occupées par un autre travailleur originaire d’une autre commune. Sans attache à la terre, les familles sont très mobiles, et il est rare de voir plusieurs générations se succéder sur une même exploitation, voire simplement dans la même commune. Les liens familiaux et les relations de voisinage s’en trouvent distendus, comme en témoigne la difficulté à réunir des parents pour constituer un conseil de famille (Brunet, 2011). L’environnement, les structures sociales et la mortalité qui en découle ont ainsi façonné une société particulière. L’assèchement des étangs à partir du milieu du xixe siècle, qui contribue au recul de la mortalité, lui fera perdre ces caractéristiques spécifiques.