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Au Maghreb, où l’enseignement supérieur constitue un domaine socialement et politiquement très sensible (Baduel, 2008), la création par l’Union européenne d’un espace commun promouvant la mobilité des savoirs et la libre circulation des compétences[1] a rapidement trouvé un accueil favorable et une extension possible. En Algérie, la demande sociale de formation se traduit par l’accroissement continu du nombre d’étudiants — 238 427 étudiants en gradation en 1995-1996, 721 833 en 2004-2005 (Haddab, 2007) — et nécessite de vastes réformes. Parallèlement, la possibilité de poursuivre ses études à l’étranger semble représenter une aspiration très largement partagée (Berkane, 2009), alors même que la mise en place des Centres pour Études en France (CEF) a inscrit cette mobilité dans une perspective sélective et gestionnaire (Mazzella, 2009 ; Weber, 2007). Pour ceux qui partent, une minorité au regard des aspirations que suscite la perspective du départ, cette expérience est vécue comme une période propice à la redéfinition du statut tant sur le plan personnel que sur le plan professionnel.

Si la dynamique des mobilités témoigne de la complexité des sociétés de départ, le cadre juridique et administratif des pays de destination détermine dans une large mesure ces flux en établissant les catégories à partir desquelles sont pensées les migrations[2]. La mobilité estudiantine n’échappe pas à cette approche limitative : les politiques dites de « maîtrise des flux migratoires » ont mis fin à l’arrivée massive, dans l’enseignement supérieur français, des étudiants originaires de pays en développement (Slama, 1999), tout en contribuant à promouvoir une conception de l’étudiant étranger qui témoigne de la suspicion du politique à l’égard de ce dernier. Susceptible de détourner le système une fois inscrit dans un établissement universitaire ou de s’installer dans la clandestinité, il présenterait un « risque migratoire » qu’il convient de prévenir. Ces évolutions qui fixent sur la figure de l’étudiant les motifs de la suspicion et de l’inquiétude s’intègrent-elles plus largement dans le vaste mouvement de développement d’une « culture de la peur » (Crépon, 2008) ? Toujours est-il qu’il en résulte une transformation du contrôle social qui fait peser sur le sujet lui-même le risque qu’il représente dans un monde de plus en plus perçu comme incertain (Delmas-Marty, 2010).

Dans ce contexte, qui se traduit par une réduction des effectifs de l’immigration[3], comment se positionnent les étudiants étrangers ? Quelles réponses ou stratégies vont-ils mettre en oeuvre pour faire face aux nouvelles contraintes et redonner du sens à leurs projets ?

Pour développer cette approche attentive à la saisie d’événements pris dans leurs interactions (Courgeau et Lelièvre, 1996), nous considérons la mobilité pour études comme un phénomène complexe et dynamique intégré dans un système de relations et d’échanges entre les aires de départ et d’accueil. Étant donné que cette mobilité estudiantine s’est considérablement transformée depuis 30 ans, nous tentons à partir des résultats d’un corpus constitué d’une vingtaine d’entretiens approfondis menés auprès d’étudiants algériens inscrits dans les universités de l’académie d’Aix-Marseille[4] de reconstituer certaines dynamiques migratoires et de nous interroger plus largement sur les effets des contraintes juridiques, économiques et administratives pesant sur le déroulement de leurs parcours. Dans un premier temps, nous resituons le projet de poursuite d’études à la croisée d’attentes multiples qui jouent comme conditions de réalisation. Nous examinons ensuite la façon dont l’expérience vécue par ces étudiants contribue à générer un sentiment d’appartenance à une minorité ayant en partage une même expérience sociale de l’émigration, avant de présenter dans un dernier temps les rapports différenciés qui émergent à l’égard du pays d’origine et du pays d’installation. Au final, nous souhaitons montrer combien les épreuves vécues s’accompagnent d’une transformation du sens donné à la migration, faisant de la mobilité estudiantine un révélateur de demande de reconnaissance politique.

Un projet estudiantin sous contraintes

En Algérie, l’augmentation du nombre d’étudiants et de diplômés s’est accompagnée d’une diminution relative du nombre d’emplois offerts sur le marché du travail (Haddab, 2007). Face à cette réalité, les candidats au départ se recrutent principalement dans les groupes sociaux issus de politiques de scolarisation de masse. Le départ pour raison d’études apparaît pour certains comme une option — voire la solution — permettant d’augmenter les chances d’insertion professionnelle et de mobilité sociale[5].

La création en 2005 des CEF a certes facilité les démarches nécessaires à l’obtention d’un visa. Mais, en regroupant tous les services dans un même lieu[6], ces centres ont aussi généré un certain nombre de problèmes qui se sont très vite traduits par une diminution sensible du nombre de visas accordés aux étudiants algériens. Parmi les éléments explicatifs de cette diminution, on notera le coût élevé de la procédure (Stadler et Brovia, 2007) ; on relèvera également le caractère flou des critères de sélection des candidatures mis en oeuvre par des personnes davantage sensibilisées aux risques de fraude qu’à l’intérêt du projet d’étude des étudiants pourtant dûment détaillé (Spire, 2009). Lors de la phase précédant le départ, ces derniers sont en effet soumis à une procédure très stricte : ils doivent décrire leurs parcours scolaire, universitaire, professionnel le cas échéant, produire des attestations et justifier du bien-fondé de leur démarche, conditions nécessaires mais non suffisantes à l’obtention d’un visa car la décision finale revient en dernière instance aux agents consulaires[7]. Tout se passe en effet comme si désormais, les candidats au départ étaient moins considérés comme des « migrants » dont la durée de séjour est basée sur le temps des études que comme des « étrangers », ce type social que Simmel (1999) a décrit comme étant « celui qui vient aujourd’hui et qui reste demain ». Toutefois, si pour ce dernier cette caractéristique est positive du fait de la place particulière qu’occupe l’étranger dans le groupe, elle est celle qui, au niveau des agents consulaires, justifie des pratiques sélectives dans le choix des postulants au départ.

Si la France reste bien le premier pays de destination des étudiants algériens devant le Canada et le Royaume-Uni — elle accueille 86 % des effectifs en mobilité (Agence CampusFrance, 2011a) —, les étudiants algériens constituent désormais le troisième groupe d’étudiants étrangers derrière les Marocains et les Chinois. À la différence des précédentes générations d’étudiants, ce vaste ensemble générationnel que constitue le groupe des étudiants étrangers expérimente des exigences bureaucratiques nouvelles qui pèsent sur les parcours et les projets migratoires et inscrivent le séjour estudiantin dans une temporalité administrative différente de la temporalité pour études, laquelle se redéfinit au cours du séjour[8]. Pourtant, si l’on peut parler d’« ensemble générationnel » du fait de leur « situation analogue dans l’espace social » et de leur situation spécifique au regard des critères administratifs et institutionnels, cela n’implique pas que ces étudiants forment un groupe social homogène. Comme le souligne Mannheim (2011 : 87), « les groupes, qui à l’intérieur d’un ensemble générationnel s’approprient différemment ces expériences, constituent différentes “unités de génération” dans le cadre du même ensemble générationnel ». Ici, les expériences différenciées vécues au sein d’un ensemble générationnel révèlent l’importance de la variable de la nationalité comme puissant activateur de sentiment d’appartenance au regard des expériences « discrètes » mais significatives vécues par les étudiants algériens.

Avant de voir dans quelles mesures les expériences agissent comme révélatrices d’« unités générationnelles » au sein du groupe des étudiants étrangers, il nous faut resituer les trajectoires individuelles dans leur interaction la plus immédiate avec la famille et plus largement le groupe des proches pour comprendre comment se forme le projet migratoire des candidats au départ.

La trame des négociations familiales : le retour, un enjeu ?

Qui sont-ils, ceux qui réussissent à franchir les différents obstacles administratifs préalables à l’obtention de leur visa ? À l’exception de quelques-uns qui vont bénéficier d’un programme d’aide à la mobilité internationale[9], la plupart doivent financer eux-mêmes leur séjour. Dans un contexte où, avant même le départ, la période consacrée à la préparation du projet est soumise à l’incertitude quant à l’obtention du précieux sésame, l’engagement dans ce type de démarche ne peut s’effectuer que sur le mode d’un « projet planifié » (Garneau, 2008). Face à ce qui s’apparente à un véritable parcours du combattant, l’appui de l’entourage s’avère donc une condition indispensable à la réalisation du projet.

Les formes que peut prendre cet appui varient et ne sont pas acquises selon les familles. Elles diffèrent selon que le candidat au départ est un étudiant ou une étudiante : l’autonomie et l’indépendance que procure la perspective d’avoir un travail rémunéré après les études sont des objectifs formulés par la mère, qui verra ainsi pour sa fille un avenir plus favorable. Celle-ci sera donc encline à favoriser la mobilité pour études de la jeune fille. Les débouchés économiques et la réussite sociale du fils — éléments constitutifs du projet migratoire sans lesquels il ne se justifierait pas — seront généralement davantage valorisés par le père. Les entretiens menés montrent cependant que l’initiative revient à l’étudiant. Rares sont les parents qui, spontanément, incitent leurs enfants à partir dans le cadre de leurs études. En effet, si l’absence fait désormais place à des possibilités de coprésence par le biais d’Internet, le projet ne suscite pas d’emblée l’adhésion alors même que le soutien parental apparaît décisif dans sa réalisation. Témoignant de la spécificité de la migration estudiantine, les transactions et négociations se font autour du retour au pays d’origine comme condition du départ (De Gourcy, 2009). En effet, jusque dans les années 1970, les migrants dits économiques partaient durablement, s’investissaient dans le secteur économique secondaire et ne retournaient au pays qu’au moment du passage à la retraite (Sayad, 1999). Pour la génération actuelle d’étudiants, il s’agit moins de travailler dans le pays d’accueil qu’en Algérie, pays dont les ressources multiples augurent de fortes potentialités de développement. Le retour à l’issue des études trouve également sa justification dans le fait de rendre maîtrisable l’incertitude inhérente au déroulement du projet. Inscrit comme horizon temporel du séjour, il revêt une importance sociale et symbolique et apparaît comme un seuil censé organiser sur un double plan, spatial — le pays d’origine — et temporel, l’entrée du jeune dans la vie adulte.

Si la lourdeur des démarches qu’il a fallu mettre en oeuvre a comme effet indirect de transformer la migration pour études en signe d’élection sociale, le projet estudiantin représente l’aboutissement d’un ensemble de décisions qui se situent à l’entrecroisement de différentes logiques : individuelle et familiale, administrative et universitaire. C’est de cet entrecroisement qu’émergeront progressivement, comme nous le verrons, les conditions d’une démarche collective fondée sur le sentiment d’appartenance à une « nouvelle » génération d’étudiants « étrangers ». Pour les membres de cette génération issue des politiques de scolarisation de masse, le rapport au pays d’origine et au pays d’accueil est en effet très différent de leurs prédécesseurs partis effectuer leurs études après l’Indépendance (Geisser, 2000).

Le séjour pour étude en France : le choix mis à l’épreuve

Même si les difficultés d’obtention du visa confèrent à la migration estudiantine un caractère distinctif, celle-ci n’est pas vécue comme une migration exceptionnelle : les nombreuses figures de référence de la mobilité pour études (Ferté et Barrera, 2010) ainsi que les parcours de formation des élites à l’étranger avant et après les indépendances l’inscrivent dans un horizon des possibles. Elle n’en demeure pas moins une expérience unique, singulière, irréductible au séjour estudiantin. Pourtant, cette expérience que vit l’étudiant une fois arrivé en France va très rapidement donner lieu à une réorientation du projet. Ce changement n’est pas seulement le fait d’individus isolés, il s’agrège plus largement à un vaste mouvement de transformation des objectifs initiaux qui fait suite aux conditions vécues dans le pays d’installation. Les faits qui participent de cette redéfinition du projet dans un pays tel que la France caractérisent la mobilité estudiantine algérienne au point d’en faire une forme spécifique de mobilité.

Si toute migration est aussi une aventure comportant une part d’imprévu, les difficultés pour ces étudiants algériens se manifestent dès l’arrivée dans le pays. Elles tiennent au fait que la connaissance familière qu’ils avaient du pays d’accueil ne les prépare pas toujours à affronter la réalité de la vie sur place. Alors même qu’ils pensaient maîtriser les codes du pays et s’identifiaient aux idéaux républicains, la familiarité induite par les médias et les informations relatives au pays d’accueil recueillies dans le cadre de discussions entre proches s’avèrent être un leurre qui se révèle progressivement à travers le caractère incertain de la démarche. Comme bien d’autres étudiant(e)s, Hanane, âgée de 28 ans, étudiante en master d’urbanisme et aménagement en témoigne :

On ne m’avait pas parlé de ces difficultés et je sais pas si c’est de l’inconscience de ma part ou si c’est que je me suis fait une idée par rapport à leur encouragement, par rapport à ce qu’on m’avait dit que la vie ici en France, c’est facile, il y a plus de liberté, il y a plus de… Tu vas faire de bonnes études. Tu vas voir ceci, cela. Mais j’avais pas une idée sur le côté financier, les difficultés financières.

Les données disponibles sur le sujet soulignent que le coût des études et plus généralement le coût de la vie en France constituent les principaux points négatifs du séjour pour les étudiants maghrébins (36 % ne sont pas satisfaits), ce qui est vu comme générateur de difficultés d’intégration (Agence CampusFrance, 2011a). Pourtant, si les difficultés financières ne sont pas propres aux étudiants nationaux et étrangers, ce qui est spécifique aux étudiants algériens en France, ce sont les conditions d’obtention d’un travail rémunéré. De fait, à la différence des autres étudiants étrangers, ces derniers doivent solliciter une autorisation provisoire de travail en plus de leur certificat de résident afin de pouvoir exercer une activité salariée dans la limite d’une durée annuelle de travail de 50 % d’un temps plein contre 60 % pour les étudiants titulaires d’une autre nationalité (Office français de l’immigration et de l’intégration [OFII] et Secrétariat général à l’immigration et à l’intégration [SGII], [2012]). Une telle situation est vécue comme une discrimination par certains des étudiants rencontrés, qui ont besoin autant que d’autres de financer leur séjour en France.

Cette législation qui distingue les étudiants algériens de l’ensemble des étudiants étrangers illustre un type de contrainte qui pèse sur la poursuite des études une fois installés dans le pays d’accueil, si bien que face à la nécessité de multiplier des sources de rémunération, formelles et informelles, peu compatibles avec les exigences du travail universitaire, ils risquent de devenir de « faux étudiants » alimentant ainsi les risques de suspicion qui influencent les représentations de l’« étudiant étranger » —rappelons que cette figure de l’étudiant est celle que les agents consulaires en place dans les CEF ont, dans le cadre de l’objectif de maîtrise des flux migratoires, pour but de repérer. À ces contraintes peuvent s’ajouter d’autres faits qui les confortent dans le sentiment d’occuper une position d’exception parmi les étudiants étrangers. Ici, la temporalité historique liée à la présence algérienne en France imprime sa marque sur la temporalité biographique. Lorsque ces étudiants ont des membres de leur famille qui ont connu l’émigration, la connaissance qu’ils ont de cette expérience vécue par les aïeux leur permet de mettre en perspective leur propre séjour. Dans cette actualisation du passé se reconstituent progressivement les « non-dits » de la migration (Sayad, 1999), les silences à partir desquels ces émigrés, partis travailler comme main d’oeuvre dans les usines en France, (re)composaient auprès de leurs proches, lors de leurs retours au pays, le récit de ce qu’ils vivaient. Cette connaissance par expérience s’élabore progressivement à partir de situations perçues comme révélatrices des relations à l’égard de l’étranger ou de celui qui apparaissant comme tel est amené à connaître les frontières intérieures de la société d’accueil. Sortant du cadre typique[10] (Schütz, 1987) dans lequel elles devaient se dérouler, ces situations mettent sur la voie de ce que d’autres, en pareilles circonstances, ont dû vivre. La mémoire constitue alors le fil conducteur, la médiation permettant de retrouver ce que l’on n’a soi-même pas vécu mais qui a pu donner une tonalité d’ensemble aux faits racontés. Par cette mise en perspective grâce à la mémoire collective, la migration pour études permet tout à la fois de mesurer l’écart qui sépare la condition de l’émigré de celle de l’étudiant étranger, tout en relativisant le poids des études et des diplômes obtenus dans la production du statut et des formes de reconnaissance qui lui sont liées. Ainsi Farida (célibataire, 26 ans, master en économie) compare ce qu’elle connaissait de l’expérience vécue par son grand-père, elle-même caractéristique de l’expérience vécue par d’autres membres immigrés en France, avec sa propre expérience :

Des fois on voit des choses qui nous mettent hors de nous. Après, je me dis : « Ah, alors mon grand-père il a vécu ça ». Je suis vraiment choquée par la chose. Si je vois certaines discriminations, ou un regard mal perçu comme ça, ou on refoule les gens même dans une caisse, j’observe, je dis rien. Je ne fais qu’observer. Je me dis alors les gens d’avant qui n’arrivaient même pas à s’exprimer comment ils faisaient quand ils ont vécu des injustices, mais…. C’est un sacrifice qu’ils ont fait pour leur famille parce qu’avant on ne venait pas pour le plaisir en France. C’était une nécessité. C’était une honte pour un homme de partir d’Algérie pour la France pour travailler parce que ça veut dire qu’il a faim. Et là-bas on a une certaine fierté. On ne le montre pas beaucoup.

Quand les pesanteurs d’un passé qui semblait révolu se réactualisent dans l’expérience vécue, il s’opère un retournement significatif du rapport qu’entretient l’étudiant au pays d’origine et au pays d’installation. L’image de la France idéalisée par les mensonges de l’émigration ou sublimée par les récits de ceux déjà partis est confrontée, après le départ, à la représentation de l’Algérie en France. Ces étudiants dont le quotidien est pourtant très différent de celui qu’avaient pu vivre les aïeux immigrés sont rattachés à eux par le sentiment d’appartenance à une même origine et par ce qu’elle génère dans le pays d’accueil : le renvoi à la condition de l’étranger. De telles situations ne contribuent pas seulement à différencier les étudiants algériens et à introduire de la diversité au niveau des unités générationnelles, elles concourent plus largement à fabriquer un sentiment d’appartenance à une minorité ayant en partage une même expérience sociale de l’émigration.

Redéfinir le projet d’études : partir ou rester ?

Dans quelle mesure cette expérience de l’émigration en France — expérience partagée par la plupart des étudiants algériens — agit-elle sur leur « projet migratoire » ? Pour tous les étudiants rencontrés, la redéfinition du projet se pose bien avant la fin du cycle d’études qui les a conduits en France car, comme le souligne Emmanuel Ma Mung, le « projet migratoire est sans cesse alimenté par l’acte migratoire » (Ma Mung, 2009). Bien souvent, les difficultés financières, matérielles, les conditions d’accueil rencontrées dans le pays d’accueil ainsi que l’absence de considération constituent une grille de lecture qui module le projet migratoire initialement défini : le changement de projet apparaît donc arrimé à des situations précises vécues de façon individuelle mais qui concernent plus largement le groupe des étudiants algériens.

Dans cette perspective, les difficultés rencontrées par ces jeunes adultes lors de la recherche en France d’un stage ou d’une activité professionnelle correspondant à leur niveau de qualification ou encore le rappel « bruyant » de leur condition d’étranger lors du renouvellement de leur visa[11] peuvent être perçues comme autant de formes de limitation d’un « droit à être inclus[12] » (Bernstein, 2007). Tel un révélateur, le rappel des origines souligne abruptement combien la condition d’étranger[13] prime sur les diplômes obtenus et les compétences acquises.

Le durcissement des politiques migratoires à l’égard de l’étudiant étranger constitue également un des déclencheurs des modulations du projet et des réorientations du parcours migratoire. Pourtant, si cette réorientation peut être analysée comme une réponse possible aux difficultés rencontrées en France, elle peut aussi être vue comme exprimant une forme de mobilisation s’inscrivant dans une quête politique de reconnaissance (Wieviorka, 2010 ; Wihtol de Wenden, 2010). À la différence des précédentes générations de migrants mobilisées autour de droits économiques, ces étudiants posent la question des droits politiques comme condition d’installation dans un pays donné.

Ainsi, alors même que la limitation des attentes sur le plan personnel et sur le plan professionnel avait fourni, en Algérie, le terreau nécessaire à la formulation de projets alternatifs, la déception de ne pas trouver les conditions favorables à la réussite du séjour pour études succède à la satisfaction liée à l’obtention du visa et à la possibilité de poursuite d’études à l’étranger. Chez les étudiants rencontrés, la défection l’emporte sur la prise de parole (Hirschman, 1970) : elle se manifeste par une prise de position à l’égard d’un pays qui ne permet l’ouverture de l’« horizon d’attente » (Koselleck, 1990) ni sur le plan professionnel ni sur le plan personnel. De ces attentes déçues résulte bien souvent un report d’attentes envers le pays d’origine quant aux opportunités qu’il peut offrir aux diplômés, mais aussi la volonté de poursuivre ailleurs l’aventure migratoire, dans d’autres pays. La reconnaissance spécifique du diplôme dans l’accès à l’emploi constitue dans cette perspective un des principaux critères permettant d’évaluer la faisabilité de nouveaux projets.

Pour ces étudiants algériens, le diplôme obtenu apparaît en effet comme un nouveau seuil : il clôt tout à la fois un parcours de mobilité géographique et sociale et ouvre une nouvelle séquence migratoire. Ceux qui optent pour l’hypothèse du retour en Algérie et ceux plus nombreux qui souhaitent s’installer à l’étranger attendent du diplôme obtenu que la valeur « distinctive » et sociale qu’il confère s’accompagne d’une certaine considération. La (re)définition du projet apparaît ainsi comme un moment décisif, non seulement parce qu’elle implique des décisions qui ne correspondent pas forcément aux attentes initiales notamment parentales, mais parce qu’elle signifie un changement dans la façon dont ces jeunes adultes « légitiment » leur projet et font « entendre leurs voix » [14].

Un nouveau départ : quand la mobilisation est aussi une forme de démobilisation

Pour les étudiants se préparant à rentrer, la valorisation du pays d’origine inclut des attentes à l’égard de ce que le pays peut désormais procurer sur la base d’un niveau de qualification supérieur à celui que ces jeunes gens avaient avant le départ. Satisfaisant en première lecture aux attentes des autorités françaises et aux aspirations familiales, ce retour manifeste cependant moins une allégeance familiale que la volonté de s’affirmer comme individu à part entière. Revenir s’installer au pays suppose ainsi non pas de retrouver un état passé dont rendrait compte un rapport nostalgique au pays natal, mais de recréer une atmosphère et une ambiance perçues comme favorables, reconstituer un entourage de personnes proches. C’est à cette condition que le retour est vécu comme possible. Pour Rim (29 ans, célibataire) qui termine une recherche doctorale, la certitude l’emporte sur toute autre considération. Vécu comme un jalon, le retour est censé marquer une nouvelle étape dans son parcours. Ce qui peut apparaître ici comme une forme de loyauté (Hirschman, 1970) à l’égard du pays d’origine — revenir après l’avoir quitté — témoigne aussi d’un report d’attentes envers ce dernier de ce que le pays d’installation n’a pas su ou pu apporter :

Tu le sens que t’as pas fait des études pour rien. T’as pas fait d’études… t’as pas… tu dois vraiment trouver ta place là-bas parce que comme c’est ton pays, donc ce pays doit faire quelque chose pour toi. Moi j’attends pas que la France elle me donne quelque chose. C’est pas mon pays la France. Elle doit donner aux Français. Tandis que l’Algérie, si. L’Algérie, elle doit quelque chose à ses enfants.

Pour les étudiants souhaitant poursuivre l’aventure migratoire, le mérite comme forme d’évaluation du travail auquel ils peuvent prétendre, selon le niveau et le type de qualification du diplôme, constitue le critère à partir duquel s’évaluent, dans les récits auxquels ils ont accès, les possibilités de s’établir encore ailleurs. Considérant qu’ils n’ont de place ni dans leur pays d’origine — même diplômés, ils estiment qu’ils ne pourront trouver de travail — ni dans le pays d’accueil, ils « déplacent » leurs attentes en investissant d’autres horizons géographiques. Le travail de décentrement des perspectives rendu possible par la rencontre/confrontation quasi quotidienne de ces jeunes adultes avec d’autres mondes sociaux s’accompagne ici d’un double processus : d’un côté, on assiste à la progressive déconstruction de cet ailleurs mythifié qu’avait pu représenter la France et, de l’autre, à l’élargissement du « volume mental » (Mauss, 1999) à partir des qualités d’hospitalité dont sont investis les pays — principalement le Québec — considérés comme de possibles espaces de (re)déploiement. Dans ce travail de décentrement, les épreuves vécues dans le pays d’accueil — difficulté à trouver un stage, tensions entre étudiants, discriminations ressenties comme telles, etc. — deviennent des révélateurs de la difficulté à poursuivre, au-delà des études, le séjour dans le pays d’accueil. Si le Québec apparaît comme la destination principale des chemins de l’exil (Hachimi Alaoui, 2007), c’est aussi paradoxalement parce que ces jeunes adultes n’ignorent pas les difficultés qu’ils vont rencontrer. Nombreux sont les témoignages qui les ont confortés dans l’idée qu’ils connaîtront une période probatoire avant de se faire une place[15]. Le mérite comme critère de reconnaissance du diplôme obtenu et de la considération qui lui est liée mettra fin aux épreuves, ainsi que l’exprime Farida :

Cette hypocrisie chez les jeunes qui sont partis de chez nous au Québec, je trouve qu’elle n’y est pas, parce qu’on te dit : « Au début, on galère. Au début, diplômé ou pas, docteur d’État ou je ne sais quoi, si tu es obligée de travailler dans une boucherie, dans une boulangerie, de faire des petits boulots, tu le fais. C’est une preuve de bonne volonté. Après ne t’inquiète pas.

À rebours de l’expérience de leurs aïeux venus en France comme travailleurs immigrés, ces jeunes gens espèrent obtenir par leurs diplômes une reconnaissance que ces derniers n’ont pas réussi à recevoir par leur travail. Signe des manifestations tangibles de ces récits sur les conduites des acteurs, la réorientation des projets tient compte de ce critère ultime d’appréciation : « Y a pas de discrimination, déclarera encore Farida sur la base de témoignages d’Algériens partis au Québec. Ça m’a fait énormément plaisir. Savoir que tous sont égaux. Il n’y a que les capacités qui comptent. Je demande que ça. »

Tel un recommencement, le nouveau départ qui s’ensuit vient parachever sur le plan géographique un parcours de mobilité sociale dont le séjour en France n’a finalement constitué qu’une étape, nécessaire, mais non suffisante. À la différence du « Grand Tour » intégré dans un dispositif éducatif (Wagner, 2007), le parcours de ces jeunes gens se constitue progressivement sur la base des situations vécues dans le pays d’accueil et de ce qu’ils anticipent dans d’autres pays. Aussi, ce nouveau départ représente, avant même sa mise en oeuvre, l’aboutissement ultime d’un parcours semé d’obstacles et d’épreuves en tous genres. Après des sacrifices consentis, l’évaluation en termes de mérite acquiert toute sa pertinence. Mériter en effet sous-entend implicitement que tout le monde ne peut faire l’expérience de se déplacer vers ces ailleurs convoités à l’issue d’un parcours universitaire de haut niveau et qu’eux-mêmes ont dû surmonter des épreuves pour y parvenir.

Mentionnons enfin le cas des étudiants dont le rapport au pays d’origine s’exprime sous la forme d’une « double appartenance ». C’est sans doute ici, dans ce double rapport générateur d’un entre-deux, que s’alimente la suspicion du politique à l’égard du « faux » étudiant susceptible de s’installer dans la clandestinité. Cette conception rencontre les préoccupations parentales pour qui l’absence prolongée — au-delà de la durée d’études initialement prévue — est souvent perçue comme le signe annonciateur de changements plus profonds. Ce rapport au pays d’origine consacre en effet la rupture désormais établie avec une conception du séjour pour études comme un espace et un temps de transition entre le moment de la jeunesse et l’état adulte. Les attaches constituées dans le pays d’accueil et la familiarisation avec d’autres mondes que celui des études organisent progressivement le passage d’un état à un autre sans que l’économie symbolique de la migration — partir puis revenir ou partir encore ailleurs — n’ait pu être pleinement accomplie[16]. Il en résulte un temps de latence que consacre cette mise à l’écart par rapport au pays d’origine — devenant « étranger » au regard du proche et du familier — et par rapport à la société d’accueil — devenant « proche » tout en restant « étranger ». De cette tension émerge la part d’altérité nécessaire à la constitution d’un sujet autonome. Chaque année supplémentaire passée dans le pays d’accueil témoigne en effet d’une émancipation par rapport aux attentes familiales, de la « volonté de réussir sa singularité » (Martuccelli, 2010) et de parvenir à l’assumer comme telle.

Conclusion

Les rapports différenciés au pays d’origine qu’expriment ces étudiants algériens doivent bien sûr être rapportés à un niveau d’analyse plus général relatif aux liens historiques entre la France et l’Algérie pour mesurer l’importance que peut avoir pour les familles le retour dans le pays d’origine. À l’heure où les pays bordant la Méditerranée sont engagés dans le processus de Barcelone fondé sur la construction d’un espace de paix et de prospérité partagée conforté depuis par l’Union pour la Méditerranée, de nouvelles frontières intérieures et extérieures se dressent progressivement. Dans un contexte qui tend à passer d’une immigration « choisie » à une immigration « zéro » marquée par le renforcement des mesures de contrôle, la suspicion du politique à l’égard des « faux » ou des « mauvais » étudiants suspectés de vouloir rester en France à l’issue de leurs études pèse ainsi sur la structuration des parcours et leur redéfinition tant sur le plan universitaire que sur le plan géographique et les incite à opter pour le Québec comme solution alternative. Dans cette perspective, le « risque migratoire » est moins à rechercher du côté des étudiants eux-mêmes que du côté des contraintes juridiques et administratives du pays d’accueil lesquelles contribuent à façonner une expérience de la mobilité pour études très éloignée de celle qu’avaient imaginée ces étudiants.

Face à ces difficultés et contraintes, certains parviennent à élaborer des stratégies leur permettant d’échapper ou de contourner ces catégories administratives. Pour d’autres, le risque de « captivité » est manifeste. Il procède de l’impossibilité à pouvoir rentrer dans le pays d’origine sans l’obtention des diplômes voulus et de la nécessité d’exercer plusieurs petits boulots au détriment des études. Les plus exposés au non-retour ne sont donc plus seulement les étudiants les plus avancés dans le cursus universitaire (Ennafaa et Paivandi, 2008) mais ceux qui sont contraints de cumuler différentes sources rémunératrices pour faire face aux exigences administratives et financer leur séjour en France. Si cette génération de jeunes diplômés reste cependant « discrète » dans sa quête de reconnaissance ici et là-bas, il n’en demeure pas moins que celle-ci constitue un activateur de revendications nouvelles. Celles-ci permettront-elles d’engager une réflexion nouvelle sur le rôle de l’étranger et son apport dans la construction d’une société ouverte et plurielle ?