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Introduction

Pourquoi le baby-boom nécessite-t-il une approche renouvelée ?

Le baby-boom a surpris les scientifiques et les dirigeants qui en furent les contemporains. Il fut la seule interruption significative du déclin de la fécondité dans les pays occidentaux. Il a été à l’origine de générations auxquelles on attribue volontiers une identité collective (les « baby-boomers ») et une transformation profonde des valeurs et modes de vie, notamment celles associées à la « deuxième transition démographique ». L’avancée en âge de ces générations a profondément marqué la pyramide des âges des populations, alors même que les enfants conçus à cette époque sont en train de passer à la retraite. Si dans les croyances populaires, les causes de ce rebond des naissances sont encore bien souvent associées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, force est de constater qu’une littérature abondante, essentiellement démographique et économique, n’a débouché sur aucune conclusion qui fasse consensus. Qui plus est, la recherche s’est largement fondée sur des analyses se situant au niveau macro, avec une concentration sur les États-Unis.

Pour dépasser cette impasse, nous sommes partis d’un constat : en raison même de son étendue et de son ampleur, l’hétérogénéité que le baby-boom a pu revêtir n’a été que peu étudiée et le questionnement, pourtant classique en démographie, des différentiels de fécondité a été négligé pour cette période (Van Bavel et Reher, 2013). Le caractère exceptionnel que revêt ce phénomène a en effet concouru à en construire une représentation dépourvue de nuances et la recherche demeure lacunaire au sujet des mécanismes socioculturels et socioéconomiques qui en ont entouré la genèse. Plusieurs études récentes ont cependant eu pour ambition d’affiner la compréhension des transformations qui ont accompagné le baby-boom dans différents contextes nationaux en mettant notamment l’emphase sur les individus, actrices et acteurs de cette période. Ce renouvellement de la recherche sur le baby-boom s’est déployé selon deux perspectives méthodologiques.

En premier lieu, une série de travaux adoptant une approche qualitative directe (par des entretiens) et indirecte (au travers de sources secondaires) s’est attelée à dégager les valeurs et normes sociales entourant la nuptialité, la fécondité et la vie familiale dans le contexte de l’époque (Rusterholz, 2017 ; Bonvalet, 2015 ; Bonvalet et collab. 2011 ; De Luca Barrusse, 2014 ; Sánchez-Domínguez et Lundgren, 2015). Dans cette démarche, les motivations et idéaux personnels qui ont conduit les individus à adopter certains comportements reproductifs sont interrogés à la lumière des significations et des résonnances sociales et normatives qui pouvaient leur être attribuées et qui ont influencé les choix individuels. Parmi ces études, les répercussions des valeurs transmises au travers de différents canaux de socialisation durant la jeunesse des parents des baby-boomers, ainsi que des normes conjugales et parentales dominantes lors de leur transition à l’âge adulte, ont été particulièrement interrogées. Elles montrent que les prescriptions normatives au sujet de la vie familiale se sont répercutées de façon variée dans les trajectoires individuelles.

En second lieu, des apports quantitatifs se sont intéressés à déconstruire l’homogénéité supposée du baby-boom à la lumière du niveau de formation, puisqu’il s’agit d’une variable clé de différentiation sociale couramment utilisée dans les recherches sur les différentiels de fécondité. Les travaux menés dans cette perspective (Beaujouan et collab. 2016 ; Gauvreau et Laplante, 2016a, 2016b ; Reher et Requena, 2014, 2015 ; Van Bavel, 2014 ; Van Bavel et collab. 2015 ; Requena et Salazar, 2014 ; Sandström, 2014) montrent non seulement l’existence d’une diversité des comportements féconds, mais aussi que cette hétérogénéité sociale s’est transformée au cours du baby-boom. En effet, les cohortes successives de mères à l’origine du phénomène ont bénéficié d’une élévation progressive du niveau d’instruction qui a transformé la composition sociale de la population féminine et, dans une certaine mesure, ses opportunités de vie, en particulier professionnelles. Dans cette optique, la cohorte constitue une entité porteuse de changement social (Ryder, 1965) qui doit être considérée pour articuler biographies individuelles et histoire collective. Les auteurs de ces études quantitatives supposent à cet effet l’existence d’un affaiblissement générationnel des valeurs opposant les sphères familiales et professionnelles dans les parcours de vie féminins.

Dans le prolongement de ces renouvellements de la recherche centrés sur les mécanismes entourant la genèse du baby-boom, nous proposons une « approche biographique mixte » qui allie l’étude quantitative des différentiels sociaux et les démarches qualitatives évaluant les influences normatives, dans une perspective de parcours de vie (Duvoisin, sous presse).

L’approche biographique au croisement de la démographie et du parcours de vie

Au cours du 20e siècle, la démographie a connu plusieurs développements successifs, notamment en ce qui concerne ses postulats et ses outils analytiques. Si l’approche démographique classique est transversale, elle s’est enrichie après la Seconde Guerre mondiale de l’analyse longitudinale afin de pallier aux biais de mesures induits par les fluctuations conjoncturelles (Wunsch, 2001). Toutefois, l’approche longitudinale repose sur deux postulats qui imposent des limites contraignantes. Premièrement, le postulat d’indépendance suggère que les phénomènes étudiés (fécondité, nuptialité, mortalité et migration) soient traités isolément les uns des autres, à « l’état pur » (Courgeau et Lelièvre, 1989 : 2), sans considérer l’existence de potentielles interactions entre eux. Deuxièmement, le postulat d’homogénéité suppose que les membres des cohortes observées se comportent de façon identique et sans fluctuation temporelle vis-à-vis du phénomène étudié. Les outils démographiques, qu’ils soient transversaux et s’appuyant sur l’hypothèse d’une cohorte fictive, ou longitudinaux et observant une génération réelle, ne tiennent donc pas compte de l’histoire des individus qui constituent ces cohortes. Les caractéristiques individuelles sont dès lors mesurées à un moment donné et servent à constituer des groupes figés (Samuel, 2008).

Avec le développement des collectes de données rétrospectives et le perfectionnement des méthodes statistiques, ces limites ont pu être dépassées à partir des années 1980 (Samuel, 2008 ; Ritschard et Oris, 2005), sous l’impulsion d’un « changement de paradigme en démographie » (Courgeau et Lelièvre, 1996) en faveur de l’approche biographique : « Le paradigme, dans ce cas, peut être approché par l’hypothèse suivante : un individu parcourt, tout au long de sa vie, une trajectoire complexe, qui dépend, à un instant donné, de sa trajectoire antérieure et des informations qu’il a pu acquérir dans son passé » (Courgeau et Lelièvre, 1996 : 648). L’unité de l’analyse démographique se déplace alors de l’événement vers la biographie des individus et le niveau de l’analyse, du macro vers le micro (Samuel, 2008 ; Billari, 2006 ; Ritschard et Oris, 2005). Cette approche considère en outre l’individu dans une perspective dynamique et tient compte des possibles interactions entre différents événements dans une démarche probabiliste (Courgeau et Lelièvre, 1989 et 2001).

Le repositionnement épistémologique d’une partie de la démographie en faveur d’une perspective du parcours de vie a, de fait, impliqué une complexification dans la conceptualisation et l’analyse des phénomènes étudiés (Hogan et Goldscheider, 2003). Afin de gérer cette complexité croissante, certains auteurs ont plaidé en faveur d’un recours aux analyses qualitatives (Bozon, 2006 ; Heinz, 2003) alors que d’autres ont mis l’accent sur des méthodes quantitatives de plus en plus sophistiquées (Billari, 2005), puis plus récemment sur leur combinaison dans le cadre d’approches mixtes.

La suite de cet article vise précisément à mettre en évidence les apports d’une »approche biographique mixte » pour l’étude d’un phénomène démographique passé tel que le baby-boom. Nous débutons en présentant les données et en discutant les biais potentiels dont il faut être conscient avant leur traitement. Nous exposons ensuite l’approche mixte qui a été développée. Enfin, nous montrons comment cette démarche a permis de mettre au jour l’hétérogénéité des trajectoires à l’origine du baby-boom suisse. À travers cette contribution au numéro spécial des Cahiers québécois de démographie, l’accent est cependant mis sur la mise en oeuvre ; la discussion d’une sélection limitée de résultats n’ayant ici qu’une vocation illustrative[1].

L’usage secondaire d’une enquête gérontologique

Les données quantitatives auxquelles nous avons eu recours sont issues de l’enquête « Vivre, Leben, Vivere — Démocratisation de la vieillesse ? Progrès et inégalités en Suisse » (VLV), réalisée par le Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités (CIGEV) de l’Université de Genève en 2011-2012. Elle constitue l’une des plus grandes enquêtes interdisciplinaires sur le vieillissement menées en Suisse. Son objectif est d’évaluer les conditions de vie et de santé des personnes âgées de 65 ans et plus dans cinq régions du pays, reflétant la diversité territoriale, linguistique et politique de la Confédération helvétique : Genève, le Valais central, les régions alémaniques du canton de Berne, Bâle et le Tessin. L’échantillon a été sélectionné de manière aléatoire pour chaque région dans les registres de la population et réunit 3659 personnes vivant à domicile ou en établissement médicosocial.

Deux ensembles se distinguent au sein des données récoltées. Le premier regroupe les réponses à deux questionnaires standardisés : l’un auto-administré et l’autre passé lors d’un entretien face-à-face conduit par un enquêteur à l’aide de la méthode CAPI (Computer assisted personal interview). Cette base principale rassemble plus de 500 questions réunies dans différents modules portant notamment sur la santé physique et psychique, les relations familiales, le niveau de participation sociale, le bien-être, etc. (Oris et collab. 2016). Le second ensemble, quant à lui, est constitué de calendriers de vie (Freedman et collab. 1988) remplis par les répondants de manière auto-administrée, qui retracent leurs trajectoires familiale, résidentielle, professionnelle, migratoire et de santé, de leur naissance à l’année de l’enquête. Les deux bases de données sont donc complémentaires et documentent les processus à travers lesquels les personnes nées entre 1910 et 1946, résidant en Suisse en 2011-2012, ont accumulé des ressources économiques, sociales et humaines au cours de leur vie.

L’enquête VLV n’a pas été développée dans le but d’étudier le baby-boom en Suisse. Son exploitation relève donc de l’analyse secondaire des données qui s’est développée avec une certaine vivacité dans les sciences sociales (Dale, 1993). En questionnant des personnes âgées de 65 ans et plus, cette enquête offre l’opportunité de couvrir un large pan de l’histoire du 20e siècle : « Ageing creates the conditions to reconcile history and biographies and consequently, offers an alternative approach to fill the gap between the two » (Oris, 2016 : 101). Dans cette optique, cette collecte de données possède un potentiel important pour améliorer la compréhension des mécanismes à l’origine du baby-boom en Suisse puisqu’elle offre, grâce au calendrier de vie, une reconstitution des biographies des générations de parents des baby-boomers. Toutefois, l’utilisation d’une enquête gérontologique à des fins démographiques est soumise à des biais inévitables dont il faut prendre la mesure.

Le calendrier de vie : un outil de collecte biographique minimisant les erreurs de mémoire

Outre les biais classiques liés aux conditions de passation d’une enquête par questionnaire (longueur du questionnaire, interactions avec l’enquêteur, clarté des questions posées, etc.)[2], l’exhaustivité, la cohérence et l’exactitude des données rétrospectives récoltées sont nécessairement affectées par les mécanismes du processus de remémoration (Glasner et Van der Vaart, 2009 ; Auriat, 1996 ; Schwarz et Sudman, 1994). La reconstitution des trajectoires vécues par une population de retraités, pour qui les événements à se rappeler et à dater s’étalent sur plus de 65 ans, mérite une attention particulière puisqu’elle fait appel à leurs capacités mnésiques. Une « erreur de mémoire » est ainsi « une omission ou une réponse erronée produite involontairement par la personne interrogée. Celle-ci peut soit ne pas se souvenir d’un événement autobiographique factuel, […] soit se rappeler l’événement mais éprouver des difficultés à le dater » (Auriat, 1996 : 18). L’origine de ces erreurs provient des mécanismes de construction de la mémoire autobiographique et de la façon dont les souvenirs sont rappelés pour répondre à une enquête.

L’étude de la mémoire en psychologie a identifié trois périodes distinctes dans la formation des souvenirs au cours du développement cognitif (Piolino, 2003 ; Conway et Pleydell-Pearce, 2000) : la prime enfance dont les événements ne sont guère conservés ; l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte qui suscitent beaucoup de réminiscences et enfin, l’avancée en âge caractérisée par une meilleure réminiscence des événements récents au détriment des anciens. Cette propension accrue à citer des souvenirs survenus approximativement entre 15 et 25 ans est un phénomène que divers auteurs ont tenté d’expliquer sans qu’ait émergé de consensus. Certains psychologues et neuroscientifiques ont ainsi mis en avant que la phase d’entrée dans l’âge adulte correspond à un stade optimal dans le développement des aptitudes neurophysiologiques de la mémoire (Piolino, 2003). D’autres auteurs issus de la psychologie sociale relient en outre cette phase à la constitution de l’identité personnelle. Dans cette optique, « les événements qui se produisent dans la jeunesse et au début de l’âge adulte modèlent la personnalité, déterminent l’identité, orientent le cours de la vie. […] Ainsi, l’individu d’âge mûr se souviendra surtout des événements qui ont fait de lui ce qu’il est devenu » (Draaisma, 2008 : 285. Voir aussi Conway, 2005). Cette perspective est à rapprocher des travaux du sociologue Karl Mannheim (Mannheim, 2005 [1928]), qui associe également l’adolescence à une période où les expériences vécues influent sur la vision du monde des individus et sont déterminantes pour la formation d’une « génération historique ». La sociologie du parcours de vie et la démographie ont en outre montré que l’entrée dans l’âge adulte est rythmée par une concentration de transitions, de franchissement de seuils et d’événements vécus pour la première fois durant cette phase de l’existence relativement courte (Calvès et collab. 2006 ; Tichit et Lelièvre, 2006 ; Bidart, 2005). Or, les individus seraient plus profondément marqués par cet effet de primauté : première décohabitation du ménage parental, première union, premier emploi, première naissance, etc. (Auriat, 1996).

Le passage du temps ne constitue donc pas une horloge linéaire pour la récupération des souvenirs. L’organisation temporelle de la mémoire autobiographique répond à un entremêlement de logiques et de repères personnels, sociaux et culturels qui infléchit la courbe de remémoration (Auriat, 1996). De plus, l’ancrage mnésique et le rappel d’un événement autobiographique dépendent de la valence émotionnelle qui lui est rattachée. Les événements associés à une émotion, positive ou négative, sont ainsi mieux remémorés que ceux qui paraissent neutres (Dasoki et collab. 2016). A cet effet, s’ajoute également celui de la nature renouvelable de l’événement à se rappeler : une succession d’épisodes identiques a tendance à créer un souvenir générique qui efface la trace précise de ceux qui composent la série (Auriat, 1996).

Plusieurs instruments ont été mis en oeuvre afin de réduire au maximum les biais induits par ces aléas de mémoire dans les données récoltées par enquêtes rétrospectives. Parmi eux, le calendrier de vie est un outil de passation possédant de nombreuses qualités pour reconstruire les trajectoires individuelles puisqu’en plus de réduire les omissions, sa conception améliore la datation des événements reportés (Freedman et collab. 1988). Cet instrument a été utilisé dans une variété d’études visant à reconstituer des trajectoires ou des séquences de vie, en sciences sociales et en médecine pour la plupart (Belli et collab. 2009 ; Glasner et Van der Vaart, 2009). Il n’a jamais fait l’objet d’une standardisation et son usage, sa forme et sa terminologie varient en fonction des enquêtes. Néanmoins, quels que soient sa dénomination et son mode de passation, cet outil prend toujours la forme d’une grille organisée en fonction de deux axes, dont l’un présente les domaines pour lesquels des événements doivent être spécifiés et l’autre les unités de temps (Glasner et Van der Vaart, 2009).

Plusieurs études ont démontré que la visualisation graphique de l’ensemble de la période à se remémorer permet plus facilement aux personnes de resituer dans le temps les différents événements qu’ils ont connus et ainsi ordonner et dater ces derniers avec une plus grande précision que dans un questionnaire conventionnel (Belli, 1998 ; Belli et collab. 2001, 2007 ; Caspi et collab. 1996 ; Freedman et collab. 1988). Pour expliquer cette différence, Robert Belli (1998) a été le premier à établir un lien direct entre les mécanismes activés par le répondant pour remplir un calendrier de vie et les processus de la mémoire autobiographique. Ses nombreux travaux ont souligné la mise en oeuvre concomitante de récupérations hiérarchique, séquentielle et parallèle des souvenirs par les répondants. En premier lieu, les individus ont tendance à se remémorer plus facilement les événements constitutifs d’une trajectoire en procédant selon une dynamique allant du général au particulier (récupération hiérarchique). L’organisation du calendrier de vie en différents domaines successifs facilite ce processus. Une trajectoire résidentielle en fonction des types d’habitation sera, par exemple, récupérée en se souvenant d’abord des pays de résidence, puis des villes, avant d’arriver au type de logement occupé. En second lieu, chaque événement remémoré à l’intérieur d’une trajectoire permet de situer et dater d’autres éléments antérieurs et ultérieurs (récupération séquentielle). En troisième lieu, la visualisation contiguë des différents domaines encourage le répondant à effectuer des va-et-vient entre ces derniers en se servant des informations d’une trajectoire pour se souvenir et dater des éléments d’une autre (récupération parallèle). La survenue d’une naissance, par exemple, peut aider à la remémoration d’un déménagement ou d’un changement d’emploi.

L’avantage du calendrier de vie est donc de faire appel à la mémoire du répondant en fonction d’événements repères qui, au fur et à mesure de la récolte d’information, vont servir à la datation d’autres éléments de sa biographie. Contrairement à un questionnaire conventionnel, cet instrument suit l’organisation temporelle de la mémoire autobiographique qui s’apparente plus à une succession d’événements marquants qu’à une horloge linéaire. De cette façon, les incohérences et les vides temporels sont plus aisément repérés et corrigés.

Dans l’enquête VLV, le calendrier de vie a été rempli de manière auto-administrée par les répondants qui disposaient de quelques consignes directrices et d’exemples fictifs, puis a été vérifié et, si nécessaire, complété ou corrigé par l’enquêteur durant l’entretien face-à-face (Morselli et collab. 2016). Il a donc servi à récolter les biographies mais a aussi joué un rôle de support mémoriel durant l’entretien, lorsque le questionnaire revenait sur certains événements passés.

La vérification des données récoltées dans les calendriers de vie

Malgré les avantages intrinsèques à collecter des données à l’aide d’un calendrier de vie, les carences mémorielles sont inévitables lorsque l’on interroge des personnes âgées (Reimer, 2001). Pour autant, oublier des mariages ou la naissance d’enfants est une situation extrême qui implique la présence de problèmes cognitifs conséquents (Lelièvre et Mazuy, 2005 ; Auriat, 1993 ; Poulain et collab. 1991). Or, dans l’enquête VLV, pour les personnes sélectionnées qui n’étaient pas « aptes » sur le plan cognitif, les données ont été collectées selon une procédure dite « proxy », dans le cadre de laquelle un proche ou un soignant a été interrogé sur la base d’un questionnaire réduit qui n’incluait pas le calendrier de vie. Cette procédure a été appliquée à 579 répondants versus 3080 individus « aptes », soit sans trouble cognitif les empêchant de répondre eux-mêmes (Oris et collab. 2016). Pour les femmes, si ce cas de figure est négligeable chez les plus jeunes, parmi les générations 1922-1926, il a concerné plus d’une femme sur quatre et près d’une sur deux parmi les générations nées en 1921 et avant (tableau 1). Notre échantillon d’analyse sur le baby-boom comprend donc des répondantes doublement sélectionnées puisqu’il est constitué de femmes survivantes jusqu’en 2011 et en outre cognitivement aptes à cette date.

La fiabilité complète des souvenirs familiaux rapportés par les répondants aptes cognitivement ne va pour autant pas de soi. Une démarche critique est indispensable, à l’intérieur du calendrier de vie qui, malgré ses qualités, possède également certains désavantages intrinsèques. Une rigueur particulière est dès lors requise dans la préparation des données. Ainsi, bien que les répondants aient reçu quelques consignes sur la procédure à suivre pour remplir le calendrier, la rationalité mobilisée pour rapporter les événements a divergé sensiblement selon les personnes. De nombreux participants à l’enquête ont ainsi défini la vie familiale de manière élargie et ont cité des événements ne les concernant pas directement mais impliquant leur entourage (par exemple le mariage ou le divorce de leurs enfants, les naissances des neveux, le décès de beaux-parents, etc.). Par ailleurs, certains répondants ont eu recours à des prénoms à la place du lien de filiation pour désigner les personnes concernées par l’événement mentionné ou se sont contentés de ne citer qu’un prénom sans autre détail.

Tableau 1

Participantes proxys (VLV) et estimations des survivantes (tables longitudinales) par cohorte de naissance[3][4]

Participantes proxys (VLV) et estimations des survivantes (tables longitudinales) par cohorte de naissance34

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Une attention particulière doit donc être portée durant la phase de codage des données pour certifier que les événements analysés (mariages, naissances des enfants et éventuels veuvages ou divorces) concernent effectivement les répondants. Pour ce faire, il a d’abord été impératif de vérifier l’âge des participants à chaque événement mentionné afin de s’assurer que les séquences soient ordonnées de façon logique. Ensuite, a été effectué un travail systématique de confrontation des données des calendriers de vie avec celles de la base principale dans laquelle des informations sur le nombre d’enfants et la vie de couple sont également réunies. Ceci a notamment permis d’identifier que dans VLV, comme dans d’autres enquêtes (Lelièvre et Mazuy, 2005 ; Poulain et collab. 1991), les principaux facteurs d’incohérence provenaient de l’adoption d’enfants ou de la cohabitation avec des enfants du partenaire (qui sont généralement comptabilisés dans le nombre d’enfants dans la base principale), ainsi que du décès d’enfants durant la première année de vie (enfants qui ne sont pas comptés dans le nombre d’enfants rapporté dans la base principale mais figurent dans les calendriers). Finalement, malgré la quantité importante d’informations, pas toujours pertinentes, rapportée par les répondants et les logiques parfois divergentes suivies par chacun pour s’approprier et remplir le calendrier de vie, ce dernier permet effectivement de retracer les trajectoires familiales de manière plus détaillée qu’avec un questionnaire conventionnel.

En revanche, l’appropriation différenciée de l’instrument par les répondants a posé plus de problèmes pour le codage des trajectoires d’activités. En effet, la majorité a indiqué le nom de leurs employeurs, sans préciser les fonctions qu’ils y avaient exercées, se contentant d’indiquer un statut générique (par exemple « emploi », « arrêt », « études »). In fine, nous n’avons pu effectuer une codification des trajectoires professionnelles allant au-delà de la distinction simple entre « activité » ou « inactivité ».

La représentativité des données récoltées

Outre les erreurs de mémoire et les biais potentiels inhérents à la passation d’un questionnaire, l’observation rétrospective n’assure pas toujours une parfaite représentativité des informations recueillies puisque cette méthode de récolte de données se concentre uniquement sur des « individus survivants » (Pressat, 1981 : 7-12). Toutes les données biographiques rétrospectives, qu’elles soient issues de recensements (voir Breschi et collab. 2013 ; Van Bavel, 2014 ; Brée et collab. 2016) ou d’enquêtes (Dykstra et Hagestad, 2007) comme VLV, nous confrontent à cette source de biais potentiel et ce, d’autant plus lorsque le design de l’enquête a été pensé pour étudier le vieillissement et non l’histoire génésique.

Pour en prendre la mesure, nous avons repris les tables longitudinales de mortalité élaborées par Jacques Menthonnex (2009) pour la Suisse (tableau 1). Sans surprise, la proportion de femmes survivantes et dès lors susceptibles de participer à l’enquête VLV est particulièrement réduite pour les générations les plus anciennes. Ce ne serait un biais réel que dans la mesure où ces femmes auraient eu des comportements féconds différents de celles décédées, mais ce risque est bien sûr d’autant plus élevé que les répondantes sont sélectionnées non seulement sur la survie mais aussi sur la santé cognitive, comme nous l’avons vu dans la section précédente. Pour aller plus loin dans la mesure de ce risque, la figure 1 compare les statistiques nationales agrégées sur la fécondité par génération (d’après le recensement de la population de l’année 2000) à la descendance finale des 1485 répondantes à l’enquête VLV, ne souffrant pas de troubles cognitifs et dont nous avons reconstitué la vie féconde.

Figure 1

Descendance finale des générations selon l’échantillon VLV et le recensement fédéral de la population de l’année 2000, statistiques nationales OFS (Calot, 1998)

Descendance finale des générations selon l’échantillon VLV et le recensement fédéral de la population de l’année 2000, statistiques nationales OFS (Calot, 1998)

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De manière globale, de grandes similitudes existent entre les deux courbes. En effet, la descendance des plus anciennes générations de VLV, soit les plus sélectionnées, se distingue des valeurs nationales de façon négligeable (test de Student non significatif) avec un écart ne dépassant pas 0,11 enfant par femme. En revanche, l’adéquation des données des générations plus récentes (dès la cohorte de naissances 1932-36) est plus mitigée : la descendance des cohortes 1932-36 et 1942-46 de l’échantillon VLV est sous-estimée (test de Student significatif à respectivement p < 0,05 et p < 0,1). Bien que dans les deux cas il s’agisse de données rétrospectives, la comparaison de la distribution des femmes de l’enquête VLV et de celles du recensement de l’année 2000 en fonction des parités de naissance rapportées pour ces deux cohortes quinquennales indique l’origine de cette divergence. En ce qui concerne la cohorte 1932-36, trop de femmes infécondes ont participé à l’enquête VLV au détriment de celles qui ont eu des familles nombreuses, alors qu’au sein de la cohorte 1942-46, ce sont les mères de deux enfants qui ont été surreprésentées aux dépens des mères de descendances nombreuses. Afin de tenir compte de ces déséquilibres, nous avons élaboré un coefficient de pondération qui se base sur la proportion observée de femmes de chaque rang de naissance au sein des cohortes dans le recensement de 2000. Ce rééquilibrage a été effectué sur la totalité de l’échantillon VLV.

Une COLLECTE complémentaire de donnÉes qualitatives

L’enquête « Comprendre le baby-boom en Suisse : une enquête qualitative » a été menée en 2014-2015 par Sylvie Burgnard et financée par le CIGEV de l’Université de Genève. Il s’agit d’un prolongement qualitatif de l’enquête VLV qui réunit 46 entretiens réalisés auprès de personnes nées entre 1917 et 1944 qui avaient déjà été interrogées lors de l’étude quantitative de 2011. L’échantillon de ce volet qualitatif est constitué de huit répondants dans chacune des cinq régions couvertes par VLV, excepté Genève où 14 personnes ont été interrogées. Elles ont été sélectionnées en fonction de leur nombre d’enfant(s), leur année de naissance et leur niveau d’instruction, afin qu’une diversité de profils soit représentée dans des proportions similaires. Les entretiens ont été menés dans les trois langues nationales, puis ont été retranscrits et traduits en français.

Contrairement à la récolte quantitative, l’objectif de ce volet qualitatif complémentaire est directement lié à l’amélioration de la compréhension du baby-boom en Suisse. Le recours à des entretiens semi-directifs propose ainsi d’approcher les comportements reproductifs de cette période au travers de la perception, des valeurs et des motivations individuelles, qui restent invisibles dans les approches quantitatives. Dans le prolongement des enquêtes qualitatives menées sur le baby-boom (Bonvalet, 2015 ; Sánchez-Domínguez et Lundgren, 2015 ; Bonvalet et collab. 2011), l’étude suisse interroge les comportements individuels (l’attitude et les opinions des répondants envers la conjugalité, la parentalité, le contrôle des naissances, etc.), mais aussi les facteurs externes qui ont pu influer sur leurs choix et sur leurs trajectoires fécondes (normes et pressions sociales). La grille d’entretien (consultable dans Duvoisin, sous presse) a ainsi été élaborée pour appréhender les déterminants de la fécondité de la manière la plus large possible et aborde une diversité de thématiques : l’enfance, la formation, l’emploi, le logement, le réseau familial et amical, la vie de couple, la sexualité, la contraception ou encore les opinions au sujet des autres générations ou d’autres personnes de la génération des répondants. Une grille d’entretien particulière a également été développée afin d’interroger de manière plus approfondie les personnes restées sans enfant qui constituent une sous-population atypique durant cette période de remontée importante de la fécondité (Duvoisin et collab. 2016).

Les entretiens ont pris la forme d’un récit de vie (dont la durée a varié entre une et deux heures) où les répondants étaient invités à raconter leur enfance, puis étaient libres d’aborder les aspects qu’ils désiraient. Leurs récits sont nécessairement des reconstructions rétrospectives. Les étapes de vie racontées et les opinions émises par les répondants sont ainsi narrées pour former un tout cohérent qui constitue leur identité narrative (Giraud et collab. 2014). Les récits de vie suivent ainsi un processus de reconstruction qui les situe à la frontière entre la narration personnelle et les conventions sociales qui dictent, en quelque sorte, quelle histoire est digne d’être racontée lors d’un entretien (McAdams, 2005). C’est un phénomène à prendre en considération lors des analyses afin de ne pas accorder trop d’importance à des résultats isolés qui pourraient refléter une réévaluation personnelle à l’aune du présent et des valeurs contemporaines. Inversement, les évolutions des valeurs et des discours ont pu aider les répondants à prendre conscience des normes les entourant durant leur socialisation et à se positionner de manière réflexive et variée par rapport à celles-ci.

Une originalité de notre approche a en outre été que les calendriers de vie remplis lors de l’enquête VLV ont servi en arrière-plan durant l’entretien. Il est d’usage que des compléments et précisions soient demandés aux répondants pour orienter la narration. Ici, les enquêteurs ont pu s’appuyer sur un matériau « objectif » collecté antérieurement auprès de la personne interviewée. Cela a permis en particulier d’éclairer les interrelations entre les différentes trajectoires, mais aussi de relancer le récit sur des éléments non évoqués spontanément, comme l’absence d’enfant, un divorce, etc.

Une approche biographique mixte

La combinaison de données quantitatives et qualitatives pour l’analyse d’un phénomène induit une approche mixte, qui a connu un développement fulgurant en sciences sociales depuis les années 1990 (Tashakkori et Teddlie, 2010). Pourtant, malgré ou à cause des nombreuses études adoptant cette perspective, une pléthore de définitions et de designs d’enquêtes qualifiés de « mixtes » existe dans la littérature (Tashakkori et Teddlie, 2010 ; Leech et Onwuegbuzie, 2009). D’après Small (2011), la multiplicité de sens attribuée aux termes « quantitatifs » et « qualitatifs », ainsi que la variété d’éléments pouvant être « mixés » peuvent expliquer cette polysémie. Sa revue de la littérature des recherches adoptant une approche mixte relève en outre le recours à diverses combinaisons qui peuvent allier trois types d’éléments : les données, les méthodes de collectes et les analyses.

Nous sommes partis de ce constat pour construire une proposition allant au-delà de la seule association de données quantitatives et qualitatives. Dans une perspective interdisciplinaire, nous nous situons au croisement de l’approche démographique et de celle du parcours de vie pour articuler non seulement plusieurs types de données (induisant divers types de collectes) mais aussi différentes méthodes d’analyses.

Articulation des données

Les données que nous mobilisons contribuent au développement d’une approche biographique mixte articulant trajectoires biographiques et récits de vie de femmes à l’origine du baby-boom en Suisse. Sans revenir en détail sur ces derniers (voir ci-dessus), il importe de préciser en quoi le volet qualitatif qui a suivi l’enquête VLV a participé de la réalisation d’un projet mixte à part entière. En effet, selon Small (2011), la collecte de données mixtes répond à trois critères principaux : la motivation inhérente à la récolte de données successives, le degré d’enchaînement des enquêtes et enfin le niveau d’imbrication de ces dernières. En fonction de la combinaison de ces trois critères, Leech et Onwuegbuzie (2009) ont construit une typologie en huit types de designs d’enquêtes mixtes.

Du point de vue motivationnel, le volet qualitatif a été envisagé comme un complément[5] à la récolte quantitative des trajectoires individuelles. Cette démarche s’appuie sur l’idée que chaque source de données approche le phénomène étudié dans une perspective différente (Small, 2011). Dans la lignée d’études conduites en démographie, la mise en oeuvre de ce volet qualitatif complémentaire suit donc le principe selon lequel recourir uniquement à des données quantitatives ne peut suffire pour atteindre une bonne compréhension des comportements observés (Kertzer, 1997). Alors que les données quantitatives font ressortir les dynamiques d’une population et dégagent les régularités observées parmi la variété des parcours de vie, les entretiens qualitatifs aident à saisir les logiques associées aux transitions et événements rencontrés au fil des trajectoires individuelles (Heinz, 2003). Leur analyse est donc tout aussi importante que celle des données quantitatives et répond d’une démarche d’interrogation systématique (et non illustrative), d’une interprétation approfondie des mécanismes de l’hétérogénéité présente durant le phénomène de masse qu’a été le baby-boom.

Le design de la collecte qualitative a en outre été séquentiel dans la mesure où les enquêtes se sont déroulées successivement[6] et où les données récoltées lors de la première ont servi à définir les caractéristiques du sous-échantillon utilisé pour la seconde. Les deux enquêtes sont donc totalement imbriquées. La collecte des données de ce volet qualitatif s’inscrit dès lors dans la typologie des designs d’enquêtes mixtes dressée par Leech et Onwuegbuzie (2009) comme ce qu’ils qualifient de « fully mixed sequential equal status design ».

Complémentarité des méthodes statistiques

Outre l’articulation de données qualitatives et quantitatives, l’étude des trajectoires des mères des baby-boomers a également mobilisé diverses méthodes d’analyses inhérentes à l’approche quantitative. Le renouvellement épistémologique mettant l’emphase sur les biographies individuelles a bénéficié de la progression des techniques d’analyses de données longitudinales individuelles. En premier lieu, l’analyse biographique (event history analysis) a rapidement été adoptée en sciences sociales (Blossfeld et Rohwer, 2002 ; Mayer et Tuma, 1990 ; Courgeau et Lelièvre, 1989 ; Allison, 1984). Ce corpus de méthodes a été conçu pour décrire et expliquer l’occurrence d’un événement en fonction d’un ensemble de facteurs. L’analyse biographique permet de pallier les deux principaux problèmes rencontrés par les analyses classiques de régressions lors de la modélisation de données longitudinales individuelles : les cas censurés et les facteurs variant au cours du temps. En effet, le recours à une régression logistique sur la survenue d’un événement au cours d’une période dans une population donnée ne tient pas compte du moment d’occurrence de ce dernier. Elle traite ainsi les individus qui ont connu cet événement de manière identique (Allison, 2014). Or, dans l’analyse de la survenue d’une première naissance depuis le mariage, par exemple, nous pouvons supposer que les individus qui donnent naissance à un premier enfant rapidement avaient des propensions accrues à devenir parents. Une solution alternative serait alors d’appliquer un modèle de régression linéaire non pas sur l’occurrence de l’événement mais sur le temps écoulé avant qu’il ne se produise. Cependant, cette solution exclut de fait les individus qui n’ont pas connu l’événement étudié (cas censurés). En outre, les méthodes classiques de régressions ne peuvent tenir compte des informations pouvant varier au cours de la période d’observation, telles que le statut sur le marché de l’emploi, le lieu de résidence, etc. Pour dépasser ces limites, la méthode d’estimation d’un modèle biographique la plus répandue est sans doute celle développée par Cox (1972), qui est une généralisation des principes de la table de mortalité.

Parallèlement, le développement de l’analyse de séquences (sequence analysis) est venu enrichir les méthodes d’analyses des trajectoires individuelles (Blanchard et collab. 2014 ; Gabadinho et collab. 2011 ; Robette, 2011 ; Ritschard et collab. 2008). Introduites à la fin des années 1980 par Andrew Abbott en sciences sociales (Abbott et Hrycak, 1990 ; Abbott et Forrest, 1986 ; Abbott, 1983), ces analyses ne se sont popularisées que depuis une quinzaine d’années. Elles prennent pour unité une partie ou la totalité du parcours de vie. Contrairement aux analyses biographiques qui se concentrent sur l’occurrence (ou non) d’une transition particulière, elles se focalisent sur la trajectoire dans son ensemble et adoptent ainsi une perspective holiste (Blanchard et collab. 2014 ; Macindoe et Abbott, 2014 ; Robette, 2011 ; Billari, 2005). Si l’analyse biographique est une approche à vocation explicative, fondée sur une démarche hypothético-déductive et visant à révéler certains comportements, l’analyse de séquence a avant tout une portée exploratoire, visant à identifier les différences et les régularités des parcours, à en dégager les structures d’ensemble (Robette, 2011).

De manière synthétique, l’analyse de séquence consiste à représenter chaque trajectoire en une succession d’états ou d’événements. L’éloignement entre chacune de ces séquences de vie est ensuite calculé à partir d’une mesure de dissimilarité (Studer et Ritschard, 2016). La matrice de distance qui en résulte peut alors servir à l’élaboration d’une typologie à l’aide d’un algorithme de classification et de partition (clustering) afin d’identifier des trajectoires-types présentes dans la population étudiée (Macindoe et Abbott, 2014 ; Robette, 2011). L’exploration des séquences peut également se faire sans construire de typologie mais en comparant les trajectoires des individus en fonction de différents facteurs. Plusieurs outils, dont les arbres de séquences (Studer et collab. 2009 ; Ritschard et collab. 2008) et indices, dont l’entropie (Billari, 2001), la turbulence (Elzinga et Liefbroer, 2007) ou la complexité (Elzinga, 2010 ; Gabadinho et collab. 2010), soutiennent ce travail descriptif et exploratoire.

Selon Billari (2005), deux raisons principales rendent nécessaire le recours complémentaire aux approches explicatives et holistes pour l’analyse des parcours de vie. En premier lieu, les individus se représentent leur propre parcours en adoptant un regard holiste (ils se représentent mentalement l’ensemble de leur trajectoire) au moment de mettre en oeuvre certains comportements ou de prendre des décisions qui auront ensuite une incidence sur la suite de leur trajectoire. En second lieu, en considérant la globalité de la biographie comme unité d’analyse, on considère qu’elle est le résultat d’événements successifs. Une telle approche doit alors permettre de décrire la temporalité, l’enchaînement et le nombre d’événements qui composent des transitions, et sur cette base de mieux saisir des disparités et concordances existants entre des sous-groupes. D’autres auteurs ont adopté cette posture et montré que l’étude d’un phénomène donné pouvait être enrichie par le recours conjoint à ces deux types de méthodes (Eerola et Helske, 2016 ; Helske et collab. 2015 ; Ritschard et Oris, 2005).

La mise en pratique

Cette section a essentiellement une valeur illustrative, par ailleurs limitée, car la mise en oeuvre concrète du dispositif méthodologique discuté ci-dessus fait l’objet d’une monographie (Duvoisin, sous presse). Nous nous centrons donc ici sur l’application pratique des principes discutés ci-dessus.

Concrètement, l’enquête qualitative a été utilisée dans un premier temps, en complément d’une diversité de sources et de littérature secondaire sur l’histoire de la Suisse. L’analyse des entretiens a permis de mettre en évidence la mémoire d’un système de valeurs promulgué par l’ensemble des institutions suisses et qui a fourni un cadre normatif de référence au sein duquel le mariage et la maternité occupaient une place centrale dans la vie des femmes, à la fois comme réalisation de soi et pour s’assurer un statut social « respectable ». L’allégorie de l’épouse-mère-ménagère a ainsi été véhiculée dans les discours tant des revendications féministes que de l’école, de l’Église, des politiques, des mouvements de jeunesse et de la culture de masse, qui ont résonné durant l’enfance et la jeunesse des parents des baby-boomers et se sont cristallisés dans les législations en vigueur. Un tel contexte de socialisation a alors marqué durablement les enquêtées par un sens généralisé de la retenue, signe d’une respectabilité imposée.

Dans un deuxième temps, nous avons exploré les séquences d’événements participant à la constitution de la famille, ainsi qu’aux trajectoires professionnelles des femmes appartenant aux cohortes 1910-1941 de l’échantillon VLV. L’objectif était d’évaluer dans quelle mesure les valeurs ainsi transmises ont trouvé un écho dans les trajectoires adultes de ces femmes. Nous avons procédé à une analyse de dispersion par arbre d’induction. À partir d’une matrice de distance[7], cette méthode regroupe dans un premier temps toutes les trajectoires individuelles, puis les scinde en deux groupes (noeuds enfants) selon un prédicteur (une covariable) de façon à maximiser la différence entre eux. Cette procédure est ensuite répétée de manière récursive sur chacun des noeuds enfants (Studer et collab. 2009). Ainsi, à chaque noeud, l’ensemble des regroupements possibles en deux catégories pour chaque prédicteur est testé et le meilleur est conservé. De cette façon, l’analyse permet de mettre à jour les facteurs les plus discriminants pour expliquer les écarts entre les trajectoires féminines observées. En outre, chacun des noeuds de l’arbre peut être représenté selon un chronogramme[8] (figure 2).

Le choix de cette méthode se justifie dans une perspective holiste car le chercheur ne doit pas construire a priori une typologie de « séquences types » (Studer et collab. 2009). En effet, cette réduction préalable de l’information peut mener à de mauvaises conclusions puisque la diversité des trajectoires présente au sein de chaque groupe est effacée par une telle procédure (Studer, 2013). En outre, l’analyse de dispersion par arbre d’induction permet de mettre en évidence l’éventuelle présence d’effets d’interaction entre les covariables du modèle (Studer et collab. 2009), ce qui indique si certaines d’entre elles ont une influence spécifique sur certains sous-groupes de la population étudiée.

Pas moins de sept groupes significativement différents émergent de l’exploration des séquences de vie adultes des femmes à l’origine du baby-boom en Suisse. Toutefois, seule une minorité de femmes a constitué des descendances nombreuses en se détournant d’emblée d’une trajectoire professionnelle (noeud 2), formant de la sorte un pôle »familialiste »[9] minoritaire. Il se distingue de six sous-populations pour lesquelles l’entrelacement des trajectoires familiale et professionnelle adopte des configurations spécifiques en fonction de facteurs de différenciation. C’est ainsi que plusieurs types de parcours ont pu mener à une fécondité élevée : ce fut le cas de l’exercice d’un emploi qualifié conjugué à une socialisation en milieu rural dans l’enfance (noeud 13) ou encore, un faible niveau d’instruction associé à des croyances religieuses marquées (noeud 10). Le niveau d’instruction confirme donc son pouvoir explicatif car il exprime à la fois un positionnement dans la stratification sociale et des « chances de vie » (pour reprendre un vocabulaire wébérien) différenciées, mais il ne suffit pas à expliquer l’hétérogénéité des trajectoires féminines (pour une discussion plus étendue, voir Duvoisin, sous presse).

Dans un troisième temps, nous sommes retournés aux récits de vie, pour les situer dans l’ensemble des trajectoires de vie analysées en liant les témoignages recueillis aux noeuds spécifiques auxquels les répondantes appartiennent dans l’analyse de séquences. Il en ressort en particulier la normalité que représentait le mariage et la maternité (et l’incompatibilité de ces événements avec l’emploi) dans la vie des femmes, quel que soit leur groupe social.

Jeanne par exemple (née en 1922, 6 enfants, située dans le noeud 2, soit le pôle »familialiste ») rapporte cette automaticité existante entre le mariage et la venue des enfants, qui traduit une absence d’alternative à la maternité pour une femme mariée, même si dans son cas elle ne désirait pas forcément devenir mère :

Intervieweuse : La première fois que vous avez été enceinte, donc vous avez bien réagi, vous étiez contente ?
Jeanne : Ah oui, c’était normal. C’était normal puisque j’étais mariée, c’était pour avoir des enfants, fonder une famille. Mais même si j’avais pas eu d’enfant, ça m’aurait été égal. Je n’avais pas le besoin d’un enfant vraiment. C’était la filière.

De manière similaire, Jacqueline (née en 1929, 4 enfants, située dans le noeud 12) se souvient explicitement avoir répondu aux attentes sociales en vigueur :

J’ai toujours tout fait bien juste. Je souhaitais me marier évidement et avoir une famille, vous savez à l’époque, les femmes ne travaillaient… m’enfin, euh j’ai travaillé entre 19 et 25 ans c’qui me semblait tout à fait normal, mais j’avais pas d’aspiration de carrière si vous voulez […] je pensais et je savais normalement qu’une femme se marie et c’est ce que je souhaitais. Et un jour je me suis mariée et j’ai eu quatre enfants.

Figure 2

Arbre de séquences représentant les trajectoires familiales

Arbre de séquences représentant les trajectoires familiales

Note : Les abréviations des modalités de la variable csp1 sont : Professions dirigeantes, libérales, intellectuelles, d’encadrement, intermédiaires (a) ; non manuelles qualifiées (b) ; manuelles qualifiées (c) ; non manuelles non qualifiées (d) ; manuelles non qualifiées (e) ; inactives (f).

-> Voir la liste des figures

Dans un quatrième temps, l’ultime étape de notre approche biographique mixte s’inscrit dans la continuité de l’exploration holiste et compréhensive. Avec une visée confirmatoire afin de mieux appréhender les différentiels de fécondité durant cette période, elle interroge l’entrelacement des vies familiale et professionnelle en analysant non plus les trajectoires dans leur ensemble, mais les événements particuliers qui les constituent. Dans cette optique, nous l’avons vu, le modèle le plus populaire est celui de Cox (1972). Toutefois, ce dernier repose notamment sur l’hypothèse que le temps est mesuré de façon continue, soit que l’occurrence des événements peut être ordonnancée. Autrement dit, les individus qui connaissent l’événement étudié ne le font pas en même temps (Le Goff et Forney, 2013). Selon Yamaguchi (1991), lorsque plus de 5 % de l’échantillon expérimente l’événement à la même durée d’observation (noeuds), les estimations obtenues par un modèle de Cox sont fortement biaisées. Dans le cas de l’échantillon VLV, l’échelle temporelle utilisée dans les calendriers de vie est annuelle. Cette granularité étant assez large, et compte tenu de ce que fut démographiquement le baby-boom, la probabilité d’existence d’un grand nombre de noeuds est forte. C’est pourquoi nous avons recouru à des modèles logistiques en temps discret. L’application d’un modèle de régression logistique sur un fichier personne-période permet ainsi aisément de tenir compte des facteurs variant au cours du temps et des cas censurés (Allison, 2014). Ont de la sorte été étudiés la transition au premier mariage, l’arrivée du premier enfant, le passage aux parités 2 et 3, ainsi que les interruptions et reprises d’activité. Pour chacun de ces événements, les témoignages du volet qualitatif ont soutenu l’interprétation des résultats. Ces derniers confirment qu’une pluralité de parcours a été empruntée et ce, y compris au sein de la majorité qui a répondu au parcours familial « type » promulgué par les institutions, à savoir se marier et constituer l’ensemble de leur descendance au sein de cette première union.

Cette analyse confirmatoire ajoute un niveau de complexité dans la compréhension en montrant que la maternité n’a pas poussé toutes les femmes à renoncer à une activité professionnelle, et encore moins de manière définitive. Le retour à l’emploi lorsque le dernier enfant quittait l’école primaire, par exemple, était fréquent.

In fine, tant les récits de vie que les approches quantitatives mettent en évidence la centralité du mariage comme norme sociale bien plus affirmée que le devoir d’avoir des enfants, que certaines ont voulu alors que d’autres ont simplement « fait avec ». Car les tabous pesant sur la contraception, et plus généralement sur la sexualité, que seule l’approche qualitative a pu documenter, expliquent la formation rapide de la famille, jusqu’à ce que l’expérience acquise, tant en matière de maternité que de contraception dans le couple, permettent un contrôle variable et incertain.

Conclusion

De manière très brève, ce qui ressort de l’ensemble des analyses mises en oeuvre sur le baby-boom suisse est sans conteste la pression des normes sociales genrées qui a durablement marqué la jeunesse des cohortes de femmes qui en sont à l’origine et qui est rapportée dans les récits de vie sous une grande variété de formulations. Les femmes étudiées ont été fortement imprégnées de ces normes, d’autant qu’au-delà de leur socialisation primaire (Darmon, 2010), elles sont restées exposées aux sanctions normatives menaçant les parcours s’écartant de l’idéal du couple « propre en ordre ». Dans ce contexte cependant, en fonction des positions sociales, des expériences de vie et de l’agentivité des femmes (et sûrement aussi celle de leur conjoint), c’est un ensemble de trajectoires passablement différenciées qui a produit le phénomène d’ampleur que fut le baby-boom.

Cela démontre que la recherche d’une théorie explicative unique est vouée à l’échec et qu’il est nécessaire de déconstruire le déroulement du baby-boom comme un ensemble de choix individuels en fonction de circonstances situées dans un double contexte temporel : celui des trajectoires individuelles antérieures et celui donné par le cadre sociohistorique. L’observation quantitative ne saurait donc se soustraire à l’apport de témoignages qualitatifs, tant les biographies individuelles sont complexes, évolutives et, une fois encore, contextuelles. C’est dans ces multiples intrications analytiques, que nous pouvons qualifier d’approche biographique mixte que réside la clé de lecture que nous avons utilisée pour montrer comment un phénomène historique massif a pu être le produit d’une diversité de parcours de vie.