Résumés
Résumé
Cette présentation trace des liens entre communication interculturelle, transmission culturelle intergénérationnelle, oralité et écriture tout en faisant ressortir la façon dont la littérature migrante en général et, de façon particulière, la littérature de tradition haïtienne, mettent en scène ces notions. Cette mise en contexte éclairera ensuite les propos de l’écrivaine québécoise d’origine haïtienne, Marie-Célie Agnant. Au cours d’une entrevue, à travers des va-et-vient entre sa propre vie et celle des personnages de ses romans et nouvelles, elle nous livre ses réflexions sur l’oralité et le rôle des femmes dans la transmission culturelle intergénérationnelle en Haïti, la difficulté pour les femmes haïtiennes d’accéder à l’écriture et à la parole publique, le relais par l’écriture dans le processus de transmission vers les membres de la diaspora et l’écriture comme vecteur de la communication interculturelle.
Abstract
This presentation traces the links between intercultural communication, intergenerational cultural transmission, orality and writing while illustrating how migrant literature in general and the Haitian literary tradition in particular presents these notions. This contextualization will then serve to clarify the remarks of the Quebec writer of Haitian origin, Marie-Célie Agnant. During an interview, through the back and forth process between her own life and that of the characters of her novels and stories, she provides us with her reflections on orality and the role of women in intergenerational cultural transmission in Haiti, the obstacles faced by Haitian women who try to express themselves publicly through written and oral discourse, the relay through writing in the process of transmission toward members of the diaspora, and writing as a vector of intercultural communication.
Corps de l’article
Transmission intergénérationnelle et écriture transculturelle
Les filtres culturels partagés par les membres d’une société orientent la communication entre les personnes et les groupes. Les perceptions qu’une personne a de sa culture ainsi que de son histoire individuelle et collective lui permettent de se représenter elle-même et d’identifier les autres. Transmis de génération en génération, ces repères aident les descendants à prendre leur place dans le monde qui les entoure, les rendant aptes à fonctionner adéquatement dans leur société. De plus, un fort sentiment d’identité, bien intégré et accepté, permet une plus grande ouverture et un meilleur accueil des autres. Par ailleurs, dans les Antilles, comme l’illustrent régulièrement les romans d’écrivaines de là-bas, les hommes sont souvent absents de la maison familiale[1]. Cette absence de père ou d’époux semble très présente dans l’imaginaire des femmes antillaises, très chargée de sens, de sorte que, suivant l’explication du philosophe et psychanalyste Pierre Fedida, plutôt que de constituer un vide, elle devient un « trop-plein » (Fedida 1978 : 50). De plus, dans ces sociétés, en raison du rôle dévolu aux femmes et de leur place bien assignée au sein de la famille, c’est sur elles que repose la transmission intergénérationnelle, au jour le jour, et oralement. Dans cette fonction, les femmes s’appuient les unes sur les autres.
Parmi plusieurs exemples de livres mettant en scène cette réalité figure celui de la romancière guadeloupéenne Michèle Lacrosil, Sapotille et le serin d’argile (Lacrosil n.d.), dans lequel la protagoniste, Sapotille, est entièrement à la charge de sa mère et de sa grand-mère. C’est cette dernière qui exerce le rôle de transmission des savoirs auprès de la jeune fille. « Schéma classique aux Antilles, nous ne savons rien du père. […] La grand-mère se trouve donc dépositaire de la connaissance du passé et communique son savoir à l’enfant » (Condé 1993 : 10-11). La mère, pour sa part, veut inculquer une éducation à l’européenne à sa fille et tente d’effacer la mémoire de ses origines. « En fait, l’éducation de Sapotille a pour but de museler le ‘‘fonds nègre’’ détestable et méprisable, toujours prêt à ressurgir dans un éclat de rire trop bruyant, un geste obscène, une parole triviale et à ressusciter l’Ancêtre esclave » (Condé 1993 : 12). Romans antillais et plus précisément haïtiens, les oeuvres de Marie-Célie Agnant présentent des portraits de femmes, grands-mères ou femmes âgées, qui transmettent la connaissance du passé aux plus jeunes, parfois malgré la résistance des mères. Ces femmes sont fortes. L’écrivaine les nomme des guerrières. Une vieille chanson antillaise dit : « fem-ne tombe pa jamin desespere », c’est-à-dire « une femme tombée se relèvera toujours ». Les romans d’Agnant font partie de la littérature du Québec où ils sont écrits et publiés. En même temps, par leur style et par les thèmes qu’ils abordent, ils se situent bien dans la lignée de l’écriture haïtienne. Ils traitent, notamment, de la question de la couleur. Dans Le livre d’Emma, le destin tragique du personnage principal, sa solitude et son manque d’amour découlent de la malédiction dont sont victimes les femmes à la peau bleue, prenant la forme, dans son cas, du contraste entre la couleur de sa peau et celle de sa mère Fifie. Cette dernière étant plutôt couleur de miel brûlé n’arrive pas à se laisser aller à aimer sa fille, la sachant vouée à une vie de malheurs. Le thème de la couleur est récurrent dans la littérature haïtienne. Il est présent, entre autres, dans le roman Amour de la trilogie Amour, Colère et Folie de Marie Chauvet[2], comme en témoignent ces paroles de la fille aînée de la famille Clarmont dont on raconte l’histoire.
[…] je commençai dès mon jeune âge à souffrir à cause de la couleur foncée de ma peau, cette couleur acajou d’une lointaine aïeule et qui détonnait dans le cercle étroit des Blancs et des mûlatres-blancs que mes parents fréquentaient.
Chauvet 1968 : 10
Les romans de Marie-Célie Agnant s’inscrivent dans la tradition haïtienne aussi parce qu’ils transcrivent des récits oraux. L’oralité fait partie du roman haïtien. Pour intégrer le discours oral à l’oeuvre écrite, les auteurs font appel à différents procédés, comme l’introduction du dialogue ou l’utilisation d’un narrateur qui présente au lecteur les récits que lui ont transmis verbalement, au préalable, d’autres narrateurs. Maximilien Laroche nomme supernarrateurs ces premiers passeurs du récit (Laroche 1997 : 234 ; 1991 : 51). Ainsi le narrateur s’approprie les histoires, il les annonce, ouvre les guillemets et se permet alors de transcrire un discours oral. La fonction du narrateur est de traduire de l’oral à l’écrit et aussi de commenter ou d’interpréter le récit (Laroche 1991 : 49). Sa qualité de témoin l’y autorise. Dans La dot de Sara, Marianna, la grand-mère haïtienne, occupe cette position de narratrice en offrant à sa petite fille Sara l’histoire de ses ancêtres et les récits de femmes de « là-bas au temps longtemps ». Dans Le livre d’Emma, ce rôle est occupé par Flore, une interprète qui travaille auprès d’Emma pour traduire son discours du créole au français.
Les femmes en général et, de façon particulière, les femmes haïtiennes des livres de Marie-Célie Agnant, sont souvent murées dans le silence. À travers ses romans, comme dans sa vie, l’auteure dénonce le silence qu’on leur impose et le difficile accès, pour elles, à la parole publique et à l’écriture. En Haïti, peut-être plus qu’ailleurs dans les Antilles, l’écriture demeure l’apanage des hommes, pendant que les femmes font leur travail de transmission, oralement, à l’ombre des murs de la maison familiale. À ce sujet, citons Maryse Condé.
Pourquoi si peu d’écrivains femmes en Haïti alors que la Guadeloupe et la Martinique en comptent tant, relativement parlant ? Misogynie plus poussée de la société haïtienne qui, rappelons-le, n’accorda le droit de vote à ses femmes qu’en 1957 ? Conséquence d’une évolution historique particulièrement douloureuse qui affecte les femmes au plus profond et les mutile plus gravement que les hommes ? Poids des images traditionnelles qui confinent la femme dans des rôles définis ? Bref, ce serait peut-être aux Haïtiennes de tenter de nous l’expliquer.
Condé 1993 : 83
De plus en plus de jeunes femmes haïtiennes, aujourd’hui, tentent d’intégrer l’univers de l’écriture afin de « participer à la production d’un imaginaire dont on ne sera pas exclu […] » (Ndiaye 1998 : 45). Marie-Célie Agnant appartient à une génération de l’entre-deux. Elle fait partie de celles qui ont choisi d’émigrer et qui ont vécu entre le refus d’intégration des aînés et l’appartenance d’emblée à la nouvelle société des plus jeunes. Elle a dû se battre pour se placer sur l’échiquier de la littérature et acquérir durement une reconnaissance, préparant ainsi le chemin pour les femmes des générations suivantes. En écrivant, elle réorganise sa propre histoire et celle d’autres femmes d’Haïti. La narration et l’écriture lui permettent de redonner une cohérence au monde pour elle-même et pour les autres. La narration, selon Boris Cyrulnik, possède ce pouvoir puisque « […] le choix des mots, l’agencement des souvenirs, la recherche esthétique entraînent la maîtrise des émotions et le remaniement de l’image qu’on se fait de ce qui nous est arrivé » (Cyrulnik 2003 : 61).
Un autre thème, celui de la langue, est souvent présent dans les romans de Marie-Célie Agnant. Ses personnages cherchent le point d’équilibre qui leur permettra de s’intégrer à leur nouveau monde tout en ne se perdant pas intimement. La langue, dans son oeuvre, représente le conflit intérieur de l’immigrant, son sentiment de rejet et ses efforts d’intégration. Ceci est d’ailleurs observable dans la littérature produite par des auteurs qui ont connu la migration, ainsi que le souligne la chercheure Lucie Lequin. « La question de la langue, ainsi presque toujours associée aux difficultés d’intégration et d’acceptation, traverse l’écriture migrante » (Lequin 2001 : 157). Le terme « écriture migrante » sera compris comme l’écriture créée par un auteur qui vit, écrit et publie dans un autre pays que sa terre natale, écriture teintée par les cadres de référence culturels des deux endroits à la fois. Ici, nous utiliserons plutôt le terme « écriture transculturelle ». Notre intention ce faisant est d’insister sur le rôle actif que nous attribuons à cette forme d’écriture dans le processus d’acculturation qui, lui, fait appel à l’adaptation mutuelle de la personne immigrante et des membres de la société d’accueil. L’expression transculturelle indique qu’il y a passage culturel dans les deux sens et reflète une ouverture de part et d’autre. L’écriture transculturelle présente le cheminement de la personne qui l’écrit, illustrant du même coup la démarche de reconstruction identitaire et d’intégration des personnes auxquelles l’auteur s’identifie. En même temps, les livres produits par ces écrivains peuvent contribuer à l’évolution culturelle de la société d’accueil. Parlant des femmes qui écrivent, Carmen Mata Barreiro exprime très habilement ce rôle transculturel de l’écriture migrante.
La littérature migrante apporte de nouveaux éléments pour analyser l’acculturation, la construction des identités. On y voit, de l’intérieur, le développement des processus, on assiste à la transformation de l’écrivain migrant ou du migrant écrivain. Des relectures d’une mémoire, d’une culture maternelle, des lectures de la culture de la société d’accueil sont poussées et sont nourries généralement par une attitude d’engagement de l’écrivain migrant par rapport à un groupe ethnoculturel, de l’écrivaine migrante par rapport aux femmes migrantes.
Mata Barreiro 2003 : 246
Enfin s’il est vrai que la tradition littéraire haïtienne, de même que l’écriture migrante, teintent l’oeuvre de Marie-Célie Agnant, il est tout aussi pertinent de situer cette écrivaine dans la lignée des Québécoises comme Gabrielle Roy et Marie-Claire Blais, à qui elle se joint pour mettre en scène la parole des femmes du Québec qui nous ont précédées.
L’écrivaine Marie-Célie Agnant
Marie-Célie Agnant est une écrivaine québécoise originaire de Port-au-Prince en Haïti. Elle a déjà publié deux romans au Québec, des recueils de poésie et de nouvelles, ainsi que des livres jeunesse[3]. Ses romans La dot de Sara et Le livre d’Emma ont reçu une importante couverture médiatique lors de leur parution. Ils sont traduits et distribués, notamment, aux États-Unis et en Europe. Affirmant son féminisme, l’écrivaine parle, à travers ses livres, d’esclavage, de domination d’êtres humains par d’autres et de la situation des femmes haïtiennes, qu’elles soient demeurées au pays ou qu’elles appartiennent à la diaspora. Elle est mère de trois enfants et vit à Montréal où elle participe à l’action d’organismes de solidarité internationale et de droits humains. Parallèlement à sa carrière d’écrivaine, elle travaille comme traductrice et interprète auprès de communautés haïtiennes et latino-américaines au Québec. Au cours de l’entrevue, il est question des romans La dot de Sara et Le livre d’Emma, du recueil de nouvelles Le silence comme le sang et de ses oeuvres de littérature jeunesse. De l’aveu même de l’auteure, Le silence comme le sang est un ouvrage essentiellement autobiographique. Elle puise aussi dans son expérience et son environnement des éléments qui viennent teinter l’ensemble de son oeuvre littéraire.
La dot de Sara et Le livre d’Emma
Le roman La dot de Sara a été écrit à partir de récits de vie de femmes québécoises d’origine haïtienne. Ces récits de grand-mères haïtiennes avaient d’abord été recueillis au cours d’un projet de recherche sociologique sur la situation des personnes âgées à Montréal. Ils ont ensuite été repris par l’écrivaine et sont venus se mêler à sa mémoire et à son expérience, ainsi qu’à ses connaissances intellectuelles, pour construire ce roman d’écriture transculturelle. L’oeuvre présente l’histoire de trois Québécoises d’origine haïtienne : Marianna, sa fille Giselle et sa petite fille Sara. Le roman est fait de l’enchevêtrement de deux récits principaux. Un premier raconte la migration de Marianna, sa solitude et ses efforts d’intégration dans un pays où elle ne se retrouve pas. L’autre récit est celui de là-bas au temps longtemps qui se déroule en Haïti avant la naissance de Sara et qui présente des femmes fortes, des guerrières qui survivent dans des conditions difficiles grâce à leur débrouillardise et à la solidarité qui les lie entre elles. Marianna livre à sa petite fille Sara le portrait de cette communauté et lui offre aussi le récit d’une part du roman familial. Dans ce roman, Giselle occupe une position intermédiaire entre Marianna, celle qui résiste à l’intégration, et Sara, la nouvelle génération, née dans l’immigration maternelle ou, comme l’exprime le psychanalyste Jacques Hassoun, « dans l’espace fabuleux de l’exil parental » (Hassoun 2002 : 38). Madeleine Frédéric nomme « génération-charnière des mères » ce groupe de femmes migrantes dont elle souligne le rôle crucial et ingrat dans « l’émancipation féminine des migrantes » (Frédéric 2002 : 358).
Sur fond d’histoire d’Haïti, depuis le temps des premiers esclaves jusqu’à présent, Le livre d’Emma relate, dans un récit mythique, l’histoire de la lignée des femmes à la peau bleue dont est issue Emma. Seule survivante de quintuplées, celle-ci doit vivre et crier au nom de ses soeurs mortes. Recueillie à l’adolescence par Mattie, une femme vivant dans un village traditionnel haïtien, elle apprendra de celle-ci l’histoire des femmes de sa lignée depuis le départ de la Guinée de Kilima, sa première ancêtre haïtienne. Le livre met aussi en scène le récit migratoire d’Emma qui vit maintenant à Montréal. Il dépeint enfin la relation entre Emma et Flore, une femme québécoise originaire d’Haïti qui travaille comme interprète. Emma retransmet à Flore ce long récit des origines afin qu’il lui survive pour les générations à venir. Comme le fait remarquer Christiane Ndiaye, « […] ce récit est issu d’une transmission orale et ne sera fixé dans un texte écrit qu’après plusieurs générations. Récit des origines, il servira à guider les générations futures […] » (Ndiaye 1998 : 59). Flore doit d’abord réapprendre le langage oral des femmes qu’Emma tient de celle qui l’a élevée, Mattie et qu’elle a appris, lentement, intimement, lors de rituels simples et quotidiens. « Comme elle tresse les cheveux de l’enfant, Mattie tresse son récit, dans une ambiance de communion où l’art verbal naît de l’intimité des corps […] » (61). Le livre d’Emma est un roman fort qui dénonce le silence qu’on impose à des groupes de personnes et la solitude qui en découle, tout en parlant de ténacité, de solidarité et de transmission de savoirs entre les femmes.
Entrevue avec l’écrivaine Marie-Célie Agnant
Introduction
Au cours de l’entrevue, l’écrivaine Marie-Célie Agnant nous présente la situation de la transmission entre les générations dans les groupes de personnes haïtiennes ou d’origine haïtienne. À travers des va-et-vient entre sa propre vie et celle de ses personnages de romans, l’auteure québécoise, elle-même originaire de Port-au-Prince, nous livre ses réflexions sur les thèmes suivants : l’oralité et le rôle des femmes dans la transmission intergénérationnelle en Haïti ; la difficulté pour les femmes haïtiennes d’accéder à l’écriture et à la parole publique ; le relais par l’écriture dans le processus de transmission vers les membres de la diaspora ; l’écriture comme vecteur de la communication interculturelle ; la langue de transmission ; les rapports entre les femmes de générations différentes ; l’identité culturelle, ainsi que son double héritage, québécois et haïtien, en tant que femme et en tant qu’écrivaine.
L’entrevue
Colette Boucher : On a l’impression, en lisant Le livre d’Emma, que vous transcrivez des récits oraux, celui d’Emma et celui de Mattie notamment. Vous offrez aux lecteurs le « livre oral » que Mattie construit au jour le jour pour Emma. Est-ce bien ce que vous avez voulu faire ?
Marie-Célie Agnant : Il est vrai que le récit donné par Mattie est un récit oral, à la manière des transmissions orales que font les femmes âgées en Haïti. J’ai grandi dans un milieu de femmes comme cela arrive beaucoup dans les familles antillaises. Les femmes vivent près des familles, pendant que les hommes sont ailleurs, en train de mener leurs propres histoires et de régler leurs propres affaires. En fait, on ne sait trop où ils sont. On se retrouve donc avec des tantes, des grand-mères, des voisines, des personnes qu’on en vient à considérer comme de la famille par la force des choses. La famille en Haïti va beaucoup plus loin que ce qu’on croit au Québec. À la longue, une personne de l’entourage qui est très liée avec nous devient un membre de la famille. Alors, les femmes jouent ce rôle de transmission par l’oral. Ce faisant, j’ai l’impression qu’elles s’appuient les unes sur les autres. C’est comme ça que je l’ai vécu dans l’enfance et c’est ainsi que je le ressens. La vie n’est pas facile pour les femmes. Alors, pour s’entraider, on tisse des réseaux et, partant de là, il y a une forme de transmission qui se fait.
Je regarde ma fille qui a grandi au Québec et je sens qu’il y a une expérience de la vie qui lui échappe. Je veux parler de ce que nous enseigne la vie au contact de toutes ces femmes d’expérience. Il lui manque le témoignage de ce vécu. Par ailleurs, elle n’a pas cette expérience de grandir dans une société du manque. On a souvent l’impression que nos enfants ont trop reçu et qu’il y a une philosophie de la vie qu’ils ont du mal à comprendre à cause de cela. Ils acceptent difficilement une certaine réalité. Tout pour eux semble mécanique. Tout doit marcher comme ils le veulent, comme une machine, alors que la vie n’est pas ainsi faite. Seule l’expérience permet d’acquérir une philosophie plus ouverte. Moi, toute jeune déjà, j’ai été mise au contact du dur combat des femmes, j’ai été témoin de l’âpreté de la vie envers elles. Cela m’amène à accepter plus facilement certains aspects pénibles de l’existence. Souvent, je parle à ma fille de ma tante, de ma mère, des combats qu’elles ont menés. Pour moi, il s’agit d’une forme de transmission. Et c’est ce qu’elles font, sans le savoir parfois, ces femmes âgées.
C. B. : Les personnages de femmes sont forts, dans vos romans. Vous utilisez souvent le terme guerrières.
M.-C. A. : Je considère que le monde dans lequel nous vivons, de par les inégalités et la manière dont il tourne, est un monde dans lequel on livre la guerre à une catégorie de personnes. Pour moi, l’écriture ne se dissocie pas du monde dans lequel je vis. Par exemple, dans l’histoire d’Emma, j’ai utilisé la question de l’esclavage. C’est un procédé que j’emploie pour jeter un éclairage sur le monde d’aujourd’hui. Même s’il peut paraître fort d’employer le terme de « guerre », il faut bien admettre qu’on est obligé de se battre et d’être fort. Dans ma vie à moi, j’ai l’impression de toujours mener une guerre pour pouvoir agir et rester debout. Les femmes québécoises ont mené bien des guerres, aussi. J’ai travaillé sur une recherche, justement la recherche qui a donné lieu à La dot de Sara. J’étais vraiment très touchée de lire les récits de vie des Québécoises âgées. Il s’agit de femmes qui, à l’époque où on les interviewait, avaient 70 ans, 75 ans. Ce sont des guerrières, à leur manière. Quand on sait d’où est parti le Québec, on constate que les femmes ont dû se battre : la quantité d’enfants qu’il leur fallait élever, le devoir d’être soumises au clergé et d’obéir, parfois, à des hommes qui buvaient ; elle n’avaient d’autre choix que de travailler fort. On n’a qu’à lire, par exemple, Gabrielle Roy, et on le comprend, ces femmes ont été des guerrières.
C. B. : Pourquoi Emma est-elle la seule survivante de quintuplées ?
M.-C. A. : Je trouvais que c’était une image forte dans le sens où ce que je voulais mettre en scène, c’était qu’elles avaient beau être cinq, cinq femmes, il n’y a que celle-là qui ait survécu. Il y a une phrase où elle dit qu’elle criait pour toutes les cinq. L’image des quintuplées est liée au sens que je veux donner au cri, à la place des femmes, au rôle des femmes et au silence qui les entoure. Ce livre tourne surtout autour du silence. Emma crie dès sa naissance, mais personne ne l’entend. Elle dit : « je voudrais crier pour que les montagnes s’écroulent ». Ce qui est présent, c’est toujours le cri. Ce qui est dénoncé, c’est la voix que l’on s’obstine à faire taire.
C. B. : Dans vos romans, il y a souvent un livre qu’une femme voudrait écrire et qu’on l’empêche d’écrire. Est-ce une chose que vous avez observée ?
M.-C. A. : Je crois que oui. En Haïti, on écrit beaucoup comparativement à la population qui peut lire. C’est un pays où l’analphabétisme est présent, les gens ont très peu accès aux livres, mais il y a une soif de connaissance, une soif de savoir. Quand on va dans un Salon du livre en Haïti, on se rend compte à quel point les gens veulent lire. On y écrit depuis près de 200 ans. Dès les lendemains de l’Indépendance, en fait, des textes ont commencé à être publiés, dans des journaux, notamment.
Pourtant, c’est un pays où l’écriture se conjugue au masculin. La parole est comme une chasse gardée des hommes. L’écriture et la parole publique sont des lieux de pouvoir. C’est donc quelque chose qu’ils (les hommes) gardent de manière féroce et volontaire. Comparativement au nombre d’hommes qui font ce métier d’écrivain, on dénombre très peu de femmes et lorsqu’elles arrivent à le faire, il y a toutes sortes de moyens mis en place pour qu’elles se taisent ; que ce soit par l’entourage ou par les hommes qui écrivent. Ceux-ci n’aiment pas voir une femme arriver sur l’échiquier en tant qu’écrivain. Et tout au cours de mon parcours, je rencontre des femmes qui sont contraintes au silence. Je me rappelle que lorsque j’ai publié mon premier recueil de poèmes, j’avais l’impression que ce livre avait été écrit par une communauté de femmes, tellement elles étaient heureuses de voir, finalement, que ce livre sortait. À Montréal, nous sommes une bonne communauté haïtienne. Vous pouvez rencontrer des dizaines d’hommes qui vous disent qu’ils écrivent, mais très peu de femmes. Il y a là un problème dont les hommes se défendent quand j’ai l’occasion d’en parler. De façon virulente, ils refusent que je le dise.
Mais moi, je dis qu’Haïti est un pays où les femmes assurent la transmission orale, mais où, de manière concrète, très peu d’entre elles arrivent à écrire. Il y toutes sortes de petites manoeuvres exercées pour empêcher les femmes d’avoir accès à la parole et à l’écriture. Par exemple, je pars souvent en voyage. Il va toujours y avoir quelqu’un, homme ou femme, pour me dire : « mais tu es toujours absente. Et ton mari, qu’est-ce qu’il fait ? Et tes enfants ? » Ça me met dans une colère vraiment terrible. Si mon mari faisait la même chose, on ne lui demanderait pas ce qu’il fait de sa femme. Et je vous assure que j’ai l’impression, quelquefois, que chaque livre est un miracle. Moi-même, je me demande où je prends le temps pour écrire. J’y parviens à force de sacrifices énormes et de longues heures de travail où le corps lui-même finit par demander grâce. Sinon, je n’aurais pas le temps.
Je pense à la façon dont les hommes considèrent la littérature écrite par les femmes. Laissez-moi vous conter une anecdote. J’étais invitée à un Salon du livre à Paris. La dame qui m’avait invitée m’a dit : « il y a quelque chose que je ne comprends pas. Je parlais de vous à un de vos collègues, un compatriote haïtien, et il m’a répondu ‘‘Je vous parle d’auteurs, vous me parlez de Marie-Célie Agnant’’ ». Une autre fois, dans un Salon du livre, on a demandé à un professeur haïtien, critique littéraire, d’écrire une page sur l’histoire de la littérature haïtienne. Et bien, j’ai été très étonnée de voir que dans cette histoire, il n’y avait que des hommes. Ce monsieur, qui est critique littéraire, qui a fait beaucoup d’études sur la littérature haïtienne, n’a pas pensé une minute à inclure ni les femmes du temps passé, ni celles qui sont contemporaines. Nous étions tout simplement absentes.
La société haïtienne n’est pas particulière en ce sens. Je sais qu’en Guadeloupe il y a plusieurs femmes qui écrivent. Il y a l’écrivaine bien connue, Maryse Condé, ainsi que Simone Schwarz-Bart, par exemple. Mais toutes ont connu leur lot de brimades, surtout de la part des collègues masculins, mais aussi de l’entourage. Quand une femme ose prendre la parole dans les sociétés antillaises, il y a un tabassage, assez souvent très féroce.
Le Québec n’est pas si différent sur ce plan. Comme il y a beaucoup de femmes québécoises qui écrivent actuellement, on pense que les choses ont toujours été faciles. Pourtant, le sort des femmes et le rôle qu’elles jouent n’ont pas toujours été les mêmes. Parfois, on a tendance à l’oublier et à penser que les gens se plaignent pour peu de choses. Mais le sort qui a été réservé aux femmes dans le passé est une réalité. Il y a une tendance continue à réduire les femmes au silence. Il faut qu’elles se battent constamment. J’estime qu’il ne faut pas baisser la garde, même en ce qui concerne le combat féministe. Il y a des jeunes femmes aujourd’hui qui n’ont pas pris conscience des luttes de celles qui les ont précédées, qui ont l’impression que tout a toujours été facile et qui baissent la garde. Je pense que c’est dommage. Par ailleurs, au cours d’un congrès du Conseil international d’études francophones auquel je participais, l’écrivaine Marie-Claire Blais disait combien c’était difficile pour une femme, au Québec, dans les années 1960, de faire entendre sa voix. Lorsque je suis intervenue, tout de suite après, j’ai simplement dit : « je pense que Madame Blais a tout expliqué ». Alors, ajoutez à ça, si vous êtes une écrivaine de la marge, un peu comme je le suis, si vous publiez dans des maisons d’édition marginales, des maisons de femmes, et si vous évoluez dans une institution littéraire où vous êtes étrangère, est-ce que, finalement, on arrête d’être étrangère à un moment donné ? Évidemment, le Québec fait beaucoup d’effort en ce sens. On accepte, on accueille, mais ce n’est pas sans remous. Il y a des auteurs qui demeurent marginalisés. Je me rappelle avoir dit à une journaliste d’Ottawa qu’il m’arrive d’avoir l’impression d’écrire avec un marteau. J’ai quand même un lectorat considérable. Je m’appuie sur un bon réseau dans les universités. Mon travail s’est imposé de lui-même, d’une certaine manière.
C. B. : Comment est né le Livre d’Emma ?
M.-C. A. : J’ai pensé à ce livre durant des années avant de commencer à le rédiger. Au début, je voulais parler des relations homme-femme, chez les femmes dans la quarantaine. Je me posais certaines questions. Comment vivent-elles ? Comment s’articulent leurs relations avec les hommes ? Éprouvent-elles de la solitude ? Je partais du principe qu’il y en a, de la solitude. Je connais un grand nombre de femmes de cet âge qui sont seules. J’avais pensé faire des entrevues avec elles. Et quand j’ai voulu m’y mettre concrètement, j’ai senti qu’il y avait énormément de réticences. Parler de leurs relations avec les hommes était difficile. C’est très intime. C’est alors que j’ai décidé d’écrire un roman. J’ai fait une première version du Livre d’Emma dans un état de fièvre intense, je peux dire. Au cours d’un été, j’ai travaillé pendant deux à trois mois, de longues heures, sans relâche, sans pouvoir dormir. Quand j’ai eu terminé le roman, je n’étais pas heureuse du tout avec le résultat. Je l’ai laissé pendant deux ans. J’ai écrit Alexis d’Haïti, Alexis, fils de Raphaël, Le Noël de Maïté. Puis finalement, j’ai ressorti le livre près de trois ans plus tard. Je pense que j’ai jeté pratiquement la moitié de ce qui avait été écrit au préalable. Je n’ai gardé que le personnage d’Emma. J’ai d’abord construit le personnage d’Emma dans son discours où elle était seule à exprimer cette douleur qu’elle ressentait. Et plus j’avançais, plus je trouvais que ça ne marchait pas. Je me demandais comment on pourrait lire un livre d’un bout à l’autre, enfermé dans cette atmosphère de folie. C’est là que j’ai construit le personnage du médecin. Et tout à coup, le personnage de Flore est arrivé. C’est comme un puzzle qui s’est emboîté soudain. Je travaille un peu comme ça. Pour moi, dans l’écriture des livres, il y a des parties qui partent d’elles-mêmes toutes seules, qui font un tout. Puis il y d’autres parties qui viennent se joindre, comme ça, jusqu’à la fusion.
C. B. : Êtes-vous parfois étonnée des commentaires que les lectrices ou les lecteurs font de vos romans ? De la façon dont ils les interprètent ?
M.-C. A. : Quelquefois oui. Parfois, j’ai l’impression que le lecteur perd de vue qu’il s’agit d’un roman. C’est-à-dire qu’il ne saisit pas tout à fait le processus d’écriture. J’ai l’impression que le lecteur pense que chaque chose qui est écrite a été bien pensée et qu’on l’écrit pour une raison précise. À mon avis, l’écriture ne fonctionne pas toujours sur ce mode. En écrivant, souvent, les choses partent toutes seules, le contrôle nous échappe et nous sommes surprises nous-mêmes de voir comment ça se déroule. Pourtant, certains lecteurs pensent que dans chaque livre, il y a toujours un message qu’on veut donner, ou encore, quelque chose qui nous appartient. J’ai beau essayer d’expliquer que les histoires que j’écris ne sont pas des récits autobiographiques, on dirait que le gens ne me croient qu’à moitié. Si un romancier devait écrire toutes ses histoires à partir de lui-même, il n’aurait pas assez d’une vie pour écrire tous ces livres. Bien sûr, quand j’écris, à un moment donné, l’identification au personnage devient très forte. J’ai l’impression de vivre la tension des personnages, de vivre leur douleur. C’est agréable et désagréable en même temps. Mais Emma, par exemple, n’est pas quelqu’un que j’ai connu. Il y a tout de même un lecteur qui m’a fait avouer que j’avais quelque chose à voir avec Flore, parce que j’ai été interprète. Peut-être que oui. Dans un livre, dans un personnage, dans plusieurs des personnages, il y a une part de nous. C’est cette part même qui leur donne naissance. Nous les nourrissons un peu de ce que nous sommes. Donc, quels que soient mes personnages, ils portent quelque chose de moi. Jusqu’à Maïté[4] qui est une petite peste. Je pense qu’il y a chez moi un trait de caractère comme ça…
C. B. : Rebelle ?
M.-C. A. : Beaucoup ! (rire). Dans Alexis d’Haïti, on voit la rébellion. J’aime beaucoup les personnages qui sont forts, qui vont jusqu’au bout de leurs convictions et de leur force. Je pense que je suis foncièrement rebelle. Je dis toujours à mes enfants : « Quand vous croyez à quelque chose, il faut pouvoir le défendre, ne pas avoir peur que l’on vous juge à cause de vos convictions ». Finalement, nos convictions sont tout ce qui nous appartient.
C. B. : Les nouvelles du recueil Le silence comme le sang sont-elles autobiographiques ?
M.-C. A. : Dans un sens, ce sont des nouvelles assez autobiographiques. La seule qui soit entièrement de la fiction est La maison face à la mer. Pourtant, j’ai l’impression que c’est elle qui relève le moins de la fiction, parce qu’elle présente tout le climat dans lequel mon enfance a baigné : les gens qui disparaissent, les gens qui s’en vont, ceux que l’on tue. Cette nouvelle est fictive, mais tellement vraie. Je pourrais dire que La maison face à la mer c’est la mise en scène des impressions de l’enfance avec tout ce climat de suspicion, de terreur, de gens que l’on arrête, de tristesse, aussi…
C. B. : Et c’est dans ce contexte-là que vous êtes partie d’Haïti ?
M.-C. A. : En quelque sorte, oui. Les années 1960, c’est la période où la pression duvaliériste est très forte. Je suis enfant, à cette époque. Quand je parle, dans La maison face à la mer, de cette maison qu’on a brûlée, c’est quelque chose que j’ai vécu. Comme je le dis dans cette nouvelle, je revenais de l’école quand j’ai vu les militaires et les camions. Cette scène me hante, encore aujourd’hui. C’est vrai que j’ai dû aller me cacher chez une amie et que j’étais terrorisée. Lorsque je suis arrivée chez moi, j’ai trouvé ma grand-mère et tout le monde en train de ramasser toutes les choses dans la maison pour qu’on aille se cacher à la campagne, quelque part. Quand surviennent ces événements, les gens se sauvent dans toutes les directions. On ne sait même plus où on va. À l’époque où je suis arrivée au Québec, en Haïti, on ne posait plus la question « est-ce que je pars ?», mais bien « quand est-ce que je pars ? »
C. B. : Croyez-vous que vos romans jouent un rôle dans la communication interculturelle et dans la transmission intergénérationnelle ?
M.-C. A. : Je pense que oui, même s’ils ne sont pas écrits dans cette perspective. Est-ce qu’il y a chez moi un besoin inconscient de transmettre ? J’aime bien travailler sur la mémoire et sur le passé. J’aime beaucoup parler des femmes âgées. On a beaucoup à apprendre de celles qui nous ont précédées. Je crée des histoires à partir de certains critères, mais pas avec l’idée précise que cela doive servir à quelque chose. Si ça arrive, c’est tant mieux. Je suis la première surprise de voir tout ce que les critiques ou les chercheurs trouvent dans mes livres. Mais, au fait, pour résumer, on écrit à partir de ce qui nous est cher. Tout comme on écrit à partir de l’enfance. L’écriture, pour moi, est un mouvement ascendant. Elle part profondément de nos racines, de ce que l’on est comme individu. Et c’est l’enfance qui détermine tout ça. Pour moi, la communication entre les générations est importante. Je trouve qu’ici, au Québec, il y a trop d’écart entre les générations. On sépare les gens par groupes d’âge. C’est vraiment dommage. À cause de ma culture, je suis toujours très portée à aller vers les gens d’un certain âge. Toute jeune déjà, dans mon quartier, il y avait des femmes, des grands-mères avec qui je me tenais, à qui j’aimais parler. Il y a toujours une grand-mère dans mes histoires, même dans Alexis d’Haïti. Pour moi, ce sont des personnes très importantes. Elles représentent l’âge, la sagesse. Est-ce que ça vient de mon enfance ? Pour moi, c’est fondamental. Une société qui n’a pas une forme de déférence vis-à-vis des personnes âgées perd beaucoup de choses.
C. B. : La distance physique ne permet pas toujours qu’il y ait transmission d’une génération à la suivante. Vos livres pourraient peut-être combler cette distance-là ?
M.-C. A. : Peut-être, oui. J’ai pu constater, entre autres à l’occasion d’une rencontre à l’Université Concordia, que les jeunes d’origine haïtienne qui se retrouvent dans les cours et ont l’occasion de me lire apprécient beaucoup La dot de Sara. Ça leur permet de saisir quelque chose dans les rapports qu’ils ont eus avec les grands-mères. Des choses qu’ils n’appréhendent pas sous tous les aspects. Au fait, c’est vrai que ce livre remplit un peu ce rôle-là : un rôle d’éclaireur.
C. B. : Ce roman, entre autres choses, illustre la cohabitation du français et du créole en Haïti. Avez-vous connu cette situation ?
M.-C. A. : Ah, oui ! Dans l’enfance, oui. C’est un fait que les deux langues cohabitent et qu’il y a des parents qui font le choix de restreindre, si l’on peut dire, l’usage du créole. Çela a été le cas pour moi. J’ai vécu dans une atmosphère de gens assez éduqués. J’avais des tantes institutrices. Elles n’agissaient pas dans le sens d’une dévalorisation de la langue créole ; mais pour parler le français comme il faut, pour pouvoir bien maîtriser cette langue, il fallait, en quelque sorte, limiter l’usage du créole. Historiquement, on comprend ce choix. Pour une certaine catégorie d’Haïtiens, le créole est la langue du peuple et le français celle qui vous donne accès au savoir et à d’éducation. Alors, c’était essentiel pour eux de limiter, à la maison du moins, l’usage du créole. Même si les parents vous parlaient en créole, il fallait leur répondre en français. Le créole, c’est aussi la langue de la familiarité, celle dans laquelle on rit, celle dans laquelle on blague. Pour maintenir une distance avec les parents, il fallait parler en français. Il y a trente années qui me séparent d’Haïti. J’ai l’impression que ça a changé. Depuis les années 1980, le créole a gagné beaucoup de terrain à la faveur de certaines mesures qu’on a prises dans l’Éducation nationale et d’une prise de conscience dans le peuple. On a traduit la Constitution haïtienne en créole ; les nouvelles se donnent dans cette langue et, à l’école, les élèves sont obligés de savoir l’écrire. Mais de mon temps, à l’école où j’allais, il n’était pas permis de le parler. Bien sûr, dans les cours de récréation, entre élèves, nous parlions créole. Mais, dans les classes, c’était interdit. Jamais on n’aurait pensé utiliser le créole pour parler à un professeur, ce qui peut se faire aujourd’hui, du moins dans certaines écoles. De plus, au temps de mon enfance, il y avait ce qu’on appelait le symbole. Il s’agissait d’une espèce de bouton qu’on donnait aux élèves qu’on surprenait à parler la langue interdite. Les Africains l’ont connu aussi. Si on surprenait un élève à parler le swahili ou le bangala en classe, alors qu’il fallait parler français, on lui donnait cet espèce de bouton. L’élève fautif savait que s’il rapportait cet objet à la maison, il serait puni, alors il devait, à son tour, surprendre un petit camarade à parler la langue proscrite et lui remettre le symbole. C’était une forme de délation. Nous avons connu ça, en Haïti. Ce sont des mesures de rétorsion, finalement. Des mesures qu’on emploie en pays dominé. Haïti a beau être indépendant depuis 1804, ses méthodes sont restées les mêmes pendant longtemps, dans la tête même de ceux qui ont été colonisés. Le français était la langue de l’éducation et c’est encore celle-ci qui continue à gérer les rapports entre les gens. Selon que vous parlez bien ou mal le français, avec ou sans accent, avec ou sans tournures créoles, on sait de quelle classe sociale vous êtes issu. On sait quelle éducation vous avez reçue.
C. B. : Dans votre écriture, on sent, volontairement sûrement, l’influence du créole.
M.-C. A. : Je dirais que ce n’est même pas tout à fait volontaire. Dans le livre La dot de Sara, c’est sans doute vrai, à cause de la protagoniste Marianna, dont le créole est la langue. Alors je crois que j’ai, volontairement ou pas, donné une tournure à sa voix où l’on ressent le créole. C’est ce mariage que l’on rencontre dans certains romans écrits par des Antillais, ou peut-être chez quelqu’un qui parle une autre langue. On sent qu’il y a, de manière sous-jacente, une autre langue, par la musique et les tournures. Je n’aime pas beaucoup introduire des phrases ou des mots créoles à toute force dans ce que j’écris en français, mais il y a des mots et des sonorités que j’aime. Par exemple, un mot revient quelquefois dans mes textes, c’est une dodine. La dodine est une chaise berçante. Je trouve ce mot très joli. Certains mots que j’aime vont entrer dans la langue de mes romans. Je sais aussi qu’il y a une musique particulière qui est imprimée dans mes textes et qui vient de cet amour que je porte à la langue créole. J’aime les langues en général. J’aime la musique des langues. L’écriture, avant tout, est un chant, une musique. Les langues sont des musiques. J’aime le créole, comme j’aime l’espagnol, comme j’aime toutes les langues, toutes les musiques des langues. Et j’aime encore plus le créole quand je sais que c’est une langue dans laquelle il y a tant d’images et tant de belles choses qu’on peut dire.
C. B. : En quelle langue vos enfants ont-ils été élevés ?
M.-C. A. : En français, je dois dire. Mais ce sont des enfants qui, tout jeunes, ont été au contact de beaucoup de gens, de nombreux amis qui venaient à la maison, de Latino-américains, notamment. Ils ont été élevés dans le quartier Snowdon et Notre-Dame-de-Grâce. Ils sont complètement bilingues, mais ils ont reçu une éducation principalement en français. Ils ont fait leurs études dans les deux langues : en français pour l’école primaire et secondaire, en anglais au cégep et à l’université. J’estime qu’il est important que, dans le monde dans lequel nous vivons, les enfants parlent plusieurs langues. Les miens parlent le français, l’anglais et l’espagnol aussi. J’ai voulu qu’ils apprennent cette langue. Et pour le faire, il a fallu faire des choix, comme de les envoyer dans un camp de jeunes à Cuba ou de leur payer des cours d’espagnol. Je parle aussi cette langue couramment. J’ai travaillé pendant longtemps comme interprète et j’ai fait de la traduction de l’espagnol. Ce choix-là n’a rien à voir avec la question de la langue telle qu’on la vit au Québec. Pour moi, c’est une question d’éducation, tout simplement. La langue ce n’est pas du folklore, ni uniquement une question d’émotions.
C. B. : Est-ce qu’ils parlent un peu créole ?
M.-C. A. : Oui. Les deux aînés parlaient couramment le créole avant d’aller à l’école. Je pense qu’une langue s’apprend beaucoup par mimétisme. Ils ont appris en nous écoutant parler mon mari et moi. Et leur amour de cette langue est venu de là. Souvent, on leur parle en créole et ils nous répondent en français. Bien sûr, ils parlent créole avec un accent très fort, étranger. Même s’il y a énormément d’Haïtiens à Montréal, mes enfants ont été élevés dans un milieu plutôt neutre. Pour moi, il ne s’agissait pas qu’ils soient haïtiens ou québécois, mais des êtres humains très bien dans leur peau. Ils parlent le créole. Ils écoutent la musique créole. Cela fait aussi partie de leur héritage, mais ils pourraient bien ne pas le parler, ce ne serait pas un drame. Au fait, ils sont nés au Québec. Ils le parlent parce qu’ils le veulent bien. Et le troisième, qui est très artiste, parle presque sans accent le créole et comprend toutes les subtilités de la langue créole. Une langue, c’est aussi une question d’amour, une histoire d’amour entre la langue et nous, une histoire de liberté également, pas uniquement une question idéologique. Qu’il s’agisse du créole ou de l’espagnol, les enfants ont compris que c’étaient des atouts, mais aussi, j’ai su leur transmettre la beauté de ces langues.
C. B. : Le roman La dot de Sara a été écrit à partir d’entrevues réelles avec des grands-mères haïtiennes. Les entrevues se déroulaient-elles en créole ? Y a-t-il donc eu un processus de traduction ?
M.-C. A. : Absolument. Vraiment, c’est un métier que j’ai beaucoup aimé faire. J’aime la traduction en elle-même. J’ai fait de la traduction de l’anglais vers le français. J’ai aussi traduit des pièces de théâtre, de l’espagnol vers le français. C’est quelque chose que d’entrer dans l’idée d’une autre personne, dans une autre langue, et d’essayer de la rendre. Il y a certaines subtilités pour certaines choses dans la langue créole, qui sont tellement difficiles. Et quand on finit par trouver ce que la personne veut dire, il y a comme une joie, une jubilation de voir que l’on trouve, finalement, que l’on comprend ; que l’on finit par pénétrer dans cette pensée-là, que l’on décode sans détruire. Traduire, c’est respecter et rendre beau en même temps.
C. B. : Nous avons abordé le thème des grand-mères dans vos récits. Pouvez-vous maintenant me parler du personnage de la grand-mère dans la nouvelle Refuges du recueil Le silence comme le sang ?
M.-C. A. : Je pense que c’est la nouvelle qui est la plus proche de moi. C’est ma grand-mère à moi. Les gens qui l’ont connue m’ont dit : « Mais c’est comme si tu avais mis sa photo ». Elle était physiquement comme je la décris. Et c’était un personnage. C’est comme si je la voyais là, assise, très grande, très sèche et très mince, très hautaine. C’est ce qu’on appelle une dame. Elle était protectrice, en même temps. À mon avis, il a fallu que j’écrive cette nouvelle pour pouvoir l’apprivoiser un peu, parce qu’il y avait une telle distance, de par sa manière d’être avec nous, que, pour moi, c’était un peu comme arrêter d’avoir peur du personnage en choisissant d’écrire cette nouvelle. Cela a été vraiment thérapeutique.
C. B. : Votre mère est décédée il y a cinq ans. Quels étaient les liens entre elle et vos enfants ?
M.-C. A. : J’ai beaucoup appris sur l’art d’être grand-mère à travers ma mère et sa façon d’aimer les enfants. Elle était d’une grande indulgence avec eux et c’est aussi ça la transmission. Je suis sûre que, sans cet enseignement, je ne serais pas la même aujourd’hui. Je me rappelle une scène, par exemple, où elle repasse les vêtements de mon fils. Je lui dis qu’il ne faut pas. Qu’il peut le faire lui-même. Et elle me dit : « Mais c’est mon petit-fils ! » Dans sa manière de toucher, de plier les vêtements, on voit tout l’amour qu’elle porte à cet enfant-là, qu’elle a connu bébé et qui l’appelait Maman. Il était bébé quand ma mère est arrivée. Pour lui, elle était sa mère. Il l’adorait. Oui, il y a eu des liens quand même assez forts. La dernière fois qu’elle est venue, c’est à la demande des enfants, qui voulaient absolument la voir. Il fallait qu’elle vienne. Ils parlent souvent encore et avec émotion des mets haïtiens qu’elle leur préparait et qu’ils n’appréciaient pas beaucoup à l’époque, alors qu’ils les adorent maintenant. Ça aussi c’est la transmission. Moi, j’aurais sans doute abandonné, je leur aurais préparé autre chose ; mais elle, qui ne savait surtout préparer que cette cuisine, elle ne pouvait que leur enseigner à l’aimer.
C. B. : Voulez-vous nous parler de vous en tant que mère ?
M.-C. A. : J’ai beaucoup misé sur l’éducation des enfants, consciente du monde difficile dans lequel nous vivons. Ma fille répète souvent que j’exigeais d’eux trois fois plus d’efforts et je crois que les parents immigrants font tous face à ce dilemme. Il s’agit d’une pression véritable : comme si on ne pouvait se permettre de prendre trop de risques avec nos enfants, parce qu’alors le sacrifice de l’immigration se révèlerait en quelque sorte inutile. Je sais que j’ai été une mère aimante, amicale, qui jouait beaucoup. J’ai voulu être très proche de mes enfants. Je leur ai communiqué ma passion des livres. À cette école où ils allaient au primaire, une phrase guidait les parents et c’était celle-ci : « un enfant ne reçoit jamais trop d’amour ». Le fait de les avoir eus tôt, à 22 ans les deux premiers, a aidé. On a beaucoup d’énergie à cet âge. Je n’ai jamais représenté la mère autoritaire et dominatrice. Je crois avoir beaucoup travaillé sur moi-même pour que le respect prédomine dans mes relations avec eux : qu’ils connaissent leurs limites et moi les miennes. Je ne suis pas intrusive. J’ai voulu être pour eux un bon guide, voilà. J’ai la conviction qu’élever des enfants, c’est aussi une manière de faire sa propre éducation en tant qu’être humain. C’est un défi, mais c’est ce qui nous permet d’être près d’eux, je crois. Avec le dernier, je suis un peu trop maternelle ; je l’ai gâté, couvé ; les aînés me le font remarquer, mais il sait se défendre.
C. B. : Vous avez élevé vos trois enfants à Montréal. Est-ce qu’ils connaissent la famille qui est restée en Haïti ?
M.-C. A. : Pas vraiment. Ils connaissent ceux qui sont venus en visite au Canada ou aux États-Unis. Pour plusieurs immigrants, le pays de l’exil devient un peu comme un prolongement du pays d’origine. Les gens font le va-et-vient. Vous savez qu’il y a des enfants qui sont nés au Québec ou aux États-Unis, mais qui vont chaque année passer les vacances en Haïti. Ils ont deux lieux de vie. Les miens n’en ont qu’un. J’ai fait ce choix. Lorsque j’ai quitté Haïti, je m’étais jurée que tant et aussi longtemps que le gouvernement des Duvalier serait en place, je ne rentrerais pas. Et je ne suis jamais rentrée. Enfin, je ne prétends pas que les gens devraient tous faire comme moi. C’était un choix. À mes yeux, c’était de l’indécence que d’aller me promener dans un pays en dictature. J’ai quitté Haïti parce qu’il y avait ce régime, qui a mis le pays dans cet état. Ce n’était pas un choix de vie. C’était vital, pour moi, d’être en accord avec ce que je pensais, même si c’était douloureux.
Alors je ne suis pas entrée en Haïti. Je n’y ai pas envoyé mes enfants non plus. Très tôt, ils ont su pourquoi ils sont nés au Québec et ce qu’a été le régime de Duvalier. Il ne s’agissait pas uniquement de leur parler d’Haïti, mais bien de leur parler du monde dans lequel ils vivent, des systèmes répressifs. Ils savaient ce qui se passait au Guatemala, au Salvador, au Chili et en Afrique du Sud. Il fallait qu’ils aient une culture politique. Alors, pour moi, il n’était pas question d’aller me promener en Haïti. Après le départ de Duvalier, il y a eu une période d’instabilité très grande jusqu’en 1991, où on a cru, à la faveur de l’élection d’Aristide, que ça allait. Et c’est à ce moment-là que je suis rentrée en Haïti pour la première fois. Les enfants ont quand même eu des contacts avec les gens, parce qu’il y en a qui viennent nous visiter, la famille de mon mari ou ma mère. C’est comme ça qu’ils les ont connus. Maintenant, ils peuvent eux-mêmes, en tant qu’adultes, faire le choix d’aller en Haïti, les visiter. De par l’éducation que j’ai essayé de donner à mes enfants, je n’ai surtout jamais voulu leur imposer mes choix personnels, dont je ne suis même pas sûre qu’ils soient bons. Maintenant c’est à eux de choisir…
C. B. : En tant que femme et à titre d’écrivaine, vous avez deux héritages : celui d’Haïti et celui du Québec.
M.-C. A. : C’est vrai. Cela m’appartient aussi. Vraiment. J’ai été la première surprise de voir comment, au fil des années, je m’étais transformée. Je suis devenue, enfin, une métisse. Pendant des années, de par mes choix, j’avais l’impression de ne rester foncièrement qu’haïtienne. Tout à coup, j’ai vu que cet héritage québécois m’appartenait : trente-quatre années. J’ai vécu pratiquement toute ma vie ici. C’est aussi quelque chose qui m’est devenu très cher. Bien sûr, il est inutile d’afficher sans cesse ses sentiments sur la place publique, mais il y a une manière d’être, des paysages qui commencent à me parler. L’identité est quelque chose qui se modèle au fil des ans.
Et puis, de savoir que je me sens bien, finalement, dans cette partie de moi-même qui est née de cet héritage de trente-quatre ans de vie au Québec, c’est très réconfortant. Pendant des années, j’avais l’impression d’être sur un pont pas très assuré. Mais là, je me sens un peu plus ancrée dans cette société. Cela n’a pas été sans douleur. Cela n’a pas été facile. Il faut apprivoiser une société. Il faut qu’elle nous apprivoise. Il y a beaucoup d’éléments en jeu. Dernièrement, j’en discutais justement avec une amie québécoise. Je lui disais comment, au fil des ans, on devient autre. Je lui expliquais que j’aurais aimé voir maintenant, si je devais choisir entre deux espaces différents, un espace où il n’y aurait que des Haïtiennes et un espace où il n’y aurait que des Québécoises, pour voir où je me sentirais le mieux. Avant, j’aurais choisi un espace habité par des Haïtiennes ; maintenant je n’en suis plus certaine. Auparavant, quand j’étais en voyage et que je pensais à chez moi, je pensais à Haïti. Mais quand je pense à chez moi maintenant, c’est à Montréal.
Est-ce que, aussi, le fait de m’ancrer au Québec m’éloigne d’Haïti ? Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Mais j’ai fait une expérience en 2002 qui m’a un peu secouée. C’est-à-dire que j’ai été en Haïti à un salon du livre. C’était la première fois que j’allais en tant qu’auteure en Haïti et que je me retrouvais face à un public haïtien. J’étais très surprise de voir la distance que je sentais entre les gens et moi. Il y a peut-être d’autres facteurs qui ont joué là-dedans. Mais j’avais l’impression que c’était le public qui m’était le plus étranger. Est-ce parce que les attentes étaient plus grandes, aussi ? Est-ce que c’est à cause de cette forme d’anxiété, qui venait de la pensée que je pourrais être rejetée ? Peut-être que je sentais que j’en avais « perdu des bouts », que je ne connaissais plus tous les codes. J’aimerais bien refaire l’expérience, peut-être, de manière beaucoup plus longue, pour voir comment je me sentirais cette fois.
C. B. : Vous ne vous voyez pas retourner en Haïti ?
M.-C. A. : Haïti, c’était une étape dans ma vie. Ça peut peut-être le redevenir. Je ne sais pas si un jour je ne finirais pas par y retourner. Je dis « retourner », parce que j’ai vécu là, mais ce serait un retour comme « aller vivre ailleurs ». Ce serait Haïti à ce moment-là, comme ce pourrait être dans un autre pays. Si je faisais le choix d’aller vivre ailleurs, ce serait surtout à cause du climat. Le climat est vraiment dur à supporter au Québec. J’aimerais bien vivre dans un pays où il fait chaud tout le temps. Peut-être que ce sera Haïti parce que ce serait plus facile. C’est un pays où, je l’espère, on ne me demanderait pas mes papiers. Je ne rejette pas Haïti pour autant, mais je ne crois pas que c’est parce que j’ai gardé des liens très forts ou parce que je suis née là-bas. Ce serait peut-être une question de langue. C’est un pays dont je connais déjà la langue. Ce serait peut-être plus facile qu’ailleurs.
C. B. : Marianna retourne en Haïti, à la fin du roman. Pourquoi ?
M.-C. A. : Marianna, c’est autre chose. C’est une autre époque aussi. Il y a quand même dix ans qui séparent ce roman d’aujourd’hui. Il a été publié en 1995. Marianna est une femme qui est arrivée ici déjà âgée. Est-ce qu’on peut replanter un vieil arbre ? Je dois vous dire aussi que, même si son histoire m’a été inspirée par toutes ces femmes que j’ai rencontrées, il y a un personnage qui est très présent dans ce livre. Il s’agit de ma mère, qui jamais n’a accepté de rester définitivement au Québec, qui venait, qui repartait. Toute la philosophie qui se dégage de ce livre, c’est un peu elle : une forme de détachement face à la vie et face à tout le matériel. Elle demandait : « Pourquoi il faut avoir toutes ces choses ? » Elle avait beaucoup d’indulgence aussi face aux petits-enfants, cette indulgence que l’on retrouve chez Marianna face à sa petite fille. C’est comme quelqu’un qui est passé ici, mais juste en frôlant, pour ne pas s’incruster. À une époque, elle est restée deux ans avec moi. Ce fut son plus long séjour. Une autre fois, elle est revenue pour six mois. Elle avait été malade. Elle avait beaucoup maigri. Au moment de s’en aller, je lui ai proposé d’apporter ses vêtements chez la couturière pour les faire arranger. Elle m’a répondu qu’elle allait trouver quelqu’un pour le faire en Haïti. Et c’est vrai, elle avait tout un réseau de personnes, d’amies, des gens de mon âge, par exemple, beaucoup plus jeunes qu’elle. Au fait, en Haïti, je crois que la société n’est pas divisée par catégories d’âge. Les gens se fréquentent beaucoup et il y a une convivialité très grande entre eux. Ma mère était entourée de beaucoup de personnes de par son tempérament. Et en fait, c’est ça qui lui manquait. C’est aussi ce que j’essaie de décrire dans La dot de Sara : le manque de tout cet alentour qui remplit la vie, cet alentour qui compense, finalement, beaucoup d’autres manques. Il a fallu que je retourne en Haïti pour comprendre, au fait, pourquoi c’était difficile pour elle de vivre ici. On offre à la personne une forme de support matériel, mais il y a peut-être autre chose de plus important. Peut-être qu’on peut trouver ce même phénomène au Chili, dans certains villages, et qu’il y a des Chiliens qui viennent ici et qui décident de retourner, justement à cause de ces petites choses qui leur manquent. Essayez de penser au quartier dans lequel on vit ; c’est-à-dire que, même quand on ne connaît pas les gens, juste de revoir les mêmes visages, de les côtoyer, de leur dire bonjour, [signifie vivre dans] des lieux familiers qui permettent de se retrouver. Au fait, pour Marianna, la vie ce n’était pas d’être dans un appartement avec sa fille ou sa petite fille. C’était aussi la vie sur la galerie, à l’extérieur, avec les autres.
C. B. : Votre écriture vous permet-elle de prendre la parole pour les femmes comme Marianna ?
M.-C. A. : Je crois que nous sommes dans une société où le droit à la parole n’est pas donné à tous. Ce sont des sociétés démocratiques, mais est-ce que ce sont tous les gens qui ont le droit à la parole ? Qui parle pour nous ? Beaucoup de gens parlent pour nous. Qu’est-ce qu’on dit pour nous ? Moi, comme j’écris, j’ai sans doute le droit à la parole, parce que je m’efforce de le prendre. Je me bats pour le prendre et pour le garder. Peut-être qu’ainsi, j’écris et je parle un peu pour celles qui sont contraintes au silence…
Le double héritage de l’écrivaine et le rôle de ses écrits
À la lumière de cette entrevue avec Marie-Célie Agnant, on constate que celle-ci bénéficie d’un double héritage : celui d’Haïti et celui du Québec. C’est vrai et vérifiable, tant pour la femme que pour l’écrivaine. Elle s’insère dans la lignée des auteures québécoises comme Gabrielle Roy et Marie-Claire Blais et haïtiennes comme Marie Vieux-Chauvet avec qui elle partage, notamment, la préoccupation de faire entendre la voix des femmes. Par leur facture et leur contenu, les oeuvres de Marie-Célie Agnant font partie à la fois de la littérature du Québec et de celle d’Haïti. En fait, il s’agit bien d’écriture transculturelle, qui reflète les cadres de référence culturels de deux sociétés et qui contribue, en étant lue et diffusée, au changement et à l’évolution de ces cultures.
Par ailleurs, rappelons que Marie-Célie Agnant nous a révélé qu’elle-même a pu constater, au cours de différentes rencontres, que ses romans sont appréciés par les jeunes Québécois dont les parents sont originaires d’Haïti. D’une certaine manière, ceux-ci peuvent alors prendre le relais de l’oralité et contribuer à la continuité de la transmission culturelle entre les générations.
En conclusion, nous dirons que l’oeuvre de Marie-Célie Agnant met en scène et favorise à la fois la communication interculturelle et la transmission culturelle intergénérationnelle.
Parties annexes
Note biographique
Colette Boucher
Colette Boucher possède une solide formation et une riche expérience en communication. Elle a développé une expertise en communication interculturelle et en littérature migrante. Elle s’intéresse particulièrement à la littérature de la Caraïbe et à l’oralité. Dans la recherche qu’elle poursuit au doctorat en ethnologie des Francophones en Amérique du Nord, à l’Université Laval, elle intègre à ses explorations la dimension des relations intergénérationnelles.
Colette Boucher possesses solid training and rich experience in the area of communications. She has developed expertise in intercultural communications and migrant literature. She is especially interested in both Caribbean literature and in orality. As part of her ongoing doctoral research at Université Laval in the ethnology of North American Francophones, she is integrating the dimension of intergenerational relations into her explorations.
Notes
-
[1]
Ce phénomène est observable dans la littérature antillaise en général et, plus spécifiquement, dans la littérature haïtienne. Toutefois, nous n’insisterons pas, dans le cadre de cet article, sur la façon dont la dernière s’insère dans la première. Notons seulement qu’elles ont des caractères communs tout en différant sur certains aspects. Par exemple, l’idée de créolité comme phénomène global socioculturel telle que développée par des auteurs antillais mais non haïtiens (Bernabé, Chamoiseau, Confiant, 1989) dans Éloge de la créolité ne représente pas la même chose que la créolisation du français telle qu’on la trouve dans l’écriture de romans haïtiens et qui est décrite, notamment, par l’auteur d’origine haïtienne Maximilien Laroche (Laroche, 1991). De même, la façon de situer les histoires mises en récit dans une Histoire sociale large et ancienne, ainsi que l’imbrication des récits actuels et des récits mythiques anciens, sont très représentatives de la littérature haïtienne spécifiquement.
-
[2]
Au cours de l’entrevue, Marie-Célie Agnant parle de cette écrivaine en l’appelant par son nom de naissance, soit, Marie Vieux. Nous la nommerons aussi Marie Vieux-Chauvet.
-
[3]
Voir la bibliographie d’auteur en fin d’article.
-
[4]
Personnage d’une adolescente dans le roman Le Noël de Maïté.
Références
- Chauvet, Marie, 1968, Amour, colère et folie. Paris, Gallimard.
- Condé, Maryse, 1993, La parole des femmes. Essai sur des romancières des Antilles de langue française. Paris, L’Harmattan.
- Cyrulnik, Boris, 2003, Le murmure des fantômes. Paris, Éditions Odile Jacob.
- Fédida, Pierre, 1978, L’absence. Paris, Gallimard.
- Frédéric, Madeleine, 2002, « Espace en déshérence : la terre natale déclinée par Marie-Célie Agnant ». Dans Louise Dupré, Jaap Lintvelt et Janet M. Paterson (dir.), Sexuation, espace écriture. La littérature québécoise en transformation, Québec, Nota bene : 351-365.
- Hassoun, Jacques, 2002 [1994], Les contrebandiers de la mémoire. Paris, La Découverte et Syros.
- Lacrosil, Michèle, s.d., Sapotille et le serin d’argile. Port-de-France, Désormeaux.
- Laroche, Maximilien, 1997, « Littérature et folklore dans la Caraïbe francophone ». Dans Desdouits, Anne-Marie et Laurier Turgeon (dir.), Ethnologies francophones de l’Amérique et d’ailleurs, Québec, Les Presses de l’Université Laval : 225-238.
- ________, 1991, La double scène de la représentation. Oraliture et Littérature dans la Caraïbe. Québec, GRELCA.
- Lequin, Lucie, 2001, « Les écrivaines migrantes et la troisième solitude ». Dans Yannick Resch (dir.), Définir l’intégration ? Perspectives nationales et représentations symboliques, Montréal, XYZ éditeur : 149-158.
- Mata Barreiro, Carmen, 2003, « Engagement et construction des identités urbaines. Dans la littérature francophone : la littérature migrante et l’écriture au féminin ». Dans Lucie K. Morisset et Luc Noppen (dir.), Identités urbaines, Québec, Nota bene : 227-251.
- Ndiaye, Christiane, 1998, « Récits des origines chez quelques écrivaines de la francophonie ». Études françaises 40 (1) : 43-62.
- Ouvrages de Marie-Célie Agnant
- Romans et nouvelles
- Le livre d’Emma. Montréal/Port-au-Prince, Éditions du Remue-Ménage/Éditions Mémoires, 2002.
- La dot de Sara. Montréal, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 1995.
- Le silence comme le sang. Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 1997.
- Poésie
- Balafres. Montréal, CIDIHCA, 1994.
- Romans pour la jeunesse
- Vingt petits pas vers Maria. Montréal, Hurtubise HMH, 2001.
- Alexis fils de Raphaël. Montréal, Hurtubise HMH, 2000.
- Alexis d'Haïti. Montréal, Hurtubise HMH, 1999.
- Le Noël de Maïté. Montréal, Hurtubise, 1999.
- Contes
- L'oranger magique. Conte d'Haïti. Illustrations de Barroux. Montréal, 400 Coups, 2003.
- La légende du poisson amoureux. Illustrations de Tiga. Montréal, Mémoire d’encrier, 2003.