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Introduction

La justice sociale est au coeur de la pratique du travail social. Mais à quoi ce concept réfère-t-il exactement? Alors que l’on a longtemps répondu à cette question en disant qu’il s’agissait de la répartition équitable de la richesse, aujourd’hui on assiste à un changement de vision où la justice sociale serait plutôt basée sur la reconnaissance de la dignité individuelle (Honneth, 2000). Selon cette perspective, la valeur que l’individu s’accorde se construit à travers les interactions sociales. Plus particulièrement, c’est à travers différentes formes de reconnaissance que l’individu développe une identité positive lui permettant de jouer un rôle social valorisant. La maternité est une des formes de reconnaissance sociale importantes pour plusieurs mères, notamment en ce qui concerne les jeunes femmes provenant de milieux défavorisés (De Koninck, 2002). À la suite du placement de l’enfant, cette identité de mère est ébranlée (Schofield et coll., 2011). D’une part, parce que leurs droits parentaux sont restreints, et d’autre part, parce que le placement de l’enfant est un évènement stigmatisant qui risque de fragiliser le tissu social entourant les mères biologiques. Donc, si l’identité des mères est affectée par le placement de l’enfant et que les réponses sociales sont inadéquates pour les soutenir à la suite de cet évènement de vie majeur, le travail social est le champ d’études aux premières loges pour mettre en exergue les pathologies sociales qui affectent leur identité et proposer des avenues menant vers plus de dignité.

Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet de thèse de doctorat en service social s’intéressant au processus freinant ou favorisant la reconnaissance sociale des mères dont l’enfant est placé jusqu’à sa majorité par les services de la protection de la jeunesse. Il propose de jeter un regard sur la justice sociale en examinant la situation de ces mères. Nous examinerons trois conceptualisations philosophiques de la justice sociale, respectivement, celles de l’allemand Axel Honneth, du français Emmanuel Renault et de l’américaine Nancy Fraser. Chacune des théories est explicitée à partir de connaissances tirées des écrits scientifiques concernant la situation de ces mères. Cette démarche permet de mieux saisir comment le placement de l’enfant risque d’affecter l’identité de ces mères. Cet article est divisé en quatre parties dont les trois premières présentent sommairement la conception de la justice sociale selon ces trois auteurs. D’abord, la perspective d’Axel Honneth est présentée par l’examen de sa théorie de la reconnaissance sociale. Ensuite, la pensée d’Emmanuel Renault est abordée par la démonstration de ce qu’il ajoute à la théorie de Honneth. Enfin, la vision de Nancy Fraser est examinée en mettant l’accent sur les éléments macro-systémiques qui entravent la parité de participation de ces mères. Pour terminer, la quatrième partie met en lumière quelques-unes des similitudes et des particularités entre leur conceptualisation respective.

La reconnaissance sociale : la thèse d’Axel Honneth

Honneth examine les principes de la justice sociale à travers l’identification de pathologies sociales, c’est-à-dire « des relations ou des évolutions sociales qui portent atteinte, pour nous tous, aux conditions de réalisation de soi » (Honneth, 2008, p. 179). D’après lui, une société juste assure des conditions de reconnaissance mutuelle au sein de trois sphères de reconnaissance : affective, juridique et solidaire. Pour mieux saisir sa pensée, une mise en contexte s’impose afin de comprendre sommairement à quoi réfère sa théorie de la reconnaissance sociale.

C’est à partir de la conception de la lutte pour la reconnaissance développée par Hegel et les écrits tirés de la psychologie sociale de Mead que Honneth a développé, en 1992, sa théorie. Celle-ci est basée sur un modèle identitaire qui se construit à travers un processus de reconnaissance mutuelle, c’est-à-dire que le développement de l’identité personnelle et l’autoréalisation dépendent de trois sphères de reconnaissance sur le plan des relations primaires, juridiques et des communautés de valeurs. Il associe à chaque sphère d’interaction trois types de mépris qu’il nomme aussi le déni de reconnaissance (sévices et violences, privation des droits et exclusion, humiliation et offense). Ces expériences de déni de reconnaissance entraînent une image négative de soi et viennent fragiliser l’identité de l’individu ou du groupe (Honneth, 2008). La thèse de l’auteur montre que lorsque l’identité morale du sujet est blessée, des efforts sont déployés par l’individu pour la restaurer. C’est de cette façon que s’enclenche la lutte pour la reconnaissance (Honneth, 2013). Une identité permettant de se réaliser s’acquiert donc par la lutte au sein des trois niveaux de reconnaissance. Ces luttes transforment les dimensions personnelles de l’individu en favorisant la confiance, le respect et l’estime de soi, de sorte que la valeur que chaque individu s’accorde se construit dans le regard de l’autre, selon trois types de relations : primaires, juridiques et communautés de valeurs.

Relations primaires et reconnaissance amoureuse. L’auteur entend par relations primaires celles qui impliquent des liens affectifs, c’est-à-dire les membres de la famille (parents, conjoints ou conjointes, enfants, fratrie) et les amis proches. À ce premier niveau de reconnaissance se construit la confiance en soi. Elle s’édifie à l’intérieur des relations affectives qui naviguent entre l’autonomie et la dépendance (la capacité à être seul et la fusion) (Honneth, 2000). L’individu développe sa capacité à être seul lorsqu’il se sent aimé par une personne et qu’il est en mesure de percevoir cette personne comme étant indépendante. Par la reconnaissance réciproque de chacun des sujets, une relation à soi se construit. Elle permet le développement de la confiance en soi, par l’accès à ses propres capacités émotionnelles. L’expérience intersubjective de l’amour amène une sécurité émotionnelle permettant à l’individu d’éprouver et de manifester ses besoins et ses sentiments. Cette assurance émotionnelle est fondamentale pour développer le respect de soi (Honneth, 2000). En contrepartie, le déni de reconnaissance prend la forme de maltraitances où l’intégrité physique ou psychologique de l’individu est menacée (Honneth et Voirol, 2008), freinant ainsi le développement de la confiance en soi. Peu d’études abordent les relations entre la mère et les autres membres significatifs de son environnement immédiat après le placement de l’enfant. On sait toutefois que le réseau social peut s’effriter, puisque certaines mères peuvent subir le rejet de proches (Sécher, 2010), et que le soutien d’un conjoint, d’amis ou de membres de la famille peut contribuer à la reprise de pouvoir sur leur vie (Noël, 2014).

Relations juridiques et reconnaissance juridique. La reconnaissance juridique octroie à l’individu son statut, sa dignité en tant que membre de la communauté. Elle vient confirmer la valeur sociale de son identité par le développement du respect de soi. L’individu se considère comme porteur de droits dans la mesure où il reconnaît que l’autre en a aussi. En fait, pour que l’individu puisse se percevoir comme une personne juridique, la perspective d’un autrui généralisé doit être intégrée. Mead définit ce concept ainsi : « Les partenaires savent quelles obligations ils sont tenus de respecter à l’égard de l’autre. Inversement, ils peuvent donc aussi se comprendre comme porteurs d’exigences individuelles auxquelles leur vis-à-vis se sait obligé de satisfaire » (Honneth, 2000, p. 136). C’est donc à travers l’acquisition de droits et l’observation de ses devoirs que l’individu prend conscience qu’il est digne de respect.

L’auteur réfère aux trois types de droits qui coexistent au sein des sociétés, soit les droits civils, politiques et sociaux. Le premier vise à protéger la vie, la liberté et la propriété de la personne, tandis que le second lui assure la possibilité de participer à la vie démocratique. Quant au troisième type, il a pour but de garantir à tous les sujets une place pour qu’ils puissent se réaliser. Lorsque l’individu ou les collectivités se sentent lésés dans leurs droits, une lutte pour la reconnaissance peut s’enclencher. Elle visera soit le respect ou un élargissement de leurs droits. À titre d’exemple, on peut penser aux mères qui sont en désaccord avec le placement de leur enfant et qui entament une bataille juridique pour ravoir la garde ou pour obtenir plus de contacts avec leur enfant. En ce qui concerne les droits sociaux, la situation de vulnérabilité, notamment la précarité économique des parents dont l’enfant fait l’objet d’une mesure de protection est largement documentée (Dowd, Mclaughlin et Rioux, 2013). Deux études québécoises (Esposito et coll., 2013, 2017) montrent notamment que le risque de placement des enfants augmente lorsqu’ils habitent des quartiers où se concentre un plus grand nombre de familles économiquement défavorisées.

Communautés de valeurs et reconnaissance solidaire. Cette forme de reconnaissance s’acquiert par la contribution individuelle qu’apporte l’individu au projet global d’une société. Il peut alors développer son estime de soi en actualisant ses compétences et en trouvant une place où sa participation est socialement valorisée (Honneth, 2000). Cette estime de soi se construit à travers les rapports sociaux et les rôles joués au sein de la société. La non-reconnaissance réfère à la mésestime sociale (Honneth, 2008) incluant la honte, l’offense (Honneth, 2000) et l’invisibilité (Honneth, 2008). Pour participer à la vie démocratique, l’individu doit d’abord expérimenter et acquérir, à travers les différentes formes de reconnaissance, des expériences positives. Pour ce faire, il doit disposer des conditions lui permettant d’être reconnu dans les autres sphères de reconnaissance (Honneth, 2015). Cependant, le placement de l’enfant engendre de fortes émotions associées à la honte et la perte d’appréciation. D’ailleurs, plusieurs mères craignent les jugements d’autrui à cause de cette situation (Holtan et Eriksen, 2006 ; Ellingsen, 2007). On sait aussi que des mères d’enfants placés reçoivent des propos méprisants (Sellenet, 2007) ou acquièrent une mauvaise réputation au sein du voisinage (Noël, 2014). Pour se protéger des jugements d’autrui, des mères vont éviter de mentionner qu’elles ont un enfant placé. Cette stratégie est utilisée par crainte d’être étiquetée comme de « mauvaises mères » et de perdre la reconnaissance qu’elles ont dans d’autres domaines de leur vie. Par ailleurs, l’étude de Kenny, Barrington et Green (2015) montre une diminution de l’estime de soi chez les mères d’enfants placés. L’intériorisation de la stigmatisation entraîne le sentiment de perte de contrôle sur leur vie et la difficulté à réaliser leurs ambitions.

La reconnaissance : l’instrument d’une reformulation des institutions de la justice. Pour Honneth, la reconnaissance est l’instrument d’une reformulation de la justice. Il conteste la pensée qui lui paraît réductrice du paradigme de la distribution où la justice consisterait à distribuer des biens ou des droits de façon à permettre à tous les membres de la société la poursuite de leurs choix personnels. Pour l’auteur, la justice distributive limite le rapport de reconnaissance à la sphère juridique, délaissant ainsi les rapports intimes dans le cadre familial et les rapports sociaux (Honneth, 2015). Aussi, il souligne que les moyens juridiques de l’État de droit ne sont pas suffisants pour atteindre une justice sociale. Pour y arriver, il ajoute que l’État doit pouvoir compter sur des organisations non étatiques, afin qu’elles puissent militer pour que des conditions soient aussi respectées dans les cadres familial et professionnel, car :

…c’est à travers les luttes que les groupes sociaux se livrent en fonction de mobiles moraux, c’est leur tentative collective pour promouvoir sur le plan institutionnel et culturel des formes élargies de reconnaissance mutuelle que s’opère en pratique la transformation normative des sociétés

Honneth, 2000, p. 157

Enfin d’après l’auteur, les conditions préalables à la réalisation de soi s’acquièrent à travers les relations mutuelles qui se situent au sein des trois sphères de reconnaissance. Il soutient donc que la justice sociale se construit dans le cadre de relations de reconnaissance, et ce, au sein des trois sphères (affective, juridique et solidaire) et que cette vision devrait remplacer le paradigme de distribution (Honneth, 2015).

La reconnaissance : l’instrument d’un élargissement des définitions de la justice : la conception d’Emmanuel Renault

Il existe plusieurs similitudes entre la vision d’Honneth et celle de Renault; ce dernier reprend notamment les trois sphères de reconnaissance élaborées par Honneth. Il démontre que l’identité positive résulte de la socialisation et du développement d’un rapport positif à soi. L’intériorisation des règles qui déterminent sa fonction est inhérente au développement identitaire, c’est-à-dire que l’identité se construit par l’appropriation de normes et de rôles sociaux, et que ceux-ci sont intégrés et conjugués à l’identité personnelle. Il s’agit donc d’une construction dialogique entre les besoins du moi et les attentes normatives. En d’autres mots, le développement d’une identité positive est sous-tendu par un modèle commun dominant. L’individu développe ainsi une identité positive lorsque sa valeur est confirmée par autrui. Lorsque l’enfant est placé, l’identité de la mère est menacée, d’une part parce que les mères ne peuvent plus répondre à leurs propres attentes, et d’autres part, parce qu’elles transgressent les attentes sociales normatives liées à la maternité. Cette dérogation fait donc naître une dépréciation de soi (Holtan et Eriksen, 2006). Ce processus vient, en partie, expliquer pourquoi l’identité des mères est menacée à la suite du placement.

En ce qui concerne sa vision de la justice sociale, il ajoute un lien analytique à la théorie d’Honneth en envisageant la reconnaissance non seulement comme « l’instrument d’une reformulation des institutions de la justice », mais aussi comme « l’instrument d’un élargissement des définitions de la justice » (Renault, 2004, p. 60). Il défend l’idée selon laquelle la justice doit être développée à partir des expériences d’injustice, car elles mettent en lumière les facteurs structurels de l’injustice. Comme ces expériences sont toujours sous-tendues par des attentes normatives, il propose de reconstruire les principes de justice à la lumière des attentes normatives déçues (Renault, 2004).

L’expérience d’injustice s’actualise lorsque l’individu ou un groupe vit une situation d’injustice et que celle-ci est ressentie, c’est-à-dire par des sentiments et des façons de réagir. Au moment où « ces expériences sont portées à la conscience, elles entraînent des dynamiques revendicatives ou des dynamiques pratiques, c’est-à-dire des réactions de rejet des situations injustes, de fuite ou de lutte contre elles » (Renault, 2004, p. 34). L’expérience de l’injustice peut prendre trois formes (Renault, 2004). La première peut être ressentie lorsqu’un principe de justice institutionnalisé est violé. La seconde peut émerger lorsque des principes institutionnalisés excluent des groupes ou font l’objet d’une interprétation sur le plan de l’application. La troisième peut quant à elle se fonder sur le sentiment que ces principes sont faux ou qu’ils occasionnent d’autres injustices. Il s’agit de celle créant une plus grande perception d’impuissance, car ce sentiment d’injustice émerge dans un contexte où les droits ou les principes institutionnalisés sont respectés. À titre d’exemple, les mères peuvent ressentir un sentiment d’injustice lorsque l’enfant est placé, alors que les intervenantes de la protection de la jeunesse ont respecté toutes les règles prescrites par la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ). Il est aussi possible que l’injustice ne soit pas ressentie ou portée à la conscience comme étant une expérience d’injustice, ce que l’auteur nomme le vécu d’injustice. Dans ces situations, des formes d’insatisfaction ou de souffrance sont ressenties sans pour autant être interprétées comme étant des expériences d’injustice. Le placement de l’enfant peut mener certaines mères à se mettre en action (Saint-Jacques, Noël, Turbide, 2015), en mettant l’accent sur le contact avec les enfants, le travail (Schofield et coll., 2011) ou en commençant une thérapie (Kiraly et Humphreys, 2015). Pour d’autres, il s’agit d’un point critique associé à un risque accru d’abus de substances psychoactives (Kiraly et Humphreys, 2015; Schofield et coll., 2011). De nombreux parents de l’étude de Schofield et coll. (2011) soulignent que leurs problèmes comme la dépression, l’agressivité ou la dépendance aux psychotropes sont devenus plus apparents au cours du processus judiciaire et lorsque l’enfant a été placé. Dans ces situations, les parents estimaient qu’ils n’étaient pas alors considérés et respectés en tant qu’êtres humains en réaction, en état de crise. Les travailleurs sociaux n’auraient pas interprété les comportements comme étant un signe de désespoir ou de déni suivant le placement. Les comportements des parents seraient plutôt venus confirmer l’évaluation et les préoccupations des intervenants. Les expériences et le vécu d’injustice permettent de jeter un regard différent sur ces réactions, ou ces souffrances, qui peuvent parfois être difficiles à comprendre.

La souffrance sociale : une forme d’injustice au coeur des parcours menant à une identité négative

La souffrance sociale est un concept polysémique et sa compréhension dépend de l’objet d’analyse (Fassin, 2004; Renault, 2008). Parfois, il est utilisé à des fins de compréhension des rapports sociaux de domination qui se traduisent à travers les politiques publiques ou marquées par des abus de pouvoir, alors qu’à d’autres moments, il s’agit de l’expression des pénibilités et des difficultés de l’existence. Dans le champ du travail social, Soulet (2007, p. 11) indique qu’elle est propre à la vie en société et que dans les sociétés contemporaines il s’agit de « l’expression des fragilités individuelles nées de l’exigence sociale d’autonomie et de réalisation de soi dans une configuration sociétale qui n’offre pas la garantie de supports institutionnels et de protections formelles. » Selon la perspective anthropologique, la souffrance sociale réfère à la construction culturelle et historique de la souffrance qui s’inscrit de façon psychique et corporelle. Les pouvoirs politique, économique et institutionnel sont à la source des violences subies par les individus et les groupes. Les sociétés sont perçues comme étant productrices de souffrance sociale, et ce tant sur le plan des blessures infligées que de l’inadéquation des réponses sociales mises en oeuvre pour y répondre (Kleinman, Das et Lock, 1997). Selon Renault (2004), la souffrance sociale en soi est une forme d’injustice.

Le concept de souffrance sociale désigne précisément ce type d’expérience dans lequel, d’une part, l’injustice subie peut s’avérer si profonde que les dynamiques pratiques qu’elle enclenche peuvent se retourner contre l’individu plutôt que contre l’injustice de la situation et, d’autre part, les ressources normatives font défaut qui permettent le développement d’une conscience de l’injustice de la situation.

p. 327-328

Les sources de production de la souffrance sociale sont diverses, mais une constante apparaît, c’est-à-dire que la souffrance se développe dans l’interaction où des rapports de domination, voire de violence ou de contrôle social, s’actualisent. Elle est généralement le fruit de rapports de domination institutionnalisés, produits par des violences, des violences symboliques, le contrôle social et le maintien de population dans des situations d’extrême pauvreté. Souvent invisible ou difficile à saisir, la souffrance modifie les affects. Elle a la capacité de mobiliser la vie consciente, de modifier les modèles d’interprétation de soi, c’est-à-dire le rapport à soi ainsi que les interactions avec autrui (Renault, 2008).

Pour l’auteur, la reconnaissance et la souffrance sociale sont directement liées. Les rapports sociaux au sein des trois sphères de reconnaissance agissent sur le rapport positif à soi, et la fragilisation de ces rapports est au coeur de la problématique de la souffrance. Il identifie trois formes de souffrance sociale : 1) la non-reconnaissance de l’identité, b) les relations disqualifiantes et c) la souffrance psychique. La non-reconnaissance de l’identité fragilise le rapport positif à soi en ne permettant pas la valorisation de l’existence du moi. Le poids des douleurs présentes et passées devient plus important, pouvant donner lieu à une vie extrêmement pénible. C’est la situation de plusieurs mères, car le placement survient à la suite de plusieurs difficultés, d’une accumulation d’évènements, comme la perte d’un logement, un décès, une dépression, etc. (Noël, 2014). Par ailleurs, elles sont généralement déjà dans une situation de vulnérabilité avant le placement de l’enfant (pauvreté, violence conjugale, problèmes de santé mentale ou de consommation de drogues et d’alcool) (Dowd, et coll., 2013) qui souvent les plonge dans un mode de survie. En ce qui concerne les relations disqualifiantes, elles génèrent une identité négative par l’intériorisation de la honte. La souffrance prend alors la forme d’un sentiment dépréciatif plutôt qu’un sentiment de pénibilité. Ces relations disqualifiantes sont à la source de la stigmatisation sociale intériorisée par plusieurs mères après le placement de l’enfant. Lorsque la pénibilité et la dépréciation de soi s’additionnent, elles entraînent la souffrance psychique, c’est-à-dire la destruction du rapport positif à soi. Ces situations sont remarquées dans les situations de désaffiliation qui peuvent provoquer le « syndrome de l’autoexclusion » (Renault, 2004, p. 382). Il se produit dans le cadre d’interactions qui sont caractérisées par des formes de violence symbolique institutionnalisées entre la personne désaffiliée et ses pairs, les passants ou les institutions. Pour supporter le poids de ces violences, les personnes désaffiliées mobilisent en permanence divers types de mécanismes de défense. Par conséquent, elles peuvent fuir les contacts avec le réel et avec elles-mêmes par la consommation de substances psychoactives ou par la mise en place de dispositions psychiques particulières (Renault, 2004), comme les mères qui augmentent leur consommation de drogues dures après le placement de leur enfant.

Reconnaissance et redistribution : le modèle statutaire de Nancy Fraser

Pour Nancy Fraser, la reconnaissance est insuffisante pour définir la justice sociale. Elle indique plutôt que les injustices sont le fruit de la distribution inégale et du déni de reconnaissance. Ces injustices font référence à une subordination de statut et à une subordination économique, c’est-à-dire que « les structures économiques, le régime de la propriété et les marchés du travail privent les acteurs des ressources nécessaires à une pleine participation » (Fraser, 2005, p. 83). Par conséquent, la distribution doit être unie à la reconnaissance pour rétablir la justice sociale. L’auteure soutient que les différentes formes d’oppression témoignent d’injustices qui sont institutionnalisées, ce qui l’amène à présenter un modèle statutaire visant à transformer les situations d’injustice en assurant la parité de participation de chaque membre de la société.

Deux conditions sont nécessaires à la parité de participation. Une première, dite objective, renvoie aux ressources matérielles. Elles doivent être distribuées de manière à ce que chacun puisse : 

. . . interagir en tant que pairs avec les autres » (Fraser, 2005, p. 7). Une seconde, dite intersubjective, « suppose que les modèles institutionnalisés d’interprétation et d’évaluation expriment un égal respect pour tous les participants et assurent l’égalité des chances dans la recherche de l’estime sociale »

Fraser, 2005, p. 54

L’auteure considère que les inégalités économiques et l’absence de respect culturel se chevauchent, se renforcent et forment un système, c’est-à-dire que les différentes formes d’oppression entraînent à la fois le déni de reconnaissance et une distribution inégale. Fraser conçoit donc qu’à divers degrés la distribution inique entraîne le déni de reconnaissance et que le déni de reconnaissance engendre la distribution inique, ce qu’elle nomme « le dualisme perspectiviste » (Fraser, 2005, p. 65).

Toutefois, l’auteure repère deux difficultés lorsqu’elle tente de conjuguer ces deux dimensions. La première est la tendance à l’universalisation lorsque l’on souhaite résoudre un problème de distribution inégale, et la seconde est la différenciation lorsque l’on veut mettre fin au déni de reconnaissance (Fraser, 2005). Ainsi, la redistribution et la reconnaissance semblent avoir des buts contraires. Pour contrer ces difficultés, elle propose deux sortes de remèdes : un premier qui corrige et un second qui transforme. Les remèdes correctifs à l’injustice font référence aux symptômes et visent à corriger les résultats inéquitables de l’organisation sociale sans toucher aux structures sociales qui les génèrent, alors que les remèdes transformateurs s’intéressent aux causes. Ces derniers visent à modifier les effets injustes en restructurant le cadre institutionnel sous-jacent (Fraser, 2005). Les remèdes correctifs, comme l’aide de dernier recours ou les services de la protection de la jeunesse sont généralement créés pour pallier des difficultés vécues par des groupes particuliers. Ces choix de société accentuent la différenciation, ce qui a pour effet qu’ils sont susceptibles de stigmatiser les personnes qui ont recours à ces instances. Si des choix de remèdes transformateurs étaient privilégiés, le revenu minimal garanti et un programme de soutien aux familles dans la lignée du Child welfare model[1] seraient préconisés. Ces choix permettraient de soutenir les familles vivant plus de précarité ou de difficultés tout en limitant la stigmatisation des personnes bénéficiant des services, puisque les remèdes transformateurs « réduisent l’inégalité sociale sans créer de classes stigmatisées de personnes vulnérables » et ouvrent sur de nouvelles possibilités sans accentuer la différenciation (Fraser, 2004, p. 34).

L’auteure propose aussi de répondre par la redistribution au déni de reconnaissance et de choisir la reconnaissance pour un problème lié à la distribution inégale, c’est-à-dire le croisement des solutions (Fraser, 2005). On peut penser dans cette perspective qu’un investissement financier pour soutenir les familles afin qu’elles aient les ressources dont elles ont besoin réduirait le nombre d’enfants en situation de maltraitance.

Le courant préconisé par les sociétés vient guider la pratique clinique, en ce sens où les liens entre les politiques sociales et la culture professionnelle orientent ou balisent le travail auprès des enfants et de leur famille. Au Québec, même si le modèle privilégié est basé sur le Child protection model, on voit apparaître des initiatives comme le projet Action intersectorielle pour le développement des enfants et leur sécurité (AIDES), (www.initiativeaides.ca)[2]. L’initiative AIDES a la particularité d’offrir une réponse adaptée aux besoins des enfants en situation de négligence en travaillant de pair avec les parents et les autres organisations de la communauté qui oeuvrent auprès des enfants et de leur famille. Dans l’initiative AIDES, on voit apparaître un décloisonnement des pratiques. En effet, d’une part, les familles peuvent être suivies par les services de la DPJ ou du CLSC et, d’autre part, la mise en oeuvre de plan de service individualisé (PSI) est privilégiée pour soutenir les familles.

Définitions de la justice sociale : des différences et des similitudes dans la conceptualisation des auteurs

Même si on remarque quelques différences entre les perspectives de Honneth et de Renault, comme l’élargissement de la définition de la justice sociale ou l’inclusion de la souffrance sociale du modèle proposé par Renault, le véritable débat se situe autour des conceptualisations respectives de la justice par Honneth et Fraser. En effet, pour Honneth, la reconnaissance est une condition de la formation de l’identité et de la réalisation de soi, alors que pour Fraser, la reconnaissance est une condition de la parité de participation à la vie sociale. Le modèle identitaire développé par Honneth et Renault, son successeur, montre comment l’identité se développe ou est lésée dans le cadre de rapports de reconnaissance mutuelle qui s’inscrivent au sein des relations primaires, juridiques et de communautés de valeurs. Pour sa part, Fraser conçoit la reconnaissance comme une question de statut social, c’est-à-dire que ce n’est pas l’identité par rapport à un groupe qui est prise en compte, mais le statut des membres du groupe. Ainsi, la reconnaissance a des buts différents : disposer de conditions permettant de développer un rapport à soi et une identité socialement valorisée pour Honneth et « remplacer les modèles de valeurs institutionnalisés qui sont un obstacle à la parité de participation par des modèles qui la permettent ou la favorisent » pour Fraser (2005, p.81).

De plus, Fraser remet en question l’argument sur le plan de l’éthique normative présentant une conception forte du bien ou de la vie bonne pour définir la justice sociale. Elle indique que le modèle identitaire exercerait une pression visant le conformisme où dans chaque situation, l’interaction serait « régulée par un modèle institutionnalisé de valeurs culturelles qui constitue certaines catégories d’acteurs sociaux en modèles et d’autres en inférieurs » (Fraser, 2005, p. 78). Par ailleurs, elle distancie la souffrance en tant que telle dans le développement de sa théorie de la justice. En effet, elle souligne que la subjectivité qu’offre cette vision est à son avis dangereuse parce qu’elle n’offre pas de critères légitimes (Fraser, 2005). Elle reproche notamment à Honneth de présenter un modèle trop psychologisant.

Elle soutient qu’une théorie de la justice sociale doit mettre en lumière les valeurs culturelles, mais doit aussi aller au-delà pour examiner la structure du capitalisme (Fraser, 2004). Elle s’oppose donc à la vision selon laquelle la reconnaissance serait suffisante pour résoudre les problèmes liés aux inégalités économiques. Elle indique que le modèle statutaire offre une meilleure compréhension puisqu’il permet d’analyser deux aspects distincts de l’ordre social et assure le maintien de la lutte pour la distribution au coeur d’une définition de la justice sociale.

Renault (2000) présente, dans une certaine mesure, une perspective de la justice par la reconnaissance qui unifie les deux conceptions. Son modèle permet de prendre en compte autant la domination culturelle que la domination économique. Il joint ainsi l’argumentaire de Fraser portant sur une distribution équitable des richesses. Renault indique, comme Fraser (2005) d’ailleurs, que la domination économique implique nécessairement une domination culturelle puisque : 

… la classe économique dominante érige ses valeurs et son mode de vie en normes sociales […] [et que] la domination économique internationalisée se solde déjà par une domination symbolique de toutes les cultures qui ne parviennent pas à s’approprier le modèle culturel dominant

Renault, 2000, p. 42

Cependant, comparativement à l’idée défendue par Fraser (2005), il ne croit pas qu’une domination culturelle entraîne systématiquement une domination économique.

Conclusion

Les théories de la reconnaissance sociale s’inscrivent dans le contexte de la mondialisation des marchés où la libération des échanges entre les nations est venue modifier considérablement le contexte politique, économique et social. « Les forces néolibérales favorisent la mondialisation marchande et affaiblissent les structures de gouvernance qui rendaient autrefois possible une forme de redistribution à l’intérieur des États » (Fraser 2005, p. 94). Les paradis fiscaux et l’absence de paiement des impôts par les grandes entreprises sont notamment au coeur de l’accentuation de ces inégalités matérielles. Pour Fraser, la solution à la distribution inique est le socialisme, et Renault (2000; 2004) indique qu’il est impensable aujourd’hui de dépasser le capitalisme, même si, livré à lui-même, le marché économique est l’un des producteurs majeurs de pathologies sociales.

En outre, les définitions contemporaines de la justice émergent dans le contexte où les sociétés modernes deviennent plus individualistes (Taylor, 2002), entraînant ainsi un processus de décollectivisation (Castel, 2009). La pensée politique véhiculée par le néolibéralisme atteste que l’autoréalisation est à la portée de tous (Bibeau, 2008), sous-entendant ainsi que l’individu est autonome, responsable et qu’il dispose des capacités et des ressources lui permettant de surmonter les difficultés et de réussir sa vie. Pour administrer la question sociale, on assiste à des déplacements qui fragilisent les personnes dans les situations de vulnérabilité en tentant de « rétablir l’ordre social ». Le déplacement de la question sociale vers la question sécuritaire a pour effet de reporter la responsabilité des souffrances sur les individus ou sur les communautés, renforçant ainsi la stigmatisation de populations vulnérables (Fassin, 2011).

Les réponses sociales visant des groupes particuliers, comme les aides de derniers recours ou la protection de la jeunesse, peuvent avoir un effet stigmatisant sur les populations auxquelles ils s’adressent. D’ailleurs, une recherche canadienne indique que peu de groupes sont aussi stigmatisés ou blâmés que celui des parents accusés d’avoir négligé leur enfant, d’en abuser ou de ne pas le protéger contre les abus commis par autrui (Callahan et Lumb, 1995). Pour reprendre les propos de Fraser, ces réponses sociales sont des remèdes correcteurs à la distribution inique ou au déni de reconnaissance.

Dans le contexte où l’on envisage un remède transformateur, le suivi des enfants devrait se dérouler au sein d’une organisation qui accompagne les familles de façon générale en investissant davantage sur la prévention et l’accès à des ressources d’aide ainsi qu’à des ressources matérielles. Les études de Broadhurst et coll. (2015) et de Fargion (2014) montrent d’ailleurs comment le désinvestissement de l’État pour soutenir les familles accentue le nombre d’enfants placés. Broadhurst et coll. (2015) remarquent une nette augmentation du nombre d’enfants retirés à la naissance de 2010 à 2015 en Angleterre. Ces auteurs expliquent cette situation par la réduction des services destinés à soutenir les familles. En Italie, un constat similaire est fait par Fargion (2014) où il compare deux grands courants présentés précédemment (Child protection model et Child welfare model). Il semble que l’adoption du Child welfare model soit difficile à maintenir lorsqu’il y a une diminution des ressources pour soutenir les familles, puisque les coupes budgétaires limitent les services aux familles, ce qui a pour effet que les travailleurs sociaux tendent vers des pratiques de protection de l’enfant. Ainsi, même si, sur le plan législatif, le Child welfare model prévaut, ses pratiques favorisant le bien-être des familles tendent à s’assombrir au profit des besoins et des droits des enfants lorsque les ressources font défaut.

Peu de connaissances portent sur les relations qu’entretiennent les mères biologiques après le placement. De quelle façon s’actualisent les sentiments d’injustice, ou encore, comment acquièrent-elles la reconnaissance de leur rôle parental alors que leur enfant est placé? On sait, entre autres, que sur le plan affectif, les contacts avec leurs enfants sont limités et que certaines vivent le rejet de leurs proches (Sécher, 2010). Sur le plan juridique et sur celui de la distribution inique, on constate que leurs droits parentaux sont limités et que les problèmes financiers peuvent complexifier le maintien des contacts avec leur enfant (Saint-Jacques et coll., 2015) et peuvent entraîner des répercussions sur leur capacité à se loger (Novac, Paradis, Brown, et Morton, 2006). Les études montrent qu’un grand nombre de familles suivies par la Direction de la protection de la jeunesse au Québec présentent des difficultés économiques. En examinant la situation économique des parents qui paient la contribution financière au placement d’enfant mineur (CFP)[3], les données indiquent que 84 % des familles avaient des revenus annuels nets de 30 000 $ et moins, alors que pour 69 % d’entre eux, les revenus annuels nets étaient de 15 000 $ et moins. De plus, 50 % des familles étaient monoparentales et 39 % de ces familles avaient des revenus nets inférieurs à moins de 15 000 $ (Ministère de la Santé et des Services sociaux 2005-2006 : cité dans Dowd et coll., 2013). Même si les difficultés économiques sont connues, cette dimension semble sous-estimée, voire occultée lorsque les intervenants de la protection de l’enfance identifient les causes menant à leur intervention (Sellenet 2007; 2008).

On sait aussi que les mères voient généralement leurs revenus diminuer à la suite du placement de leur enfant (Hiilamo et Saarikallio-Torp, 2011). Toutefois, on connaît peu de choses sur les conséquences liées aux coupures des allocations pour contraintes temporaires à l’emploi qui peuvent survenir quatre mois après le placement de l’enfant et celles des prestations fiscales canadiennes pour enfants[4]. Un des problèmes répertoriés par Dowd et coll. (2013) est le délai parfois très court entre le placement de l’enfant et le transfert des prestations. Ils indiquent à titre d’exemple que « pour un placement qui débuterait le 31 janvier, la coupure des allocations fédérales surviendrait le 1er février » (Dowd et coll., 2013, p. 12). Quelles sont les conséquences pour un parent qui a deux ou trois enfants placés au même moment? Peut-il défrayer les coûts de son appartement après le placement de ses enfants?

Sur le plan social, le placement ébranle leur estime personnelle en atteignant leur dignité. On sait que la stigmatisation intériorisée génère un sentiment de honte limitant les interactions sociales. Or, ces interactions sont fondamentales, puisque c’est à travers les différentes formes de reconnaissance que l’individu peut développer une identité positive et prendre part à la vie démocratique. Si les résultats d’études récentes montrent une variété d’expériences de déni de reconnaissance, on observe aussi, à travers les écrits, des formes de reconnaissance au sein des trois sphères : un conjoint ou des proches soutenants (Noël, 2014), une relation intervenant-client favorisant la collaboration (Dumbrill, 2006), ou l’accès à un travail valorisant (Sécher, 2010). Quelques études françaises (Sécher, 2010; Sellenet 2007; 2008) réalisées auprès de parents d’enfants placés et d’intervenants portent spécifiquement sur la reconnaissance sociale de parents d’enfants placés ou suivis par les services de protection de l’enfance. Cependant, ces études ne révèlent pas les processus menant au développement d’une identité positive ou négative. Les résultats de Sécher (2010) présentent une typologie portant sur quatre façons dont le parent peut vivre le placement (la révolte et le sentiment d’injustice; la dénonciation de l’abus; la logique de la résignation; et l’acceptation et la justification), alors que ceux de Sellenet (2007; 2008) montrent quelle forme prend la reconnaissance au sein d’un établissement de la protection de l’enfance. En somme, les connaissances sont limitées et ne permettent pas de comprendre comment favoriser le développement d’une identité positive lorsque l’enfant est placé. Le développement d’une approche d’intervention prenant en considération les trois sphères de reconnaissance permettrait d’agir directement sur les expériences d’injustice ou de déni de reconnaissance, afin de freiner les processus menant à une identité négative, voire à l’exclusion sociale. Dans ce contexte, il est fondamental d’examiner les trajectoires des mères d’enfants placés jusqu’à leur majorité à la lumière des définitions de la justice sociale. Ceci permettra alors d’identifier des réponses individuelles et collectives visant leur reconnaissance sociale.