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L’adoption légale attribue à l’enfant concerné de nouveaux parents, entraînant la modification de son état civil et, dans certains cas, de sa citoyenneté. Elle rend ainsi explicite le pouvoir qu’ont l’État et le droit, dans nos sociétés, d’identifier les individus, de définir les frontières de leur parenté et de décider de leur appartenance nationale. Cette réassignation constitue une proposition identitaire que la personne adoptée devra plus tard reprendre à son compte ou réinterpréter, car « se reconnaître dans une proclamation identitaire n’est pas retrouver et défendre une essence mais adhérer : faire un choix, parmi d’autres choix possibles vers lesquels le temps nous conduira peut-être. » (Martin, 1992 : 592)

Autrefois considérée comme créatrice d’une parenté fictive ou de second ordre, l’adoption est aujourd’hui de plus en plus valorisée, mais principalement sous sa forme plénière qui impose la rupture des liens familiaux antérieurs de l’enfant. Cette apparente contradiction entre ouverture à l’adoption et volonté de couper l’enfant de ses origines témoigne de la constante oscillation des conceptions de la parenté dans les sociétés euro-américaines entre la primauté accordée, d’un côté, aux liens de sang (biologiques, gestationnels, génétiques...) et, de l’autre, au caractère socialement construit des liens familiaux. Cette oscillation a bien été mise en évidence par les anthropologues de la parenté (voir, p.e., Schneider, 1980; Strathern, 1992; Carsten, 2004). Elle est au coeur des discussions sur les droits et l’identité des enfants adoptés ou nés de transferts de gamètes ou d’embryons. L’attention dont elle fait l’objet contribue à masquer le poids déterminant du principe d’exclusivité qui régit notre modèle de filiation lequel ne reconnait à chaque enfant qu’un seul père et une seule mère, ce qui explique la préférence accordée à l’adoption plénière (Ouellette, 1996; 1998, notamment). Se dégager de cette oscillation constitue un défi à relever pour arriver à comprendre plus largement comment nos contemporains pensent et vivent la parenté (Edwards, 2009).

Cet article tente d’esquisser un tel espace de dégagement en s’intéressant principalement au travail de légitimation institutionnelle associé à l’adoption plénière, et à ses incidences sur le sentiment d’identité (Gutman, 2000) des adoptés. Ce travail de légitimation est entendu ici comme ce qui va normaliser la rupture des liens préexistants avec la famille d’origine et donner le droit de « délivrer ou de refuser certains documents, d’ouvrir ou de refuser l’accès aux registres, de régulariser et de criminaliser des transactions ou encore de répudier et de réclamer des personnes ou des pays » (Coutin et al., 2002 : 804). Il sera donc question des lois sur l’adoption, des pouvoirs étatiques et des conventions internationales en la matière, ainsi que des procédures administratives entourant la circulation domestique et internationale des enfants adoptés. Il sera aussi question de documents « pourvoyeurs d’identités sociales » (Dardy, 2006). Le propos s’attache à montrer l’incidence du changement de son identité juridique sur le sentiment d’identité de la personne adoptée (le sentiment d’être la même à travers le temps et à travers la pluralité des situations de confrontation avec autrui, cf. Gutman 2000 : 24). Il s’appuie sur des textes juridiques québécois et sur des données qualitatives de recherche, notamment sur des entrevues auprès de jeunes adultes adoptés[1].

L’article précise d’abord comment se relient les problématiques de la filiation, de la citoyenneté et de l’état civil. Il propose ainsi un cadre conceptuel permettant d’appréhender l’adoption plénière dans une perspective qui tienne compte de l’articulation entre parenté et identité civile. Puis, en rapport avec le contexte juridique québécois, il examine comment l’acte de naissance produit après une adoption légitime celle-ci, mais peut entrer en porte-à-faux avec la réalité subjective des adoptés. Il met ensuite en lumière les obstacles qu’oppose la gestion étatique des migrations internationales à la logique substitutive de l’adoption plénière lorsque l’enfant vient d’un pays étranger. La conclusion indique les modifications législatives que suggère cette analyse.

1. Identité civile et identification de la personne

La filiation et la citoyenneté sont deux institutions créatrices de droits individuels, de liens sociaux et d’identités. Elles ont en commun de fonder des expériences relationnelles et subjectives se déployant autant en écho qu’en écart avec la norme juridique. Ce sont deux axes d’identification souvent interdépendants, qui se matérialisent dans une production institutionnelle de papiers d’identité. À ces trois niveaux (légal, relationnel et subjectif), elles entrent en jeu dans les processus d’inclusion (ou d’exclusion) sociale et politique des individus, surtout lorsqu’ils changent de famille et/ou de pays (adoptés, immigrants, réfugiés).

1.1 La dimension instituée de la filiation et de la citoyenneté

L’établissement de la filiation désigne les parents d’un enfant, leur conférant l’ensemble des droits, obligations et privilèges associés à ce statut juridique[2]. Cet enfant se trouve dès lors inscrit à une place généalogique unique dans le réseau de parenté auquel appartiennent aussi ses frères et soeurs, grands-parents, oncles et tantes, cousins, etc. Sa participation au lien social s’arrime à cette première inscription.

La citoyenneté réfère aux droits, aux libertés et aux obligations des individus qui relèvent de la protection et de l’autorité de l’État dont ils sont membres. Au Canada, elle s’acquiert par la naissance en territoire canadien (droit du sol), mais peut aussi être transmise par filiation, des parents à leur enfant né à l’étranger, ou être octroyée sous certaines conditions à la personne qui immigre en tant que résident permanent et fait ensuite une demande de citoyenneté.

1.2 Pratiques de parenté et de citoyenneté

Parenté et citoyenneté définissent des espaces de référence, de socialité et de solidarité pour les individus. Le sentiment d’appartenance et l’image de soi qui découlent de ces liens vécus se construisent dans un certain écart, variable selon les cas, par rapport aux cadres légaux et institutionnels. Des liens informels de filiation et de germanité se créent à la faveur des recompositions familiales, par exemple, alors que des liens légaux ne donnent parfois lieu à aucun échange. Les migrations internationales augmentent, mais ne sont plus synonymes d’une distension du lien d’allégeance à la communauté d’origine (Dufoix, 2010). Grâce au développement des transports et des technologies de communication, les « nationaux » hors frontière autrefois inscrits dans une « double absence » (Sayad, 1999) se voient maintenant inscrits dans une « double présence ». Ils sont de plus en plus nombreux à avoir deux ou trois citoyennetés différentes.

Dans ce contexte, la dimension subjective des liens de parenté et de citoyenneté prend de l’importance (Bosniak, 2001). La quête des origines personnelles, sous diverses formes (recherche généalogique, récits de vie, psychanalyse...) marque d’ailleurs notre époque, tout autant que la contestation des assignations identitaires (ethnoculturelles, sexuelles, communautaires) fixes et exclusives. Plusieurs élèvent aujourd’hui leur réseau amical au titre de famille élective. Plusieurs revendiquent aussi, dans une perspective humaniste, une identité de « citoyen du monde », notamment des adoptés internationaux. Le droit de la famille et les lois sur la citoyenneté et sur l’immigration font écho à ces transformations, parfois pour s’y adapter et d’autres fois pour tenter d’en contrer les effets économiques et sociaux.

1.3 L’identification des individus par l’État[3]

La filiation et la citoyenneté doivent pouvoir être constatées et prouvées, ce qui implique des procédures étatiques d’identification qui conditionnent l’accès aux droits civiques, sociaux et politiques. Cette identification passe par diverses écritures enregistrant la naissance de chacun, les moments clés de sa vie civile (mariage, divorce, immigration, décès…) et son accès légitime à certains droits ou avantages (inscription scolaire, inscription au régime public d’assurance-maladie ou de retraite, par exemple).

[Leur] trace est impérative, et ne sert pas seulement à enregistrer : elle assigne une place. L’inscription n’est jamais accessoire : toute erreur ou modification d’État civil, par exemple, est lourde de conséquences. […] Pas de place pour les non inscrits, à l’État civil bien sûr, mais aussi dans toute une série d’institutions incontournables — sanitaires, médicales, scolaires, militaires, bancaires, de travail ou de non-travail…

Dardy, 2004 : 226

Chacun doit pouvoir montrer ses papiers d’identité en preuve de qui il est lorsqu’il transige avec des représentants des pouvoirs publics et des institutions privées (écoles, banques, commerces....). Au Québec, il s’agit principalement du certificat de naissance, de la carte d’assurance-maladie, du permis de conduire avec photo. Pour les résidents nés à l’étranger ou immigrants ou lorsqu’il faut s’identifier auprès des services douaniers ou des autorités de pays étrangers, la carte de citoyenneté canadienne et le passeport canadien sont aussi des papiers d’identité indispensables.

Ces documents sont à la fois constitutifs de la personne qu’ils identifient et inadéquats à rendre compte de sa réalité. L’inconfort ou les inconvénients causés par cet écart seront plus ou moins accentués selon que les caractéristiques de la personne (milieu d’origine, couleur de peau, scolarité, revenu, profession, état de santé...) et les preuves de son identité susciteront plus ou moins de doutes concernant la légitimité des droits et avantages qu’elle revendique. Ainsi, si deux jeunes Canadiens se présentent à la frontière américaine, celui dont le passeport indique qu’il est né dans un troisième pays (surtout s’il a le teint foncé) est exposé à subir plus de suspicions et de tracasseries que l’autre. Or, ces deux jeunes peuvent être des frères dont l’un a été adopté à l’étranger.

1.4 L’acte de naissance

Le principal document d’identification pour tout individu est son certificat d’acte de naissance, qui prouve sa filiation et atteste de son existence légale pour les pouvoirs publics. Au Québec, l’acte de naissance est dressé par le Directeur de l’état civil à partir de la déclaration et du constat de naissance qui lui sont transmis et qu’il insère au registre d’état civil[4]. Il indique les noms et prénoms de l’individu, son sexe, sa date et son lieu de naissance, les noms de ses père et mère.[5] Ces premiers marqueurs de son identité resteront les mêmes toute sa vie, à moins de circonstances particulières qui viendraient rompre la continuité de son existence. Ils ne peuvent qu’exceptionnellement être modifiés et uniquement à certaines conditions légales précises. Bien que l’usage permette, par exemple, aux femmes mariées de porter le nom de leur époux ou aux artistes et écrivains de se doter d’un pseudonyme, chacun doit exercer ses droits civils sous le nom énoncé dans son acte de naissance[6].

À travers l’acte de naissance, s’imbriquent l’établissement de la filiation et l’identification du sujet de droit. Sauf exception, le prénom est choisi par les parents et le nom est transmis par filiation : il peut être celui du père ou celui de la mère ou une combinaison de leurs deux noms joints par un trait d’union[7]. La filiation ne fait pas que déterminer les droits et devoirs de la personne à l’égard de ses père et mère et des autres membres de sa parenté, elle vient aussi médiatiser ses rapports avec l’État, qui se modulent différemment selon la date et le lieu de naissance inscrit à l’acte de naissance. Ainsi, un citoyen canadien adulte dont les parents sont des ressortissants d’un pays étranger peut parrainer leur demande d’immigration. Par contre, les droits d’un citoyen d’âge mineur peuvent être compromis quand ses parents n’ont pas eux-mêmes la citoyenneté canadienne ou la résidence permanente et que les autorités fédérales procèdent à leur déportation forcée : il peut du coup se trouver exilé lui aussi[8]. Les conditions de vie précaires qui pourront devenir les siennes suite à la déportation ne sont pas prises en compte dans la décision (Bhabha, 2003). Pourtant, ces mêmes conditions de vie comptent parmi les justifications invoquées pour faire entrer au pays des enfants adoptés à l’étranger, sous condition d’une rupture des liens avec leurs parents d’origine. L’argument du meilleur intérêt de l’enfant peut donc permettre de rendre les enfants facilement détachables, importables et exportables, pour toutes sortes de raisons. Leur enregistrement obligatoire par l’État permet de faire valoir leurs droits à l’égard de leurs parents et en tant que citoyens, mais la négation, l’oubli ou la suspension de ces droits sont la condition constante des innombrables transactions et manipulations dont les enfants sont les objets.

L’une des modifications de l’état civil les plus radicales qui puissent survenir découle de l’adoption plénière. En effet, celle-ci entraîne un changement de nom, de filiation et, dans plusieurs cas, de citoyenneté. Les discours sociaux qui mettent en relief sa capacité d’intégrer pleinement l’enfant venu d’ailleurs dans sa nouvelle famille glissent toujours rapidement sur les formes juridiques et administratives que prend cette intégration. C’est sur cette dimension moins reconnue de l’adoption que nous allons ici diriger notre attention.

2. La légitimation de l’adoption plénière

Le Code civil du Québec stipule que l’adoption confère à l’adopté une nouvelle filiation qui se substitue à la précédente[9]. L’adopté cesse donc d’appartenir à sa famille d’origine, mais il acquiert les mêmes droits et obligations à l’égard de ses parents adoptifs que s’ils l’avaient eux-mêmes engendré. Ces derniers lui transmettent son nouveau nom de famille et choisissent eux-mêmes ses prénoms[10], ce que le jugement d’adoption rend effectif[11].

Sauf en cas de consentement spécial en faveur d’un proche parent[12] ou d’un conjoint, il revient au seul directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) de choisir les parents adoptifs, qui ne devraient ni rencontrer ni connaître les parents d’origine. Les dossiers judicaires et administratifs relatifs à l’adoption sont confidentiels[13].

2.1 Le nouvel acte de naissance

Dès qu’un jugement d’adoption a été rendu, le greffier du tribunal de la Cour du Québec le notifie au Directeur de l’état civil[14]. Ce dernier inscrit les mentions relatives à l’adoption sur l’acte de naissance primitif de l’enfant qui vient d’être adopté, acte dont il ne pourra plus jamais être délivré copie et qui ne pourra plus être consulté à moins que le tribunal ne l’autorise[15]. Il dresse ensuite un nouvel acte de naissance qui se substitue au premier avec ses nouveaux noms et prénoms et les noms de ses nouveaux parents, en reprenant les énonciations qui n’ont pas fait l’objet de modifications (sexe, lieu et date de naissance[16]) et, surtout, sans faire mention de l’adoption. Les autres dossiers administratifs déjà constitués au nom antérieur de l’adopté (principalement les dossiers médicaux) sont modifiés de manière à ce que cette identité périmée et celle de ses parents d’origine n’y soient plus indiquées ; leurs versions originales sont mises sous scellés. Selon la jurisprudence, il revient aux seuls parents adoptifs d’informer leur enfant du fait qu’il est adopté[17]; le tribunal ne pourrait aller à l’encontre de leur décision de maintenir le secret.

Le nouvel acte de naissance occulte l’adoption elle-même, l’identité antérieure de l’adopté, ainsi que l’existence des parents biologiques. Il accomplit ainsi un important travail de légitimation de l’adoption plénière. Pour comprendre l’importance de cet accomplissement, il faut tenir compte des dispositions légales et des pratiques qui entrent en contradiction avec cette logique de substitution.

2.2 La légitimation de l’effacement des liens d’origine

Malgré qu’elle rompe les liens d’origine, l’adoption n’entraîne pas leur suppression totale, ni dans le droit ni dans les faits (Roy, 2010 ; Pineau et Pratte, 2007). Certes, les principales dispositions du droit québécois sur l’adoption portent facilement à dire que l’adopté fait « peau neuve » (Pineau et Pratte, 2007 : 749). Cependant, d’autres dispositions affirment plutôt la pérennité des liens originaires que l’acte de naissance dénie. En accord avec la loi fédérale - Loi sur le mariage (degrés prohibés) - les empêchements de mariage ou d’union civile avec la famille d’origine subsistent (entre ascendant et descendant en ligne directe, ainsi qu’entre parents en ligne collatérale jusqu’au 2e degré, i.e. frère ou soeur, demi-frère ou demi-soeur). Le tribunal peut aussi autoriser la consultation du dossier confidentiel d’adoption ou de l’acte de naissance primitif, par exemple pour permettre à un enfant adopté de bénéficier de certains privilèges découlant de sa filiation antérieure (un legs de sa mère biologique ou le montant d’une assurance-vie, par exemple). De même, en vertu de la Loi concernant les Indiens, l’enfant d’origine autochtone adopté par des non autochtones conserve les privilèges conférés par le statut d’Indien, ce qui implique que les documents confidentiels concernant son adoption et son identité antérieure puissent être consultés et leur contenu communiqué à des tiers[18]. Enfin, en cas de consentement spécial en faveur du conjoint, le Code civil s’écarte du principe de l’adoption substitutive (Roy, 2010) : le lien avec l’un des parents biologiques est maintenu et s’y ajoute le lien adoptif créé avec son conjoint[19]. L’acte de naissance dressé après l’adoption vient cependant dénier ces diverses formes de reconnaissance des liens antérieurs.

Le nouvel acte de naissance vient aussi faire contrepoids aux altérations apportées avec le temps aux règles de confidentialité, à la prohibition des contacts entre parents biologiques et adoptifs et à la rupture des liens familiaux antérieurs. Il occulte le fait qu’afin de garantir la continuité des soins médicaux dispensés à l’adopté, son numéro d’identification personnelle auprès de la régie de l’assurance-maladie reste le même après son adoption. Il continue d’occulter l’existence des parents d’origine même lorsque l’adoption est vécue comme un changement de filiation et d’identité qui n’efface pas le passé et les liens antérieurs. C’est le cas lorsqu’un enfant a été placé en famille d’accueil chez ses futurs parents adoptifs en attendant qu’il devienne admissible à l’adoption. Pendant ce placement qui peut parfois se prolonger quelques années, il continue de porter les noms et prénoms attribués par ses parents d’origine et de les voir en visites supervisées. Par la force des choses, parents biologiques et adoptifs peuvent alors se rencontrer[20]. Les deux familles continuent parfois d’avoir des contacts après l’adoption et l’enfant devenu grand peut en prendre lui-même l’initiative sans avoir à faire de recherches préalables.

C’est principalement l’interdiction d’accéder à l’acte de naissance primitif qui fait contrepoids à l’adoption ouverte, ainsi qu’au droit qu’a l’adopté québécois de 14 ans et plus (ou l’adopté plus jeune avec le consentement de ses parents adoptifs) de connaître l’identité de ses parents d’origine s’ils consentent à ce qu’elle soit divulguée[21]. Cette interdiction soutient la substitution de filiation et d’identité même lorsqu’elle est ouvertement connue, en empêchant que puisent être vu et montré le document qui en établirait la preuve[22].

On comprendra de ce qui précède que la fabrication du nouvel acte de naissance et la mise à l’écart de l’acte primitif a un effet légitimant et performatif beaucoup plus important qu’il n’y paraît de prime abord. Elles réalisent une forme d’abolition du temps, comme si la personne adoptée n’avait jamais existé précédemment sous un autre nom et avec une autre filiation. Même si l’adoption survient à un moment précis, après une succession d’étapes juridiques et administratives précises, ces étapes et leur ancrage temporel sont oubliés. Cette absence de traces vient renforcer une représentation réitérée sans cesse sous diverses formes dans les discours sociaux sur l’adoption, celle d’un enfant sans attache qui naîtrait pour la première fois à la vie sociale grâce à l’adoption.

3. Être et ne pas être celui que l’acte de naissance désigne

Des liens psychologiques d’attachement, d’identification et d’appartenance réciproque viennent habituellement confirmer aux parents adoptifs et à leurs enfants qu’ils forment des familles comme les autres. Dans ce contexte, la redéfinition de la personnalité juridique de l’adopté est souvent considérée comme allant de soi puisqu’elle collerait parfaitement à sa réalité subjective. Une écoute attentive permet toutefois de relever chez les adoptés quelques indices d’un sentiment d’identité moins univoque. Prenons deux exemples contrastés d’enfants nés et adoptés au Québec[23], celui d’Alban qui ne connaît pas l’identité de ses parents d’origine et celui de Caroline qui a vécu dans sa famille d’origine jusqu’à l’âge de six ans. L’un et l’autre ont une vision entièrement positive de leur adoption, mais leurs témoignages n’en indiquent pas moins que la part officiellement inexistante de leur histoire crée une situation paradoxale.

Alban a été adopté dès sa sortie de l’hôpital où sa mère a accouché. Il s’identifie exclusivement à sa famille adoptive. Ce qui a précédé son adoption est pour lui néantisé, le lien adoptif étant son seul repère familial : « C’est comme si j’étais encore dans le ventre de ma mère, puis que je suis né dans les bras d’une autre mère. [...] La personne qui m’a éduqué, c’est ma mère. C’est là que le point de départ part. ». Une question sur son nom à la naissance le déconcerte : « Il me semble que je n’ai pas eu de nom. J’ai peut-être eu un nom sur mon bracelet de bébé à l’hôpital. Sûrement il y avait le nom de ma mère, le nom de la personne qui m’a mis au monde sur les papiers... ». Il refuse l’idée d’éventuelles retrouvailles avec cette dernière, bien qu’il sache qu’elle a demandé à le retrouver : « Pourquoi? Qu’est-ce que cela donnerait? ». Il est surtout très fier d’être un B... (nom de son père adoptif) et il a un grand désir de mieux connaître les B..., qui vivent en Europe : « Nouer et reformer tranquillement des liens familiaux et les voir de plus en plus, c’est ma principale initiative. Connaître ma famille présente le plus possible. [...] Alors quand on me demande si cela m’intéresserait de connaître mes parents, je dis : ‘Mais non. Je fais déjà ce travail là, connaître ma famille adoptive de plus en plus’. ».

Alban cite Cicéron pour traduire son sentiment d’appartenance : « Là où tu es bien, là est ta patrie ». Comme tout adopté, il distingue parfois explicitement ses deux familles, mais pas toujours, indiquant ainsi que l’exclusivité des liens adoptifs et l’inexistence officielle des liens d’origine ne vont pas de soi : il dit « mes parents » mais aussi « la personne qui m’a mise au monde », pour parler de sa famille d’origine; il parle de « ma famille », mais aussi de « ma famille présente » pour parler de sa famille adoptive. Un bref moment de son entrevue indique aussi qu’il sent que son identité civile est potentiellement contestable. C’est celui où il raconte avoir dû obtenir son certificat de naissance auprès du Directeur de l’état civil, plutôt qu’à la paroisse où il a été baptisé. Ignorant, semble-t-il, que cette obligation est valable pour tous depuis 1994[24], il y voit une vérification de la légitimité de son adoption :

le baptistère n’a pas été reconnu. Tous les baptistères d’enfants adoptés. On nous a dit qu’il fallait faire refaire notre certificat, parce qu’il y a certains curés qui [...] portaient à coeur le Vietnam [...] ou Haïti [...] pour faire des papiers rapides pour avoir la nationalité pour l’enfant tout de suite [...] qui ont créé des baptistères, on va dire ‘à la va vite’. [...] C’est pour ça que mon baptistère n’est pas reconnu comme document officiel. Il a fallu que je fasse faire un certificat de naissance.»

On s’étonnera moins de ce commentaire liant naissance et nationalité en apprenant qu’Alban est mulâtre, qu’il passe souvent pour avoir été adopté à l’étranger et qu’il a, par ses parents adoptifs, une double nationalité (canadienne et française). Cependant, tous les adoptés se font de temps à autre rappeler que leur état civil ne reflète pas leur origine familiale. Les occasions les plus fréquentes sont suscitées par les exercices scolaires où les élèves doivent faire leur arbre généalogique ou identifier les caractères génétiques qu’ils ont hérités de leurs parents (couleurs des yeux, par exemple), ou encore par les questionnaires médicaux ou de compagnies d’assurance portant sur les antécédents familiaux de cancer, de maladies cardiaques, de diabète, etc. L’adopté doit alors dévoiler (ou cacher) qu’il ne connaît pas ses parents biologiques, ce qui revient presqu’à dire qu’il ne sait pas exactement qui il est.

À la différence d’Alban, d’autres adoptés ont connu leurs parents d’origine et étaient déjà grands quand leur adoption a été finalisée. Les parents adoptifs de Caroline ont été sa famille d’accueil pendant plusieurs années avant qu’elle devienne admissible à l’adoption, à 13 ans. Elle commente ainsi son changement de nom : « Mes parents adoptifs m’ont demandé si je voulais prendre leur nom. Puis là c’est toute l’histoire encore du conflit de loyauté, hein? Je leur devais ça, je trouvais, parce qu’ils prenaient soin de moi. Ça fait que j’ai dit : ‘ Oui, oui, je vais prendre le nom de mon père’. » Quoiqu’en dise son certificat de naissance, Caroline a deux mères, car sa mère adoptive ne s’est pas substituée, pour elle, à sa mère d’origine : « Le sentiment envers ma mère adoptive, c’est qu’elle est vraiment ma mère, mais j’ai jamais été capable de l’appeler ‘maman’. Elle en souffre beaucoup d’ailleurs. [...] Je me force des fois pour lui faire plaisir, mais ça sort tout croche. Ça sonne faux. ». Elle n’a cependant aucune trace officielle de sa première filiation : « Je suis vraiment une personne normale. J’ai pas des papiers différents. ». Néanmoins, lorsqu’elle a décroché un emploi dans l’établissement qui avait organisé son adoption, elle a découvert que son dossier de placement et d’adoption était encore actif et qu’il avait été consulté par sa chef d’équipe. Autrement dit, l’institution gardienne de ce dossier n’en n’avait pas préservé la confidentialité absolue. Comme il s’agissait d’une adoption survenue très tardivement, cet accroc à la règle n’est pas surprenant. De nombreux autres exemples de défaut de confidentialité de l’adoption pourraient d’ailleurs être rapportés.

Alban et Caroline appartiennent à deux catégories différentes d’adoptés. La première entre en correspondance étroite avec le cadre juridico-administratif de l’adoption plénière. Elle est composée d’adoptés qui n’ont qu’une seule parenté de référence et qui ne connaissent pas l’identité de leurs parents d’origine. Leur acte de naissance indique les seuls repères fiables à partir desquels ils peuvent se construire. S’ils le désirent, ils peuvent s’adresser au centre jeunesse pour les rechercher et peuvent aussi être recherchés par eux, mais chacune des parties est alors soumise à la volonté de l’autre, sans recours légal possible si l’autre lui oppose un refus. De plus, la légitimité de leur droit de demander à connaître leurs origines demeure encore aujourd’hui relativement faible, parce qu’une démarche de retrouvailles est souvent considérée comme un risque psychosocial (de perturbation émotionnelle, de perte d’intimité, de déception...), une transgression (de la vie privée de l’autre partie), une trahison (des parents adoptifs) et, surtout, comme l’expression d’un certain déséquilibre personnel (Alban énumère ainsi les circonstances qui créeraient, selon lui, le besoin de savoir que lui-même n’a pas : « dépression, incohérence familiale, retour aux racines, mal être... »).

Les adoptés de la deuxième catégorie, représentée ici par Caroline, vivent l’adoption comme une situation de changement familial et identitaire, et non comme une substitution entourée de secret. Malgré les règles de confidentialité et la mise sous scellé de leur acte de naissance initial, l’accès à l’information sur leurs origines n’est pas pour eux un enjeu. Quand leurs coordonnées sont connues des membres de leur famille d’origine, eux-mêmes ou leurs parents adoptifs protègent, au besoin, leur vie privée de la même manière que tout un chacun. La mère adoptive de Caroline encadrait ses contacts avec sa mère et sa soeur d’origine pendant son enfance et son adolescence. Devenue adulte, Caroline a pris un numéro de téléphone confidentiel quand elle a décidé de ne plus revoir sa mère d’origine. Par contre, elle a pris contact avec son père biologique qu’elle n’avait pas connu étant enfant. Certains considèrent qu’une telle ouverture de l’adoption compense l’effacement légal des liens antérieurs. Ce n’est pourtant pas vraiment le cas : Caroline serait impuissante à faire reconnaître un lien de parenté avec sa mère ou avec sa soeur jumelle (adoptée dans une autre famille) s’il arrivait dans le futur, pour quelque raison, qu’elles y voient un avantage mutuel (par exemple, soutien en cas de maladie).

Les enfants adoptés par un membre de leur parenté ou par le nouveau conjoint de leur mère (ou de leur père) peuvent facilement entrer dans cette deuxième catégorie, mais pas nécessairement. Dans le passé, ils ont souvent été tenus dans l’ignorance de leur statut d’adopté et il n’est pas certain qu’ils en soient, aujourd’hui, toujours clairement informés. Il ne faudrait donc pas tenir pour acquis que les adoptions intrafamiliales constituent un cas tout à fait à part en ce qui concerne les pratiques de confidentialité et de dévoilement à l’enfant de son statut.

Selon la croyance populaire, les adoptés internationaux devraient majoritairement entrer dans une troisième catégorie composée des rescapés d’une multitude indifférenciée d’enfants abandonnés ou orphelins, vivant dans un dénuement absolu, qui n’ont aucun avenir dans leur pays d’origine. Sans nier que cette représentation stéréotypée puisse avoir, dans certains cas, quelques fondements réels, il faut s’en dégager pour en arriver à comprendre les particularités d’une adoption transfrontière.

4. L’identité civile des adoptés internationaux

Comme l’adoption domestique, l’adoption internationale modifie la filiation et l’état civil de l’enfant adopté et elle implique un travail de légitimation institutionnel qui passe par la production d’un nouvel acte de naissance qui occulte la substitution effectuée[25]. Toutefois, elle introduit des enjeux particuliers de protection de l’enfant, de conciliation de droits nationaux différents et de respect des lois sur l’immigration et la citoyenneté. Sous tous ces aspects, elle a nécessairement une légitimité plus fragile que l’adoption domestique, dû au fait qu’elle implique de toute évidence un échange très inégal entre pays pauvres et pays riches et la possibilité de dérives importantes. L’entreprise de légitimation de l’adoption plénière privilégiée par les pays d’accueil en devient plus complexe et moins exclusivement matérialisée dans la production d’un nouvel acte de naissance. Elle est notamment mise à contribution pour légitimer la préséance du pouvoir juridictionnel de l’État d’accueil sur celui de l’État d’origine quant aux effets de l’adoption et quant aux conditions d’entrée et de séjour permanent de l’enfant adopté dans son nouveau pays. Si elle produit le même effacement légal des liens antérieurs que l’adoption domestique, elle laisse des traces documentaires qui interviennent dans la construction du sentiment d’identité des adoptés internationaux.

4.1 La rupture des liens d’origine, une condition indispensable

Dès les débuts de l’adoption internationale dans les années 1970, les efforts de régulation consentis par les États concernés ont visé à prévenir le trafic d’enfants, les fraudes et les diverses pratiques illégales que suscitent trop souvent les transferts de personnes vulnérables. Cependant, des problèmes d’ajustement des législations nationales se posaient aussi, notamment en ce qui concerne les effets juridiques de l’adoption, qui peuvent différer considérablement entre pays d’origine et pays d’accueil[26]. Au cours des années 1970 et 1980, de nombreux enfants adoptés à l’étranger sont arrivés dans leur pays d’adoption sans statut juridique clair. Depuis l’adoption en 1993 de la Convention de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale (CLH), les pays signataires ont graduellement introduit des lois nationales et des mesures de contrôle, de surveillance et collaboration entre eux qui visent à protéger l’intérêt de l’enfant et le respect de ses droits, à réduire les abus et à appliquer dans leurs pratiques les dispositions communes établies dans cette convention[27].

L’une des questions qu’il importait de résoudre est celle des adoptions étrangères qui n’ont pas pour effet de rompre les liens d’origine (par exemple, en Haïti, au Vietnam et dans plusieurs pays d’Amérique latine). Fallait-il les reconnaître comme telles (et ouvrir notre droit à des adoptions dites « simples »), leur reconnaître les effets de l’adoption québécoise en contradiction avec la loi du pays d’origine ou permettre de les convertir en adoption plénière? Le souci d’appliquer le même régime d’adoption à tous les enfants du Québec dictait cette dernière approche. Cependant, le consentement des parents à l’adoption n’était souvent pas recueilli et, surtout, n’était pas explicitement donné en vue d’une rupture complète des liens avec leur enfant. Sous ce motif, des juges ont parfois refusé de procéder à une conversion en adoption plénière. Entre 1983 et 1987, le Secrétariat à l’adoption internationale (SAI) a même déjà refusé des projets d’adoption dans les pays n’autorisant que l’adoption simple[28]. Les signataires de la CLH ont finalement convenu, en 1993, d’autoriser la conversion en adoption plénière dans les pays d’accueil, dans la mesure où le consentement des parents d’origine ou tuteurs aura été donné en connaissance de cause[29]. La CLH a été appliquée dans les dispositions législatives du Québec en 2006[30]. Depuis lors, le Code civil du Québec[31] stipule que les effets de l’adoption d’un enfant domicilié à l’étranger sont régis par la loi du domicile des adoptants. L’adoption étrangère se voit donc toujours conférer, au Québec, les effets d’une adoption plénière.

Les États où la CLH est en vigueur (notamment, Chine, Colombie, Philippines, Thaïlande) sont tenus de reconnaître la rupture des liens familiaux antérieurs opérée en vertu de la loi québécoise. Néanmoins, la CLH[32] leur permet d’appliquer toute disposition de leur propre législation qui serait plus favorable pour l’enfant. Cela pourrait, par exemple, lui permettre de faire valoir des droits successoraux à l’égard d’un membre de sa parenté dans son pays d’origine. Cependant, lorsque la CLH n’est pas en vigueur dans le pays d’origine (par exemple, Corée du Sud, Haïti, Kazakhstan, Ukraine, Vietnam), les effets conférés au Québec à l’adoption ne seront pas nécessairement reconnus dans ce pays à moins d’entente explicite, comme entre le Québec et le Vietnam. Des liens de droit pourraient donc subsister pour l’enfant dans son pays d’origine sur la base de son appartenance familiale antérieure, sans nécessairement que l’application des dispositions dont ils découlent soient favorable à l’enfant, qui pourrait se voir attribuer des obligations qu’il n’est pas préparé à assumer.

En somme, les effets de l’adoption plénière d’un enfant étranger n’ont pas une portée universelle et absolue. Ils peuvent varier en fonction du contexte juridictionnel à partir duquel ils sont définis et interprétés, qu’il s’agisse de celui d’un État en particulier ou de celui plus englobant de la CLH. Bien que leur personnalité juridique se trouve, en principe, entièrement transformée, il arrive que des adoptés internationaux qui séjournent dans leur pays d’origine découvrent, par exemple, qu’ils sont encore inscrits dans les registres de l’état civil de leur pays comme s’ils n’avaient pas été adoptés. Kim (2007) rapporte que certains adoptés adultes de Corée ont découvert lorsqu’ils ont demandé un visa de séjour dans leur pays d’origine qu’ils étaient toujours inscrits au registre familial des naissances, alors qu’ils auraient normalement dus être inscrits au registre des orphelins pour être éligibles à l’adoption[33]. Cette découverte pose la question de la légalité de leur adoption. Elle implique également que, pour se qualifier pour le visa, ces adoptés doivent demander à être effacés du registre familial et que soit annulée leur citoyenneté coréenne. Ils sont donc eux-mêmes contraints d’effacer les traces de leur existence avant l’adoption pour pouvoir entrer en Corée sous leur nouvelle identité et profiter de la protection qu’elle leur offre à l’étranger.

Du côté canadien, il est clair que l’État met tout en oeuvre pour que les adoptés internationaux qui s’établissent sur son territoire n’aient plus ni droits ni obligations à l’égard de leur parenté d’origine. En effet, la loi canadienne soumet maintenant l’obtention de la résidence permanente ou de la citoyenneté canadienne suite à une adoption à l’étranger à la rupture de tous les liens de droit entre l’enfant et ses parents d’origine[34]. Cette obligation d’adoption plénière légitime le refus de laisser immigrer au Canada des enfants qui auraient été confiés en adoption d’abord à cette fin et, surtout, qui seraient susceptibles une fois devenus citoyens canadiens de vouloir parrainer des parents vivant à l’étranger pour qu’ils puissent à leur tour immigrer au Canada.

Par ailleurs, au Québec, la possibilité de solliciter privément un placement en vue d’adoption a été presqu’éliminée. De 1990 à 2006, les adoptants pouvaient, avec l’autorisation du SAI, prendre directement contact avec des responsables de l’adoption dans un pays étranger. Cependant, depuis 2006, ils doivent tous adopter par l’intermédiaire d’un organisme agréé (OA) par le ministre de la Santé et des Services sociaux[35]. Les seules exceptions[36] possibles concernent les adoptions intrafamiliales, l’adoption dans un pays où n’oeuvre aucun OA (et qui exige que l’adoptant possède ou ait déjà possédé la nationalité de ce pays) et l’adoption humanitaire d’un enfant rejeté par sa communauté, ou encore celle d’un enfant dont l’adoptant a assuré la garde et les soins au moins 6 mois dans les deux dernières années, alors que ses parents étaient incapables de le faire. Un adoptant ne peut donc accepter ou solliciter d’un orphelinat la proposition du frère ou de la soeur biologique d’un enfant qu’il a adopté précédemment, ni demander d’adopter dans l’orphelinat, la région ou le pays d’origine de ce dernier que s’il n’y a plus d’OA québécois travaillant à cet endroit (Gagnon, 2006). Cela signifie aussi qu’un adopté devenu adulte ne pourrait pas adopter un enfant de son pays d’origine s’il n’y a plus d’OA québécois dans ce pays. Les règles de confidentialité auxquelles sont maintenant explicitement soumis tous les acteurs qui interviennent en adoption internationale viennent d’ailleurs renforcer ce resserrement des possibilités d’adoption. Il s’agit ainsi, certes, de prévenir le trafic d’enfants et d’empêcher que l’adoption internationale soit utilisée pour répondre aux désirs des adoptants ou à des fins d’immigration. La conséquence en est que l’adoption internationale ne peut plus légitimement s’inscrire dans des réseaux transnationaux de solidarité ou d’interconnaissance que s’il s’agit d’une adoption intrafamiliale [37] ou d’un enfant déjà à la charge des adoptants. La préservation de liens avec le milieu d’origine pour un enfant adopté à l’étranger devient ainsi de moins en moins probable (à moins d’adopter simultanément les membres d’une fratrie). Indirectement, par ces modifications, le cadre légal prône non seulement l’exclusivité du lien adoptif, mais aussi l’exclusion de la portion étrangère du réseau relationnel de l’enfant adopté.

Ce qui précède montre bien que l’encadrement légal de l’adoption internationale s’attache à construire l’enfant visé comme étant dépourvu de liens familiaux, avant même que le jugement d’adoption vienne rompre ces liens et lui attribuer une nouvelle filiation. Les concepts de de-kinning et de re-kinning[38] proposés par Howell (2009) permettent de traduire l’effet, sur le plan de la parenté, de l’abandon d’un enfant (de-kinning) et de son incorporation subséquente à sa famille adoptive (re-kinning). Par contre, sa définition de l’enfant rendu disponible pour l’adoption comme étant un être socialement nu (socially naked) réduit à sa matérialité biologique (naked biology) néglige à notre avis une autre dimension importante de l’identité de cet enfant, celle de son statut civil et de sa citoyenneté. Or, cette dimension joue toujours un rôle fondamental, que l’adoption internationale rend explicite et que le présent article veut mettre en relief.

En effet, la logique juridique et sociale de l’adoption interdit de l’utiliser pour le recueil et la réintégration dans la communauté d’êtres vivants non socialisés. Les enfants qui sont réellement dans un dénuement social complet ne peuvent en bénéficier (c’est pourquoi l’adoption ne compte pas parmi les mesures de sauvetage rapide des enfants victimes de catastrophes naturelles). Ils doivent impérativement être d’abord identifiés et officiellement pris en charge par les autorités de tutelle de leur pays ou par une institution charitable habilitée à les placer en vue d’adoption. Leur enregistrement à l’état civil est une condition indispensable à leur adoption et pour que puisse leur être délivré un passeport ou un visa de sortie vers leur pays d’accueil. Dès lors qu’intervient un franchissement des frontières nationales, l’adoption se révèle ainsi clairement être une affaire de citoyenneté, et non pas uniquement affaire de parenté. La volonté de définir l’adopté international uniquement sous l’angle de sa filiation est cependant inscrite, on le verra plus loin, dans la loi canadienne sur la citoyenneté.

4.2 La nécessaire transparence des procédures internationales

Les contrôles que doivent exercer les autorités des pays d’origine et d’accueil pour organiser le transfert d’un enfant adopté d’un pays à l’autre exigent de rendre transparentes des procédures qui devraient en principe être tout à fait confidentielles. Les processus d’adoption et d’accès à la citoyenneté se déroulent alors conditionnellement l’un à l’autre.

Ce sont les autorités responsables de l’adoption dans le pays d’origine qui déterminent qu’un enfant est adoptable et qui le proposent aux adoptants par l’intermédiaire d’un OA (ou du ministre, exceptionnellement). Le dossier de proposition soumis précise le nom de l’enfant, sa situation familiale, son histoire médicale, son adoptabilité, ses besoins particuliers. Certains pays peuvent inclure dans ce dossier des renseignements identifiants sur ses parents d’origine, des photos ou d’autres documents sur son développement et sa santé. Après vérification, si les adoptants acceptent la proposition, le SAI autorise la poursuite des démarches et émet une lettre indiquant qu’il n’a pas de motifs d’opposition à l’entrée de cet enfant au Canada. C’est à son nom d’origine que les adoptants font alors pour lui une demande de résidence permanente ou d’attribution directe de la citoyenneté canadienne (possible dans certains cas, depuis 2007, comme nous le verrons plus loin). La plupart du temps, ils se rendent eux-mêmes dans le pays d’origine avant que la décision d’adoption soit finalisée. Ils se voient alors délivrer en mains propres les documents officiels qui leur permettront d’attester de son identité, de son adoption et de sa prise en charge, notamment auprès de l’ambassade canadienne qui délivrera pour lui une autorisation d’entrée au Canada ou un passeport canadien. Parmi ces documents, peuvent se trouver le certificat de naissance de l’enfant, l’acte d’abandon ou le consentement à l’adoption signé par ses parents, le jugement d’adoption, etc. S’y ajoutent le passeport ou le visa de sortie émis par le pays d’origine. Tous ces documents sont faits au nom d’origine de l’enfant. À son arrivée au Canada, d’autres documents sont encore émis à ce même nom, par exemple l’attestation de son établissement en sol canadien et sa carte d’assurance-maladie du Québec.

C’est seulement quelques semaines ou quelques mois après être arrivé au Québec que l’enfant peut être enregistré à l’état civil et doté d’un nouvel acte de naissance. Avec les années, la manière de procéder pour produire les nouveaux documents d’identité dans le respect des règles de droit des différents pays d’origine s’est précisée, en même temps que s’étendait l’application de la CLH. À l’heure actuelle, selon le pays d’origine de l’enfant et la conformité (ou non) de l’adoption réalisée dans ce pays aux principes de la CLH, la décision étrangère peut : a) être déclarée conforme à notre droit, par voie administrative (par le SAI) , b) faire l’objet d’une reconnaissance de jugement étranger par un tribunal québécois, c) faire l’objet d’un nouveau jugement d’adoption, ou encore, d) parce que l’adoption est à compléter au Québec, faire l’objet d’une ordonnance de placement suivie d’un jugement d’adoption. Dans chacun de ces cas, la procédure intervient après l’arrivée au Canada. C’est seulement à ce moment-là que les parents adoptifs indiquent le nom qu’ils ont choisi de donner à l’enfant (et peuvent demander une modification de la date de naissance). Le SAI (en cas de déclaration de conformité) ou le greffier du tribunal (en cas de jugement d’adoption) notifie l’adoption et le nom attribué à l’enfant au Directeur de l’état civil qui fait les inscriptions au registre de l’état civil et rédige l’acte de naissance. Les parents adoptifs peuvent alors obtenir le nouveau certificat de naissance de leur enfant. Les dossiers médicaux déjà établis à son nom initial sont corrigés comme pour une adoption domestique.

Une fois obtenu le certificat de naissance, les démarches relatives à la confirmation ou à l’acquisition de la citoyenneté canadienne peuvent être complétées auprès du gouvernement fédéral. Les formulaires à remplir demandent, entre autres, des précisions sur l’identité de l’enfant et celle de ses parents avant l’adoption, sur son nom légal actuel et, le cas échéant, sur les modifications qui auraient pu être apportées à sa date de naissance. L’enfant reçoit ensuite la carte de citoyenneté canadienne qui lui sera indispensable pour faire preuve de son statut et pour obtenir un passeport canadien.

Les procédures d’adoption et d’intégration à la citoyenneté canadienne étant complétées, l’identité de l’enfant est « normalisée » conformément à ce que prévoit le code civil. La circulation de documents le rattachant à ses origines devrait, en principe, s’interrompre, tant et aussi longtemps qu’il ne décide pas de se prévaloir de son droit à la connaissance de ses antécédents sociobiologiques[39]. Or, cette circulation se poursuit maintenant obligatoirement. Les pays d’origine exigent que les parents adoptifs, directement ou par l’intermédiaire de l’OA ou du SAI, envoient un ou plusieurs rapports périodiques de suivi de l’adoption et du développement de l’enfant. Ce dernier continue donc de faire l’objet de rapports adressés aux autorités de son pays d’origine, ce qui suppose que la trace de son changement de filiation et d’identité n’est pas effacée. Ces rapports de suivi s’écartent nettement des règles et pratiques qui font qu’en adoption domestique, une fois le jugement d’adoption prononcé et le nouvel acte de naissance rédigé, l’adopté est considéré, par son État de résidence et par tout autre État, comme s’il était né de ses parents adoptifs[40].

4.3 L’enfant adopté : immigrant ou canadien de « naissance »?

Depuis le 23 décembre 2007, les enfants adoptés à l’étranger par des citoyens canadiens dans certains pays qui appliquent la CLH peuvent obtenir la citoyenneté, sans passer par le processus d’immigration, avant même d’entrer au Canada. Cette possibilité, depuis longtemps réclamée par les parents adoptifs,[41] définit l’enfant adopté uniquement sur la base de sa filiation adoptive, sans égard à son statut d’ « enfant-citoyen » (Bhabha, 2003) pourtant reconnu par la CLH et qui fait de lui un sujet de droit à part entière. Son intégration directe à la citoyenneté est envisagée en vertu du principe d’égalité entre enfants biologiques et adoptés, et non en vertu du fait qu’il soit un « égal » (Roche, 1999) de tout ressortissant étranger qui présente une demande d’établissement au Canada.

Cette procédure d’attribution de la citoyenneté redouble ce qu’accomplit l’adoption plénière pour ce qui est du changement de filiation. Elle confère à l’adopté un statut civique qui semble lui avoir été attribué « de naissance » et qui se distingue ainsi radicalement du statut d’immigrant. Pourtant, cet enfant arrive au pays avec des papiers qui l’identifient encore sous son nom d’origine (passeport, visa). Jusqu’à la délivrance de son nouvel acte de naissance et de sa carte de citoyenneté établie à son nouveau nom, il a une personnalité juridique ambigüe puisqu’il se retrouve simultanément sous deux régimes identificatoires (identité du pays d’origine et celle du pays d’accueil).

La procédure normale d’immigration reste l’alternative la plus courante. L’enfant adopté acquiert la citoyenneté canadienne après être entré au pays à titre de résident permanent; il en fait lui-même la demande (par l’entremise de ses parents) sous sa nouvelle identité. Ses parents adoptifs peuvent d’ailleurs choisir de ne pas faire cette demande pour lui, afin qu’il puisse continuer à jouir de sa citoyenneté d’origine. Son éventuelle naturalisation comme citoyen canadien découle certes de son adoption, mais elle lui est accordée à titre individuel et non en vertu de sa filiation. Il faut savoir que des conséquences majeures découlent de cette différence.

L’attribution de la citoyenneté canadienne par voie de filiation adoptive implique que les adoptés qui en auront bénéficié seront soumis à la loi limitant maintenant sa transmission par filiation à une seule génération née à l’extérieur du Canada : leurs enfants seront canadiens de naissance seulement s’ils naissent au Canada. Par contre, cela ne sera pas le cas pour les adoptés qui seront passés par le processus d’immigration avant d’obtenir leur citoyenneté : leurs enfants seront canadiens de naissance même s’ils naissent à l’extérieur du Canada. Cette distinction rapproche les adoptés qui obtiennent directement la citoyenneté de certains ressortissants canadiens qui n’ont que peu ou pas vécu au Canada, auxquels la loi a retiré le droit de transmettre leur citoyenneté à tous leurs descendants successifs établis à l’étranger. Elle donne par contre aux adoptés qui demandent d’abord la résidence permanente (processus d’immigration) la même capacité de transmission qu’aux Canadiens nés au Canada. En somme, faire prévaloir l’acquisition de la citoyenneté par filiation confère à l’enfant adopté à l’étranger un avantage minime, qui se trouve renversé lorsque celui-ci devient adulte et fonde à son tour une famille.

L’acquisition de la citoyenneté canadienne, quel que soit le chemin emprunté, a des conséquences diverses selon le pays d’origine de l’enfant. Les enfants adoptés de pays qui ne permettent pas la double citoyenneté perdent automatiquement leur citoyenneté d’origine en devenant citoyens canadiens. Les autres la conservent puisque le Canada autorise la double nationalité. Ils peuvent bénéficier des avantages de leur statut dans ce pays s’ils décident d’y retourner, mais ils peuvent également être soumis aux devoirs et obligations qui en découlent (comme d’avoir à faire le service militaire en Russie, par exemple). En ce qui concerne leur famille d’origine, comme mentionné précédemment, il n’est pas toujours certain qu’ils soient nettement dégagés de tout lien de droit et d’obligation. En général, les adoptés s’intéressent d’abord aux dimensions culturelles et sociales de leur appartenance d’origine, et non à sa dimension strictement légale. Le cas de la Corée où l’adopté peut maintenant obtenir la double citoyenneté[42] illustre bien l’écart qui existe entre « citoyenneté culturelle » et « citoyenneté légale ». Depuis 1994, le gouvernement coréen place les adultes coréens adoptés à l’étranger au centre de son projet de promotion de la globalisation (Kim, 2007). Cette politique de la Corée est révélatrice de l’enjeu important que représente la définition identitaire des adultes adoptés lorsqu’ils deviennent des atouts de valeur pour un pays. Ayant une culture et un style de vie américains, ils sont perçus comme des ressources précieuses pour le rayonnement international de la Corée. Celle-ci se base sur des métaphores de la parenté biologique pour les re-naturaliser comme citoyens Coréens. Or, leur expérience démontre que leurs voyages de retour sont plus un lieu de production de formes alternatives d’appartenance, entre adoptés, que d’ancrage réel au pays ou à la culture d’origine (Kim, 2007 : 501). De plus, la double citoyenneté n’est en rien pour eux une garantie d’intégration au sein de la société coréenne qui demeure entièrement fondée sur le lignage et la généalogie. Ces situations vécues démontrent que l’effacement des liens d’origine, même lorsqu’il est renforcé par l’éloignement géographique, culturel et politique, ne dispense pas les adoptés de devoir composer avec la pluralité des référents identitaires qui ont jalonné leur parcours ou qui leur sont proposés après coup.

4.4 Des traces identifiantes qui subsistent après l’adoption

En théorie, le processus légal et administratif d’adoption internationale n’abat que de manière transitoire les frontières nationales et culturelles qui séparent les adoptants québécois de l’enfant étranger qui leur est confié. Une fois ce dernier passé d’un monde à l’autre, il devient officiellement un autre et les frontières se referment. Par contre, les documents qui ont été produits pour permettre ce passage en conservent la trace, même s’ils sont ensuite retirés de la circulation. On l’a mentionné, des liens de droit subsistent parfois dans le pays d’origine. De plus, à cause de leur apparence physique (peau noire, teint foncé, yeux bridés, etc.), les adoptés internationaux sont couramment perçus par les autres comme des immigrants ou des enfants d’immigrants. Leur propre corps les renvoie à cet ailleurs dont l’adoption les a pourtant radicalement coupés. Jusqu’à quel point cette situation vient-elle modifier le rapport subjectif des adoptés à leur identité?

Un nombre croissant de jeunes Québécois adoptés à l’étranger (Haïti, République dominicaine, Honduras, Mexique, Corée, Philippines, Bolivie...) ont eu accès, à travers leurs parents, un OA ou des contacts dans leur pays, à suffisamment de renseignements sur leurs origines pour avoir déjà fait des retrouvailles. Ces renseignements leur ont permis de savoir qui chercher et à quel endroit. Ils ont eu sur place de l’aide formelle ou informelle pour se repérer et leur éviter d’être victimes de fausses reconnaissances. Parfois, la simple ressemblance physique leur a suffit à se faire reconnaître. Ce phénomène impossible à quantifier est de mieux en mieux connu et documenté (Kim, 2000; Prébin, 2006; Ouellette, 2008; Ouellette et Saint-Pierre, 2008; Yngvesson, 2009, par exemple). Il entraînerait rarement le désir de reprendre l’ancienne identité civile (nom, citoyenneté) ou de prendre ses distances d’avec la famille adoptive. Par contre, il participe souvent à une redéfinition ou un élargissement des liens de parenté et de citoyenneté que l’adopté se reconnaît. Les frontières de sa parentèle bougent alors pour inclure quelques membres de sa parenté biologique, sans nécessairement qu’ils soient perçus comme des liens forts ou contactés régulièrement. L’exclusivité de la parenté adoptive est ainsi remise en question, sur le plan pratique. Lorsque les contacts dans le pays d’origine se poursuivent ou s’intensifient, un sentiment d’appartenance citoyenne se développe aussi à travers des expériences de travail ou des engagements affectifs ou sociaux. Pauline, par exemple, a vécu plus d’un an dans son pays d’origine, y a rencontré des membres de sa famille qu’elle revoit de loin en loin et, surtout, y a rencontré son mari et père de son enfant, qui vivent maintenant avec elle au Canada. À travers eux, elle a le sentiment d’assumer une dette généalogique : « Mon mari est de ce pays [...] ça redonne justement à ma mère ce qu’elle n’a pas pu me donner, j’ai réussi à le trouver quand même, puis je suis contente que son petit-fils va parler espagnol. » Cette dette généalogique existe aussi du côté de sa famille adoptive : « Du fait d’avoir un enfant, je réalise que je suis Québécoise [...] j’ai été élevée par une Québécoise et ça ressort maintenant plus. Je réalise que c’est moi qui va lui donner son côté québécois» Le fait que son prénom d’origine ait été à peine francisé par ses parents lui permet d’exprimer en peu de mots le dépassement du clivage identitaire qui l’a longtemps perturbée : « Paulina fait partie de Pauline, puis Pauline fait partie de Paulina.».

La majorité des adoptés ne font pas de retrouvailles. Plusieurs savent néanmoins qui étaient leurs parents d’origine et se disent qu’ils pourraient peut-être les retrouver. Ils ont par exemple leur certificat de naissance initial avec leur nom d’origine, le nom de leur mère biologique, les noms de leurs grands-parents, des informations sur des frères et soeurs biologiques, etc. Le fait que les documents d’avant et d’après leur adoption tiennent deux discours distincts les concernant crée chez eux un sentiment d’étrangeté, ce que Julie adoptée en Amérique latine illustre en disant : « J’ai un certificat avec mon nom de naissance. J’en ai un autre avec mon nom d’ici. C’est comme si je n’avais pas été adoptée! ». En fait, c’est le certificat ou le jugement d’adoption à l’étranger qui ferait le pont entre ces deux identités, mais plusieurs adoptés disent ne l’avoir jamais vu. De façon générale, il semble appartenir aux parents adoptifs. Des jeunes qui en ont demandé une copie à leurs parents en vue de l’entretien, sachant qu’ils seraient interrogés sur leurs papiers d’adoption, se sont montrés hésitants à affirmer qu’il s’agissait bien du jugement d’adoption, comme si leur interlocutrice était mieux placée qu’eux pour le dire.

Ce sont habituellement leurs parents qui conservent en lieu sûr les documents concernant leur passé et leur adoption, souvent dans un coffret à la banque. Les jeunes ne demandent pas d’en avoir eux-mêmes la garde. À moins d’avoir voulu faire des retrouvailles ou d’en avoir eu besoin pour régler une formalité administrative, ils n’y voient pas une avenue privilégiée pour se réapproprier l’histoire de leur adoption. Pour certains, ils ont même un caractère froid, vide ou encore frauduleux et leur inspirent des sentiments négatifs (méfiance, indifférence, colère, etc.). Les papiers légaux témoignent parfois de procédures approximatives. Selon l’année de l’adoption, il se peut qu’il n’y ait pas eu de reconnaissance du jugement d’adoption au Québec, que l’intermédiaire privé ne soit identifié dans aucun document ou que l’enfant ait été proposé directement aux adoptants pendant leur séjour dans le pays d’origine. La photo jointe à la proposition ne ressemble pas toujours à l’enfant qui a été adopté ou sa date de naissance ou son nom peuvent avoir changé. Les dossiers très lacunaires ou contradictoires demandent à être complétés par les explications des parents adoptifs. Or, ces derniers se montrent souvent réticents, oublieux ou portés à banaliser ce que leur enfant perçoit comme une énigme à résoudre ou un mensonge à dénoncer. Certains ont méticuleusement conservé les objets et les documents susceptibles d’être signifiants pour leur enfant, y compris des vêtements de bébé et des photos de la mère biologique; d’autres n’ont pas pris soin de le faire ou ont volontairement détruits certaines pièces du dossier.

Pour les adoptés de parents inconnus, selon les documents délivrés par leur pays d’origine, l’adoption a été créatrice d’une identité et d’une appartenance familiale dont ils étaient privés. Leur acte de naissance initial mentionne une date et un lieu de naissance approximatifs et uniquement le nom qui leur a été attribué par les autorités ou par l’orphelinat. Ce nom initial a une fonction purement « classificatoire » (Dufour, 2005), à la différence d’un nom transmis par filiation et d’un prénom choisi par les parents eux-mêmes, qui auraient alors valeur d’inscription dans la parenté. Les adoptés ne lui accordent habituellement pas de valeur particulière, à moins d’avoir été adoptés tardivement. Prenons l’exemple de Déborah, née en Chine et adoptée à neuf ou douze mois environ. Elle a été trouvée sur la rue par des policiers. Les documents officiels délivrés par le gouvernement chinois ne tiennent pas pour elle un discours qui soit signifiant et crédible : « ...c’est l’État qui m’a nommée. Ils ne peuvent pas avoir un bébé sans le nommer, ce qui fait qu’ils sont obligés de le nommer n’importe comment. ». Elle aurait aimé avoir copie d’un document officiel traduit en français dans lequel serait cité le rapport des policiers, par exemple : « Aujourd’hui, nous avons trouvé un bébé... », et qui préciserait que ces derniers n’ont pu recueillir aucun renseignement. Autrement, dit-elle, « tu peux t’imaginer n’importe quoi et c’est plus compliqué que si eux-mêmes écrivaient qu’ils ne savent rien. ». Elle ne se sent aucunement liée à la Chine : « Plus tard, je veux voyager, mais je vais y aller en dernier, dernier. Si je faisais le tour du monde, ce serait à la fin. […] Ça ne m’intéresse pas. » Néanmoins, même en l’absence de référents familiaux connus, elle se reconnaît une famille d’origine : «Quand, à l’école, on faisait notre arbre généalogique, [...] je faisais ma vraie famille, mais je me demandais pareil pour ma vraie, vraie famille, c’est quoi leur histoire [...] Leurs métiers? Ils sont morts de quoi? Je vais mourir de quoi? ». La thématique de l’hérédité surgit ici comme un colmatage de la brèche identitaire qu’ouvre l’effacement des circonstances de la naissance.

Pour Élise, son acte de naissance haïtien a presque valeur d’insulte, vu que le nom de sa mère d’origine semble bien y avoir été sciemment omise (la date et l’heure exactes de sa naissance à l’hôpital sont pourtant connues). Il lui attribue juste un prénom, Mirlande, qui apparaît aussi sur son acte de naissance québécois, sans qu’elle y attache d’importance : « Peut-être si je savais que j’ai des parents qui m’ont appelée de ce nom... Mais ça ne m’intéresse pas que ce soit l’avocat ou la soeur de l’avocat ou je ne sais qui qui me l’ait donné. Je ne sais pas d’où il sort ce nom-là. ». Élise connaît d’autres jeunes Québécois qui ont été adoptés par l’intermédiaire du même avocat et elle est convaincue que ce dernier s’est livré à du trafic d’enfants et a produit de faux certificats de naissance : « Moi, je trouve cela scandaleux. Présentement, un enfant ne pourrait pas sortir d’un pays avec des papiers comme ça. Ça ne passe pas. ». Entre l’omission frauduleuse et l’absence involontaire de renseignements sur les parents d’origine, la marge est mince. Des pratiques illicites en matière d’adoption internationale perdurent encore aujourd’hui (pour de bonnes[43] ou de mauvaises raisons) et laissent souvent planer le doute par rapport à la véracité des informations disponibles. Or, à ce doute quant à la légalité et la légitimité de leur adoption, s’ajoute pour les adoptés le doute que soulève parfois au Québec leur statut civil et leur citoyenneté parce qu’ils sont « de couleur » et nés à l’étranger. Plusieurs se sont vus demander, à un moment ou à un autre, de prouver leur adoption ou leur citoyenneté auprès d’un établissement d’enseignement supérieur (cégep ou université), sous peine de retard d’inscription ou de facturation de la scolarité aux tarifs des étudiants étrangers[44]. Ils ont parfois des difficultés à obtenir un passeport, par exemple parce que les mentions portées à leur acte de naissance, à leur jugement d’adoption du Québec et à leur fiche d’installation à titre de résident permanent ne concordent pas (erreurs de transcription et de traduction, modifications qui ne sont pas justifiées par une attestation officielle...). En voyage, ils subissent plus de vérifications aux douanes que les autres membres de leur famille. Plusieurs disent avoir en permanence leur carte de citoyenneté canadienne sur eux. Quand ils la perdent, ils dépendent de leurs parents pour rassembler leurs documents originaux d’immigration afin d’en obtenir une nouvelle.

Les papiers d’identité assignent impérativement une place à chacun, et peuvent l’y enfermer (Dardy, 2004). Or, la place assignée à un adopté international peut facilement lui paraître subjectivement inadéquate à rendre compte de sa réalité. D’autant plus, quand ses papiers officiels reflètent combien les États eux-mêmes n’arrivent pas toujours à produire un discours cohérent sur les identités qu’ils entendent contrôler (Das et Poole, 2004). Prenons-en pour exemple, le cas de Julie, jeune adoptée latino-américaine. Ayant découvert que son numéro d’identification personnelle dans son pays d’origine était toujours actif, malgré son adoption, elle a demandé et obtenu son certificat de naissance original. Par la suite, sur la base de ce certificat, elle a pu obtenir un passeport de son pays d’origine à son nom d’origine. Son passeport canadien lui assigne pourtant une toute autre identité. Qui dit vrai, qui dit faux? Le passeport canadien, fait à partir d’un certificat de naissance « fictif » rédigé après l’adoption, est-il un document plus « vrai » que l’autre? L’usage du passeport de son pays d’origine lui ferait perdre, dans ce pays, la protection offerte par sa citoyenneté canadienne, puisqu’il ne permet pas le cumul des citoyennetés. S’il acceptait la double citoyenneté, comme le Canada, Julie pourrait sans doute utiliser les deux passeports, mais elle se présenterait alors sous deux identités différentes.

Dans le cas de Julie, l’obtention du passeport ne visait pas le rétablissement de sa citoyenneté. Il s’agissait plutôt d’une appropriation significative de « l’objet-passeport » faisant écho à son histoire personnelle. L’anecdote permet toutefois de prendre la mesure de ce à quoi les adoptés doivent se confronter pour s’orienter en regard de leur parcours identitaire. Pour Julie, avoir entre les mains ses deux passeports, comme si elle était toujours citoyenne de son pays d’origine, permettait de dépasser la contrainte imposée par les papiers qui l’identifient en gommant ses origines et dont elle soupçonne qu’ils ont fait l’objet d’altérations douteuses (concernant sa date de naissance, notamment). En usant des failles du système pour obtenir des documents certifiant ce qui a été officiellement nié, elle rétablissait symboliquement la continuité de son identité. D’autres jeunes rencontrés nous ont dit avoir eu recours à des stratégies différentes, mais allant dans la même direction. Le tatouage en est une. Par exemple, se faire tatouer le nom de sa mère d’origine sur un bras. Ou, plus éloquent encore, se faire tatouer dans le dos le drapeau de son pays d’origine : porter sur soi une marque indélébile de sa première appartenance, mais en la mettant derrière soi.

En jouant de ces marques identitaires, les jeunes adoptés signifient le paradoxe de leur identité prise dans un constant décalage entre auto-identification et identification par autrui (Brubaker, 2003). Dans le flot continu des interactions sociales, ces deux types d’identification entrent en rapport dialectique et produisent inévitablement un certain malaise. Si tous nous ressentons ce décalage perpétuel, il est pour les adoptés plus accentué. Pour l’illustrer, ils utilisent des métaphores devenues classiques pour décrire leur sentiment intime d’être autres que ce qu’ils donnent à voir : les Asiatiques se comparent à une banane (Blanc dedans, Jaune dehors) et les Noirs à un biscuit de marque Oréo (Blanc au centre, Noir à l’extérieur). C’est que leur identification à travers les catégories construites par les institutions étatiques ne trouve pas sa contrepartie dans leur propre sentiment d’identité. Leur histoire d’adoption n’a pas de place pour émerger. Il faudrait prendre en compte l’ensemble des papiers (acte de naissance d’origine, jugement d’adoption, passeport d’origine, acte de naissance du Québec, etc.) qui ont jalonné le processus de leur adoption pour qu’il soit possible d’en dégager la trame. Qu’ils soient perçus comme une « paperasserie » encombrante ou comme des objets symboliques précieux, ils constituent la trace matérielle d’une situation identitaire nécessairement clivée puisqu’en leur assignant une nouvelle « place » exclusive dans la société d’accueil, l’adoption plénière est venue leur en révoquer une autre.

5. Conclusion

L’analyse des procédés juridico-administratifs qui redéfinissent l’identité des adoptés nous a permis de mettre ici en lumière les rapports d’interdépendance entre la filiation, la citoyenneté et l’état civil. Considérée dans cette perspective, le problème sociopolitique aujourd’hui posé par l’adoption n’est plus tant de mettre en cause la norme familiale dominante (dont l’hégémonie est très affaiblie), que celui de tenir compte des incidences du droit sur le sentiment d’identité des adoptés. Cela ne saurait se faire sans accepter de reconnaître que l’adoption s’inscrit dans la continuité d’une existence. Or, la légitimation de l’adoption plénière par la production d’un nouvel acte de naissance travaille en sens inverse : elle opère une stricte fermeture sur la seule parenté adoptive. On a vu que ce procédé rencontre sa limite en adoption internationale, puisque le transfert international de l’enfant ne se fait pas selon une logique de substitution et impose d’accueillir d’abord l’enfant sous son nom d’origine. Néanmoins, la force de notre modèle de filiation exclusive est si grande que cette discordance pourtant bien explicite n’est presque jamais commentée, comme s’il s’agissait d’un simple irritant bureaucratique.

L’enjeu identitaire est aujourd’hui central dans nos vies : « Dans le mode de vie moderne, les identités sont sans doute l’incarnation la plus commune, la plus précise, la plus sensible et la plus inquiétante de l’ambivalence. C’est pour cela qu’elles s’inscrivent au coeur des préoccupations des individus. » (Bauman, 2010 : 47-48). On ne saurait donc s’étonner de voir grandir le souci chez plusieurs adoptés adultes de « trouver leur place » ou de « choisir leur camp », comme certains l’ont dit en entrevue, ou au contraire de revendiquer une identité hybride ou multiple, culturellement valorisée comme synonyme d’une richesse inestimable. Dans les deux cas, il s’agit de faire valoir le choix de ses appartenances, plutôt que la soumission à une appartenance par assignation. En ce sens, la quête des origines des adoptés n’exprime pas tant la volonté de réintégrer une famille imaginée dont ils ont été exclus que celle d’une réappropriation de soi comme sujet capable de faire des choix et, surtout, doté d’une relative autonomie par rapport à ceux auxquels il est affilié.

Cet enjeu identitaire invite aujourd’hui à repenser l’encadrement légal de l’adoption, mais aussi des nouvelles formes de parenté (procréations médicalement assistées, recompositions familiales, homoparentalités, etc.) de manière à autoriser l’accès des enfants concernés à la connaissance de leur propre histoire : « Qu’elle ne soit pas effacée. Que des secrets sur leur naissance ne soient pas fabriqués par le droit et l’administration et que des informations sur leurs géniteurs cessent d’être détenues dans des dossiers qu’on leur interdit de consulter. » (Théry, 2010 : 231) Il peut sembler que le droit évolue ainsi vers un dédoublement de la notion de filiation, entre la filiation civile créatrice de droits et d’obligations, et une « filiation de naissance (...)  sans effet civil, à usage d’une construction identitaire purement individuelle, et qui en tant que tel produit des règles qui concernent surtout la révélation d’un fait et qui marquent l’existence d’un véritable droit subjectif. » (Murat, 2005 : 75) À l’encontre d’une telle perspective de dédoublement de la notion de filiation, notre examen du travail institutionnel d’effacement des origines par l’acte de naissance indique plutôt une voie d’unification qui se fonderait sur l’abandon pur et simple de cet effacement. Il peut ainsi éclairer les réflexions sur un avant-projet de loi intitulé Loi modifiant le Code civil et d’autres dispositions législatives en matière d’adoption et d’autorité parentale déposé par la ministre de la Justice du Québec en 2009.

Ce projet de réforme du régime québécois d’adoption est encore à l’étude. Il propose d’autoriser l’établissement d’ententes de communication entre parents d’origine et d’adoption et de lever la confidentialité des adoptions postérieures à cette éventuelle réforme. Il propose également d’introduire en droit québécois une adoption sans rupture des liens antérieurs inspirée du modèle de l’adoption simple française, mais qui n’en n’aurait pas tous les effets et serait réservée à l’adoption d’un enfant apparenté ou à celle de l’enfant du conjoint ou de l’ex-conjoint[45] ou d’un enfant déjà grand. Les adoptions internationales demeureraient plénières, compte tenu des règles fédérales qui soumettent l’obtention de la résidence permanente ou de la citoyenneté canadienne à la rupture de tous les liens de droit entre l’enfant et ses parents d’origine. Dans leur analyse critique de cet avant-projet de loi, Ouellette et Roy (2010) appuient l’introduction d’une adoption sans rupture des liens antérieurs (même en adoption internationale), qui ne serait pas assortie d’une obligation alimentaire, mais qui maintiendrait des droits successoraux entre l’adopté et sa famille d’origine[46]. Par ailleurs, ils proposent que l’acte de naissance des personnes qui seront dorénavant adoptées sous la forme plénière soit simplement modifié pour inscrire les noms des parents adoptifs, mais sans effacer les noms des parents d’origine. Ils proposent aussi que les personnes déjà adoptés puissent avoir accès à leur acte de naissance primitif. Ces propositions ouvrent une réflexion de fond sur l’adoption, qui rejoint le propos du présent article et l’enjeu de reconnaissance des liens d’origine.

L’idée d’un acte de naissance portant mention de l’adoption déconstruit la catégorisation actuelle qui oppose l’adoption plénière ou exclusive (substitutive) à l’adoption simple ou inclusive (additive). Elle déconstruit aussi la notion précédemment mentionnée (Murat, 2005) d’une filiation à portée purement identitaire qui dépendrait d’une révélation postérieure à l’établissement de la filiation civile (adoptive). En effet, dans l’hypothèse où l’adoption sans rupture de liens assortie de droits successoraux serait possible, et où l’adoption plénière n’instituerait plus l’effacement de la filiation préexistante et la mise sous scellé de l’acte de naissance primitif, le seul critère de distinction entre différentes formes d’adoption serait la part des liens de droit qui subsisteraient entre l’enfant et ses parents d’origine. L’idée d’une transformation essentielle de l’enfant adopté perdrait son ancrage institutionnel et matériel. Plutôt qu’un dédoublement entre filiation civile et « de naissance » s’ouvrirait une mise en continuum des effets juridiques de l’adoption qui ne rendrait jamais invisible l’adoption elle-même.

Une telle proposition touche à une zone particulièrement sensible de la question de l’adoption. De tous ses effets juridiques, la production d’un acte de naissance qui vient l’occulter est celui qui concrétise le mieux la constitution d’un espace de parenté et d’identité exclusif. Remettre en question cette occultation ne revient pas seulement à reconnaître le droit des adoptés à la connaissance de leurs origines. Elle implique aussi de reconnaître une place pour les parents d’origine. Or, surtout en adoption internationale, étant donné les enjeux liés à la citoyenneté et à l’immigration, les institutions étatiques résistent à le faire. Après la prise en compte de l’enfant et de ses droits, une prochaine étape de réflexion sur l’adoption et son encadrement juridique devra vraisemblablement consister à réintroduire ses parents d’origine dans le champ des préoccupations.