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Contexte

Dans un éditorial, nous évoquions il y a quelques années la difficulté de former le professionnel de l’information du XXIe siècle, cet « homme à tout faire qui doit savoir créer, organiser, évaluer, diffuser et préserver des objets et des contenus informationnels de tous genres (anciennement connus sous le nom de “documents”) » (Hudon 2009, 55).

Les questions relatives à la formation ont suscité leur lot de recommandations depuis 1887, date de création de la première école de bibliothéconomie en Amérique du Nord. Dès 1923, le rapport Williamson s’inquiétait de l’absence de fondements théoriques et de la faiblesse des bases scientifiques dans les programmes de bibliothéconomie, ce qui risquait de mettre en péril leur évolution et même leur survie (cité par Dillon & Norris 2005, 292).

Les programmes de formation ont certes évolué tout au long du XXe siècle, mais souvent en réaction seulement aux nouvelles exigences du marché. Aujourd’hui, force est d’admettre qu’ils peinent encore à former les professionnels polyvalents que le marché de l’emploi réclame, tout en assurant aux diplômés les connaissances fondamentales qui leur permettront de s’ajuster à l’évolution de leur domaine et d’innover dans les postes qu’ils occuperont tout au long de leur carrière.

Sur le terrain de la formation, tensions et frustrations persistent, chez les formateurs comme chez les apprenants. La tension entre la nécessité d’enseigner l’histoire, les principes fondamentaux, la théorie et la méthodologie d’une discipline, les sciences de l’information (SI), et celle de préparer à l’exercice d’une profession de service ancrée dans ses traditions est ravivée chaque fois qu’un programme d’études est créé ou mis à jour. La nécessaire réconciliation de l’omniprésence de la technologie dans les opérations et du mandat social de la profession constitue une deuxième source de tension; les praticiens ainsi que les collections et les institutions qu’ils gèrent sont parfois jugés peu utiles, sinon carrément obsolètes, dans une société dominée par des technologies de diffusion de l’information accessibles à tous. Troisième source de tension : le fossé qui peut se creuser entre les intérêts de recherche pointus des professeurs de carrière et la responsabilité de former des professionnels devant s’intégrer au marché de l’emploi existant.

Deux initiatives courantes ramènent à l’avant-plan la question de la formation du professionnel d’aujourd’hui et de demain. Re-envisioning the MLS, un projet mis sur pied par l’Université du Maryland, s’attaque à deux questions de recherche : (1) À quoi devrait ressembler le programme de maîtrise en sciences de l’information (MSI) dans quatre ans?; (2) Quels types d’étudiants devraient être admis dans ce programme? (University of Maryland. College of Information Studies 2015). Une deuxième initiative, soutenue par l’Institute for Museum and Library Services (IMLS), plus globale celle-là, convoque toutes les parties intéressées à la discussion. Quatre questions leur sont posées : (1) Quelles sont les compétences des diplômés de la MSI qui restent valables aujourd’hui?; (2) Quelles compétences sont essentielles à la réussite des professionnels dans l’organisation du XXIe siècle?; (3) Comment les rôles du professionnel ont-ils évolué et évolueront-ils?; (4) Quels sont les nouveaux rôles du professionnel de l’information? (Envisioning the future… 2015)

Nos travaux de recherche récents, ainsi que la préparation d’un article sur le programme de maîtrise en sciences de l’information (MSI) offert à l’Université de Montréal (Hudon 2014), nous ont permis d’identifier quelques défis importants auxquels doivent se mesurer les formateurs de professionnels appelés à faire carrière dans une société de l’information en constante évolution. Nous présentons ici 16 défis à relever, que nous regroupons sous trois catégories : les défis de nature disciplinaire, les défis de nature institutionnelle et les défis liés aux caractéristiques des apprenants (Tableau 1). Bien que nous mettions l’accent sur les programmes de MSI offerts en Amérique du Nord, il est raisonnable de penser que plusieurs de ces défis se rencontrent également à d’autres niveaux de formation (au collégial[1] ou au 1er cycle universitaire par exemple) et ailleurs qu’aux États-Unis et au Canada.

Tableau 1

Défis de la formation en sciences de l’information

Défis de la formation en sciences de l’information

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Les lieux de la formation : un rappel historique

Melvil Dewey fondait en 1887 la première école de bibliothéconomie nord-américaine à l’Université Columbia de New York. En Amérique du Nord, les écoles de bibliothéconomie furent établies pour fournir les bibliothèques en généralistes formés à la gestion de collections et d’institutions documentaires. Les écoles de bibliothéconomie furent transformées en écoles de bibliothéconomie et de sciences de l’information (EBSI) au début des années 1980, puis en écoles de sciences de l’information (ESI) dix ans plus tard. Ce changement d’appellation n’était pas que cosmétique; il reflétait une évolution de la philosophie, des objectifs et des contenus des programmes d’études. Le document fut au coeur de la formation jusqu’à la fin des années 1970, pour être remplacé ensuite par l’information comme objet et comme processus. Dans les dernières décennies du XXe siècle, les opérations de traitement documentaire perdirent du terrain au profit de celles qui entouraient la diffusion de l’information, et l’étude des institutions céda sa place à celle des réseaux virtuels et des systèmes de recherche et d’accès directement exploitables par les usagers.

Sur les 58 écoles offrant un programme de maîtrise agréé par l’American Library Association (ALA) en juillet 2014, un peu moins de la moitié (27) conservaient le mot « bibliothèque » (library) ou « bibliothéconomie » (library science) dans leur nom officiel (ALA 2014). La majorité de ces centres de formation continuent d’offrir un parcours en bibliothéconomie, parallèlement aux spécialisations en archivistique, en muséologie, en gestion des documents (records management), en technologies de l’information, en gestion des connaissances (knowledge management) et en architecture de l’information.

Le mouvement des iSchools (écoles d’information) a pris son essor en 2005. Soixante-cinq institutions y ont depuis adhéré. Le mouvement est présent dans 22 pays, dont la Chine, l’Ouganda, la Corée, Israël et l’Australie. Les iSchools se distinguent des écoles traditionnelles par leur mandat explicite, celui d’étudier la « relation » existant entre l’information, l’individu et la technologie dans une perspective interdisciplinaire (<ischools.org>). La plupart des 27 écoles américaines et trois écoles canadiennes[2] qui ont joint le mouvement des iSchools conservent une parenté très étroite avec les ESI qui les ont précédées; Wedgeworth (2013) observe que le nombre de diplômés d’un programme de MSI agréé par l’ALA reste élevé dans ces écoles. Plusieurs iSchools ont davantage d’affinités avec les centres de formation en informatique; on estime qu’au moins 30 % du corps enseignant est constitué de professeurs et de chercheurs en informatique, comparativement à 20 % seulement qui proviennent des disciplines traditionnelles que sont la bibliothéconomie, l’archivistique et la gestion de documents (Cronin 2012). Les autres formateurs sont chercheurs en éducation, en psychologie, en sociologie, en anthropologie, en linguistique, en communication et en journalisme; cette diversité du corps professoral est requise pour une étude approfondie de l’information sous toutes ses dimensions (accessibilité, utilisabilité, qualité, sécurité, confidentialité, etc.) (Dillon 2012, 270).

Il faut aussi noter que les iSchools accordent davantage d’importance à la recherche que les écoles traditionnelles et qu’elles visent une formation au moins aussi théorique que professionnelle. Cette orientation suscite certaines critiques face à des programmes d’études dont les objectifs semblent accorder peu de considération aux fonctions et aux responsabilités qui restent celles du professionnel de l’information d’aujourd’hui (Dillon 2012, 269) [3].

Défis de nature disciplinaire

La détermination des connaissances à transmettre et des compétences à développer chez le futur professionnel de l’information est une question primordiale puisqu’elle oriente le contenu des programmes d’études et leur articulation.

Délimitation du champ d’études

Le premier défi est celui d’établir l’identité même de la discipline à laquelle se rattachent nos programmes. En 1975, l’American Society for Information Science (ASIS) décrivait les SI comme « intéressées à la création, la collecte, l’organisation, l’interprétation, le stockage, le repérage, la diffusion, la transformation et l’utilisation de l’information, en mettant l’accent tout particulièrement sur l’exploitation des technologies modernes » (cité par Myburgh & Tammaro 2013, notre traduction). Mais il ne suffit pas de dire que les SI s’intéressent à l’information, cette notion elle-même n’étant pas clairement définie (Buckland 1991; Bates 2005). En outre, d’autres disciplines (communication, journalisme, informatique) se réclament du même objet et des mêmes processus, se posant ainsi en concurrents directs.

Cronin (2012) a décrit les SI comme une discipline portemanteau regroupant des domaines d’études et de pratique établis tels la bibliothéconomie, l’archivistique, la bibliométrie, la gestion de documents, la documentation, la muséologie, etc. Face au développement d’Internet et des réseaux mettant la recherche d’information à la portée du plus grand nombre, les SI ont adopté une posture résolument technologique et encouragé l’interdisciplinarité, dans la recherche comme dans la formation. Le domaine est de moins en moins homogène, en constante expansion, de plus en plus fluide et perméable, difficile à circonscrire. Bonnici, Subramaniam et Burnett comparent joliment les SI à une courtepointe (patchwork) (2009, 264) et évoquent une spécialisation qui n’en est plus une, un domaine devenu si inclusif qu’il n’arrive plus à reconnaître les éléments qui devraient pourtant lui être étrangers (2009, 267).

Interdisciplinarité et multidisciplinarité sont des attributs essentiels des SI. Bawden (2007) propose de considérer les SI comme un champ d’études ayant comme objet l’information consignée (recorded information) plutôt que comme une discipline. Les SI sont généralement perçues comme appartenant à la famille des sciences humaines et sociales, et ce, malgré la place prépondérante qu’y occupe la technologie. Ce rattachement disciplinaire oriente les objectifs et le contenu de programmes centrés autour des besoins et des comportements de l’usager. Cette préoccupation pour l’usager est la caractéristique essentielle qui permet encore aux SI de se distinguer de ses concurrentes directes que sont l’informatique et la communication.

Ajouts de sujets de plus en plus diversifiés et pointus

Alors que le contenu de la formation était resté stable pendant près d’une centaine d’années, centré autour des opérations bibliothéconomiques traditionnelles, il n’a cessé de se modifier depuis la fin des années 1970. Au fil du temps, de nombreux sujets ont été intégrés aux programmes; les systèmes d’information communautaire, la veille stratégique, l’information patrimoniale, le commerce électronique, l’interaction homme-machine, l’architecture de l’information, la gestion des connaissances, la gestion d’information en santé, la muséologie numérique, le traitement automatique de la langue naturelle à des fins de représentation et de repérage et la fouille de textes n’en sont que quelques exemples. Ces nouvelles matières ne sont pas que le résultat du changement de nom de pratiques existantes; elles correspondent à de véritables champs d’activités et leur intégration dans un programme de formation pertinent et à jour s’est avérée essentielle.

L’ajout de nouveaux sujets et l’offre de nouveaux cours, souvent très pointus, présentent l’avantage d’attirer dans nos programmes un plus grand nombre d’étudiants aux profils de plus en plus diversifiés, d’élargir les possibilités de carrière pour les diplômés, et de rendre les détenteurs d’une maîtrise en SI plus intéressants aux yeux d’employeurs non traditionnels (Markey 2005). Mais l’ajout de nouveaux sujets dans des cours existants ou l’intégration de nouveaux cours dans un programme d’études déjà chargé pose un énorme défi. Il faut nécessairement retrancher avant d’ajouter, et la détermination de ce qui n’est plus pertinent, de ce qui peut être appris ailleurs, de ce qui devrait être acquis dans les milieux de travail plutôt qu’à l’université fait rarement consensus. Il en résulte des programmes très denses, couvrant un très grand nombre de sujets dans un laps de temps très court. De plus, si les apprenants ne bénéficient pas de l’accompagnement dont ils peuvent avoir besoin pour faire des choix, leur diplôme risque de certifier une formation disparate et superficielle, laissant aux milieux professionnels une plus grande responsabilité encore face aux tâches de formation pratique et de spécialisation.

En raison de la rapidité du développement de notre champ d’études, de l’évolution de la technologie et de l’application de méthodologies de plus en plus performantes pour la génération de nouvelles connaissances, le contenu de plusieurs cours doit être mis à jour sur une base annuelle. Quant aux programmes, ils sont entièrement revus tous les cinq à dix ans.

Imprécision du tronc commun

C’est au moment de la révision des programmes que se pose le défi de déterminer ce qui doit faire partie du tronc commun de la formation. Le tronc commun est constitué de l’ensemble des cours qu’auront à suivre tous les étudiants inscrits à un programme ou à l’une de ses options. Ces cours obligatoires permettent l’acquisition des connaissances et le développement des compétences de base que tout diplômé, et indirectement tout professionnel de l’information, doit posséder.

Les premiers programmes offraient très peu d’options aux étudiants. Le domaine à couvrir était alors beaucoup mieux circonscrit. De plus, comme la majorité des diplômés étaient destinés à occuper des postes similaires dans des institutions de même type, ils étaient exposés au même contenu et développaient les mêmes compétences. Au fil des années et des renouvellements de programmes, la place occupée par les cours obligatoires a diminué pour laisser aux futurs professionnels la possibilité de développer une spécialisation ou deux à l’aide de cours choisis dans une banque de cours optionnels de mieux en mieux garnie.

Dans un tel contexte, la détermination des connaissances et des compétences de base, et leur présentation efficace dans un nombre de cours obligatoires en décroissance représente un défi de taille, surtout là où un programme de formation unique est offert. Il est intéressant de noter que le tronc commun varie présentement assez peu dans les programmes de maîtrise agréés par l’ALA; presque partout, on lui donne encore une couleur bibliothéconomique, avec un contenu abordant les fondements des SI (intégrant bibliothéconomie et archivistique), l’organisation de l’information et des documents, la recherche et le repérage d’information et de documents, les principes de gestion et l’exploitation des technologies. Si le contenu du tronc commun est à peu près le même dans la majorité des programmes, le nombre de cours qui lui sont consacrés et la forme que prend sa présentation varient. Le nombre moyen de cours communs se situe encore à un peu plus de cinq dans les programmes uniques, à trois ou moins dans les programmes qui offrent en parallèle plusieurs formations diplômantes (en bibliothéconomie, en archivistique, en gestion des documents, etc.); dans ces dernières, un tronc commun général réduit à un ou deux cours est complété par des cours obligatoires de spécialisation.

Devant la diversité des types de postes qui seront occupés par les diplômés de nos programmes, la variété des milieux au sein desquels ils exerceront et l’éventail des tâches qui leur seront confiées (dont certaines n’existent même pas encore), la question de ce qui devrait constituer le tronc commun se pose de façon insistante. Sans présumer de ce qui devrait y être couvert, il semble raisonnable de penser que son contenu traditionnel sera de moins en moins approprié pour répondre aux attentes des apprenants et aux exigences du marché.

Théorie versus pratique

Les discussions sur l’importance respective de la théorie et de la pratique dans la formation en SI se poursuivent depuis que la mission de nos programmes n’est plus uniquement la formation de professionnels prêts à s’exécuter dans les services d’une bibliothèque.

Les SI s’appuient sur une diversité de théories, de méthodologies, d’outils, de pratiques en constante évolution. Si, en cours de formation, l’accent est mis exclusivement sur l’application de modèles, de normes et d’outils existants, le diplômé pourrait éprouver ultérieurement de la difficulté à analyser un problème de façon globale en vue d’y apporter des solutions novatrices et efficaces. Notre champ d’études se transforme rapidement et il est indispensable que toute formation en SI munisse le futur professionnel d’une solide base théorique et de connaissances qui lui permettront de s’ajuster à toute éventualité et si possible même d’anticiper les changements à venir.

Pour satisfaire les employeurs traditionnels qui veulent recruter des spécialistes de la description de documents, de l’indexation humaine à l’aide de langages documentaires traditionnels, de la conception de bases de données ou de sites Web, les travaux d’application restent évidemment utiles. Un premier défi est de dégager suffisamment de temps dans un cursus déjà surchargé en contenu pour que la dimension pratique de la formation conserve l’importance qui lui revient. Un deuxième défi est de s’assurer que l’apprenant comprenne et accepte que les exercices pratiques intégrés à son programme doivent être considérés comme des exemples et pourraient n’avoir qu’une parenté lointaine avec la réalité des milieux au sein desquels il exercera.

Les séances de travaux pratiques obligatoires, autrefois courantes dans la majorité des programmes, semblent progressivement disparaître sous la pression combinée de la densité des contenus thématiques et de la diminution du temps consacré par les étudiants eux-mêmes à leur formation.

Formation professionnelle versus formation à la recherche

Nous avons vu plus haut que les iSchools mettent davantage l’accent sur la recherche que sur la formation à l’exercice d’une profession, se distinguant ainsi des écoles de sciences de l’information traditionnelles. Cependant, comme la plupart de ces dernières sont intégrées à de grandes universités, la formation à la recherche en SI y est également fortement encouragée. Plusieurs programmes de formation offrent donc en parallèle une maîtrise professionnelle et une maîtrise de recherche, la préparation d’un mémoire remplaçant au sein de cette dernière les cours de spécialisation. L’option recherche reste moins populaire que l’option professionnelle, mais comme la majorité des étudiants qui la complètent intègrent de toute façon des postes de professionnels par la suite, ils doivent acquérir les connaissances et compétences de base qui leur permettront de développer rapidement les habiletés dont ils auront besoin en emploi. Ces connaissances leur seront transmises dans les cours de tronc commun, dont il faut rappeler l’importance.

En SI comme dans d’autres programmes de formation à l’exercice d’une profession se pose également le défi de réconcilier les intérêts de recherche des professeurs-chercheurs, qui se reflèteront nécessairement dans les cours dont ils sont responsables, et les besoins bien réels et immédiats des apprenants et des milieux de pratique.

La place de la technologie

À l’aube des années 2000, Markey (2005) concluait sans grande surprise que les technologies de l’information constituaient la force motrice derrière le déploiement et les améliorations apportées aux programmes de formation en SI. Le défi reste de s’assurer que la technologie n’occupe pas toute la place dans les apprentissages et que la maîtrise de l’outil ne devient pas elle-même l’objet principal et la finalité de la formation.

Compétences périphériques et transversales

L’abondance de la matière à couvrir en trois ou quatre trimestres (dans un programme de MSI nord-américain agréé par l’ALA) laisse trop peu de temps et de disponibilité pour s’intéresser de près aux habiletés périphériques et transversales pourtant réclamées par les employeurs. Les compétences en communication orale et écrite, par exemple, ne peuvent être développées que par la préparation et la présentation de plusieurs essais ou exposés dans un cadre d’évaluation formative; ce type d’évaluation, efficace avec des groupes d’apprenants réduits, est difficilement envisageable dans les conditions imposées aujourd’hui aux formateurs et aux apprenants.

Défis institutionnels

En parallèle aux questions relatives au contenu de la formation initiale du professionnel de l’information se développe une autre série de défis, liés à l’environnement au sein duquel elle se déploie et à la forme qu’elle doit adopter.

Degré d’autonomie des écoles de sciences de l’information

Markey observait en 2005 que l’ère des écoles de bibliothéconomie et de sciences de l’information autonomes était bel et bien révolue. Il n’existe plus aujourd’hui d’écoles strictement professionnelles, dont la mission purement pratique serait de produire des bibliothécaires ou des archivistes prêts à occuper les emplois traditionnels disponibles. Les programmes et les formateurs sont maintenant intégrés à des institutions d’enseignement supérieur qui accordent autant d’importance à la recherche et au développement de connaissances disciplinaires qu’à la formation de futurs professionnels.

Dans un grand mouvement de restructuration de l’enseignement supérieur, les écoles ou départements de SI qui avaient survécu à une vague de fermetures dans les années 1990 ont été intégrés, à très peu d’exceptions près[4], à des unités d’enseignement plus inclusives. Les SI s’enseignent la plupart du temps dans une faculté de sciences humaines ou sociales, mais on les trouve aussi liées à des facultés ou à des départements d’éducation, de gestion, de communication et d’informatique. Bawden (2007) voit dans la diversité de ces rattachements une conséquence probable du flou qui entoure notre champ d’études et de la difficulté d’identifier la ou les disciplines dont il est le plus proche. Dans ce même mouvement de restructuration, les SI ont été unies à des disciplines ou champs d’études variés, les plus fréquents étant l’informatique, la muséologie, l’étude des médias, la communication et la gestion.

Cette dépendance administrative entraîne des contraintes, sinon dans la définition des contenus de la formation, du moins dans sa prestation. Les écoles de SI doivent répondre aux demandes et aux attentes des autorités institutionnelles, se soumettre à des évaluations périodiques et présenter des plans de développement et diverses cibles à intégrer aux plans stratégiques de leur unité d’attache. Elles subissent bien sûr les contrecoups de toute restriction budgétaire imposée aux institutions publiques et, là aussi, il faut faire toujours plus avec de moins en moins.

Structure et durée des programmes (nombre de cours et nombre de crédits)

Dans les universités au sein desquelles sont formés les futurs professionnels de l’information, la durée des programmes, en nombre de cours et de crédits requis pour l’obtention du diplôme, est normalisée. Au Québec par exemple, le baccalauréat est accordé aux étudiants qui ont acquis de 90 à 120 crédits (programmes de trois ans et de quatre ans respectivement). Au niveau de la maîtrise, et c’est le cas pour la MSI, la durée des programmes dépasse rarement deux ans et 48 crédits, qu’il s’agisse d’une maîtrise de recherche ou d’une maîtrise professionnelle. La structure et le contenu des programmes de formation en SI sont tributaires de cette contrainte administrative. Au cours des récentes révisions de programmes, le défi a été d’ajouter des sujets et des cours à un programme déjà chargé, dans un contexte de diminution plutôt que d’augmentation du nombre d’heures consacrées à l’apprentissage et du nombre de crédits requis pour obtenir le diplôme.

Ratios enseignant-étudiants

L’augmentation du nombre d’admis et du ratio enseignant-étudiants est une conséquence directe de la diminution du financement public accordé aux universités, au Québec comme au Canada. Les ratios enseignant-étudiants sont déterminés par l’institution d’attache en fonction de critères qui ne prennent pas nécessairement en compte la nature de la formation, les besoins des apprenants et les capacités d’absorption du marché. Pour le formateur, cela engendre pourtant la nécessité de revoir les objectifs, les méthodes d’enseignement et les modes d’évaluation. Lorsque les cohortes sont constituées de centaines d’étudiants, le formateur peut difficilement établir un véritable dialogue avec sa classe et évaluer la nécessité de réajuster le tir lorsque nécessaire. De plus, l’organisation de travaux pratiques s’avère laborieuse et peut même être compromise.

Méthodes d’enseignement et d’évaluation

Dans de telles conditions, l’équilibre est difficile à établir entre exposé magistral et participation étudiante, entre créativité, improvisation et répétition pédagogique, entre travail de réflexion et travail d’application réalisé en suivant des directives précises, entre travail individuel et travail d’équipe.

L’enseignement et l’apprentissage en salles de cours font place de plus en plus fréquemment à la formation à distance, désormais offerte sur le Web. Pour les institutions d’enseignement supérieur, l’offre de cours en ligne permet d’augmenter la taille des cohortes sans taxer davantage des campus surpeuplés. Pour l’apprenant, l’offre est irrésistible, surtout s’il habite en région éloignée ou n’a pas la disponibilité qui lui permettrait de se plier à des horaires de cours rigoureux. Les programmes de formation en SI n’étant offerts que par quelques grandes universités, généralement en milieu urbain, les cours en ligne sont de plus en plus populaires.

Les expériences d’apprentissage en salles de cours et d’apprentissage à distance ne peuvent être identiques; le défi est de garantir à tous une formation équivalente et d’égale qualité.

Multiplication des programmes

Pour assurer le maintien de leurs sources principales de financement, les universités cherchent à attirer un nombre toujours croissant d’étudiants et la concurrence entre elles est de plus en plus forte. La tendance actuelle est à la multiplication de programmes courts et très spécialisés, là où n’était offerte auparavant qu’une formation de base dans un programme régulier de 1er ou de 2e cycle universitaire. Les lieux de formation en SI n’échappent pas à cette tendance. Dans la majorité des écoles, plusieurs programmes et plusieurs niveaux de formation se font désormais concurrence; ils mènent à l’obtention du baccalauréat, d’un certificat, d’un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS), de la maîtrise ou du doctorat. Se pose dans ce contexte le défi d’identifier les éléments de contenu propres et essentiels à chacune des formations, de réduire la redondance entre les programmes et d’établir entre les programmes de 1er et de 2e cycle des passerelles qui fidéliseront les étudiants et les inciteront à poursuivre leurs études dans le même domaine et au sein de la même institution.

Défis liés aux apprenants

En augmentant le nombre d’admis aux programmes de formation en SI, et à la MSI en particulier, on augmente nécessairement la diversité et l’hétérogénéité des cohortes. Celles-ci incluent un nombre croissant d’étudiants ayant des besoins spéciaux. Elles incluent aussi davantage d’étudiants internationaux, dont les déplacements sont facilités et fortement encouragés par leur institution d’attache et celles qui les accueillent.

Formation antérieure

Traditionnellement issus de programmes de littérature, d’art et d’histoire, les étudiants à la MSI proviennent désormais d’une très grande variété de disciplines des sciences humaines, sociales et naturelles. Le corps étudiant paraît donc hétéroclite et en manque de cohésion, une situation qui, selon Weller et Haider (2007), pourrait nuire à la formation de l’identité de notre champ d’études et à sa légitimation dans la structure universitaire.

Il est vrai que les étudiants en SI importent des savoir-être, des cultures disciplinaires, des valeurs et des méthodes de travail qui semblent à des années-lumière les unes des autres. Cela s’avère particulièrement dans le cas des étudiants internationaux, dont la préparation aux études supérieures se révèle parfois insuffisante. Cette diversité du corps étudiant constitue pourtant une très grande richesse; elle alimente les discussions, enrichit les exemples, force la remise en question de croyances, de valeurs et de préjugés trop bien ancrés. Mais elle est aussi source de difficultés pour ceux qui ne peuvent se faire à la culture technologique qui sous-tend et imprègne la formation en SI et qui peinent à adopter le rythme effréné d’un programme chargé à compléter dans un laps de temps limité.

Les défis sont également nombreux pour le formateur. Il doit exploiter au maximum la richesse des expériences combinées de ses étudiants, ajuster le niveau du contenu présenté à celui de son auditoire, s’assurer de ne laisser personne derrière tout en proposant à ceux qui désirent aller plus loin une expérience d’apprentissage pleinement satisfaisante.

Diversité des objectifs et des attentes

Lorsqu’ils s’inscrivent au programme, les apprenants ont des objectifs et des attentes diversifiés. On distingue trois catégories d’étudiants. La première catégorie regroupe ceux qui viennent chercher une spécialisation en bibliothéconomie ou en archivistique; ils se destinent à l’exercice de leur profession dans des institutions traditionnelles qu’ils connaissent déjà. Les étudiants de la deuxième catégorie savent que leur avenir est ailleurs et ils s’intéressent davantage à la dimension technologique du transfert d’information ou encore à la gestion de l’information dans les milieux non traditionnels; ils se voient aisément créer leur propre description de tâches lorsqu’ils arriveront sur le marché de l’emploi. Les membres de la troisième catégorie sont plus difficiles à cerner; il s’agit d’étudiants, souvent plus jeunes, qui intègrent sans objectifs ou attentes particuliers un programme ouvert à tous, dont le seul prérequis est l’obtention d’un diplôme de 1er cycle universitaire.

Les plus grandes écoles créent des programmes parallèles (en bibliothéconomie, en archivistique, en muséologie, en technologie de l’information, etc.) offrant ainsi à diverses catégories d’étudiants une formation complète et de qualité équivalente. Pour les autres, le défi est d’incorporer au sein même d’un programme unique la flexibilité qui assurera à chaque apprenant l’atteinte de ses propres objectifs.

Les attentes des apprenants ne sont malheureusement pas toujours synchronisées avec celles de leurs enseignants et avec les objectifs du programme. Les formateurs, par exemple, savent qu’il faut accorder le temps voulu à la présentation de fondements théoriques et méthodologiques, alors que les apprenants veulent davantage de travaux pratiques et de présentations d’outils, de modèles et de systèmes existants.

Disponibilité des apprenants

L’exercice d’une profession liée à l’information n’est plus forcément, comme ce fut longtemps le cas, une première carrière. On note que la moyenne d’âge des apprenants dans les programmes de MSI s’élève progressivement, et que plusieurs d’entre eux se présentent maintenant avec quelques diplômes d’études supérieures en poche et une expérience professionnelle à leur crédit. L’influence qu’exercent dans leurs cohortes ces étudiants matures, dont les objectifs et les attentes sont généralement mieux définis, est la conséquence la plus positive de cette tendance. Mais cette tendance signifie également une diminution de la disponibilité en temps et en énergie de ces apprenants qui assument des responsabilités familiales, financières et professionnelles, et pour qui le programme de MSI n’est qu’un passage obligé vers une nouvelle carrière. La flexibilité au sein du programme et une offre pertinente de cours en ligne sont fort appréciées par cette clientèle.

Le plus grand défi : répondre aux attentes des milieux

La liste des caractéristiques personnelles, des connaissances et des compétences souhaitées, pour ne pas dire exigées, chez les professionnels nouvellement diplômés ne cesse de s’allonger. Et voilà peut-être le plus grand défi auquel doivent se mesurer les formateurs en SI!

On trouve dans la littérature professionnelle et scientifique des 15 dernières années un grand nombre d’articles et de monographies portant sur les caractéristiques et les compétences attendues du nouveau professionnel; Vassilakaki et Moniarou-Papaconstantinou (2015) en ont repéré près de 600 et utilisé 114 pour préparer la plus récente synthèse publiée sur le sujet.

Ces sources, et les enquêtes qui ont fourni les données nécessaires à leur préparation, sont normalement scindées en deux parties. La première partie propose une liste des compétences que le diplômé devrait avoir développées au terme de sa formation. La deuxième partie énumère les traits de personnalité des individus qui ont le plus de chances de devenir des professionnels adaptables, efficaces et innovateurs.

Considérons d’abord ces traits de personnalité tant recherchés.

Il fut un temps, pas si lointain, où les écoles de bibliothéconomie privilégiaient parmi les candidats à l’admission ceux qui manifestaient un intérêt évident pour le document, les collections et les institutions documentaires et ceux qui pouvaient témoigner de leur capacité à travailler dans des environnements très structurés, de leur amour du travail bien fait, de leur attention aux détails et de leur désir d’aider ceux qu’on appelait alors les lecteurs. Si ces traits de caractère n’ont pas perdu leur intérêt aujourd’hui, l’éventail des attributs recherchés chez les candidats d’abord, chez les diplômés ensuite, est beaucoup plus étendu, on s’en doute. Les attributs suivants apparaissent le plus fréquemment sur les listes compilées à la suite des enquêtes menées auprès des formateurs et des employeurs : assurance, énergie, adaptabilité, créativité, attitude positive, enthousiasme, motivation, leadership, aisance avec la technologie, altruisme, orientation-service, capacité à négocier, volonté de prendre des risques, volonté de réussir, esprit d’entreprenariat, ouverture d’esprit, ouverture au changement, sensibilité aux questions éthiques, passion pour l’excellence, sens de l’humour (eh oui!), capacité d’autoévaluation.

On peut difficilement imaginer un domaine de pratique qui n’aimerait pas accueillir en ses rangs l’individu idéal que l’on décrit ici. Un premier défi se présente donc à nous, avant même le début de la formation : comment attirer dans nos programmes ces candidats aux multiples qualités si recherchées par tous?

Le nombre de demandes d’admission rend impossible aujourd’hui la tenue d’entrevues; la sélection des admis est faite à partir de dossiers de candidature et les résultats obtenus au cours des études antérieures jouent un rôle prépondérant dans la décision d’admission. Dans de telles conditions, il est impossible de déterminer lesquels de ces traits de caractère sont déjà présents chez les nouvelles recrues et la sélection des meilleurs candidats constitue un deuxième défi de taille.

Le troisième défi est d’encourager chez nos étudiants, dont certains n’en sont pas pourvus au départ, le développement de ces compétences affectives (assurance, créativité, leadership, etc.) qui leur seront si utiles dans l’exercice de leur profession. Or, la majorité des programmes d’études institutionnels adoptent traditionnellement une approche cognitiviste, centrée sur les savoirs et le savoir-faire plutôt que sur le savoir-être. Nous l’avons vu, la durée et la densité des programmes de SI rend difficile, dans les cours de troncs communs offerts à de grands groupes surtout, l’adoption d’une approche constructiviste. Une telle approche favoriserait une plus grande interaction avec l’apprenant et l’intégration d’activités lui permettant de développer des compétences transversales en communication et en rédaction par exemple, ainsi que ses compétences affectives. Malgré tout, le formateur cible normalement, dans ses objectifs d’enseignement et d’apprentissage, les compétences affectives et comportementales qu’il juge primordiales; l’atteinte des objectifs reste tributaire des caractéristiques du corps étudiant avec lequel il doit travailler.

Tous les programmes de formation en SI sont structurés autour d’une liste plus ou moins développée d’objectifs[5] correspondant souvent aux responsabilités que le diplômé du programme devrait être en mesure d’assumer dans les milieux de pratique traditionnels et non traditionnels. La liste fait normalement référence aux tâches liées à la création, l’organisation et la diffusion de l’information, à la gestion des relations avec l’usager, à la gestion des technologies, à la gestion de projet, de programme, d’institution et de services (physiques et virtuels), à la planification budgétaire, à la rédaction et à l’application de politiques et de procédures, et à l’évaluation.

Vassilakaki et Moniarou-Papaconstantinou (2015) décrivent six rôles essentiels qu’est appelé à jouer le professionnel d’aujourd’hui; il sera tour à tour enseignant, expert des technologies de l’information, partenaire intégré aux laboratoires de recherche, consultant en information, gestionnaire de connaissances et spécialiste disciplinaire. Dans certains milieux, il continuera à s’investir dans ses responsabilités traditionnelles d’animation de la lecture, d’aide au repérage, à l’évaluation et à l’utilisation de sources d’information. Mais plutôt qu’un service de base offert à l’ensemble de la population, les services qu’il offrira seront de plus en plus personnalisés, conçus sur mesure pour répondre au besoin ponctuel d’un usager, et surtout évolutifs, pour s’adapter à l’évolution des comportements informationnels, des sources d’information et de la technologie.

C’est ce professionnel talentueux et polyvalent que les écoles de SI ont le défi de préparer.

Conclusion

On peut difficilement croire qu’il est encore possible de former, en trois ou quatre trimestres universitaires seulement, un professionnel qui connaît les bases théoriques et méthodologiques des SI, et qui est prêt à évoluer dans les divers milieux d’exercice de la profession et à compléter efficacement la diversité des tâches qui lui sont confiées dès qu’il a son diplôme en poche.

Il n’est plus possible de tout enseigner dans un domaine aux limites aussi imprécises et aux méthodes et outils en transformation constante. Les formateurs doivent composer avec des cohortes d’étudiants de plus en plus volumineuses et diversifiées. Ils sont en recherche permanente d’un équilibre entre théorie et pratique, processus et outils, fondements et innovations, traditions et projections futuristes. Ils doivent déterminer quelles normes, quels modèles, quels systèmes doivent être présentés, et modifier le programme rapidement dès que ceux-ci sont implantés dans les milieux de pratique. Il leur faut intéresser les étudiants à la pédagogie et à la gestion, les sensibiliser aux besoins de catégories particulières d’usagers et à la meilleure façon de les combler. Il leur faut intégrer à tous les contextes, les concepts d’éthique et d’équité. Il leur faut constamment incorporer à la formation de nouveaux sujets et identifier ceux qui doivent en être retirés ou dont l’importance doit être réduite.

Malgré les défis que pose la formation, il ne fait aucun doute que les diplômés des programmes en SI ont accumulé une importante somme de connaissances. Ils ont eu l’occasion d’identifier et même de développer plusieurs des compétences qui leur seront essentielles en cours de carrière. Mais en raison du nombre de théories, de modèles, de techniques, de procédures et de systèmes auxquels ils doivent être exposés, leur préparation reste nécessairement superficielle et incomplète.

Lorsque les programmes de formation ont été établis, les étudiants étaient le plus souvent des individus qui travaillaient déjà dans les milieux documentaires et qu’on envoyait dans les écoles de bibliothéconomie pour développer une base de connaissances solide et plus étendue. Aujourd’hui, le professionnel développe d’abord cette base de connaissances, avant d’aller « parfaire » sa formation dans les milieux de pratique. En retour d’un investissement de plus en plus important dans la formation, le milieu accueillant et à l’écoute bénéficie de l’enthousiasme et de l’énergie des nouveaux professionnels, de leur créativité, de leur désir de découverte et de leur optimisme face à l’avenir de la profession qu’ils ont choisie.