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Introduction

Les mouvements migratoires contemporains concernent non seulement des hommes et femmes adultes, mais également des jeunes, y compris des enfants. Le nombre de migrants âgés de moins de 20 ans est proche de 33 millions, ce qui représente à peu près 15 % de la population totale des migrants dans le monde (United Nations Children's Fund, 2010). Il n’est donc pas surprenant que les jeunes migrants aient fait l’objet d’un intérêt scientifique grandissant au cours des deux dernières décennies. La littérature sur ce groupe montre la diversité de leurs parcours biographiques et de leurs expériences migratoires, comme l’illustrent les cas des étudiants migrants (Prébin, 2011; Waters, 2003) et des « mineurs étrangers non accompagnés » (Kanics et al., 2010). Dans le contexte du regroupement familial, la situation de la génération 1,5 (Rumbaut et Ima, 1988), également désignée par le terme « enfants regroupés » (Attias-Donfut et Wolff, 2009) ou « déplacés » (Ageneau-Duniau, 2000) et comprenant les jeunes âgés de moins de dix-huit ans qui rejoignent leurs parents migrants dans leurs pays d’accueil, demeure pourtant sous-explorée[1].

Les travaux actuels (majoritairement anglophones) sur ce groupe mettent l’accent sur son « intermédiarité », notamment entre l’enfance et l’âge adulte (Bartley et Spoonley, 2008), et sur sa « partialité[2] » démographique, linguistique et scolaire (Benesch, 2008). Cette « marginalité » supposée place la génération 1,5 dans une position sociale différente par rapport aux jeunes qui sont nés et ont grandi dans le pays d’immigration de leurs parents[3]. Au sein de la génération 1,5 émerge un groupe particulier de jeunes dont le parcours biographique se distingue par leur expérience d’une séparation familiale de plus ou moins grande durée, suivie d’une réunification avec leurs parents. Avant de devenir migrants eux-mêmes comme leurs parents, ces jeunes faisaient partie du groupe désigné dans la littérature sur les migrations parentales comme des « enfants laissés en arrière » (left-behind children). Comment ces individus au parcours complexe décrivent-ils leurs relations avec leurs parents migrants avant et après la réunification familiale? Quel rôle leur famille, et notamment leurs parents, jouent-ils dans leur insertion dans leur société d’accueil?

Cet article tente de répondre à ces questions en se penchant sur le cas de la génération 1,5 des immigrés philippins en France. Pour la présente étude, ce groupe est défini comme l’ensemble des migrants philippins qui sont arrivés sur le territoire français au cours des dix-huit premières années de leur vie pour y rejoindre leurs parents migrants et qui ont fait l’expérience du milieu scolaire aux Philippines et en France. L’arrivée de ces jeunes a commencé dans les années quatre-vingt grâce à la politique de regroupement familial. Aujourd’hui, le moyen le plus fréquent par lequel ces enfants de migrants parviennent à venir en France semble être un visa touristique, obtenu généralement par l’intermédiaire d’une des nombreuses « agences de voyages » philippines qui proposent ce service pour un tarif élevé (environ dix mille euros). Il faut distinguer cette immigration vers la France de celle des étudiants philippins (boursiers ou non), dont le nombre est passé de 59 en 2006 à 96 en 2009 (CampusFrance, 2011). L’ambassade des Philippines en France ne dispose d’aucune statistique sur le nombre des jeunes immigrés venus rejoindre leurs parents en France[4]. De même, leur situation sociale et leurs trajectoires migratoires n’ont pas encore été étudiées dans ce pays où l’attention portée aux migrants philippins s’est surtout penchée sur les travailleuses domestiques (Mozère, 2004, 2005a) et sur les mères de famille (Fresnoza-Flot, 2009b, 2013b).

Cet article analyse la situation de la génération 1,5 des migrants philippins en se penchant notamment sur la question de leur « ancrage » (Leclerc-Olive, 2002; Venier, 2009; Vignal, 2005), défini ici comme l’enracinement dans un lieu, un individu ou un groupe de personnes. Cette approche apparaît heuristique pour mieux comprendre les expériences migratoires et familiales de ces personnes ainsi que leur jeunesse qui s’est déroulée dans deux pays différents (la France et les Philippines). Comme le soulignent Gauthier et Laflamme (2009 : 2) : « l’expérience vécue accrochée à certains territoires […] pourra marquer la jeunesse par ses effets tant positifs que négatifs, ce qui contribue à attirer l’attention sur l’importance des lieux où “se passe la jeunesse” ».

Avant de décortiquer leurs parcours, l’article examine d’abord les travaux connexes sur les migrations des jeunes en général et des jeunes Philippins en particulier. Il décrit ensuite la méthodologie de l’étude, son terrain et le groupe interrogé. Dans le coeur de l’article, le rôle de la famille dans la mobilité géographique et l’insertion sociale[5] des personnes interviewées est examiné en analysant la reconstruction de leurs ancrages au cours du processus migratoire. Les effets de la migration en termes d’ancrage et de projets d’avenir sont également expliqués dans cette partie, avant de conclure sur l’avenir probable des ancrages des enfants des immigrés philippins.

1. La famille et les jeunes dans le contexte migratoire

La famille tient une place importante dans les recherches sur le phénomène de la migration des jeunes, car cette unité sociale joue un rôle clé dans leur processus migratoire, depuis la prise de décision jusqu’à l’installation des jeunes migrants dans leur pays d’accueil. La famille apparaît le plus souvent comme « une source nécessaire de support matériel et de soutien affectif propres à faciliter le passage des transitions qui mènent à la pleine autonomie » (Bernier, 1990 : 438).

Ceci peut être facilement observé dans le cas des migrations étudiantes. Ainsi, le départ des « enfants parachutes » – enfants issus des classes privilégiées qui partent étudier à l’étranger loin de leurs parents (Bourgouin, 2011; Prébin, 2011; Zhou, 1998) – ne pourrait se concrétiser sans le soutien financier effectif de leur famille. Plusieurs sortes d’arrangements de soins autour de ces enfants sont ainsi observées : soit la mère migre avec eux (cas fréquent), soit les parents leur rendent visite dans leur pays d’immigration, voire embauchent quelqu’un (par exemple une femme de ménage) pour s’occuper d’eux (Orellana et al., 2001). De même, les « enfants satellites » de « familles astronautes », qui restent à l’étranger après le retour de leurs parents migrants dans leur pays d’origine, reçoivent un soutien financier régulier de la part de ces derniers afin de poursuivre leurs études (Pe-Pua et al., 1996; Waters, 2003). Dans certains cas, la famille entière émigre pour offrir une bonne éducation universitaire à leurs enfants, comme certaines familles chinoises de classe moyenne de Hong Kong parties s’installer au Canada (Waters, 2006).

La famille joue également un rôle dans les migrations de travail des jeunes vers les grandes villes ou vers les pays développés. Dans les migrations internes, ce sont le plus souvent les parents qui décident de la migration d’un de leurs enfants, notamment des filles qui sont considérées comme plus dociles que les fils, et donc plus susceptibles d’envoyer régulièrement de l’argent à la famille (Lauby et Stark, 1988). Cette stratégie permet la survie économique de la famille, car les envois de fonds des jeunes migrants représentent souvent la source de revenus principale de leur famille (Rivet, 2008). Même les jeunes qui émigrent pour s’insérer sur le marché du travail le font dans une certaine mesure à l’inspiration de leur famille : ainsi, les jeunes Sahéliens partent vers le nord, « mais ils ne rompent pas avec la famille ou rarement. Le projet n’est pas de couper tous les liens avec le village et les leurs, il est de partir pour essayer de “faire fortune” et seul l’attachement à la famille et au village peut donner sens à la réussite » (Timera, 2001 : 44).

En outre, la famille apparaît centrale dans la circulation des jeunes (y compris des enfants) au sein des groupes de parenté, une pratique répandue chez les migrants africains en Europe (Mazzocchetti, 2011; Razy, 2006). Cette migration contribue au « modelage identitaire » des jeunes et au renforcement des liens au sein de la famille étendue (Razy, 2007). Ces liens sont aussi importants pour assurer le bien-être des enfants dont un ou deux parents travaillent à l’étranger (Ambrosini, 2008) et qui se trouvent confiés aux soins d’une femme de leur famille étendue (Schmalzbauer, 2004). Après une certaine période de séparation, ces jeunes restés au pays partent retrouver leurs parents dans leurs pays d’accueil, et rejoignent alors les rangs de la génération 1,5. Comme le montrent les rares études existantes sur ce groupe, la réunion familiale produit souvent des tensions entre les jeunes et leurs parents (Hernandez-Albujar, 2004; Rousseau et al., 2004) et d’autres difficultés d’ordres émotionnels et scolaires (Suárez-Orozco et Suárez-Orozco, 2001). Dans la migration africaine en France, par exemple, l’arrivée des enfants de travailleurs migrants dans les années quatre-vingt a suscité des incompréhensions entre parents et enfants qui se connaissaient peu (Ageneau-Duniau, 2000).

Par ailleurs, la famille exerce une grande influence sur le processus d’insertion sociale des enfants d’immigrés dans leur société d’accueil. En France, il existe un volumineux corpus de travaux sur le devenir des enfants d'immigrés et sur leur insertion sociale. Des catégories variées pour les désigner ont émergé au sein de cette littérature : « jeunes issus de l'immigration », « seconde génération », « enfants d’immigrés », « descendants d’immigrés » (voir Lefèvre et Filhon, 2005; Lorreyte, 1993; Simon, 2000). Un nombre important d'études qui se sont penchées sur les performances scolaires de ces jeunes et sur leur incorporation sur le marché du travail démontrent les difficultés rencontrées par certains d’entre eux en raison de discriminations liées à leur origine ethnique et sociale (Brinbaum et Kieffer, 2009; Meurs et al., 2006; Silberman et Fournier-Méarelli, 2006). Cependant, certains réussissent leurs parcours scolaires et professionnels : c’est notamment le cas d’enfants d’immigrés asiatiques (Équipe TeO, 2010; Gabizon, 2010) et maghrébins (Avenel, 2006; Santelli, 2001). L’aspiration parentale en matière d’éducation et la mobilisation familiale autour de ces jeunes constituent des facteurs déterminants de cette réussite. Comme le constate Vallet en France, « les familles immigrées perçoivent le système éducatif comme une voie importante de mobilité sociale » (1996 : 25). L'incorporation des enfants d'immigrés dans la société française peut également être mesurée au travers de leur engagement politique, par exemple leur participation aux élections et leur activisme (Muxel, 1988; Richard, 1998). En raison de la discrimination continue sur le marché du travail à l'égard des immigrés et de leurs descendants, certains jeunes revigorent leurs liens avec le pays d’origine de leurs parents pour trouver des possibilités économiques et professionnelles : par exemple les enfants d’immigrés algériens entretiennent des activités commerciales avec l’Algérie qui ne requièrent pas pour eux de vivre là-bas (Santelli, 1999), alors que les enfants d’immigrés portugais poursuivent leur projet professionnel en France en conservant leur héritage culturel au travers de la maîtrise de la langue portugaise (Hily et Oriol, 1993). Ainsi, il existe en France des modes variés d’insertion sociale des enfants d’immigrés, une « assimilation segmentée », selon les termes employés par Portes et Zhou (1993) dans le contexte états-unien. Du point de vue générationnel, Attias-Donfut et Wollf (2009) ont montré dans leur étude portant sur 200 immigrés et leurs enfants en France l’existence d’une relation familiale à la fois distante et conflictuelle. Cependant, ces auteurs soulignent l’importance de la solidarité familiale dans la réussite professionnelle des enfants d’immigrés. Ils démontrent également comment l’attitude des parents envers leur société d’accueil influence les comportements et perspectives de leurs enfants en ce qui concerne l’assimilation dans la société française.

En somme, les travaux sur les migrations de mineurs et sur l’insertion sociale des enfants de migrants soulignent à quel point la famille agit en activant la mobilité géographique des jeunes, en modifiant leur univers émotionnel et en facilitant leur incorporation dans la société où ils vivent. La famille joue-t-elle un rôle similaire dans le cas des jeunes Philippins de la génération 1,5 en France? En nous basant sur les études existantes concernant les enfants des migrants, il semble probable que la migration, l’insertion sociale et la construction d’ancrage(s) de cette génération particulière d’immigrés philippins en France se déroulent avec le soutien primordial de la famille, notamment des parents migrants.

2. La mobilité spatiale des jeunes Philippins

Les Philippines se placent au onzième rang parmi les pays du monde pour le pourcentage de jeunes dans la population : 30,4 % de sa population totale de plus de 92 millions d’habitants sont âgés de 10 à 24 ans (Population Reference Bureau, 2013). La migration de ces jeunes est à la fois interne et externe, un phénomène beaucoup moins exploré que la migration des adultes du point de vue empirique et théorique. Les rares études qui se sont penchées sur ce thème ont montré les ressorts de la mobilité spatiale des jeunes Philippins ainsi que l’influence cruciale de la famille sur cette mobilité.

La migration interne des jeunes Philippins se caractérise depuis la seconde moitié du 20e siècle par la dominance des jeunes filles âgées de 15 à 29 ans (Gultiano et Xenos, 2006). Dans les grandes métropoles telles que Manille, de nombreuses jeunes filles travaillent comme domestiques, une stratégie de survie courante pour leurs familles (Zenaida, 1999). Les jeunes garçons migrent également vers les grandes villes comme Manille pour y chercher un emploi. Le plus souvent issus de familles nombreuses et pauvres, ces migrants prennent la décision de travailler avec l’accord de leurs parents et partent vers des endroits où se trouvent déjà des membres de leur famille étendue qui leur offrent de l’aide, voire du travail. Étudier est une autre raison qui pousse les jeunes Philippins à partir vers les milieux urbains où se situent la plupart des écoles et des universités socialement réputées. C’est le cas des jeunes ayant des ressources économiques stables, notamment ceux dont les parents travaillent à l’étranger. En effet, la migration parentale philippine vers les pays étrangers est plus souvent liée au désir des parents de pourvoir à la scolarisation de leurs enfants dans des institutions privées[6] réputées pour la qualité de leurs équipements pédagogiques et où l’enseignement se déroule pour la plupart de temps en anglais (Fresnoza-Flot, 2013a). Ces institutions sont majoritairement concentrées dans les milieux urbains. En 2000, qu’ils s’y soient rendus pour travailler ou pour étudier, les migrants internes âgés de 15 à 29 ans constituaient 19 % des jeunes habitant la métropole de Manille.

Par ailleurs, les Philippines sont également un pays de jeunes qui « aspire[nt] à travailler, étudier et, dans certains cas, s’installer dans des nations étrangères » (Hugo, 2005 : 73). Selon la Commission on Filipinos Overseas (2012), 31 % des émigrés philippins en 2011 étaient des jeunes âgés de moins de 19 ans. Si on inclut les jeunes âgés de 20 à 29 ans, ce chiffre atteint près de 54 %. La participation active des jeunes dans la migration internationale philippine apparaît stable ces dernières décennies (55 % du nombre total des émigrés en 1990, 52 % en 2000). Ces jeunes jouent donc un rôle très important dans la dynamique du mouvement migratoire philippin. Les études existantes sur cette migration externe ont montré sa logique économique dominante (voir Guevarra, 2010), mais si on considère le fait qu’environ 21 % des émigrés philippins sont des jeunes âgés de moins de 14 ans[7] il est probable qu’un pourcentage non négligeable de ces migrants sont partis poursuivre des études à l’étranger ou y rejoindre leur famille. Comme le montre le sondage Pinoy Youth Barometer Project mené en septembre 2012 par la Philippine Information Agency, beaucoup de jeunes Philippins qui souhaitent migrer à l’étranger à la fin de leurs études comptent des migrants dans leur propre parentèle (Dar et Tiongco, 2013). Ceci souligne l’influence des liens familiaux sur les perspectives d’avenir des jeunes gens. Ainsi, Hugo (2005 : 73) explique que « la prolifération des réseaux migratoires et l’industrie de la migration internationale en développement facilitent de plus en plus la migration internationale des jeunes[8] ».

En conclusion de cette partie, il apparaît que la migration interne permet aux jeunes Philippins de s’éloigner du foyer familial et de gagner en autonomie tout en remplissant leurs obligations économiques envers leur famille. Dans le cas de la migration externe, la famille exerce également une influence en permettant par ses ressources aux jeunes de s’affranchir des frontières nationales.

3. Méthodes, terrain et groupe étudié

Les données présentées dans cet article sont principalement tirées d’un travail de terrain mené au sein de la population immigrée philippine catholique et protestante d’Île-de-France, notamment parisienne, entre octobre 2009 et février 2013 dans le cadre d’une recherche comparative sur les enfants des migrants philippins dans sept pays dont la France[9]. Les méthodes adoptées pour recueillir les données incluent des entretiens semi-directifs, des observations et des discussions thématiques de groupe. Le terrain d’étude en France – la région Île-de-France – n’a pas été choisi par hasard, car c’est la région française où se trouve le plus grand nombre d’immigrés philippins. Majoritairement chrétiens, ces derniers se réunissent fréquemment dans une église catholique du seizième arrondissement et dans une église protestante du dix-huitième arrondissement. Comme l’a montré une précédente étude sur ces immigrés en France (Fresnoza-Flot, 2009c), l’Église, notamment catholique, joue un rôle structurant important au sein de cette population.

Lors du travail de terrain, 21 personnes de la génération 1,5 ont été interviewées en utilisant un guide d’entretien pour recueillir leurs récits de vie. La difficulté à localiser des individus ayant passé une partie de leur jeunesse et de leur scolarité aux Philippines a conduit à l’adoption d’une approche type « boule de neige ». En effet, faire immigrer leurs enfants demeure une pratique rare parmi des immigrés philippins en France qui veulent généralement éviter que leurs enfants suivent leurs pas dans la domesticité et qui souhaitent pour cette raison les voir trouver un emploi socialement valorisé, aux Philippines ou dans d’autres pays (voir Fresnoza-Flot, 2013b). Les entretiens, conduits dans un mélange de français, d’anglais et de filipino ont duré au maximum deux heures et ont été enregistrés avec la permission des interlocuteurs. Six thèmes ont été traités pendant ces entretiens : informations sociodémographiques, vie prémigratoire, contexte du départ, expérience d'installation en France, projets d'avenir et opinions personnelles, notamment sur la question de la construction identitaire. Quelques résultats des conversations informelles avant et après ces entretiens ont été notés dans un « carnet de bord ». Des entretiens supplémentaires (formels et informels) ont été également conduits avec 14 parents, 9 jeunes de la deuxième génération, 5 jeunes issus de mariages franco-philippins, 3 prêtres, et 2 leaders d’associations philippines. Par ailleurs, des observations ont été effectuées avant et après la messe du dimanche dans une église protestante fréquentée par des migrants philippins, pendant les réunions de fidèles de cette église et pendant les réunions d’une association des jeunes catholiques philippins. Enfin, deux discussions de groupe autour des thèmes de la migration philippine et de la jeunesse en France ont été conduites : l’une avec les membres d’une association des jeunes catholiques philippins, l’autre avec des jeunes actifs au sein d’une église protestante philippine et leur prêtre.

La plupart des enfants des migrants philippins interviewés étaient célibataires. Au moment de l’entretien, 16 étaient âgés de 15 à 25 ans et 5, de 26 à 36 ans; tous étaient arrivés en France à un âge compris de 5 à 18 ans. Seize étaient nés aux Philippines, alors que cinq étaient nés en France, mais avaient passé la première partie de leur enfance aux Philippines. Dix étaient de sexe masculin et les onze autres étaient des femmes. Dix-sept avaient la nationalité philippine (dont trois qui se trouvaient en situation irrégulière en France) et sept avaient la nationalité française (dont 3 porteurs d’une double nationalité franco-philippine). Concernant leur niveau d’éducation, 6 étaient titulaires d’un diplôme universitaire français, 12 étaient encore étudiants, 2 avaient arrêté leurs études après avoir terminé un cours de français (sans autre diplôme en poche que l’équivalent philippin du baccalauréat) et le dernier avait obtenu en France un diplôme d’éducation secondaire spécialisée en hôtellerie (brevet d’enseignement professionnel). Huit migrants interviewés travaillaient à temps plein et cinq à temps partiel, notamment dans le secteur de services à la personne (gardienne d’enfants, serveur, vendeur, hôtesse d’accueil…). La durée moyenne de leur séjour en France était de huit ans, c’est-à-dire qu’ils étaient arrivés pour la plupart au début des années 2000. Leurs parents travaillaient à Paris dans le secteur des services à la personne, c’est-à-dire par exemple comme aide ménagère ou comme gardienne d’enfant, de malade ou de personne âgée. Leur migration familiale s’était déroulée selon le scénario type suivant : dans un premier temps, la mère était partie vers la France, suivie de son mari (si leur couple était encore uni), puis dans un deuxième temps, de leurs enfants (après une séparation de durée variable en fonction du statut juridique des parents migrants et de leurs ressources sociales et économiques).

4. Aller rejoindre ses parents en France

La logique de l’émigration des parents philippins est souvent liée à leur désir de subvenir aux besoins fondamentaux de leurs enfants, en particulier leur scolarisation dans le pays d’origine (Jackson et al., 1999; Mckay, 2010). Quelles que soient les raisons de leur migration, ce départ entraîne une séparation familiale qui prend fin lorsque les parents rentrent définitivement au pays ou lorsqu’ils font venir leurs enfants dans leur pays d’accueil. Cette dernière situation a placé les jeunes migrants interviewés dans cette étude en face de nombreux défis émotionnels.

À ce période-là, je ne voulais pas vraiment [partir], parce que je me sentais déjà installée aux Philippines. J’avais déjà beaucoup de projets en tête. Je me disais qu’après mon lycée je partirais à Baguio [une ville du nord des Philippines], j’y étudierais le journalisme, et puis j’écrirais, je deviendrais riche.

Lorie[10], 19 ans

Au début de leur séparation avec leurs parents, tous les migrants interviewés auraient souhaité partir vivre avec eux, mais lorsque cette possibilité s’est finalement présentée, cinq d’entre eux, dont Lorie, ont longuement hésité à lever l’ancre. Ces personnes se sentaient profondément ancrées là où elles avaient passé leur enfance et y avaient déjà planifié leur avenir professionnel. Ce sentiment d’enracinement avait sans doute été favorisé par leur vie confortable aux Philippines où elles ne manquaient de rien (nourriture, vêtements, confort) grâce à l’argent envoyé régulièrement par leurs parents migrants depuis la France. Les jeunes interviewés étaient bien conscients de leur vie privilégiée et se sentaient à l’aise aux Philippines où ils étaient entourés d’amis et de membres de leur famille. C’est cette sensation de confort et de sécurité qui les maintenait dans leur pays.

C’est au mois de juillet 2006, à la fin de mes études élémentaires, que mes parents m’ont dit qu’ils allaient me faire venir [en France]. C’était ma mère et mon père qui ont pris la décision, puis ils ont informé mes grands-parents.

Mario, 16 ans

C’était ma mère qui a décidé […] un jour, elle a parlé à mon frère, à ma soeur et à moi pour nous dire qu’on allait partir à l’étranger. Puis, notre beau-père français nous a aidé de préparer nos papiers depuis la France.

Harold, 22 ans

Comme Mario et Harold, les autres migrants interviewés n’ont pas participé à la prise de décision concernant leur émigration vers la France, ce qui reflète le peu de pouvoir de décision des enfants au sein de la famille philippine. En effet, les enfants sont considérés dans la société philippine comme « sans conscience » (walang malay) et « sans connaissance » (walang alam) (Asis, 2006), et donc ont toujours besoin de la protection des adultes. Le cas des migrants interviewés dans cette étude apparaît similaire à celui des jeunes migrants africains en France : « leur avis est rarement sollicité, ou peu d'explications leur sont fournies », au contraire des adultes dont la migration est « considérée comme une démarche personnelle » (Ageneau-Duniau, 2000 : 154). La décision des migrants philippins de faire venir leurs enfants dans leur pays d’accueil n’est pas seulement prise dans le but d’être réunis avec eux. En effet, les récits des migrants interviewés dévoilent l’intention de leurs parents de leur offrir un « bon avenir » en France, c’est-à-dire des études universitaires qui leur offriront plus de chance de s’insérer sur le marché de travail. Cette aspiration éducative forte des parents migrants philippins peut être également observée parmi leurs homologues maghrébins en France qui ont « confiance dans l’utilité des diplômes du supérieur » et qui croient « dans le rôle de l’école et des diplômes dans la mobilité sociale » (Brinbaum et Kieffer, 2005 : 60).

Une autre raison susceptible de pousser les parents philippins à faire immigrer leurs enfants en France est d’ordre médical, comme dans le cas ci-dessous :

Mes parents voulaient sans doute être avec moi parce que j’avais un problème cardiaque […] j’étais sensé être opéré aux Philippines. Mes parents n’ont pas voulu, parce que j’aurais été plongé dans le coma pendant une semaine. Mon coeur a un trou, c’est congénital. Donc, mes parents m’ont dit : « Tu vas être soignée ici [en France], c’est mieux ici. » En plus, ils avaient une assurance.

Tina, 20 ans

Lors de leur trajet vers la France, la plupart des migrants interviewés n’ont pas voyagé seuls : six étaient accompagnés par leur mère, quatre par un ou plusieurs de leurs frères ou soeurs, deux par leur père, un par une tante, un par une amie de sa mère et un par un autre client de la même « agence de voyages » qui lui avait délivré son visa touristique. Seulement six sont venus seuls. L’itinéraire du voyage des migrants interviewés n’a pas toujours été simple, car trois d’entre eux se sont d’abord rendus dans un autre pays européen pour lequel ils avaient obtenu un visa touristique avant de finalement rejoindre la France : deux des migrants sont passés par l’Allemagne où résidaient leurs tantes, et un autre par la Suède où habitait une amie de sa mère migrante. Les réseaux sociaux et notamment familiaux des parents migrants semblent ainsi jouer un rôle important pour le succès de la migration des jeunes Philippins. Ceci confirme que les mouvements migratoires des jeunes se structurent généralement autour de réseaux familiaux, comme l’a montré le cas des mineurs roumains en France (Diminescu, 2004) ou des jeunes migrants dans certaines villes d’Afrique (Locoh, 1989).

La réunification familiale met à jour les conséquences émotionnelles de la séparation parent-enfant au moment où celle-ci prend fin. La grande majorité des migrants interviewés (19 sur 21) racontent avoir alors découvert qu’un fossé s’était creusé entre eux et leurs parents. Ce fossé apparaît lié à la durée de séparation familiale : plus la période écoulée depuis la migration des parents était longue, plus la blessure affective s’est avérée profonde. Ainsi, seuls les deux migrants interviewés qui avaient été séparés de leurs parents depuis moins d’un an ont confié que cette séparation n’avait pas vraiment affecté leur relation avec ces derniers. Par contre, les migrants interviewés séparés de leurs parents depuis une durée comprise entre quatre et douze ans en général ont ressenti très fortement ce fossé. Au début, ils ne comprenaient pas les actions et comportements de leurs parents, et discuter avec eux leur apparaissait le plus souvent impossible. De plus, ils devaient s’ajuster à leur nouvel environnement social, car la grande majorité d’eux venaient d’un milieu rural aux Philippines et se trouvaient brutalement transplantés après dans la grande métropole parisienne. Ils devaient également s’habituer à un nouveau mode de vie familiale : regarder la télévision française le soir ou se familiariser avec la nourriture de ce pays, notamment pour ceux dont la mère vivait maintenant en couple avec un français. Il leur a fallu attendre quelque temps pour accepter la superficialité de leur relation avec leurs parents et réviser à la baisse leurs attentes envers ceux-ci.

Ma relation avec ma mère a quand même fini par se développer, mais elle ne s’est pas approfondie. L’écart entre nous en ce moment correspond toujours à la distance créée par notre séparation passée. Cette distance n’a pas changé, c’est la même qu’avant.

Tito, 23 ans

Cette résignation va de pair avec une maîtrise accrue de la langue française et le développement de leur compétence interculturelle grâce à leur fréquentation du milieu scolaire de leur pays d’accueil. Mais à quel point leurs familles les ont-elles accompagnés dans leurs efforts pour s’incorporer dans la société française?

5. S’insérer dans la société française

Suite à leur arrivée en France, les migrants philippins interviewés se sont retrouvés confrontés au défi considérable de se créer un nouvel ancrage en s’insérant socialement : former un groupe d’amis, trouver un travail, légitimer leur séjour, apprendre la langue française et aller à l’école. À l’issue de cette période d’adaptation souvent difficile, ils sont parvenus à trouver leur place au sein de la société, notamment grâce à l’aide de leur famille.

Le fait que leurs parents habitaient déjà en France avant leur arrivée et y étaient déjà insérés socialement, c'est-à-dire y avaient un travail stable et se trouvaient en situation régulière d’un point de vue juridique, a semble-t-il facilité l’adaptation des migrants interviewés. Ainsi, c’est au sein des groupes fréquentés par leurs parents que la majorité de ces jeunes ont construit leur premier groupe d’amis, composé essentiellement d’autres enfants de migrants philippins.

Ma mère faisait partie d’une association. Elle y était très active et ses amis, les gens la respectaient. C’est pour ça, les gens, les Philippins, venaient chez nous. On était le centre de rassemblement quand il y avait des réunions. Quand ils discutaient pendant la réunion, mes frères et moi étions là avec eux.

Gino, 36 ans

Les réseaux de leurs parents migrants et la famille étendue s’avèrent également utiles aux jeunes qui cherchent du travail, notamment comme domestiques. En effet, les immigrés philippins en France travaillent majoritairement dans le secteur des services à la personne où ils occupent une sorte de « niche économique » (Mozère, 2005b). Une migrante interviewée a ainsi commencé à travailler à Paris tout en étudiant au lycée :

Mes cousins me donnent du travail à temps partiel. Je travaille le plus souvent comme garde d’enfant. Parfois, mes cousins me disent : « Il y a quelqu’un qui veut faire nettoyer son appartement, est-ce que tu veux le faire? Vas-y. »

Léa, 19 ans

La famille apporte aussi une aide précieuse lors du processus de régularisation. Quatorze de seize migrants interviewés qui sont venus avec un visa touristique se sont trouvés en situation irrégulière au début de leur séjour. Pendant cette période, leurs parents, qui pour la plupart s’étaient eux aussi trouvés en situation irrégulière à leur arrivée en France, se sont occupés des documents nécessaires pour constituer leur dossier de demande de carte de séjour. En attendant le résultat de la demande, les parents ont pu se baser sur leur propre expérience pour expliquer à leurs enfants comment ne pas attirer l’attention des policiers dans l’espace public afin de ne pas être renvoyés dans leur pays d’origine. La famille et la résidence familiale servent ainsi de protection et de lieu d’apprentissage pour les jeunes Philippins en situation irrégulière. Les jeunes migrants philippins n’ayant pas de famille en France n’ont pas cette chance : ainsi, Chito (22 ans), arrivé en France en 2005 avec un visa de touriste, est parvenu à régulariser rapidement sa situation grâce au soutien de ses parents, tandis que son meilleur ami Roberto (25 ans), arrivé à Paris un an plus tôt comme touriste sans aucun membre de sa famille sur place pour l’aider, se trouvait toujours en situation irrégulière cinq ans plus tard. Même une fois les migrants interviewés devenus majeurs et leur situation régularisée, la plupart d’entre eux continuent d’habiter chez leurs parents : parmi les 21 migrants interviewés, seuls les 6 âgés de 24 , 24 , 29 et 36 ans qui ont un emploi stable ne partagent plus le toit de leurs parents, et 3 d’entre eux ont déjà des enfants. Ceci corrobore les études qui soulignent que l’indépendance économique et la fondation d’une famille sont les facteurs majeurs qui contribuent à la sortie des jeunes du cocon familial et à leur « individualisation » (Maunaye, 2000; voir également Maunaye et Molgat, 2003). Parmi les quinze migrants interviewés qui habitaient encore chez leurs parents, 13 étaient âgés de 15 à 23 ans et 2 avaient 26 et 30 ans respectivement. Ces derniers, malgré le fait qu’ils résidaient chez leurs parents, ne comptaient plus sur le soutien économique parental, mais essayaient de vivre de leur modeste revenu : l’un venait de terminer un contrat de travail dans un café et cherchait un emploi au moment de son entretien, tandis que l’autre travaillait à temps partiel comme gardienne d’enfants et femme de ménage.

Le rôle actif de la famille peut également être observé dans le processus d’apprentissage de la langue française par les migrants interviewés. Tito (23 ans) raconte ainsi que sa mère l’a préparé à venir en France en lui envoyant régulièrement aux Philippines des livres et des bandes dessinées en langue française. Grâce à cela, il n’a pas éprouvé beaucoup de difficultés à maîtriser cette langue lorsqu’il est venu vivre en France. Quatre des huit migrants interviewés dont le beau-père était français reconnaissent l’aide linguistique que ce dernier leur a apportée en parlant toujours en français avec eux à la maison. Le français joue ainsi le rôle de langue familiale pour ces migrants, contrairement aux autres personnes interviewées qui parlent principalement, voire exclusivement filipino ou une langue régionale du pays dans le contexte familial. En effet, les parents immigrés, lorsqu’ils sont tous deux originaires du même pays, tendent généralement à communiquer avec leurs enfants en utilisant la langue de leur pays d’origine et non le français (Condon et Régnard, 2010). Les autres migrants interviewés mentionnent également d’autres formes d’assistance linguistique apportée par leurs parents :

Au début, j’avais un tuteur français qui m’a enseigné la langue française à l’aide d’un dictionnaire. […] C’est mes parents qui l’ont embauché. Ils le connaissaient. Tous les jours pendant un mois avant de commencer à aller à l’école, j’ai appris le français.

Mario, 16 ans

Je n’ai pas eu de difficulté à apprendre la langue française parce que quand je suis arrivée ici en juillet, c’était déjà les vacances. Donc, j’ai eu un mois et demi pour apprendre le français. Ma mère m’emmenait avec elle quand elle gardait un enfant chez son employeur. Là-bas, il fallait vraiment parler en français. En septembre, j’ai eu six ans, et donc je suis allée à l’école maternelle avec mon français qui était déjà bien.

Lanie, 23 ans

De plus, les migrants interviewés ont bénéficié d’une aide linguistique de la part d’autres membres de leur famille proche (des soeurs ou frères nés et ayant grandi en France) ou éloignée (des tantes, des oncles ou des cousins en France). Par exemple, Tito (23 ans) a beaucoup apprécié ses échanges linguistiques avec sa cousine Amanda qui était née et avait grandi en France : Tito parlait en filipino avec elle, et elle lui répondait en français. Pourtant, la plupart du temps, ce sont les migrants interviewés eux-mêmes qui se sont efforcés de maîtriser le français, une décision qui démontre leur capacité d’initiative et marque le début de leur ancrage en France. Par exemple, Lorie (19 ans) s’est prise de passion pour la langue française lorsqu’elle a accepté le fait qu’elle allait vivre en France pendant longtemps et peut-être pour toujours. Un tel déclic contraste avec la situation des parents des migrants interviewés, qui pour la plupart ne maîtrisent toujours pas la langue française en dépit de leur longue période de résidence en France (Fresnoza-Flot, 2009a).

Cette volonté de s’insérer socialement à travers la maîtrise de la langue française ne survient pas dès l’arrivée en France, mais fait suite à une période de dépression de quelques mois. Cette dépression semble partiellement liée au sentiment de solitude : « Tous les matins, tout le monde allait au travail. J’étais seul à la maison. Une fois, j’ai eu l’impression que j’étais en train de devenir fou » (Gino, 36 ans). En effet, quand Gino est arrivé en France à l’âge de 17 ans, ses parents et ses trois frères travaillaient toute la journée dans le secteur des services à la personne. Par ailleurs, la plupart de migrants interviewés se sont retrouvés seuls pour faire leurs devoirs en raison du faible niveau de maîtrise de la langue française de leurs parents. De temps en temps, ils se tournaient vers leurs camarades de classe pour se faire expliquer certains mots ou des phrases complexes. De plus, certains parents ne montraient pas d’intérêt pour les performances scolaires de leurs enfants, qui en éprouvaient tristesse et frustration, sans se décourager pour autant :

Je me souviens des moments où je montrais à ma mère mes notes, elle n’avait l’air pas intéressé, comme si ce n’était pas important. C’était pareil quand j’ai obtenu mon diplôme, et aussi quand j’étais premier de ma classe pendant les deux dernières années de mes études au lycée. […] Il m’a fallu peut-être un an avant que je puisse finalement accepter la situation, c’était quand j’étais au milieu de ma dernière année de lycée.

Harold, 22 ans

Qu’ils aient été encouragés par leurs parents ou non, la plupart des jeunes interviewés ont obtenu de bons résultats scolaires, et certains d’entre eux qui rencontraient des problèmes à l’école aux Philippines se sont même retrouvés premiers de leur classe en France. Ceci contraste avec les résultats d’autres études portant sur les jeunes issus de l’immigration qui soulignent un rôle important du soutien parental (Vallet, 1996; Santelli, 2001). Les bons résultats scolaires observés dans le cas la génération 1,5 de l’immigration philippine en France peuvent s’interpréter comme une stratégie de mobilité sociale verticale de ces migrants ou tout simplement comme un effet secondaire de leur désir de s’insérer dans la société française par les études. En effet, leurs parents subissent en France une « mobilité sociale contradictoire » : leur travail dans le secteur domestique permet à leur famille restée au pays d’accumuler des biens à forte valeur sociale, alors qu’ils se trouvent eux-mêmes en bas de la hiérarchie sociale de leur pays d’accueil (voir Parreñas, 2001). Cette réalité à laquelle les enfants interviewés se sont retrouvés confrontés à leur arrivée en France a pu les pousser à vouloir s’élever dans la hiérarchie sociale française au travers de leurs études. Ainsi, la situation sociale en France des parents des personnes interviewées exerce une influence importante dans la réinvention de leur vie en migration, mais la famille les accompagne-t-elle aussi dans leur (re)construction d’ancrages en France et aux Philippines?

6. Se construire un double ancrage

Les migrants philippins interviewés dans cette étude ont passé une première partie de leur jeunesse aux Philippines séparés de leurs parents et l’ont poursuivie en France en compagnie de ces derniers. Leurs expériences familiales et sociales dans deux pays ont fortement influencé la manière dont ils mènent leur vie en France et envisagent leur avenir. Leur enfance divisée en deux périodes dans deux pays très différents a contribué au développement d’un sentiment de double ancrage, « ici » et « là-bas ». Lors de ce processus, des facteurs familiaux semblent avoir exercé aussi une influence importante.

6.1 L’ancrage émotionnel aux Philippines

Pour les migrants interviewés, immigrer n’entraîne pas automatiquement une rupture avec leur pays d’origine : au contraire, leurs liens familiaux et sociaux se perpétuent au-delà des frontières étatiques et culturelles. La volonté des migrants interviewés de rester en contact avec les Philippines se base principalement sur l’existence de relations sociales émotionnellement construites. Cependant, leurs contacts avec leur pays d’origine se modifient au fil du temps.

La migration d’un ou deux de leurs parents et la séparation familiale qui s’en est suivie ont été difficiles à surmonter pour la plupart des migrants interviewés : 11 confient avoir souffert émotionnellement du départ de leurs parents. Grâce au soutien affectif, pratique et matériel de leur famille étendue, ils sont cependant parvenus à surmonter ces difficultés. La plupart des personnes interrogées ont développé une relation proche avec leurs donneurs de soins (caregivers), notamment leurs grands-parents qui se sont occupés d’eux avec le soutien financier des parents migrants. Avoir partagé leur vie quotidienne avec leurs donneurs de soins ou d’autres membres de la famille étendue (cousins, tantes, oncles…) a débouché sur une relation de confiance avec ces personnes qui interagissaient constamment avec eux. En plus de ces relations familiales, les migrants interviewés se sont également construit un groupe d’amis dans leur voisinage et à l’école. Ces amis étaient pour la plupart d’anciens camarades d’école ou des voisins du même âge qui jouaient souvent avec eux. Mario, 16 ans, se souvient de sa stratégie pour passer du temps en compagnie de ses amis :

Quand j’avais des examens, par exemple ces examens étaient prévus l’après-midi à l’école, j’y allais le matin en prétendant qu’ils auraient lieu le matin. J’allais directement à un café Internet, je jouais à des jeux vidéos et j’appelais mes amis pour qu’ils viennent me rejoindre.

Au début de leur séjour en France, ces souvenirs d’enfance au pays d’origine rendaient nostalgiques les migrants interviewés. Souvent, leurs donneurs de soins leur manquaient beaucoup et cette séparation était source d’une peine pas vraiment compensée par la réunification avec leurs parents migrants. Pour faire face à ces sentiments douloureux, ils sont restés en contact au début de leur séjour en France avec leur groupe d’amis aux Philippines grâce à Facebook, Skype et les courriels. De plus, les migrants interviewés communiquaient par téléphone et par Internet avec les membres de leur famille étendue, notamment les grands-parents qui s’étaient occupés d’eux. Cette pratique de communication à distance apparaît très fréquente pendant la première année suivant l’arrivée en France alors que les nouveaux arrivés rencontrent des difficultés à parler français et n’ont pas encore construit leurs propres réseaux sociaux en France. Ainsi, téléphoner au pays permettait à Léa (19 ans) de s’épancher auprès de sa famille et de ses amis restés là-bas et de lutter contre son sentiment d’ennui : « Quand je discutais avec eux, je leur disais tout bien sûr, surtout au début de mon séjour ici. Je n’avais rien à faire à la maison et je téléphonais tout le temps aux Philippines. »

Lorsque les migrants interviewés ont commencé à aller à l’école et à fréquenter les lieux de rassemblement des immigrés philippins (églises chrétiennes et magasins philippins), leur mal du pays et le choc émotionnel de leur arrivée se sont atténués. La fréquence de leurs communications à distance avec leurs proches restés aux Philippines et le nombre de ces proches avec lesquels ils restaient en contact a diminué. Ceci ne signifie pas que les migrants interviewés ont coupé les ponts avec leur pays d’origine, car dans leur univers émotionnel et mémoriel, ce pays occupe toujours une place importante. Un des migrants interviewés a vu son mal du pays ressurgir après avoir fondé une famille aux Philippines : Noriel (24 ans) a rencontré sa femme lors d’une visite au pays et ils ont eu un enfant. Au moment de son entretien, il essayait de faire venir sa famille en France par l’intermédiaire du programme de réunification familiale. Alors qu’il se trouvait physiquement en France, son coeur demeurait aux Philippines.

En fait, la plupart de temps, ce sont les parents des migrants interviewés qui entreprennent la communication avec la famille étendue restée au pays. Lorsqu’ils passent des appels téléphoniques, ils incitent leurs enfants à parler avec leurs anciens donneurs de soins et avec d’autres proches. Ce rôle prépondérant des parents dans le maintien de l’ancrage des migrants interviewés s’observe également lors de l’envoi de colis remplis des cadeaux à la famille étendue : ce sont les parents qui décident de l’achat et de la date d’envoi de ces colis, tandis que leurs enfants participent à la préparation des boîtes. La transmission culturelle de parents à enfants participe aussi au renforcement de l’ancrage émotionnel de ces derniers avec leurs pays d’origine. Par exemple, comme nous l’avons évoqué plus haut, la majorité des parents communiquent avec leurs enfants dans une des langues des Philippines. De plus, la plupart des migrants interviewés se nourrissent principalement de plats philippins grâce à leur mère qui continue, elle aussi, à entretenir ses propres liens culturels avec le pays. Ce renforcement du lien gustatif et affectif avec le pays d’origine permet à ces immigrés de répondre à la nostalgie de leur vie passée. Enfin, les migrants interviewés restent en contact culturel avec leur pays d’origine en écoutant la musique et en regardant sur Internet des émissions télévisuelles provenant des Philippines. Leur ancrage dans leur pays d’origine reste donc vivace, renforcé à la fois par les souvenirs du passé et par des liens affectifs et symboliques qui perdurent.

6.2. Ancrage social en France

En plus de leur ancrage émotionnel aux Philippines, un sentiment d’enracinement en France a émergé progressivement chez les migrants interviewés, notamment lorsqu’ils se sont sentis à l’aise pour communiquer en langue française, ce qui leur a permis de réussir dans leurs études, d’élargir leur groupe de fréquentation et aussi de faciliter la vie de leurs parents.

Il semble que la plupart des migrants interviewés maintiennent une double appartenance en France : avec la « communauté philippine[11] » qui gravite autour des lieux de rassemblement religieux, et aussi avec la société française à l’extérieur de cette « communauté ». Ainsi, 10 des 21 migrants interviewés participent activement à des associations et activités religieuses. Huit de ces personnes ont confié que leur immigration en France a renforcé leur religiosité. On constate l’influence parentale dans les pratiques religieuses des migrants interviewés : ceux dont les parents étaient actifs au sein de groupes religieux philippins à Paris ont plus approfondi leur appartenance religieuse que ceux dont les parents n’étaient pas pratiquants. La fréquentation des lieux de culte philippins, catholiques ou protestants, a offert à certains migrants interviewés de nombreuses activités : chorale, atelier de théâtre, camp de jeunesses et formation en leadership. Au travers de ces activités ils se sont formé un groupe d’amis. Ce groupe est constitué principalement d’autres enfants d’immigrés philippins de la génération 1,5 et de la « deuxième génération[12] ». Certains migrants interviewés ont également entamé une relation amoureuse au sein de ce cercle. En parallèle et en simultané, ils fréquentent d’autres groupes sociaux « extérieurs » à la « communauté philippine », à l’école ou sur leur lieu de travail.

Parmi les 21 personnes interviewées, 6 (5 femmes et 1 homme âgé de 18 ans) ont au contraire préféré garder leur distance avec ladite « communauté philippine ». Quatre de ces personnes voulaient ainsi éviter les « ragots » qui y circulent, tandis que les deux autres en sont restés à l’écart, car ils habitaient à l’extérieur de Paris et leurs parents n’étaient pas pratiquants. Ces six migrants se sont tournés vers leur famille et vers leur groupe d’amis (Français, autres Philippins à l’écart de la « communauté », personnes d’autres nationalités). De plus, parmi les migrants interviewés, trois femmes se sont déclarées « laïques », un mot dont elles ont découvert le sens lors de leur immersion dans la société française. Ces femmes décrivent leur style de vie comme « émancipé », notamment lorsque leur groupe d’amis en France s’est élargi. Elles n’hésitent pas à sortir avec leurs amis, à boire de l’alcool ou à fumer comme le font beaucoup de jeunes Françaises de leur âge.

Malgré cette diversité de comportements, tous les migrants interviewés convergent vers un même projet d’avenir : demeurer en France tout en maintenant des liens avec les Philippines.

J’irai là-bas [Philippines] peut-être pour les vacances seulement […] parce qu’en fait, j’ai demandé la nationalité française. Je suis Française maintenant. […] J’aime vraiment vivre ici [France].

Linda, 30 ans

Même si elle maintient un lien émotionnel fort avec les Philippines, Linda se sent socialement ancrée en France et n’envisage pas de partir refaire sa vie dans son pays d’origine. C’est également le cas de deux autres migrants interviewés qui ont fondé leur propre famille en France et ont chacun deux enfants. Leur situation maritale les pousse à rester vivre en France, car ce pays offre de meilleures perspectives socioéconomiques pour leurs enfants, comme l’exprime Gino (36 ans) : « Ce que je vais faire, je ne ferai jamais, jamais faire vivre mes enfants aux Philippines [...] parce que les Philippines, c’est rien, cela ne va nulle part. » De même, les autres migrants interviewés indiquent tous se sentir plus à l’aise et en sécurité dans la société française qu’aux Philippines :

J’aime la ville ici, et les gens, et puis j’ai l’impression de me sentir bien ici, à l’abri. Parce que chez nous, on dirait qu’il y a beaucoup de problèmes, et puis quand tu es là-bas, peut-être que tu vas tomber malade à n’importe quel endroit, mais pour moi, la maladie, c’est tout ce que tu peux arriver à trouver là-bas, c’est pour ça que quand je suis arrivé, je me suis dit que j’avais de la chance d’être ici.

Tito, 23 ans

Cette remarque souligne l’importance pour les migrants interviewés de vivre dans une société qui prête attention au bien-être de ses habitants (welfare society) et où ceux-ci ont accès à la sécurité sociale. Le « drainage de soins[13] » (voir Hochschild, 2005) qui frappe leur pays d’origine semble avoir ainsi influencé leurs perspectives concernant leur pays d’immigration. Il est évident que les migrants interviewés se basent plus sur leur ancrage social que sur leur ancrage émotionnel pour choisir le pays où ils passeront leurs vieux jours. Pour renforcer leur ancrage social en France, les migrants interviewés qui n’ont pas la nationalité française souhaitent obtenir des papiers légitimant leur présence en France : d’abord une carte de résidence de dix ans, puis la nationalité française. On observe l’influence des parents sur cette question, car ils encouragent leurs enfants à demeurer en France, et pour cela, un statut juridique permanent apparaît alors indispensable. Comme l’explique Tina (20 ans), ses parents sont en train de préparer l’immigration de sa soeur et envisagent de retourner aux Philippines lorsque sa soeur et elle seront devenues « stables » économiquement : « Leur projet me semble être de passer leurs vieux jours aux Philippines. » De même, Patricia (19 ans) confie que ses parents retourneront au pays dans une dizaine d'années, au moment où ses frères et elle auront terminé leurs études et commencé à travailler en France. Étant donné ces aspirations de leurs parents, il n’est pas surprenant que les migrants interviewés souhaitent bâtir leur vie sur le sol français tout en retournant fréquemment dans leur pays d’origine.

Conclusion

Le cas de la génération 1,5 des migrants philippins en France démontre la manière dont la famille structure le parcours biographique des jeunes migrants. En effet, la migration de leurs parents et leur propre mobilité géographique facilitée par leur famille engendrent une reconfiguration de leur vie individuelle et familiale. Ces changements s’accompagnent de complications et défis affectant leurs relations intergénérationnelles, leur insertion sociale et la (re)construction de leurs ancrages en France et aux Philippines.

Avant de quitter leur pays, les migrants interviewés vivaient aux Philippines séparés de leurs parents qui étaient alors travailleurs migrants en France. Comme le démontrent les études sur les migrations parentales, une telle séparation creuse un fossé affectif, voire culturel entre parents et enfants (Falicov, 2005; Legault et al., 2000; Parreñas, 2005). La réunification familiale ne semble pas avoir comblé ce fossé, mais a au contraire permis aux migrants interviewés de prendre conscience de son ampleur. Tout en reconnaissant l’état dégradé de leur relation avec leurs parents, ils comptent sur l’assistance de ces derniers pour s’ajuster à leur nouvelle vie en France et s’incorporer dans la société de leur pays d’accueil. Leur installation chez leurs parents migrants se déroule en même temps que leur insertion sociale à travers l’école, la maîtrise de la langue française, les amis et l’emploi. Ainsi, « l’attente au foyer parental » (Van de Velde, 2008) constitue une sorte de sas de transition entre deux pays et facilite plutôt qu’elle ne retarde leur entrée dans l’âge adulte.

Si l’on compare le cas des migrants philippins de la génération 1,5 avec d’autres populations semblables étudiées, par exemple aux États-Unis, on remarque un certain nombre de points communs : le fossé émotionnel susmentionné et leurs difficultés scolaires rencontrées à l’arrivée dans leur pays d’accueil en raison de la méconnaissance de la langue (Suárez-Orozco et al., 2010; Suárez-Orozco et Suárez-Orozco, 2001). Par contre, les bonnes performances scolaires qu’ont atteint la plupart des migrants interviewés après s’être adaptés à leur nouveau milieu scolaire contrastent avec les observations de ces travaux anglophones et corroborent plutôt les études menées en France qui, malgré certaines variations en fonction de l’origine ethnique et d’autres facteurs sociodémographiques et familiaux (Aubert et al., 1997; Brinbaum et al., 2012; Équipe TeO, 2010), montrent en général l’ajustement positif et la réussite scolaire des enfants étrangers ou issus d’immigration (Attias-Donfut et Wolff, 2009; Santelli, 2001). Ceci souligne le caractère intégrateur et universaliste du système scolaire français qui offre aux immigrés et leurs descendants une possibilité de mobilité sociale. La spécificité de la réussite scolaire des migrants philippins interviewés repose sur le fait qu’elle ne semble pas corrélée au soutien familial qu’ils reçoivent : ce sont les migrants interviewés eux-mêmes qui apparaissent comme le moteur de leur propre succès. Leur famille a facilité leur migration, et en partie leur insertion sociale qui semble dépendre de leur capacité d’initiative. Ceci va à l’encontre de l’hypothèse selon laquelle le soutien de la famille est indispensable à chaque période de la vie des enfants des migrants.

En outre, le fait d’avoir grandi dans deux pays et d’avoir fréquenté deux systèmes scolaires différents influence l’organisation de leur vie actuelle et future. Les migrants interviewés manifestent un double ancrage : un ancrage émotionnel aux Philippines, leur lieu d’origine auquel sont attachés nombre de leurs souvenirs et avec lequel ils restent en contact à travers leurs amis d’enfance et les membres de leur famille étendue (y compris les personnes qui se sont occupées d’eux pendant leur enfance); et un ancrage social en France, leur lieu d’immigration où ils ont terminé leurs études et qui leur offre des possibilités d’avenir professionnel. La famille joue un rôle important dans le renforcement des liens émotionnels avec le pays d’origine par l’intermédiaire de pratiques transnationales et culturelles, alors qu'en ce qui concerne la construction d'ancrages dans le pays d’accueil, ce sont les encouragements des parents et leur désir de voir leurs enfants y rester définitivement qui inspirent ces derniers à prendre racine en France.

Cette génération envisage de continuer à mener une existence transnationale, notamment entre la France et les Philippines. Pourtant, il est probable que leur ancrage émotionnel aux Philippines ne sera pas amené à se développer s’ils se limitent à entretenir leurs liens avec ce pays par des visites et des appels téléphoniques qui se déroulent de plus généralement à l’initiative de leurs parents migrants. Un engagement à distance non seulement du point de vue familial, mais également social, économique et politique serait nécessaire pour qu’ils développent un ancrage à la fois social et émotionnel dans leur pays de départ. Cependant, avec le temps qui passe et avec leur intention de demeurer définitivement en France, leur ancrage dans leur pays d’accueil évoluera sans doute à l’avenir d’un point de vue émotionnel, soulignant la fluidité et le caractère éphémère des ancrages des enfants migrants. Il sera intéressant de comparer dans de futures études la façon dont les parents migrants et leurs enfants construisent et reconstruisent leurs ancrages à travers le temps et l’espace.