Corps de l’article

Introduction

La notion de travail revêt aujourd’hui de multiples sens et dimensions (rémunéré ou non, militant, domestique, d’organisation, émotionnel entre autres) et celle de « travail contraceptif  » renvoie à des « actes de la vie quotidienne  » (Cardoso, 2019 : 36-37). Le « travail contraceptif  », entendu comme une section du « travail procréatif  »[1], nécessite « de se préoccuper – de manière continue, et parfois au quotidien – de ce que les rapports sexuels ne soient pas fécondants  » (Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017 : 46). Le « travail contraceptif  » est particulièrement significatif dans le cadre d’une prise de contraception orale à travers un usage quotidien, indépendamment de la fréquence des rapports sexuels. Ce travail invisibilisé, assigné à la sphère domestique et procréative, se manifeste via divers facteurs : des contraintes (notamment matérielles, financières, temporelles) ; un travail cognitif ou une « charge mentale  »[2] (Haicault, 2000 : 15) ; des effets sur le corps, les émotions et la sexualité (impliquant d’endurer ces effets et de chercher à les éviter/atténuer) ; une confrontation entre le travail contraceptif et le travail salarié, par exemple au moment de planifier les rendez-vous médicaux inhérents aux prescriptions ou aux renouvellements de contraception. Axé sur un moment particulier du « travail contraceptif  » peu étudié qu’est l’achat (pour les usagères) ou la délivrance (pour le personnel de pharmacie) de la contraception orale, l’objectif de cet article[3] est de mettre au jour les stratégies développées par les usagères pour assurer l’accès à leur contraception orale, face aux logiques non médicales, et parfois discriminantes, du personnel de pharmacie.

Durant la deuxième vague féministe[4], les droits liés aux corps des femmes deviennent centraux dans les revendications (Bereni et al., 2012), notamment face aux conséquences des avortements clandestins. Divers mouvements militants, aux motivations non exclusivement féministes (Pavard, 2012a), réclament un accès libre et gratuit à la contraception et à l’avortement. En 1967, au moment de la légalisation de la contraception en France, la pilule est alors perçue, dans l’imaginaire collectif, comme un objet d’émancipation sexuelle pour les femmes. Près de cinquante ans plus tard, fin 2012-début 2013, éclate un scandale médiatique, politique et sanitaire relatif aux sur-risques thromboemboliques associés aux pilules de troisième et quatrième générations. Cette « crise de la pilule  » (Bajos et al., 2014) engendre une désaffection, non pas seulement des pilules incriminées, mais de l’ensemble de la contraception orale[5]. Son taux d’usage passe de 50 % en 2010 (Bajos et al., 2014) à 36,5 % en 2013 (Rahib et al., 2017), mais elle reste cependant le moyen de contraception le plus utilisé en France. Disponibles librement dans certains pays (Watkins, 2016) et souhaitées comme telles en France par certain·e·s professionnel·le·s de santé (Collectif Libérez ma pilule, 2017), les pilules sont accessibles uniquement sur ordonnance, y compris celles n’étant pas à l’origine de « la crise  ». La contraception orale a contribué à l’essor de la « médicalisation  »[6] de la contraception, en impliquant notamment un achat médicalisé. En France, une ordonnance est valable un an dès lors qu’elle est utilisée une première fois dans les trois mois qui suivent la prescription. Durant ces trois mois, dans le cadre d’une nouvelle prescription (une primo-prescription ou une prescription d’une nouvelle pilule), les praticien·ne·s procèdent usuellement à des examens sanguins, dont les résultats détermineront si le traitement peut être renouvelé. Les plaquettes de pilules étant généralement vendues par trois, les ordonnances peuvent mentionner une prescription renouvelable jusqu’à trois fois. Au moment de la « crise de la pilule  », les générations de contraceptifs oraux mises en cause ne sont pas (ou plus, selon les marques) remboursées, l’objectif étant de favoriser la prescription de pilules de deuxième génération en première intention. Les progestatifs, associés ou non à des surrisques sanitaires, contenus dans les pilules déterminent leur génération[7]. Si les enjeux de délivrance diffèrent en fonction de la génération des pilules prescrites (notamment en cas d’ordonnance défaillante), ils semblent également impliquer des logiques non médicales.

Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une recherche de doctorat portant sur les enjeux (sociaux, politiques, marchands, de genre) de prescriptions et d’usages de contraception orale dans un contexte marqué par « la crise de la pilule  », et convoque la sociologie du genre et l’anthropologie politique de la santé (Fassin, 1999 ; Mulot, 2009) dans une perspective féministe (Clair, 2016). Loin d’être moins neutre ou moins objective qu’une autre approche (Dorlin, 2008), la recherche féministe est guidée par l’égalité comme moteur de pensée et est particulièrement adaptée pour mettre au jour les mécanismes qui font obstacle à l’émancipation des femmes[8] (Fraisse, 2015).

Après avoir explicité la méthodologie employée, trois parties structureront le propos. Dans un premier temps, des logiques non médicales mobilisées par le personnel de santé prescripteur (incitant à consulter, au moment d’une prescription ou d’un renouvellement d’ordonnance) et délivreur (usant d’âgisme au moment de l’achat) seront mises au jour. Une deuxième partie questionnera l’évidence de l’ordonnance de la contraception orale en France, à la fois au regard d’expériences internationales, mais aussi de la variabilité de sa fonction selon la génération des pilules. Enfin, une dernière partie présentera les stratégies mobilisées par les usagères, afin de contourner l’autorité paramédicale et de garantir l’obtention de leur contraception, notamment en cas de défaillance d’ordonnance (dépassée ou absente). La variable d’accès à la contraception orale dans ces conditions semble en effet moins relever de la génération des pilules que du degré de familiarité et de proximité sociale entre les usagères et le personnel de pharmacie. Afin de se prémunir de ces logiques discriminantes non médicales, les jeunes femmes usagères mobilisent leurs mères.

Cadre de l’enquête et méthodologie

Un dispositif de recherche de type qualitatif

Cet article s’appuie sur des matériaux de terrain, de type qualitatif, recueillis entre janvier 2014 et août 2018. Soixante-seize entretiens et récits de vie (Beaud, 1996 ; Bertaux, 1997), d’une durée allant de quarante minutes à deux heures trente, ont été réalisés avec dix-sept jeunes femmes usagères de pilules, leurs mères et trente-cinq professionnel·le·s de santé habilité·e·s à prescrire (treize généralistes, neuf sages-femmes, neuf gynécologues) ou délivrer (quatre pharmaciennes et vendeuses en pharmacie[9]) une contraception. L’étude étant centrée sur le suivi des parcours contraceptifs des jeunes femmes usagères, les entretiens auprès de cette population d’enquête ont été répétés (jusqu’à trois fois selon l’évolution de chaque parcours contraceptif et les possibilités des interlocutrices), selon les principes d’une étude longitudinale. Afin de tendre vers une monographie des usages de contraception orale, il s’agissait d’en étudier les différentes étapes : s’informer sur, se faire prescrire et acheter (les deux étapes étudiées ici), ingérer et ranger la contraception orale. Pour ce faire, réaliser les entretiens chez les usagères permettait de mener des « parcours commentés  » (Bertaux, 1997 : 8) au moment d’aborder l’item du rangement de leur(s) moyen(s) contraceptif(s). À l’image de « l’itinéraire d’un préservatif  » reconstitué par Cyril Desjeux (de son achat à la parapharmacie jusqu’à la poubelle de la cuisine de son propriétaire) et des stratégies de visibilité que cela traduit (Desjeux, 2009 : 397‑403), cette méthode mobilise des récits de pratiques en situation : les interlocutrices montraient ce dont elles étaient en train de parler, dévoilant d’éventuels décalages entre les discours et les pratiques.

Des guides d’entretien distincts ont été élaborés pour ces trois groupes d’enquêté·e·s (les jeunes femmes usagères, leurs mères, les professionnel·le·s de santé) et avaient moins pour vocation d’envisager des thématiques imperméables les unes aux autres que de prévoir des questions de relance. Celui destiné aux jeunes femmes usagères était composé de cinq grands thèmes, selon l’évolution de leurs parcours. Un premier thème était consacré au récit du parcours de vie et du parcours contraceptif. Un deuxième thème invitait à se focaliser sur l’expérience de la prise de pilules. Les trois thèmes suivants étaient dédiés aux implications des professionnel·le·s de santé, des (hommes) partenaires et des proches (famille, ami·e·s) dans les parcours contraceptifs des jeunes femmes, ainsi qu’aux rapports de pouvoir traversant ces relations.

Les guides d’entretien à destination des mères se composaient de quatre grandes thématiques : leur implication dans le parcours contraceptif de leurs filles, les expériences contraceptives des mères au regard du panel contraceptif français, leurs perceptions de la « norme contraceptive  » (Bajos et Ferrand, 2004) et, enfin, leurs parcours de vie. Les entretiens avec les mères étant réalisés après au moins un premier entretien mené auprès de chaque usagère, les guides d’entretien pouvaient être adaptés à chaque parente selon les expériences contraceptives de leurs filles. En entretien, les jeunes femmes usagères n’ont pas décrit leurs pères comme étant investis dans leurs parcours contraceptifs (au contraire de leurs mères), ils n’ont donc pas été interrogés.

Pour les quatre professions de santé investiguées, deux guides d’entretien ont été construits : un à destination des trois professions prescriptrices et un à l’attention des pharmaciennes et vendeuses en pharmacie. Le premier comprend quelques nuances selon la profession en question, des termes spécifiques à chacune d’elles étant adaptés. Ces guides étaient construits autour de trois grands thèmes : les pratiques professionnelles (les prescriptions ou délivrances de contraception), la perception de la « norme contraceptive  » et le parcours de formation.

Près de cent consultations médicales et gynécologiques ont également été suivies en structures publiques (hôpitaux, centres de santé, centres de planification) et privées (cliniques, cabinets de ville), en région toulousaine. Circonscrire le terrain à cette aire géographique a permis de décentraliser une vision traditionnellement parisiano-centrée (Zeller, 2020).

Dans chaque structure, les premières observations étaient menées sans grille à l’appui. Lors des sessions suivantes, la grille était mobilisée, afin d’éviter, d’une part, que le regard de la chercheure ne soit routinier et de favoriser, d’autre part, le recours à l’ensemble des sens pour ne pas se focaliser uniquement sur le contenu des discours, mais prêter aussi attention à l’occupation de l’espace, aux tonalités de voix, aux gestes qui accompagnent les actes et les paroles (Arborio et Fournier, 2008 [2005]).

Une population d’enquête : profils des trois groupes investis

Les dix-sept jeunes femmes usagères avaient principalement 20-24 ans au moment du recrutement, correspondant au profil de femmes les plus concernées par un usage exclusif de pilules (Gautier et al., 2013). Diplômées (niveau Bac +), elles sont également les plus concernées par un usage de pilules de troisième et quatrième générations (Bajos et al., 2004), mises en cause dans « la crise de la pilule  ». Onze d’entre elles sont blanches, parmi lesquelles l’écrasante majorité est athée, de famille ou culture judéo-chrétienne. Six autres usagères sont racisées (elles sont noires, parfois réunionnaises ; Latina-Américaines ; Maghrébines), dont quatre sont issues de famille ou culture hindouiste ou musulmane. Tout comme les professionnel·le·s de santé, elles ont été recrutées par la méthode dite « boule de neige ».

À l’image des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) des femmes en France exerçant une profession (INSEE, 2016), la population d’enquête représentée par les jeunes femmes usagères et leurs mères est principalement composée d’employées (chargées du care[10] et travaillant dans le domaine des services). Cinq des jeunes femmes sont employées et en contrat à durée indéterminée (CDI) (infirmière, gestionnaire de communication, technicienne en gestion du personnel, attachée commerciale et conseillère en vente). Une est employée et en contrat à durée déterminée (CDD) en tant qu’assistante de gestion. Trois sont en contrat de stage (étudiante infirmière, manipulatrice en électroradiologie et conseillère en insertion professionnelle). Cinq travaillent pour financer leurs études (comme gardienne d’enfants ou surveillante en lycée) et une exerce (en alternance) dans le cadre de son cursus. Enfin, deux autres sont sans emploi : une est en recherche d’emploi et l’autre est étudiante.

Au regard des professions de leurs parent·e·s, la majorité des jeunes femmes semble être issue de PCS d’employées et de professions intermédiaires. La tendance aux PCS supérieures est nettement plus présente pour les professions de leurs pères : sept d’entre elles ont un père exerçant une profession intermédiaire et six autres ont un père affilié à la catégorie des cadres et des professions intellectuelles supérieures. Par contraste, aucune des mères n’entre dans cette dernière catégorie. La majorité de leurs mères (huit) sont non-salariées (dont au moins une ancienne employée, deux mères au foyer, une étudiante) et cinq sont employées : deux secrétaires, une agente territoriale spécialisée des écoles maternelles (ATSEM), une aide-soignante et une assistante familiale. Sept mères ont été décrites en entretien par leurs filles comme étant particulièrement impliquées dans leurs parcours contraceptifs et ont donc été recrutées.

Diplômées et issues de classes moyenne à supérieure, les jeunes femmes usagères bénéficient, a priori, d’une disposition sociale plutôt favorable à la contestation de l’autorité (para)médicale, tendant vers une certaine « proximité sociale  » (Bretin et Kotobi, 2016) avec leurs prescripteurs et prescriptrices. En présentant des profils socialement homogènes en matière de diplômes (et d’âges), la population d’enquête des usagères n’est pas représentative de toutes les patientes concernées. Une attention particulière a ainsi été portée à la constitution du reste du travail de terrain, afin de se prémunir de cette limite. D’une part, les observations menées dans les différentes structures médicales ont permis d’accéder à des patientes d’origines sociales diverses. D’autre part, en entretiens, les professionnel·le·s de santé (notamment celles et ceux travaillant en dispensaires ou en foyers d’urgence) relataient également des situations impliquant des patientes moins diplômées.

Certaines structures médicalisées de Toulouse ne comptant qu’une femme ou un homme selon la profession, le ratio femme-homme par structures ne sera pas mentionné. Il convient cependant de préciser que les hommes constituent environ un cinquième de l’ensemble de la population d’enquête des professionnel·le·s de santé. Au moins trois raisons expliquent cette proportion. D’abord, du fait de leur identité de genre, les professionnelles (femmes) de santé sont davantage concernées par la question de la contraception. Ensuite, elles sont majoritaires par rapport à leurs collègues hommes dans les réseaux engagés, comme ceux favorisant l’accès aux interruptions volontaires de grossesse (IVG). Enfin, sur le terrain elles sont également plus nombreuses à exercer en structures publiques ou accueillant un public précarisé. L’ensemble des professionnels (hommes) travaille en structures privées et seul l’un d’entre eux travaille conjointement en structure publique. Pour autant, cette différenciation genrée ne constitue pas nécessairement un obstacle : les entretiens réalisés auprès des usagères renseignent sur les pratiques des hommes médecins et leurs collègues femmes ont, de toute façon, intégré les valeurs de leurs formateurs hommes au cours de leur socialisation professionnelle (Andro et Desgrées du Loû, 2009), caractérisée par un « régime de genre  » (Connell, 2006) conservateur.

Méthodes d’analyse et considération éthique

Les matériaux ont principalement été analysés par codifications thématiques et différents niveaux d’analyse ont été mobilisés : l’étude des parcours contraceptifs à une échelle microsociale, l’impact des normes de genre sur les pratiques individuelles contraceptives et médicales sur le plan mésosocial et la prise en compte de logiques biopolitiques macrosociales (Foucault et al., 2004).

Les entretiens menés auprès des usagères et de leurs mères, ainsi que de l’ensemble du personnel de santé sont les principaux matériaux mobilisés dans cet article et les prénoms cités des personnes enquêtées ont été modifiés selon les principes de pseudonymisation (Mendoza-Caminade, 2018).

Prescription et délivrance de contraception orale : un accès sous contrôle

Renouveler l’ordonnance de contraception orale : au-delà des logiques médicales, inciter à la consultation

Les données de terrain révèlent des stratégies de renouvellements d’ordonnance (du côté des médecins), d’achats (du côté des usagères) et de (non-)délivrance (du côté du personnel de pharmacie) de la contraception orale. En effet, les logiques médicales ne sont pas les seules motivations puisque les professionnel·le·s de santé incitent parfois les usagères à revenir en consultation. Par exemple, Emma (24 ans, diplômée en sciences de l’éducation, Bac +5) déclare : « elle [sa médecin] me la renouvèle une fois, du coup pendant six mois j’aurais un truc. Et, par contre, dans six mois il faudra que j’aille, j’irai chez le médecin, prendre rendez-vous pour qu’elle puisse refaire une ordonnance  » (extrait d’entretien, 28 juin 2016). En renouvelant l’ordonnance pour six mois au lieu d’un an (délai maximum possible) sans motif médical, la praticienne incite l’usagère à consulter plus régulièrement que nécessaire. Or, dans le cadre d’un renouvellement d’ordonnance, la prise de rendez-vous n’est pas obligatoire. Le renouvellement pouvant être demandé à distance (par mail ou téléphone), il permet dans ce cas d’éviter un examen médicalement injustifié, dans le cadre d’un système de paiement à l’acte (Roux et al., 2017), mais aussi, plus largement, d’alléger le « travail contraceptif  » des femmes (Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017). Dans ce contexte, l’intérêt lucratif de la contraception orale réside, pour le personnel de santé prescripteur (particulièrement dans le cadre d’un exercice en libéral), dans son renouvellement garantissant une visite des patientes a minima annuelle. Les professionnel·le·s de santé n’insistent donc pas sur (voire n’indiquent pas) la possibilité de renouveler une ordonnance en dehors du cadre de la consultation : « Moi en général je leur fais une prescription d’un an. J’aime bien les voir annuellement pour voir comment ça se passe. Mais non c’est vrai que je les informe pas de ça [de la possibilité de renouvellement entre temps sans se rendre en consultation]  » (extrait d’entretien, 7 décembre 2016), explique une gynécologue (la trentaine, cabinet de ville). De même, une médecin généraliste (la cinquantaine, cabinet, territoire rural) indique : « Ah non, non, mais ça je le dis pas [qu’il n’est pas nécessaire de revenir en consultation pour renouveler une ordonnance]. C’est un accord tacite, ça se fait sur le moment quand vraiment elles peuvent pas, mais en général je préfère les revoir. […] Même si on fait pas d’examen gynéco en soi c’est quand même mieux de regarder la tension, la circulation, tout ça  » (extrait d’entretien, 2 mars 2017). À la question « Qu’est-ce qui fait que vous allez accepter de renouveler une prescription de pilule à une femme que vous ne voyez pas [en consultation] ?  », cette même médecin répond : « Quand elle est jeune et qu’elle habite loin, qu’elle la prend [la pilule] depuis longtemps. Après quand y a des facteurs de risques cardiovasculaires et qu’elle a pas fait de prise de sang depuis longtemps, qu’elle a trente-cinq, quarante ans, je préfère les revoir  ». Les risques cardiovasculaires et la tranche d’âges mentionnée renvoient à la combinaison entre tabagisme et usage de pilule. Ses propos illustrent alors l’imbrication de différentes logiques. Dans la deuxième partie de sa réponse, la médecin généraliste s’en remet à un registre médical en se référant aux recommandations de la Haute autorité de santé (HAS), selon lesquelles les interactions entre pilules (particulièrement de dernières générations) et tabac représentent un sur-risque sanitaire, surtout chez les usagères de plus de trente-cinq ans et ayant des antécédents cardiovasculaires. Avant cela, elle commence par invoquer des facteurs d’accessibilité aux soins (évoquant la distance entre le domicile de la patiente et son cabinet), mais aussi de « compétence contraceptive  » (Ventola, 2014) censée être acquise via un usage sur la durée (indiquant « qu’elle la prend depuis longtemps  »). Les logiques non médicales peuvent autant favoriser l’accès au soin (tenant compte de sa proximité) que le rendre coercitif (en incitant à consulter plus que nécessaire). Ce type de raisonnements se retrouve également chez le personnel délivreur.

L’âgisme comme outil de contrôle social d’accès à la délivrance de contraception

Le personnel de pharmacie accède inégalement aux demandes des patientes selon le profil de celles-ci. Une pharmacienne (la trentaine, officine de ville) explique tenir compte de critères socioprofessionnels en conseillant plus aisément le préservatif à une femme qu’elle perçoit comme issue de classe populaire, qui n’est pas suivie médicalement et qui ne parle pas français, plutôt qu’à une femme « insérée  », d’après ses termes en entretien (16 février 2017), et dotée d’un certain bagage scolaire. Les adolescentes et jeunes adultes sont particulièrement désavantagées par ces logiques, non médicales, opérant par « classes d’âge  » (Ruault, 2015). Si l’une des vendeuses (la soixantaine, officine en semi-rural) affirme en entretien (17 janvier 2018) que les femmes plus âgées se présentent plus souvent sans ordonnance, l’ensemble du personnel de pharmacie enquêté déclare pourtant faire dans ce cas davantage confiance à ces mêmes usagères plus âgées, à qui elles fournissent plus facilement une contraception en cas de défaillance d’ordonnance. Le refus de délivrance est présenté comme de la bienveillance envers les plus jeunes. Le personnel de pharmacie semble ainsi s’aligner au comportement du personnel prescripteur, les gynécologues se disant, par exemple, maternelles et maternantes en s’octroyant le devoir de « recadrer  » les jeunes femmes en leur « donnant  » « des normes  » (Guyard, 2010 : 70). Pharmaciennes et vendeuses mobilisent deux rhétoriques distinctes pour expliquer le traitement inégal qu’elles accordent aux jeunes usagères. Les premières ont insisté sur le coût engendré pour le système de santé, tandis que les secondes ont davantage argué risquer de subir les retombées d’une mauvaise délivrance sachant que, selon leurs dires, les « conditions arbitraires  » de délivrance d’une pilule avec/sans ordonnance sont établies par leurs employeurs et employeuses. Un changement de direction de la pharmacie entraine donc potentiellement un changement de directive quant aux délivrances avec ordonnance défaillante, favorisant « des conflits au comptoir  » entre vendeuses et usagères. Il s’agit alors de jongler entre deux règles contradictoires : ne pas faire de délivrance sans ordonnance et ne pas laisser une usagère sans contraception.

Du reste, les discours des vendeuses et pharmaciennes rencontrées se rejoignent en divers points. Toutes se réclament comme conseillères. Elles répondent aux questions, expliquent les traitements. « Je suis pas là juste pour balancer la boîte  », affirme l’une d’entre elles (extrait d’entretien, 13 février 2017). Les pharmaciennes et vendeuses sont, d’après leurs termes, « le dernier rempart  » entre les usagères et les médicaments et pallient parfois aux consultations médicales expéditives. Cependant, leurs discours sont significativement empreints de « paternalisme médical  » (Quéré, 2016). En effet, elles appréhendent les patientes âgées comme sachantes et associent les plus jeunes aux risques d’infections sexuellement transmissibles (IST) et à l’usage contraceptif dans le secret. Face aux jeunes usagères présentant une ordonnance défaillante, les professionnelles rappellent l’importance de se faire suivre gynécologiquement et de se munir d’une ordonnance récente pour tout prochain achat ; elles interrogent l’usagère pour déterminer son degré de connaissance du traitement (généralement en lui demandant le nom de sa pilule et en évaluant son degré d’hésitation) ; elles téléphonent parfois au médecin pour avoir une preuve ou un suivi de la prescription ; elles « dépannent  » éventuellement, mais « avec une piqure de rappel  » selon leur formulation. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte dans cette dernière étape. Les usagères ont plus de chance d’accéder à leur requête si elles sont connues de la pharmacie (dépannage régulier) ou si elles habitent loin et présentent des signes d’urgence (dépannage exceptionnel). Dans ce cas, « dépanner  » signifie ne fournir qu’une seule plaquette de pilules au lieu des trois constituant habituellement une prescription. Vendeuses et pharmaciennes différencient également une ordonnance dépassée d’une ordonnance absente. Dans le premier cas, elles délivrent la contraception, car une ordonnance dépassée est tout de même gage d’un suivi gynécologique dont les délais de rendez-vous sont parfois longs. Dans le cadre d’une requête sans ordonnance, les vendeuses et pharmaciennes donnent davantage de « conseils  » à l’usagère sans que celle-ci n’en ait demandé, questionnent la jeune femme pour savoir si elle est suivie médicalement, lui conseillent a minima de voir un·e médecin généraliste (la situation étant évaluée comme urgente et les délais de rendez-vous étant moins longs que chez les spécialistes).

Paradoxalement, la connaissance contraceptive des usagères peut également participer à renforcer la suspicion du personnel de pharmacie. L’une des vendeuses (17 janvier 2018) donne l’exemple d’une « petite jeune  » souhaitant avoir recours à la contraception d’urgence. La jeune femme n’a « pas vu de gynécologue depuis longtemps  » et connaît les effets de la pilule du lendemain. Tout en reconnaissant que c’est « de l’ordre du ressenti  », la professionnelle suppose, d’une part, que la contraception d’urgence serait la contraception habituelle de l’usagère, et, d’autre part, qu’elle se rendrait tous les mois dans différentes pharmacies, afin de finir par l’obtenir. Pourtant, la question des modalités de délivrance des pilules du lendemain reste floue chez les plus jeunes, d’autant plus pour les usagères peu pourvues en capital scolaire (Amsellem-Mainguy, 2007). La contraception d’urgence ne nécessitant pas obligatoirement d’ordonnance, elle fait cependant l’objet de tractations entre le personnel de pharmacie et les jeunes femmes. En ce sens, l’évidence de l’ordonnance de la contraception orale en France est particulièrement questionnable, à la fois au regard de contextes internationaux, mais aussi des usages variables qui en sont faits selon les directives du personnel de pharmacie et les générations de pilules.

L’évidence de l’ordonnance en France ? Outil d’autorité médicale… aux fonctions variables

Usagères en situation de mobilités, encadrement médicalisé questionné

Dans d’autres contextes nationaux, les femmes ont plus librement accès à la contraception orale. Les usagères enquêtées qui présentent des mobilités dans leurs parcours biographiques font face à des politiques publiques de santé différentes en matière de contraception. Aurore (23 ans, étudiante en service social, Bac +2) qui a vécu en Inde s’est organisée avec ses parent·e·s pour pallier l’éventuelle absence de sa contraception orale dans ce pays : « Quand j’étais en Inde, je prenais la pilule française, donc en fait mes parents me ramenaient ma pilule française. Leurs visas les obligeaient à faire un mois [en Inde], un mois [en France], ce qui permettait d’avoir tous les trois mois ma pilule française. […] La pilule j’ai pas eu à l’acheter là-bas du coup. Je sais pas mais je crois même qu’elle n’existe pas  » (extrait d’entretien, 20 juillet 2016). Rosa (23 ans, étudiante en management, Bac +3), quant à elle, a commencé à utiliser une pilule en 2016 en Algérie, où elle est disponible sans ordonnance. Un an plus tard, elle quittait son pays natal pour venir étudier en France. L’échange à suivre montre qu’elle a ainsi dû s’adapter au système de soin français :

Rosa : « […] en France la pilule ne s’achète pas sans prescription, en Algérie, si. D’ailleurs une fois la gynéco j’ai pas osé repartir chez elle parce que j’avais pas mes résultats [d’examen médical] et du coup je l’ai achetée moi-même avec l’ancienne ordonnance qu’elle m’a donnée. Donc je peux l’acheter. Avec ou sans ordonnance, je peux l’acheter. Et là je ne peux pas. Donc là, vu que demain c’est le dernier jour de ma semaine [de comprimés] placebos[11], je dois repartir chez un gynéco pour qu’il me la re-prescrive, c’est pour ça que j’ai pris un rendez-vous chez un autre… […] j’ai pas trouvé de rendez-vous sur Internet [avec sa médecin habituelle], même si je suis patiente et du coup c’est chiant. En fait, j’aurais dû le prendre quand j’étais sortie de mon premier rendez-vous.  »

Chercheure : « Ou alors c’est dans six mois.  »

Rosa : « Exactement, et je ne peux pas attendre […]. Je trouve que c’est bizarre que la pilule soit obligatoirement sur ordonnance.  » (Extrait d’entretien, 4 février 2018)

Rosa se retrouvait confrontée à l’obligation de prescription, à la dépendance au corps médical que cela implique, et aux conséquences sur son parcours contraceptif, à travers une prise de rendez-vous en urgence et l’incertitude de recourir à une nouvelle prescription à temps. L’expérience de sa mobilité est un facteur central lui permettant de questionner la légitimité de l’encadrement médical de la contraception orale en France, dont l’ordonnance en est l’outil principal.

De même, alors qu’elle vivait entre la France et le Canada, Dévi (28 ans, technicienne de gestion du personnel, Bac +2) faisait attention à se procurer des pilules au dosage similaire :

« […] en fait j’ai déménagé, je suis allée au Canada et ils avaient pas la même [pilule], donc du coup, ils m’ont donné l’équivalent. […] Après en venant ici, en fait, c’est juste que j’ai changé de marque mais c’est le même dosage. Donc c’est censé être la même chose, c’est juste qu’il y a un nom différent à chaque fois, mais après ça reste la même. […] Apparemment c’est exactement la même chose, c’est juste que c’est un laboratoire différent. Je demande toujours d’avoir le même dosage parce que moi quand j’avais demandé la pilule je voulais pas quelque chose de fort au début. Parce qu’après au niveau de la libido je trouvais que c’était assez violent, donc du coup j’ai demandé à mon médecin d’avoir le plus bas possible. […] j’ai toujours demandé à avoir la même chose.  » (Extrait d’entretien, 14 novembre 2016)

L’ordonnance : garante du remboursement ou outil de contrôle médical

En France, en 2017, un collectif présenté sous l’appellation « LibérezMaPilule  », et notamment composé de professionnel·le·s de santé (pharmacien·ne·s, médecins, sages-femmes), de membres du Planning Familial et de féministes[12], adresse une lettre ouverte aux laboratoires pharmaceutiques leur demandant de « déposer auprès de l’ANSM [Agence nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de santé] ou de l’Agence européenne [des médicaments] (EMA) un dossier d’autorisation d’AMM [Autorisation de Mise sur le Marché] pour une pilule progestative sans ordonnance  » (Collectif Libérez ma pilule, 2017). Le collectif s’appuie sur les arguments avancés par le Collège américain des gynécologues obstétriciens et le Center For Disease Control and Prevention. L’accès à la contraception orale sans ordonnance est à l’œuvre dans différents pays. Sur 147 pays étudiés en 2012, près de 70 % ont permis l’utilisation de la pilule sans passer par un·e médecin (Grindlay et al., 2013). Les ordonnances servent également à quantifier les recours à la contraception. Or, même sans ordonnance, cette évaluation reste réalisable à l’aide d’un questionnaire à remplir avec le personnel de pharmacie. Un autre argument avancé est que, si la contraception orale était accessible sans ordonnance, les usagères auraient une approche plus prudente encore que celle des prescriptrices et prescripteurs. D’après ce collectif, les études sur lesquelles s’appuie le Collège américain des gynécologues obstétriciens montrent également que les femmes utilisent ce médicament « correctement sans prescription  ». Enfin, le risque d’usage malgré une contre-indication est similaire que la pilule soit délivrée avec ou sans ordonnance. La pilule « à libérer  » de son ordonnance n’est néanmoins pas celle qui est « en crise  ». Seules les pilules progestatives (de premières générations) sont visées par cette possibilité, car non associées à un sur-risque sanitaire. Les pilules de premières générations (première et deuxième générations) sont les plus remboursées et ce critère constitue l’argument de maintien de l’ordonnance.

Par conséquent, l’ordonnance ne semble pas avoir la même fonction selon la génération de la pilule prescrite. Garante du remboursement pour les pilules de premières générations, elle représente surtout un outil de contrôle médical pour les pilules de dernières générations (troisième et quatrième générations), comme l’illustre l’expérience d’Eva (23 ans, attachée commerciale en banque, Bac +3) lorsqu’elle a souhaité renouveler sa pilule avec une ordonnance dépassée :

« J’ai eu une période un peu dure, c’est pas le fait de la prendre, c’est le fait d’aller la chercher en pharmacie. […] Et en fait elle [la pharmacienne] a vu vraiment que j’étais désespérée, je lui ai vraiment expliqué que j’étais dans l’Aveyron, que j’avais oublié de la prendre, que j’avais vraiment la bonne ordonnance mais que je m’étais trompée d’année, enfin de mois, je sais pas ce que j’ai foutu. Et ce qui a pesé dans la balance, elle me l’a dit aussi à la fin, c’est parce que c’était pas remboursé. Ça, elle me l’a dit à la fin.  » (Extrait d’entretien, 19 décembre 2016)

Une pilule de troisième ou quatrième génération semble paradoxalement plus accessible que celles de premières générations en cas de présentation d’une mauvaise ordonnance. Cela peut s’expliquer par le fait que les pilules de dernières générations, non remboursées, représentent un moindre coût pour le système de santé. Le critère économique surpasse ici celui de la responsabilité médicale.

Cette variabilité du remboursement selon les générations de pilules crée de la confusion chez les usagères lors d’un changement de contraception orale et favorise les inégalités financières. L’ancienne pilule de Laura (24 ans, chargée de gestion immobilière, Bac +2) lui coûtait trois euros. N’ayant pas été informée du coût de sa nouvelle pilule par sa gynécologue, ce n’est qu’au moment de l’achat qu’elle découvre que le prix s’élève à une quarantaine d’euros. Le coût représente un critère significatif dans le choix d’une méthode contraceptive, comme en témoigne Fanny (23 ans, étudiante infirmière, Bac +3) :

« […] au début je prenais la Jasminelle® et elle coûtait vingt-cinq euros et euh c’était un peu plus chiant. Mais après j’ai eu la Leeloo® t’sais et elle est remboursée, donc euh c’était trois euros ou un truc comme ça, donc ça m’amputait pas trop mon budget. Mais c’est vrai que ça avait un coût. […] J’ai accepté de changer Jasminelle® par rapport au coût.  » (Extrait d’entretien, 31 mars 2014)

L’ordonnance reste donc un outil de contrôle médical en ce qu’elle favorise les consultations, les (nouvelles) prescriptions et la dépendance au corps (para)médical, et ce, pour un motif non systématiquement médical. Face aux contraintes liées à la délivrance sur ordonnance et à l’autorité parfois arbitraire du personnel de pharmacie, les usagères organisent stratégiquement leurs (r)achats de pilules et mobilisent souvent leurs mères afin de contourner l’autorité paramédicale.

Contourner l’autorité paramédicale, garantir l’accès à sa pilule

Le degré de familiarité entre usagères et pharmacies, palliateur d’ordonnance défaillante

Dans le cas d’une ordonnance défaillante, les marges de manœuvre diffèrent selon la génération de la pilule en question. Quelle que soit la défaillance de l’ordonnance, l’on pourrait s’attendre à ce qu’une pilule de premières générations, non concernée par les sur-risques sanitaires, soit plus facilement délivrée qu’une pilule de dernières générations. Or, les logiques de délivrance sont toutes autres. Les usagères ont l’habitude de se rendre dans une pharmacie en particulier, située dans un quartier qu’elles fréquentent (celui de leur domicile ou de leur travail). Pour des raisons pratiques, il peut leur arriver de se présenter exceptionnellement à la pharmacie la plus proche de chez leur médecin ou de leur activité en cours au moment de l’achat de la pilule. Cependant, cela nécessite d’être prévoyante en ayant la carte vitale et la mutuelle[13] sur soi. Andréa (26 ans, conseillère de vente, Bac +3) indique justement privilégier une seule pharmacie, afin d’éviter « de tout redonner  » (carte vitale et mutuelle) dans une autre officine. Elia (21 ans, infirmière, Bac +3), quant à elle, préfère avoir la possibilité de se rendre sans encombre dans n’importe quelle pharmacie : « dans mon sac j’ai toujours ma mutuelle et ma carte vitale, peu importe celle où j’vais en fait  ». Tout en montrant le rangement en question dans le cadre d’un « parcours commenté  », elle précise : « C’est ma pochette où j’ai tout ce que j’ai besoin : carte bleue, ordonnance. Parce que des fois ça peut t’arriver, tu pars en vacances, t’as oublié ton ordonnance, donc moi j’ai toujours mon ordonnance avec moi. Et tant mieux d’ailleurs, parce que quand je suis partie en vacances sur la côte basque, heureusement que j’avais mon ordonnance parce que j’avais plus de pilule et je savais que j’avais mon ordonnance et ma mutuelle et ma carte vitale, j’ai juste été à une pharmacie et c’était réglé  » (extraits d’entretien, 22 mars 2014).

Se rendre régulièrement dans la même pharmacie ne représente pas seulement un avantage pratique. C’est aussi la garantie d’avoir plus facilement accès à son moyen de contraception en cas de défaillance d’ordonnance, comme le montrent les propos d’Aurore (23 ans, étudiante en service social, Bac +2) : « […] si jamais j’ai perdu une plaquette ou si jamais je l’ai pas sur moi, ils [les membres du personnel de la pharmacie] ont déjà une ordonnance. Donc je leur dis : “voilà vous avez une ordonnance, vous avez tout mon dossier, est-ce que je peux avoir la plaquette parce que je l’ai perdue ?’’ […] Ça m’est arrivé une fois ou deux et ils me l’ont donnée. Mais là ils donnent une plaquette, ils ne donnent pas le paquet [composé de trois plaquettes]  » (extrait d’entretien, 20 juillet 2016). Lors d’une conversation informelle, deux usagères enquêtées exposent leurs stratégies de renouvellement de pilules. Toutes deux s’accordent à dire qu’il est « pénible  » de devoir retourner chez le médecin pour faire renouveler l’ordonnance de pilules. Elles ont pour habitude d’aller dans une pharmacie une semaine avant la fin de leur plaquette pour effectuer le rachat. S’y rendant avec une ancienne ordonnance, elles prétextent qu’elles en sont à leur dernier jour de prise et qu’elles ont donc immédiatement besoin d’une nouvelle plaquette. L’une d’elles précise alors qu’il faut parfois changer de pharmacie quand la stratégie est trop souvent utilisée, mais que les pharmacien·ne·s sont « obligé·e·s  » de délivrer une pilule, même si l’ordonnance est ancienne, et ajoute qu’« il ne faut pas hésiter à insister  » (extrait de journal de terrain, 2 mars 2016).

En miroir, cet arrangement est bien plus compromis si les usagères se rendent dans une pharmacie qui ne dispose pas déjà de leur dossier (para)médical, comme l’illustrent ces extraits d’entretiens :

« J’avais pas renouvelé l’ordonnance et du coup je vais dans une pharmacie et ils me la vendaient quand même, même si l’ordonnance était périmée. Mais c’est que dans la pharmacie où ils me connaissent. Ça aussi ça m’est arrivé, avant qu’ils me connaissent dans cette pharmacie, d’aller dans d’autres pharmacies et les supplier tu vois pour expliquer que mon rendez-vous [médical pour le renouvellement d’ordonnance] il a été trop loin, que ça craint, que si là je la prends pas c’est risqué. Ah non, non, non, ils te la vendent pas. Ben je sais pas, je me suis toujours débrouillée à… mais il fallait chercher, enfin tu vois il fallait vraiment pleurer et tout. » Ambre, 25 ans, étudiante en master d’anthropologie (extrait d’entretien, 5 juillet 2016)

« […] dans ma maison de campagne, dès fois ça m’arrive d’oublier ma plaquette, je suis comme une conne. Du coup, je vais à la pharmacie en urgence, sans ordonnance en plus et normalement, ils la délivrent pas, mais bon je fais mon regard : ''s’il vous plait, j’veux pas de bébé !'' et du coup ça passe […]. Sinon, oui c’est toujours la même pharmacie […] dans le quartier. […] 'Fin c’est la pharmacie de famille, on va toujours là depuis toujours, ils me connaissent par cœur.  » Cyrielle, 21 ans, manipulatrice en électroradiologie, Bac +3 (extrait d’entretien, 4 avril 2014)

La variable permettant d’accéder à la contraception orale avec une ordonnance défaillante est donc moins la génération de la pilule que le degré de familiarité et de « proximité sociale  » (Bretin et Kotobi, 2016 : 127) entre les usagères (ici jeunes et diplômées) et le personnel de pharmacie. Les jeunes femmes ont acquis un « capital d’autochtonie  »[14], soit un ensemble de « ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisés  », une « notoriété acquise et entretenue sur un territoire singulier  » « permettant de se positionner avantageusement  » (Renahy, 2010 : 9), en exerçant « un droit collectif  » sur ledit territoire (Bozon et Chamboredon, 1980 : 73), dans ce cas-ci la pharmacie de proximité. Si, malgré tout, les jeunes femmes ne parviennent pas à accéder à leur contraception, ou pour des raisons pratiques, elles s’en remettent parfois à leurs mères.

Face à l’âgisme, mobiliser les mères

L’implication des mères dans le parcours contraceptif de leurs filles est relativement nouvelle, elles-mêmes déclarant ne pas avoir bénéficié de cet échange avec leurs propres parentes. Contrairement à ces générations plus anciennes, la deuxième vague féministe semble avoir fait son œuvre en attribuant un héritage commun aux enquêtées (mères et usagères). Pour autant, cette implication questionne l’émancipation des jeunes femmes. D’une part, les mères peuvent garder un contrôle sur le suivi médical de leurs filles. « La figure de la mère  » se révèle être une « représentante incontournable de la surveillance  » de la sexualité de sa/ses fille(s) (Clair, 2010 : 322). D’autre part, les mères transmettent à leurs filles un rôle de gestionnaire de la santé assigné aux femmes (Amsellem-Mainguy, 2006), rasseyant des principes de l’ordre de genre. Loin de blâmer les mères, il s’agit plutôt de mettre au jour ici les (limites des) rôles sexués (perpétuellement féminisés) dans la gestion de la contraception.

Pharmaciennes et vendeuses en pharmacie déclarent que les mères accompagnent les usagères pour l’achat de leur pilule prioritairement lorsqu’il s’agit d’une première prescription. Si les vendeuses voient cela comme le gage d’une complicité entre mères et filles, les pharmaciennes mettent l’accent sur une caractéristique davantage systémique en indiquant que la clientèle en pharmacie est majoritairement féminine, quel que soit le traitement délivré. Les femmes, et a fortiori les mères, endossent le rôle de gestionnaire de la santé de la famille (Amsellem-Mainguy, 2006) et, en étant assignées aux soins profanes dans la sphère domestique, elles réalisent en fait un travail complémentaire à celui des professionnel·le·s de santé (Cresson, 2006). En s’impliquant ici dans « la ritualisation de la prise de contraception  » de leurs filles, les mères les « rappellent  » « à l’ordre de leur vertu  » (Clair, 2010 : 328). Lors de la délivrance de ces primo-prescriptions, les mères viennent parfois seules (sans la principale intéressée). Or, pharmaciennes et vendeuses déclarent également que c’est durant la première prescription qu’elles donnent l’ensemble des informations concernant la contraception orale (relatives aux oublis et à la prise de contraception d’urgence par exemple). Les pharmaciennes distinguent aussi les femmes accompagnées par tranches d’âges : elles indiquent que les 15-20 ans semblent peu solliciter d’accompagnant·e·s et y voient le signe d’un éventuel usage contraceptif dans le secret, tandis que les 25-30 ans, qu’elles présentent comme étant le plus souvent seules, ne font pas l’objet de cette même perception. Les vendeuses déclarent que les mères posent beaucoup de questions lorsqu’elles viennent chercher la contraception orale de leurs filles (que ces dernières soient présentes ou non).

Les expériences des mères convergent avec celles des usagères en ce qu’être (re)connue à la pharmacie permet d’accéder plus aisément à la contraception orale de leurs filles en cas d’ordonnance non valable, voire absente :

« Ça m’est arrivé mais comme la pharmacienne me connaissait bien, mais que je disais elle [sa fille] a rendez-vous là mais elle en pas assez [de pilules] pour aller jusque-là. Elle me l’avançait carrément. Et donc après, je lui ramenais l’ordonnance et elle me le mettait comme si, comme quoi elle me l’avait donnée. […] Non j’ai jamais eu de problème de ce côté-là. À chaque fois, elles me l’ont avancée. […] C’était une plaquette, juste pour dépanner pour aller jusqu’au rendez-vous.  » Yvonne, 63 ans, manutentionnaire retraitée, mère d’Andréa (extrait d’entretien, 12 juin 2018)

« […] ça lui [à sa fille] arrivait souvent ça, de perdre l’ordonnance. […] Ben il [le pharmacien] me l’a donnée, ouais [sans ordonnance], parce que c’était une pharmacie que je connaissais. Oui, oui j’ai dit que c’était la pilule de ma fille et qu’elle allait se refaire marquer l’ordonnance mais que là elle en avait plus et qu’il fallait qu’elle la reprenne, qu’elle pouvait pas attendre.  » Christine, 51 ans, fonctionnaire, mère de Laura (extrait d’entretien, 6 octobre 2016)

Cependant, face à l’âgisme mobilisé en défaveur des jeunes usagères par le personnel de pharmacie, outre le degré de familiarité avec son personnel, l’âge des mères leur confère un accès facilité à la contraception orale de leurs filles. Bien que les mères remettent peu en question l’autorité (para)médicale en entretien, elles peuvent constituer une ressource permettant aux usagères d’échapper à celle du personnel de pharmacie.

Par conséquent, les usagères recourent à leurs mères pour les achats de contraception orale pour au moins trois raisons. D’abord, lorsque l’ordonnance est dépassée, voire absente : dans le cadre de la conversation informelle mentionnée dans la sous-partie précédente, l’une des deux usagères indiquait « envoyer  » sa mère en officine quand le personnel de pharmacie refusait de lui délivrer une pilule (journal de terrain, 2 mars 2016). Ensuite, les mères sont sollicitées pour éviter l’âgisme visant les jeunes clientes. C’est par exemple ce que suppose Michelle (47 ans, gérante d’une agence immobilière, mère de Cyrielle), qui identifie son âge comme un passe-droit, notamment quand elle ne dispose pas de l’ordonnance de sa fille :

« Je demande à être dépannée. On me pose pas de question en général. Est-ce que c’est peut-être mon âge qui fait que… Après, je sais qu’il y a pas mal de pharmacies où d’après Cyrielle c’est pas si évident que ça sans prescription d’avoir une pilule délivrée. De ce fait, oui, je me dis que ça doit être l’âge. Non je spécifie pas si c’est pour moi ou pour ma fille. Et ils me posent pas la question. Donc c’est marrant parce que du coup c’est vrai que pour des professionnels en pharmacie, c’est vrai qu’ils devraient quand même s’interroger pour qui ils délivrent quelque chose. Et même il me semble que c’était pas juste pour dépanner avec une plaquette, on m’a proposé la boîte de trois.  » (Extrait d’entretien, 24 janvier 2017)

Dans le cas où la pilule n’est pas remboursée, les mères peuvent représenter un soutien financier, parfois malgré elles, pour leurs filles, tel que le raconte Béatrice (56 ans, ATSEM, mère d’Eva) :

« […] ça lui arrivait quand même de me demander de l’acheter. Je la soupçonne, parce que celle-là, elle est payante tu vois, de me demander souvent de l’acheter. Non, non, parce que faut quand même bien réfléchir à ça parce qu’à chaque fois j’y ai droit, mais tu vois je me demande. Ben Diane 35® elle était remboursée, mais celle qu’elle prend là, elle est pas remboursée. Et c’est assez cher. Donc je la soupçonne, cette Eva. » (extrait d’entretien, 10 janvier 2017)

Cette implication intergénérationnelle (Amsellem-Mainguy, 2006), ici dans la gestion économique de la contraception, illustre le caractère perpétuellement genré du « travail contraceptif ».

Conclusion

Le « travail contraceptif  » implique l’acquisition de compétences. Les usagères tentent en effet de concilier au mieux leur contraception et leur mode de vie : en prévoyant ou en tentant de prévoir les achats, les rendez-vous gynécologiques et médicaux nécessaires à la procuration d’une ordonnance ; en essayant de conserver ladite ordonnance durant une année, en pensant à la prendre lors des mobilités (en voyage, en vacances), le cas échéant en s’adaptant à différentes politiques de santé ; en anticipant les restrictions posées par le personnel (para)médical et en y répondant par diverses stratégies. Dès lors, étudier le moment qu’est l’achat de pilules permet de montrer que le « travail contraceptif  » inhérent à l’usage de contraception orale nécessite un (auto)contrôle disciplinaire (Jarty et Fournier, 2019) qui va bien au-delà de l’ingestion quotidienne des comprimés. Il implique une grande agentivité de la part des femmes concernées, qu’elles mobilisent leurs mères ou qu’elles établissent seules des stratégies favorisant l’accès à leur contraception. En indiquant « se débrouiller  », « essayer  », « chercher  », « insister  », « supplier  », « pleurer  », les interlocutrices mettent au jour un processus chronophage et énergivore laissant une importante place à l’incertitude quant à la facilité d’accès à la contraception, selon des conditions non exclusivement médicales. En outre, les usagères font face à des injonctions contradictoires, car s’il est attendu des « compétences contraceptives  » de leur part, leur application semble devoir se limiter au cadre de la « norme contraceptive  » (Bajos et Ferrand, 2004) et ne pas compromettre leur dépendance au corps (para)médical. Les femmes ne sont censées ni mobiliser leurs connaissances du système de soin pour déroger à une défaillance d’ordonnance ni les mettre à profit afin de se procurer facilement une méthode contraceptive telle que la contraception d’urgence. En définissant les modalités de mise en œuvre des moyens de gestion de la fécondité (ici de délivrance de contraception orale), les politiques de santé déterminent également la charge du « travail contraceptif  » nécessaire et ont donc des conséquences sur les parcours contraceptifs (selon les conditions, financières et temporelles, d’accès aux moyens contraceptifs), médicaux (ici selon les délais de rendez-vous) et biographiques (ici dans le cadre de mobilités) des usagères de contraception.

Dès le renouvellement de l’ordonnance en consultation médicale ou en cas de défaillance d’ordonnance à la pharmacie, l’autorité (para)médicale, parfois arbitraire, influe sur les parcours contraceptifs des usagères et légitime des logiques non médicales : d’évaluation des connaissances des usagères, de discrimination selon l’âge (mais aussi la classe ou la race), ou encore de l’ordre de motivations économiques, qui agissent comme des outils de contrôle social d’accès à la contraception (Fonquerne, 2020). Les logiques de délivrance de contraception orale dépendent à la fois du type de défaillance d’ordonnance (dépassée ou absente), de la génération de la pilule demandée (remboursée ou non) et du degré de familiarité et de proximité sociale entre les usagères et le personnel de pharmacie. Être (re)connue à la pharmacie semble garantir a minima d’être « dépannée  » (c’est-à-dire d’accéder à une plaquette de pilules), voire d’accéder aux trois plaquettes de comprimés composant généralement une prescription. Si l’ordonnance certifie le remboursement des pilules de deuxième génération, elle apparaît peu comme un outil médical en ce qu’elles sont par ailleurs disponibles librement dans d’autres pays. Les pilules de troisième et quatrième générations étant associées à des sur-risques sanitaires, l’ordonnance fait davantage office d’outil de contrôle médical pour ces comprimés. Pourtant, en cas d’ordonnance défaillante, ces pilules semblent plus aisément accessibles selon des logiques économiques : avec ou sans ordonnance, elles restent non remboursées et n’impliquent pas de coût pour le système de soin. Dès lors que l’ordonnance n’est pas valable, les variables du registre économique et du degré de proximité entre usagères et pharmacies surpassent celle du sur-risque sanitaire.

L’étude de l’achat de la contraception orale révèle également, et dans une moindre mesure, des vides réglementaires, les conditions de délivrance d’une pilule en cas de défaillance d’ordonnance variant selon la direction de chaque pharmacie. Les usagères accèdent inégalement à la pilule demandée en fonction du personnel de pharmacie qu’elles rencontrent et le personnel de pharmacie se voit lui aussi confronté à des injonctions contradictoires (ne pas réaliser de délivrance sans ordonnance et ne pas laisser une femme sans contraception). Ces pratiques doivent, en outre, être comprises dans un contexte où le personnel d’officine pallie régulièrement des consultations médicales expéditives et de longs délais de rendez-vous. À ce système de santé saturé s’ajoute le contexte de « crise de la pilule  » et les risques médico-légaux dont les professionnel·le·s souhaitent se prémunir.

La responsabilité des professionnel·le·s de santé, la dépendance (para)médicale imposée aux femmes, ainsi que les discriminations à l’égard des usagères pourraient être amoindries si les pilules de deuxième génération étaient en libre accès. La délivrance de la contraception orale est alors entendue ici selon un double sens : l’acte de délivrer les pilules en pharmacie, mais également la possibilité de délivrer les comprimés (et les actrices et acteurs concerné·e·s) de leurs ordonnances. Supprimer l’ordonnance de ces pilules pourrait représenter un levier d’évitement de l’autorité (para)médicale et soulager une partie du « travail contraceptif  ». Tout en entérinant la remise en question de la place centrale de la contraception orale au sein de la « norme contraceptive  », il s’agirait surtout de tendre vers un objectif prôné depuis les années 1960-1970, central dans les revendications féministes (Pavard, 2012b ; Zeller, 2020) : l’accès à la contraception libre (sans outil dispensable de contrôle médical) et gratuite (a minima remboursée).