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À supposer qu’il existe une théorie des générations[1], la génération Z, née après 1994 et principalement caractérisée par son hyperconnectivité, semble également se définir par ses différents engagements politiques, sociaux et climatiques. Greta Thunberg, devenue le symbole d’une jeunesse militante, s’est par exemple faite la porte-parole, ces dernières années, de l’indignation des adolescents et adolescentes face à une société jugée trop passive et négligente. Le monde contemporain, au-delà de son hyperlibéralisme régi par une logique du tout, tout de suite, se trouve caractérisé par des crises climatiques et sanitaires, lesquelles contribuent à rendre le présent et l’avenir toujours plus incertains. Les adolescents[2] se trouvent victimes d’injonctions paradoxales en provenance du discours social (Gutton, 2009), le monde adulte exigeant d’elles et d’eux qu’ils deviennent quelqu’un et trouvent leur voie, alors que la continuité de l’humanité semble menacée[3]. Mais l’idéologie pacifiste, et pas moins extrémiste à certains égards, de l’adolescente suédoise n’est pas l’unique expression d’une jeunesse déçue par ses prédécesseurs. En effet, si une constante activité sur les réseaux sociaux a pu inviter un certain nombre d’adolescents et adolescentes à se joindre à des grèves pour le climat, il apparaît pour d’autres que les espaces virtuels, notamment, précipitent la rencontre avec divers prêts-à-penser – ou plutôt prêts-à-agir – mortifères auxquels certains et certaines semblent adhérer in extenso.

Contexte et problématique

Dans le cadre d’une recherche qualitative en psychologie[4] menée entre 2019 et 2021 dans le canton de Vaud auprès de dix adolescents et adolescentes, nous avons fait l’hypothèse d’une résonance entre une société mondialement en crise et les manifestations contemporaines du malêtre[5] adolescent (Kaës, 2012). Une piste de compréhension des problématiques adolescentes dans le monde contemporain peut se situer dans l’exacerbation du vécu de passivation[6] (Green, 1999), tant à un niveau intra-, inter- et trans- subjectif[7]. L’adolescent ou adolescente subit des bouleversements physiques impliquant des remaniements psychiques qui sont potentialisés par les pertes sociales et collectives. Alors que les normes culturelles imposaient des règles de discipline pour indiquer les conduites socialement normalisées, l’interdit laisse désormais sa place à « la possibilité illimitée » (Ehrenberg, 2001, p. 27) au règne de l’accomplissement personnel sur fond d’un perpétuel dépassement de soi. L’adolescent peut se trouver passivé par une impression de résonance entre un je fragilisé et un on désincarné, laquelle risque de le conduire vers un sentiment d’errance.

Ces adolescents, vulnérabilisés par une histoire individuelle, familiale, institutionnelle ou sociétale ayant fragilisé la constitution de leur identité, auraient tendance à se réfugier derrière un fonctionnement psychique dominé par la quête d’un objet idéal, d’une figure idéalisée trouvée dans l’espace réel (la rue) ou virtuel (les écrans) et leur permettant de pallier les carences et traumatismes. Ce processus entraînerait le collage à un objet idéalisé en mesure de maintenir un éprouvé de toute-puissance et de lutter contre le travail induit par les remaniements physiques et psychiques de l’adolescence[8]. Les aspirations idéologiques extrémistes des adolescents et adolescentes, mais aussi d’autres expressions symptomatiques telles que les conduites addictives[9], pourraient ainsi être pensées comme des figures de la radicalité[10] dans la mesure où l’édifice défensif mobilisé ferait office de rempart idéalisant face à la détresse des adolescents dans la société contemporaine.

Nous proposons ici de présenter les résultats de notre recherche qui ont conduit à l’élaboration d’une déclinaison des radicalités adolescentes, composées de trois figures distinctes : transitoire, traumatophilique et mortifère. Ces dernières seront appuyées par le récit clinique de trois adolescents s’inscrivant dans une forme d’idéologie extrémiste (religieuse, conspirationniste, politique). Nous exposerons, en guise d’ouverture, les perspectives de soin et d’accompagnement qui peuvent être envisagées vis-à-vis de ces figures de la radicalité adolescente, en matière de prévention des conduites violentes, voire terroristes. Nous aurons pour principales propositions une non-spécification des modalités de traitement des adolescents et des adolescentes sujets à une forme de radicalité ainsi que la mise en place d’un environnement de soin pluridisciplinaire et intercontenant (Ciavaldini, 2001), oeuvrant au remaillage des liens de filiation et d’affiliation (Benghozi, 2007).

Repérages méthodologiques

Cette recherche est le fruit d’une approche qualitative en psychologie clinique d’orientation psychanalytique, ayant à coeur la rencontre subjective, certes non généralisable, mais permettant, après une élaboration rétrospective, de favoriser la découverte d’invariants. Notre travail a souhaité être au chevet (klinikê) des adolescents et des adolescentes afin de leur donner une voix singulière qui puisse nous aider, professionnels et professionnelles, à penser et à agir pour [italiques ajoutés] leurs difficultés (Visentini, 2021). Mais cet « éloge de la singularité » (Roman, 2014), à laquelle notre recherche a aspiré, n’a pas fait l’économie d’une attention portée au socius puisque l’être humain se définit par « une véritable prématuration spécifique de la naissance [italiques ajoutés] » (Lacan, 1949/1966, p. 93) qui le rend éminemment dépendant des relations aux autres. Originellement sujet du social, il serait illusoire d’appréhender les manifestations du malêtre adolescent sans prêter attention au socius, surtout au cours des remaniements psychiques de la puberté qui rendent les adolescents et les adolescentes particulièrement sensibles à leur environnement. Afin de ne pas se laisser tenter par un psychologisme excessif risquant de réduire exclusivement les déterminants du social du côté des problématiques psychiques, l’ouverture interdisciplinaire à la sociologie clinique (de Gaulejac et al., 2007 ; Legrand, 1993) a souhaité vivifier la création théorique, en ce qu’elle exige une clarification incessante et une mise en dialogue des concepts et des outils des disciplines sollicitées.

Le recrutement des adolescents et des adolescentes s’est fait sur un mode volontaire au sein d’institutions de soin, d’associations ou de cabinets, et par le biais de professionnels et professionnelles responsables de leur accompagnement médical, psychologique ou social. Des rencontres avec les professionnels collaborant au recrutement des adolescents participants et participantes ont permis de coconstruire les critères de sélection pour chacune des manifestations contemporaines du malêtre adolescent[11]. Les dix adolescents participants et participantes de notre étude ont pris part à deux entretiens. Une première rencontre a permis d’échanger, à l’aide d’un entretien semi-structuré[12], au sujet de six thématiques choisies : scolarité, relation aux parents, relations aux pairs, réseaux sociaux, changements corporels et rapport au monde. La passation d’épreuves projectives[13] (Rorschach et TAT – Thematic Apperception Test) a occupé le second entretien avant que, quelques semaines plus tard, une restitution soit systématiquement proposée aux adolescents participants et participantes.

Concernant l’entretien semi-structuré, les informations recueillies ont été enregistrées et retranscrites. La retranscription a fait l’objet d’une mise en récit inspirée de l’écriture du cas en psychanalyse (Visentini, 2021) dans le but de rendre compte des expériences vécues par l’adolescent. Quant aux épreuves projectives, les grilles de cotation de référence, inscrites dans la méthodologie proposée par l’École française[14], ont permis un premier traitement, à la fois quantitatif et qualitatif, des données projectives (Chabert, 1998).

Puis, dans le prolongement de notre hypothèse princeps, nous avons procédé à l’identification des processus intra-, inter- et trans- psychiques communs aux différentes manifestations contemporaines du malêtre adolescent. Dans une approche non plus de cas unique, mais transversale, nous avons proposé l’élaboration d’un périmètre d’analyse des données recueillies composé de deux temps : le premier consacré à l’identification du malêtre adolescent, en tant que faillites et souffrances, et le second dédié aux modalités défensives déployées pour y faire face.

Résultats

Données sociologiques et démographiques

Quatre filles et six garçons ont participé à notre recherche. Ces adolescents étaient âgés de 16 à 20 ans lors de la première rencontre, avec une moyenne située à 18 ans. Ils étaient tous pubères et pris dans cette période d’étirement de l’adolescence en lien avec les incertitudes liées au mode de vie futur (Jeammet et Corcos, 2001). Tous ont participé à l’ensemble des entretiens proposés, et huit d’entre eux se sont présentés à la séance de restitution proposée, témoignant ainsi d’une curiosité pour leur fonctionnement psychique. Tous possédaient la nationalité suisse, parfois en plus d’une ou de plusieurs autres nationalités. La grande majorité des parents des adolescents participants et participantes étaient également suisses.

Lors de notre rencontre, cinq adolescents et adolescentes se trouvaient à l’école post-obligatoire et une jeune femme entreprenait un parcours universitaire. Un adolescent effectuait un apprentissage en vue d’obtenir un certificat fédéral de capacité (CFC). Enfin, un adolescent était à la recherche d’un emploi et au bénéfice d’un revenu d’insertion, tandis que deux adolescents se trouvaient en milieu fermé (foyer éducatif ou prison), sans projet de formation professionnelle. Concernant les données sociodémographiques relatives à l’environnement familial des adolescents participants et participantes, les parents de six d’entre eux appartenaient aux catégories socioprofessionnelles 2 et/ou 3 référées à la Classification internationale type des professions, édition 2008 (CITP-08[15]) ; la catégorie 2 (professions intellectuelles et scientifiques) requiert l’accès au premier et/ou deuxième cycle de l’enseignement supérieur, et la catégorie 3 (professions intermédiaires) demande une formation de 1er degré au premier cycle de l’enseignement supérieur. Ainsi, 70 % des parents d’adolescents participants et participantes appartenaient à une classe socioprofessionnelle élevée (catégorie 2 ou 3) ; ce qui peut nous amener à nous interroger sur la possibilité d’un biais de recrutement. Toutefois, les adolescents avaient toutes et tous été invités à participer à la recherche par un professionnel exerçant dans des lieux gratuits ou pris en charge par l’assurance obligatoire des soins (AOS). Les travaux sur les inégalités sociales en matière de santé (Niewiadomski & Aïach, 2008) nous rendent attentifs et attentives au fait que « certaines catégories de la population sont moins bien prises en charge que d’autres » (Demailly, 2008, p. 230), y compris en matière de santé mentale. Selon Demailly (2008), ces dernières ne seraient pas moins demandeuses de soin, mais elles rencontraient des difficultés à s’orienter dans le réseau et consulteraient moins de psychiatres ou de psychothérapeutes, aussi bien pour des raisons de coût que d’images (les services de santé mentale étant régulièrement associés à la dimension de folie [italiques ajoutés] dans les classes populaires).

Données cliniques et projectives

Pour le premier axe d’analyse, relatif à la détermination des souffrances des adolescents et des adolescentes vécues sur le plan individuel, familial et social, l’analyse rend compte d’une certaine homogénéité. Tous les adolescents participants et participantes à la recherche semblent témoigner d’une fragilité du Moi plus importante que celle nécessairement induite par le processus d’adolescence, en lien non seulement avec des évènements familiaux, sociaux, institutionnels et sociétaux bouleversants, mais aussi en raison de carences, voire de traumatismes, rencontrés dans leur développement psychologique et affectif. Tous affichent d’importantes angoisses de perte, pour la plupart accompagnées d’affects dépressifs, mais trois configurations peuvent être différenciées, lesquelles seront décrites ci-après. Elles s’organisent graduellement selon leur étendue aux différents espaces de la réalité psychique (intra-, inter- et trans-) et leur caractère envahissant dans le fonctionnement psychique des adolescents.

Pour le second axe d’analyse, relatif aux aménagements défensifs déployés par les adolescents et les adolescentes pour faire face à leurs souffrances plurielles, il est intéressant de relever que l’on retrouve, pour toutes les manifestations du malêtre adolescent appréhendées, des défenses par l’idéalisation, lesquelles sont généralement accompagnées par le clivage et le déni. Ces défenses se caractérisent par un ancrage archaïque (car héritières des interactions précoces entre le nourrisson et son parent) et relèvent ainsi d’une forme de radicalité (radix, la racine) du fonctionnement psychique adolescent. Trois figures de la radicalité se sont dessinées, et ce, de manière transversale aux différentes manifestations du malêtre adolescent : la radicalité transitoire, traumatophilique et mortifère. Celles-ci ne sont aucunement liées aux troubles chez les adolescents puisqu’ils et elles s’y répartissent uniformément, quelle que soit la symptomatologie présentée.

Discussion autour des trois figures de la radicalité adolescente

Nous allons maintenant faire part des différentes caractéristiques des trois figures de la radicalité adolescente à partir du récit clinique de la rencontre avec trois adolescents participants et participantes. Nous proposons ici une approche focalisée sur les situations dans lesquelles une idéologie extrémiste prédomine[16]. Deux commentaires semblent impérieux au préalable : d’abord, cette proposition de modélisation des radicalités adolescentes tente d’éclaircir des objets complexes qui ont été organisés par les effets d’après-coup, raison pour laquelle cet effort de généralisation est à prendre comme une construction nécessairement incomplète et sujette à des contradictions. Ensuite, et comme le rappelle Zaltzman (2011) au sujet du récit clinique, celui-ci constitue « un biais, une voie oblique » dans la mesure où, par comparaison, « un relevé géomorphique ne restitue pas un paysage » (p. 16). Les cas présentés ci-après ne prétendent pas rendre compte d’un modèle dans sa plus juste réalité ou vérité, mais offrent une lecture montrant – et ne démontrant pas[17] – la complexité de la nature humaine (Perron, 2007).

Ali, 19 ans

Ali est rencontré par l’intermédiaire d’un travailleur social de proximité et présente un intérêt pour une idéologie propice aux agirs délictueux et dont les dérives potentiellement extrémistes ne peuvent être écartées. Lors de notre première rencontre, le jeune homme porte des habits streetwear de marque, ses cheveux sont gominés et une pochette en bandoulière vient compléter son style « jeune des quartiers ». Légèrement en surpoids et le visage encore poupin, une certaine douceur émane d’Ali, laquelle fait ressentir un climat de confiance dans la rencontre. Il semble intimidé et son attitude oscille entre des moments de gêne silencieuse et de rires nerveux. Son implication dans l’entretien laisse toutefois croire que sa réserve relève plus de l’embarras que de la défiance puisqu’Ali se raconte volontiers. Il se montre par ailleurs soucieux d’utiliser un vocabulaire qui soit intelligible (ex. : « ma daronne toujours, ma mère pardon »), témoignant d’un certain respect pour son interlocuteur ou son interlocutrice. Authentique, aussi bien dans la manière de se présenter que dans le contenu de son discours, le récit de son parcours fait ressentir une certaine compassion pour ce garçon tant il rend compte d’un écart entre la précarité socioéconomique dans laquelle il se trouve et ses aspirations grandioses pour une assomption sociale quasi prophétique (« genre moi plus tard j’aurai de l’argent, […] et j’voudrais bien genre arriver dans ma ville et faire plaisir à toute ma famille »). Ali fait part d’un sentiment d’infériorité dans le cadre scolaire dont il est exclu pour cause d’absentéisme, lui barrant ainsi l’accès au marché du travail. Au bénéfice de l’aide sociale, le jeune homme passe la majorité de son temps au quartier, à « traîner » avec ses copains d’enfance. « On n’est pas homosexuels, mais on s’aime », dit-il en rigolant pour qualifier le lien qui unit son groupe d’amis. Aux épreuves projectives, Ali propose des représentations d’humiliation au TAT, voire de harcèlement (ex. pl. 3BM : « une personne qui se fait trop insulter ou maltraiter à l’école, en fait partout »), tandis que le Rorschach est infiltré par le climat pandémique (pl. IX « le corona qui se propage partout »), suggérant ainsi une importante sensibilité à la qualité de l’environnement externe.

L’analyse de ses données rend compte d’une problématique de perte particulièrement importante qui s’exprime dans le registre de l’effondrement dépressif et du vide, en lien avec une défaillance du contenant familial groupal. Le parcours de cet adolescent apparaît caractérisé par des vécus de séparation brutale, aussi bien dans l’environnement familial qu’extrafamilial, l’ayant massivement affecté et lui infligeant des angoisses d’abandon. Son histoire est ainsi composée de multiples séparations avec sa famille, la première lorsqu’il était bébé (« ils m’ont laissé deux, trois ans »), ses parents s’étant rendus en Europe sans lui. Laissé à sa tante et sa grand-mère, Ali raconte avoir durablement perdu l’appétit, traduisant, semble-t-il, l’émergence d’une dépression anaclitique du nourrisson (Spitz, 1968) : « quand je n’avais pas mes parents, je ne mangeais pas. Du coup, ils sont allés chez le docteur, ils ont donné des médicaments pour que j’aie l’appétit », explique-t-il. Plus récemment, lorsqu’Ali est âgé de 17 ans, ses parents organisent un retour en Afrique du Nord afin de s’y établir définitivement avec leurs deux fils. L’adolescent se montre peu intéressé par ce projet et revient en Suisse dès la majorité atteinte. En raison de la pandémie de COVID-19, Ali est dans l’impossibilité de rendre visite à sa famille durant de nombreux mois et reste seul dans son studio. À côté de ces vécus de séparation physique, dont les éprouvés potentiellement dépressifs sont niés par le jeune homme (« j’suis adolescent pis ça passe d’être sans ses parents »), Ali rapporte également des évènements traduisant un désengagement de ses parents, notamment au sujet de ses difficultés scolaires et de son manque d’implication pour les préceptes coraniques. Le père et la mère de l’adolescent ont tenu à éduquer leurs fils dans la stricte tradition musulmane, mais Ali a rapidement cessé la pratique religieuse jugée incompatible avec ses comportements illicites (« j’fume des substances, j’fume des cigarettes, j’bois de l’alcool, comment après avec tout ça j’peux me permettre d’aller prier ? »), engendrant une déception, voire un rejet, de la part de ses parents. Sa relation avec ceux-ci se caractérise ainsi par une proximité circonscrite à l’écran de télévision avec sa mère, probablement dépourvue de gestes tendres, tandis qu’avec son père, décrit comme un homme « plutôt sévère », les rapports entretenus sont uniquement composés de sermons en lien avec son désoeuvrement. Le maillage contenant et sécurisant du lien familial semble ainsi troué[18] au vu des mouvements de désaffiliation réciproque.

Ali tente de renforcer un Moi fragile, sujet à la menace dépressive constante, au moyen de défenses coûteuses principalement composées de l’idéalisation, du déni et du clivage. Malgré les carences affectives, l’adolescent idéalise, par exemple, l’éducation reçue de ses parents et fait preuve de déni à l’égard de sa situation professionnelle et économique (« j’pense c’est l’éducation qui fait tout. Parce que moi, mon père jamais il m’a gâté, chaque fois que j’voulais un truc je devais me l’offrir tout seul, j’devais aller faire de petits travaux tout ça »). Ali idéalise également la figure de Pablo Escobar et justifie les crimes commis par ce dernier au nom de l’aide apportée aux personnes les plus démunies (« en Colombie, il aidait beaucoup sa population, il leur a passé de l’argent et tout. Et puis voilà ceux qui veulent faire la guerre avec lui, tant pis pour eux. Voilà »). Cette figure héroïque semble ainsi investie par Ali comme une prothèse identitaire (Raoult, 2017), un nouveau lien d’affiliation dans lequel l’idéalisation « assure la sédation de l’angoisse » (p. 166). Aux épreuves projectives, l’idéalisation de figures héroïques s’étaye sur des représentations masculines puissantes et sur une attention accordée aux détails proéminents, lesquels dessinent les contours idéalisés, mais pas moins factices, de son narcissisme. Ces conduites de renforcement du Moi se traduisent également dans l’investissement de son groupe d’amis, marqué par une adhésivité relationnelle, source d’inflation narcissique. Non seulement l’adolescent y trouve un sentiment d’appartenance fraternelle continue (ils se sont rencontrés enfants à la mosquée), mais il accède également à une forme d’autonomie par l’appropriation de la rue, le groupe se réunissant principalement à l’extérieur. De plus, Ali propose une vision clivée de l’objet, par exemple, du système scolaire (d’un côté le niveau « pour les intelligents » et de l’autre « le plus bas ») ou de la pratique religieuse. Le jeune homme démontre à la fois une certaine fierté de s’être rendu trois fois à La Mecque pour un pèlerinage et en parallèle raconte ses transgressions des prescriptions religieuses, dans un mouvement de renversement du tout interdit au tout permis [italiques ajoutés]. De la même manière, il se montre tantôt prudent face aux réseaux sociaux (« y a plein de trucs qui sont faux sur Internet »), tantôt dépourvu d’esprit critique et happé par certaines informations diffusées, visionnant, par exemple, quotidiennement des reportages sur les brigades policières en France. Enfin, le recours à l’agir (Ali a pu être agressif envers le corps enseignant, présenter des troubles du comportement, etc.) et à l’héroïsation de la délinquance est particulièrement évocateur du refus du travail d’adolescence chez Ali.

Si Ali fait l’expérience d’une figure de répondant (Kaës, 2012) soutenant la réinscription socioprofessionnelle et la résolution des enjeux intrapsychiques de l’adolescence, il est fort possible que le parcours extrémiste d’Ali puisse se démanteler progressivement. L’idéalisation, le déni et le clivage semblent ici constituer des modalités de défense passagère permettant d’apprivoiser la problématique adolescente ; sa radicalité est transitoire [italiques ajoutés].

Rayan, 17 ans

Rayan est placé en centre éducatif fermé pour des lésions corporelles simples et graves, des vols, des faits de séquestration et d’enlèvement ainsi que des infractions à la Loi fédérale sur les armes et celle sur les stupéfiants. La rencontre avec cet adolescent se fait dans un climat de défiance, lequel semble être exacerbé par la présence du dictaphone lors de l’entretien semi-structuré. Tourné vers la porte de sortie et la main continuellement devant sa bouche, Rayan rapporte des vécus d’exclusion, voire de trahison, par exemple de la part de ses amis qui « font tous les morts » depuis son incarcération (« quand vous tombez, y en n’a plus un qui sont là », explique-t-il). L’adolescent a été exclu à plusieurs reprises d’établissements scolaires, ce qui l’a conduit à une errance dans la rue. À cela s’ajoute une certaine méfiance envers la société, Rayan décrivant le monde comme « hostile » et expliquant qu’auparavant il « détestait l’univers entier ». Cette dimension persécutoire liée au monde contemporain, qui pourrait être mise en lien avec le parcours migratoire potentiellement traumatique de l’adolescent (il est arrivé à 9 ans en Suisse d’un pays d’Afrique subsaharienne), se fait également ressentir dans ses réponses à l’épreuve du Rorschach dans lesquelles le regard est fréquemment présent (ex. pl. I « genre un animal bizarre avec quatre yeux » ; pl. VII « des Aliens qui se regardent, un truc comme ça. Ou deux démons qui se regardent »).

Rayan naît dans un pays d’Afrique subsaharienne, d’une mère originaire de ce même pays et d’un père suisse venu pour y vivre et y travailler. Rayan passe ainsi une grande partie de son enfance dans le pays d’origine de sa mère en présence de ses deux parents, d’un petit frère et d’un demi-frère plus âgé issu d’une première union de la mère. De ses années sur le continent africain, Rayan n’évoque « que des bons » souvenirs au sujet desquels il ne donne aucun détail à l’exception du lien tendre entretenu avec sa grand-mère maternelle. Les parents se seraient séparés avant que la famille émigre en Suisse, mais l’adolescent n’est pas en mesure d’expliquer les circonstances de cette séparation ni d’identifier précisément le moment où elle survient. De la même manière, le sentiment de continuité semble troublé chez cet adolescent puisqu’une forme d’amnésie paraît l’avoir frappé au sujet des évènements ayant concouru à ce que sa famille change de pays de résidence.

Concernant la qualité de son Moi, celui-ci apparaît grandement fragilisé lorsque Rayan relate, par exemple, un sentiment de confusion entre sa vie fictive et réelle : « Mais moi j’pensais que c’était un film ma vie, j’vous jure. Même encore aujourd’hui, j’me dis que c’est un film dans ma tête », raconte-t-il. Le traitement de la séparation semble envahissant pour l’adolescent qui propose aux planches du TAT qui y sont relatives des représentations particulièrement mortifères, sans issue possible (ex. pl. 3BM « quelqu’un qui est en dépression, quelqu’un qui pleure. On dirait quelqu’un qui est en taule parce que le lit il est bas. Et je crois, je vois un couteau par terre, on dirait il s’est ouvert les veines »). Cette hypothèse peut être mise en lien avec l’environnement familial peu protecteur, voire persécuteur, décrit par l’adolescent lors de l’entretien semi-structuré (« il me tapait tout le temps, mais ça va », dit-il au sujet de son père, et de sa mère « elle me tapait tout le temps aussi, mais je l’aime trop aussi »). En raison de ces épisodes de violence intrafamiliale, Rayan a été placé à plusieurs reprises dans des foyers de la protection de l’enfance, toutefois ces placements successifs ont avorté chaque fois dans la mesure où il fuguait systématiquement pour revenir au domicile maternel. Cette intolérance à la perte transparaît au TAT au travers de représentations relatives au vécu de solitude (pl. 13B « Un petit enfant qui est tout seul. Qui est dans la galère ça se voit »), rendant compte de la carence d’étayage dans l’environnement primaire.

Pour faire face aux angoisses de perte massives Rayan recourt à l’idéalisation. Les manques (d’amour, de soins, d’affection, de stabilité) dans l’environnement familial apparaissent déniés par l’idéalisation de liens de filiation pourtant défaillants (« mes parents je les aime trop. Peu importe ce qu’ils disent, peu importe ce qu’ils font, j’m’en fous »). Sa facilité à l’école est rapportée avec une suffisance factice à laquelle se surajoute un mouvement mégalomaniaque relatif à ses multiples exclusions scolaires (« je me suis fait virer de toutes les écoles de Suisse ! »). L’adolescent explique, dans une forme de (re)présentation héroïque de sa délinquance, avoir été exclu de l’école en raison de nombreuses transgressions du cadre. Rayan rapporte aussi ses spectaculaires exploits martiaux entre pairs, lesquels sont glaçants à entendre (« une barre de fer comme ça, écrasement de têtes et tout. J’en ai planté un. Et… après ils se sont tous barrés »). Aussi bien en tant que complices qu’adversaires, les rapports qu’entretient Rayan avec ses pairs semblent ouvrir à une position toute-puissante régie par la violence sans accès à la permanence du lien. À côté de l’héroïsation de sa délinquance, Rayan est en quête d’une vérité totale, capable de nier cet insupportable éprouvé de manque, laquelle s’exprime dans une radicalité d’opinion, « dans le registre des valeurs et des croyances » (Galland et Muxel, 2018, p. 38). L’adolescent est en effet convaincu (« ce n’est pas que j’y crois, je sais ») que la série Les Simpson a prédit un certain nombre de faits historiques ou que la franc-maçonnerie possède une influence économique et politique secrète en Suisse. L’adhésion à ces récits complotistes témoigne de la grande vulnérabilité narcissique de l’adolescent qui cherche un objet externe idéalisé capable de suturer ses fragilités identitaires, opérant un clivage entre le dedans et le dehors (« les gens qui sont fous c’est ceux qui n’y croient pas »). Au-delà de leur fonction défensive, les théories conspirationnistes constituent également une forme de néo-mythe palliant le vide des contenants identitaires familiaux (Benghozi, 2019) et structurant ainsi sa vision du monde et d’autrui.

Mais l’incarcération et ses offres à la fois éducatives et de soins semblent avoir mis un frein au fonctionnement psychique rigide de l’adolescent puisqu’une capacité à nuancer et critiquer ses comportements et ses pensées se dessine (« tant que je ne serais pas allé en prison, je ne serais jamais changé »). Ses comportements violents ont ainsi conduit à une expérience de séparation de portée traumatique, ayant provoqué une rupture avec le fonctionnement défensif antérieur et participé à remettre au travail les enjeux de l’adolescence ; la radicalité est ici traumatophilique[19][italiques ajoutés]. Contenu par l’enfermement et mis à l’abri de ses potentialités violentes et destructrices, il est possible que Rayan puisse se désengager progressivement de ses comportements et de ses idéaux délinquants afin d’accéder aux enjeux intrapsychiques et intersubjectifs du processus d’adolescence.

Tony, 20 ans

Tony est incarcéré en détention préventive pour de multiples agirs délinquants. De grande taille, il se décrit lui-même comme « une grande perche » tandis que sa maigreur et son teint pâle, lequel contraste avec ses cheveux foncés, lui donnent un air famélique. Durant l’entretien, le jeune homme associe bien trop librement sur les citations proposées puisqu’il n’a de cesse de s’égarer dans d’infinis détails rendant toujours plus confus son discours. Son flot de paroles nous inonde tandis que sa manière de théâtraliser chaque évènement de sa vie envahit tout l’espace physique et psychique. Il fait de grands gestes, il exulte, révélant chacune de ses émotions, oscillant entre mimiques extatiques et moments de prostration. En outre, Tony nous impose son imaginaire cru et violent par le bais de nombreuses représentations visuelles insoutenables et répugnantes (ex. : « ma mère elle m’a hurlé dessus, elle m’a tabassé, mon père était au boulot, j’mangeais les spaghettis à la maison, j’avais la morve dans les spaghettis, j’étais pas bien du tout »).

Il raconte être un enfant « rescapé » par une intervention du grand-père maternel alors incarcéré, suicidé peu après, qui aurait convaincu sa fille de garder cet enfant issu d’une étreinte fugace. La mère de l’adolescent élève seule son fils, sans la présence du père et endeuillée par la mort de son propre père. Elle est ainsi décrite comme très indisponible par Tony. Le contenant familial groupal apparaît déchiré dès ses débuts. Il en résulte une grande confusion générationnelle qui atteint son paroxysme lorsque Tony devient père à l’âge de 18 ans tandis que sa mère, elle-même enceinte, s’immisce dans la relation du jeune couple comme si cet enfant était également le sien. Dans cette fusion incestueuse entre le jeune homme et sa mère, le père semble absent dans sa fonction de tiers séparateur. À plusieurs reprises celui-ci s’est éclipsé, la première fois lors de la naissance de Tony pour refaire sa vie hors de la Suisse. À son retour, le couple parental se renoue, mais la violence physique du père, alcoolique, est omniprésente. Par ailleurs, les frontières familiales semblent absentes puisque Tony a été le témoin direct de la relation extra-conjugale de sa mère avec un autre homme (« j’ai vu ma mère tromper mon père en fait »). Les parents de Tony divorcent après cela, évènement qui semble affecter fortement l’adolescent : « j’avais le vécu triste », dit-il à ce sujet. Le jeune homme, alors âgé de 15 ans, est particulièrement en colère contre sa mère (« j’avais trop la haine avec elle »), comme s’il était à la place de son propre père, et non pas seulement par souci de loyauté envers lui. Ces mouvements de confusion identitaire et identificatoire se font également nombreux aux épreuves projectives. Tony aborde, par exemple, le Rorschach comme s’il se trouvait dans la planche (ex. pl. II « et un visage aussi. Ouais un visage. Genre il crie à l’aide (il rigole), ah c’est vrai hein »).

Tony lutte contre ses souffrances multiples au moyen de conduites de réassurance narcissique, principalement caractérisées par l’idéalisation de nouveaux liens d’affiliation : le monde de la rue et ses réseaux délinquants notamment. Ces derniers semblent offrir au jeune homme une certaine gratification sociale et personnelle lui permettant de compenser « les insuffisances, les absences, les fragilités » (Mohammed, 2016, p. 18) infligées par l’environnement familial ; l’acte transgressif transforme l’humiliation en un sentiment d’existence (« j’me sentais exister », dit-il). Après son exclusion de l’école, Tony multiplie les délits, lesquels semblent appeler à une loi symbolique et un cadre contenant tels que la prison pourrait incarner pour lui. Mais malgré les nombreuses incarcérations subies, le milieu carcéral ne semble pas constituer « un moyen d’être retenu de continuer sur sa lancée délictueuse » (Delion, 2008, p. 36). Très influençable (« j’suis influençable, énormément influençable », reconnaît-il), le jeune homme consomme de nombreuses drogues, participe à la vente illégale de celles-ci et met cela en scène, fièrement, dans ses stories Snapchat. Il raconte également, avec un enthousiasme déconcertant, le contenu de ses journées de débauche, lesquelles rappellent celles du héros du film Scarface de Brian de Palma, Tony Montana : « J’amenais les filles, l’éclate totale, l’alcool et tout. J’avais juste à vendre deux, trois petits trucs et après bam j’avais une petite bouteille pour la soirée. » Évoluant dans cet univers mafieux, dans lequel « les frères » sont davantage des rivaux sans pitié, Tony finit par avoir un geste virulent puisque, lors d’une bagarre, il va pousser son adversaire sur les rails du train.

En outre, Tony idéalise aussi bien son père, qu’il qualifie d’« exemple de vie », que sa mère, à propos de laquelle il nie la carence dans les interrelations précoces (Tony raconte fièrement être le « trophée » de sa mère). Le jeune homme fait également part d’une vision très idéalisée de sa relation amoureuse en rapportant que sa copine était « la plus belle » du collège et en décrivant avec un enthousiasme démesuré son premier baiser avec elle. Il nie en parallèle, avec légèreté et impudeur, l’avoir contrainte à un rapport sexuel non protégé duquel est né un enfant. Aux épreuves projectives, Tony exprime des commentaires traduisant un mouvement d’idéalisation du matériel, aussi bien au Rorschach (pl. V « ah là c’est le plus beau » ; pl. VI « Oh… c’est mimi » ; pl. X « ah celui-là il est beau »), qu’au TAT (pl. 5 « il est trop beau le dessin ») ou en manifestant ouvertement son appréciation (pl. 19 « oooooh trop bien la photo »). Par ailleurs, en réaction à ses mouvements d’autodépréciation (en lien avec son absence dans la vie de son fils, son parcours délictuel et ses multiples séjours en prison) et ses élans mélancoliques, Tony présente de nombreux mouvements maniformes : il use, par exemple, du rire et de l’humour, traduisant la lutte antidépressive à l’oeuvre (ex. pl. 12BG « Ah j’vois la maison dans la prairie (il rigole) »). Une idéalisation s’étaye par ailleurs sur les théories conspirationnistes puisque ces dernières semblent lui permettre de transformer le mépris de soi en haine des autres, principalement par l’adhésion au complot juif (« c’est comme Adolf Hitler. […] ce qu’il disait c’était réel. […] Du côté de dire que les juifs ils veulent l’argent. Ça c’est vrai »). Alors que le jeune homme est en situation de précarité économique, il incrimine « les juifs » d’être à l’origine de son indigence. Il explique qu’« il faut du massacre pour le changement » et soutient que les génocides ont eu une fonction dans l’Histoire : « au fond y a un truc nécessaire », dit-il. Les théories du complot offrent à Tony une vérité absolue et un néo-mythe grâce auquel il peut identifier aisément les individus à dénigrer et ceux et celles à idéaliser. Cette vision dichotomique du monde est aussi présente dans son rapport très exclusif à la religion (« pour moi la religion qui signifie la Terre c’est catholique. Les autres c’est… c’est juste des… c’est des remplaçants »). Ce clivage infiltre ses représentations au Rorschach, notamment à la planche IX (« genre en bas c’est… y a l’enfer, y a où on vit, la terre, et pis le rose c’est une couleur qui apaise »), et ses récits du TAT (ex. pl. 13B « il va devenir quelqu’un plus tard même si là il affronte le pire moment de sa vie »). Dans sa cellule, aujourd’hui, Tony « affronte [peut-être] le pire moment de sa vie » et idéalise, par exemple, le parcours de Donald Trump (« c’est un businessman le mec ») ou celui de Justin Bieber. Bien que conscient de l’effondrement dépressif sous-jacent à ce type de projet (« même s’il faut je n’en ai rien à foutre si j’tombe en dépression et tout, juste vivre ce moment »), Tony souhaite être lui-même son idole, son idéal, figure omnipotente lui garantissant une satisfaction immédiate de plaisir. Le surinvestissement de l’objet idéal semble ici participer à l’annihilation subjective et au risque de destructivité de l’autre ; la radicalité est mortifère.

Conclusion

Le récit de ces trois adolescents met en exergue le poids et les répercussions des ruptures sociales et du lien, dans ses différentes déclinaisons, sur la santé mentale des adolescents et des adolescentes. Que ces ruptures aient été contraintes par les politiques sanitaires ou les autorités pénales, l’injonction à l’isolement réduit les corps à leur vulnérabilité ou à leur faute morale ; ils sont alors « défacés » de leur masque social (Kaufmann, 2021). Ali, Rayan et Tony semblent ainsi avoir tous les trois fait l’expérience d’une désaffiliation brutale les ayant condamnés à retisser le fil inconscient de leur histoire familiale. Mais celle-ci apparaît composée de trous, de déchirures et d’attaques qui « créent des vacuités identitaires qui ne demandent qu’à être comblées », nous dit Vavassori (2018, p. 57) à propos des vecteurs de la radicalité adolescente. Pour pallier ces contours friables, perforés, nécrosés du Moi, l’espace de la rue ou du virtuel constitue un important pourvoyeur d’images-simulacres (Micheli-Rechtman, 2022) que les adolescents et les adolescentes surinvestissent en quête d’une prothèse identitaire idéalisée. L’idéalisation constitue ainsi un processus défensif privilégié, auquel s’adjoignent généralement le clivage et le déni. Mais Ali, Rayan et Tony nous donnent à voir trois figures de la radicalité adolescente dans la société contemporaine, lesquelles semblent à la fois présenter des éléments d’étiologie commune et parallèlement témoigner d’une originalité du mode de fonctionnement psychique.

  • La figure transitoire se compose de défenses radicales qui oeuvrent au renforcement du Moi dans un contexte de fragilités narcissiques. L’idéalisation d’images-simulacres semble apparaît transitoire dans la mesure où l’idéalisation glisse ensuite vers des images-objets davantage différenciées, sources d’identifications constructives promouvant la créativité et admettant progressivement les enjeux du travail d’adolescence.

  • La figure traumatophilique se compose de défenses radicales qui tentent d’obstruer tant bien que mal les béances de l’identité et de l’histoire familiale. L’idéalisation d’images-simulacres semble alors aussi bien constituer une forme de barricade contre les angoisses que nourrir une appétence traumatophilique (Guillaumin, 1985) appelant des agirs violents. Celle-ci semble alors provoquer un éprouvé traumatique en mesure de réveiller les blessures du passé. L’issue de la radicalité traumatophilique par rapport à l’accès au travail d’adolescence dépend de la possibilité de l’environnement de l’adolescent ou de l’adolescente à accueillir cette violence et à offrir une élaboration des traumatismes précoces et actuels.

  • La figure mortifère se compose de défenses radicales qui tentent de remédier aux contours inadvenus de l’identité et de son histoire familiale en les parant d’une seconde peau factice. L’idéalisation d’images-simulacres incorporées au Moi semble ainsi permettre à ces adolescents et à ces adolescentes de rompre avec une réalité trop insupportable, face à laquelle ils ne sont pas en mesure de se défendre efficacement. En incarnant leur propre idéal, ces adolescents et ces adolescentes maintiennent durablement le fantasme de toute-puissance face auquel autrui ne peut rien, si ce n’est subir le déferlement mortifère [italiques ajoutés] de leur agressivité. Paradoxalement, le Moi ainsi triomphant court à sa propre perte puisque l’idéal tend à le remplacer.

À partir de ces descriptions cliniques, il est intéressant de relever que les manifestations contemporaines du malêtre adolescent, appréhendées comme des formes de radicalités, peuvent, dans la plupart des cas, être mises au service du processus d’adolescence, et n’en constituent donc pas nécessairement une impasse. La radicalité apparaît ici coextensive aux enjeux de l’adolescence dans la société contemporaine, ce qui peut participer à amoindrir les visions déterministes et catastrophistes relatives aux manifestations bruyantes de certaines et de certains adolescents. Les radicalités adolescentes expriment ainsi davantage une quête de survie psychique dans un contexte de bouleversements pluriels (individuels, familiaux, sociaux, culturels…), qu’une tendance inévitablement mortifère à l’issue destructrice.

Perspectives pour le soin

La pratique du soin auprès d’adolescents pris dans une forme de radicalité questionne l’hyper-spécificité des prises en charge dédiées aux manifestations contemporaines du malêtre adolescent. Dans la mesure où les trois figures de la radicalité présentent des éléments d’étiologie communs, une non-spécification des modalités de traitement paraît pertinente, sans pour autant bannir certains soins caractéristiques. Il s’agit de promouvoir un soutien et une écoute qui soient suffisamment sensibles aux souffrances ressenties dans les différents espaces de la réalité psychique et qui puissent reconnaître et tolérer, pour un temps, le besoin d’engagement radical édifié en contre, quelle que soit la forme qu’il puisse prendre. Winnicott (1962/1992) le soulignait déjà en son temps : « le problème, c’est que nous sommes mis au défi, et qu’il nous faut faire face en tant qu’adulte ; mais notre rôle est de faire face (plutôt que de porter remède) à ce qui est essentiellement une manifestation de la santé » (p. 408).

Toutefois, pour faire face à ces expressions bruyantes, inquiétantes, parfois véhémentes, de la radicalité adolescente, il nous paraît essentiel que le soin (qu’il soit psychothérapeutique, infirmier, éducatif, etc.) s’étaye sur un travail de réseau, de mise en relation et en communication pluridisciplinaire. L’acteur ou l’actrice de première ligne, parfois seul intervenant en lien avec l’adolescent ou l’adolescente, doit pouvoir s’appuyer sur les autres professionnels qui l’entourent, directement ou indirectement. Il peut s’agir de solliciter de nouvelles ou nouveaux intervenants (éducateur, infirmier, médecin, enseignant, etc.), ou encore de faire appel à des instances tierces telles que celles consacrées à la protection des personnes mineures. Face à la possible sidération mobilisée par le discours de ces adolescents et de ces adolescentes, et les mouvements défensifs qui peuvent l’accompagner dans la rencontre, le concept d’« intercontenance psychique » (Ciavaldini, 2001) entre les différents professionnels concernés par les radicalités adolescentes est à développer en matière de prévention des conduites violentes, voire terroristes dans les situations les plus extrêmes. Ciavaldini (2001), dans ses travaux sur les auteurs d’infraction à caractère sexuel, avance l’idée d’une intercontenance psychique en tant qu’impératif étayage du soin sur le cadre judiciaire. L’auteur ajoute :

À ces deux cadres, il faudra inclure un troisième, celui des travailleurs sociaux de l’insertion. Ces trois cadres sont intimement interindépendants. Ils devront devenir « intercontenants ». C’est cette fonction d’intercontenance qui se révélera, à terme, véritablement thérapeutique. L’intercontenance implique que puisse apparaître une « porosité » des enveloppes de ces cadres […]. Cela passe par des rencontres inter-institutionnelles préalables entre les différents partenaires de la justice, du soin et de l’insertion. Ces réunions permettent à chacun de prendre la mesure, et donc la limite, de l’identité professionnelle de l’autre […].

p. 30

L’intercontenance psychique résultant du travail de réseau nous semble propice au déploiement d’une enveloppe de soins pluridisciplinaires en mesure de retisser les trous parfois inqualifiables et nombreux de l’identité et de l’histoire de ces adolescents et de ces adolescentes, mais aussi ceux de notre société contemporaine que nous partageons avec eux. Du côté des adolescents, l’intercontenance psychique nous semble également favoriser la constitution d’un « espace psychique élargi », au sens de Jeammet (1980, p. 481), sur lequel l’adolescent ou l’adolescente peut projeter son monde interne et bénéficier, en retour, d’« apports narcissiques supplétifs dont il peut avoir besoin » (Jeammet, 2002, p. 78). Ainsi, au sein d’un environnement de soin pluridisciplinaire, caractérisé par ses qualités suffisamment enveloppantes, intercontenantes et élargies, les adolescents et les adolescentes sujets à une forme de radicalité peuvent davantage réparer les failles de leurs origines, et accéder à une élaboration subjective. Concrètement, que l’adolescent ou que l’adolescente se trouve ou non dans une institution éducative ou de soin, des rencontres en réseau pluridisciplinaire de manière fréquente et régulière (par exemple une fois par mois), et n’attendant pas que des crises surviennent pour que les professionnels engagés dans l’accompagnement se réunissent, sont à mettre en place de manière systématique pour que l’intercontenance psychique puisse se vivre et porter ses fruits.

Ces remarques sur la pluralité des interventions auprès des adolescents et des adolescentes présentant une forme de radicalité, et la nécessité d’une étroite collaboration entre les disciplines, sont également valables dans le domaine de la recherche. Vavassori et Harrati (2023) le soulignent : « l’enjeu est de dépasser la simple juxtaposition et le croisement de données issues de différents champs disciplinaires. C’est au carrefour de ces différents niveaux de lecture qu’apparaissent des pistes de décryptage de l’engagement radical et de sa valeur de solution pour le sujet » (p. 80).