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Quand tout est ténèbre autour de soi, au propre comme au figuré,

c’est que c’est soi-même qui devient la lumière à découvrir, l’instance à travailler, à étendre.

Patrick Chamoiseau

La nuit est longtemps restée une dimension oubliée, une « terra incognita » peu investie par la recherche, comme livrée aux fantasmes et représentations. Entre insécurité et liberté, elle intrigue encore. Colonisée par la lumière et les activités économiques, elle est récemment devenue un champ de tension central entre les individus, les groupes et les quartiers de nos villes qui ne vivent plus aux mêmes rythmes. Depuis une vingtaine d’années, la nuit s’est imposée dans l’actualité du jour : illuminations festives, nuits blanches, mais aussi pollution lumineuse, violences urbaines ou nuisances sonores. On assiste progressivement à une banalisation de la nuit et de l’offre nocturne où la dimension consommation est devenue centrale dans un contexte de marketing territorial et de compétition entre villes. Les pouvoirs publics qui ont toujours cherché à la contrôler s’intéressent désormais à ce territoire éphémère et cyclique. En Europe, les initiatives se multiplient dans trois directions principales : l’amélioration de la qualité de vie des habitants à travers de nouveaux services et l’extension d’activités diurnes, l’animation nocturne dans une logique de marketing territorial et d’attractivité et la tranquillité publique ou sécurité. Mieux des « conseils » et des « maires de la nuit » se sont mis en place à Genève, Londres, Paris, New-York mais aussi dans de petites communes comme Quimper ou La Rochelle où des politiques publiques spécifiques s’élaborent. La crise sanitaire avec le confinement et le retour du couvre-feu dans certains pays a mis en évidence l’importance de la nuit comme moment de silence mais aussi de convivialité. La crise énergétique et le changement climatique obligent à raisonner en termes de sobriété lumineuse, voire à imaginer un décalage de l’activité estivale vers la soirée et la nuit quand les conditions sont plus soutenables. La nuit intéresse désormais les politiques, les professionnels des collectivités, le grand public mais aussi la recherche en sciences humaines et sociales.

Un champ interdisciplinaire émergent. L’économie de la nuit, les politiques publiques, les questions de mobilité, d’insécurité, de pollution lumineuse sont désormais explorées par différentes disciplines sous l’angle des nouvelles géographies, mais aussi dans des perspectives sociales, culturelles, biologiques, écologiques, politiques et médiatiques. Depuis quelques années le champ de recherche des études de nuit ou Night studies (Gwiadzinski, Maggioli, Straw 2020) se structure peu à peu autour d’une approche interdisciplinaire de l’espace-temps nocturne. Dans ce cadre, et même si les méthodes et outils ethnographiques sont souvent utilisés dans ces différentes disciplines, l’ethnographie, science diurne ayant privilégié la vue (Diamanti et Boudreault-Fournier 2021) s’est peu penchée sur la nuit. En anthropologie, la nuit est également longtemps demeurée dans l’ombre du jour avant que quelques chercheurs ne s’y intéressent vraiment (Becquelin et Galiner 2020; Diamanti et Boudreault-Fournier 2021 ; Galinier et al. 2010 ; Gonlin et Nowell 2018; Schnepel et Ben-Ari 2005).

Un imaginaire marqué. L’approche de la nuit n’est pas aisée. Nos sociétés occidentales sont encore très marquées par l’imaginaire – dont une définition univoque reste difficile à produire (Wunenburger 2006) – du progrès qui conduirait vers la lumière. « La nuit des temps » est une période très reculée dont on ne sait rien. Le siècle « des lumières » a largement usé de la métaphore (Gwiazdzinski 2005). En ce sens, toute recherche s’oppose à la nuit puisque « nous demandons légitimement à la pensée qu’elle dissipe les brouillards et les obscurités » (Morin 1990). La découverte se fait en termes d’éclairement : nous aimons « chasser l’obscurité », « faire la lumière », « éclaircir la situation » ou rendre lisible ce qui était caché. Le chercheur qui tente d’éclairer la nuit, d’en documenter les limites, les formes, les ambiances et les usages finit par l’objectiver, la mettre en équations (Deleuil 1993) au risque sans doute de contribuer à détruire l’objet de la recherche, son essence même. C’est toute l’ambiguïté de la nuit – « pouvant être blanche et noire à la fois » selon les cruciverbistes – et de la recherche.

Le besoin d’autres approches. La nuit est assurément l’un des territoires où se révèle le mieux le trio « connaissance, ignorance, mystère » qui invite à une « pensée nuitale » (Gwiazdzinski 2020) autorisant les nuances. La nuit est aussi un lieu intéressant d’apprentissage d’autres modes de recherche et de penser, voire un espace-temps d’innovation (Gwiazdzinski 2005). Elle n’est pas seulement un espace-temps en sursis soumis à la conquête du jour, une simple prolongation du jour, sa contrepartie négative, ni un jour à l’envers (Galinier et al. 2010). C’est un espace-temps particulier avec ses ambiances, ses pratiques, ses usages, ses représentations qui ne peut être abordé avec les mêmes méthodes et outils d’analyse qu’en plein jour. Au-delà des statistiques, c’est aussi vers l’immersion dans la nuit, la mobilisation d’autres sens que la vue que peuvent s’orienter les recherches. On peut également s’intéresser à « l’imaginaire » – qui dans la terminologie psychanalyste, désigne parfois « le registre des images, de la projection, des identifications et, en quelque sorte, de l’illusion » – et qui au sens pascalien, s’opposent à la raison – et aux dimensions sensorielles et esthétiques, c’est à dire les formes a priori de la connaissance sensible : l’espace pour le monde extérieur et le temps pour le monde intérieur de la conscience.

Une attente et des ambitions. On pourrait beaucoup attendre de l’ethnographie définie comme « l’étude descriptive et analytique, sur le terrain, des moeurs, des coutumes de populations déterminées »,[2] et de la « méthode ethnographique » (Dufour et al. 1991) méthodologie qualitative, exigeant le travail in situ, l’observation directe, voire la participation de l’enquêteur. Les deux éditrices nous invitent à cette exploration de la nuit à partir de ses composantes esthétiques, imaginaires et sensibles, au sens de l’« aesthetically reimagined night » (Bronfen 2013) en référence aux imaginaires de la nuit enrichis par les écrivain-e-s, poètes et cinéastes (Diamanti et Boudreault-Fournier 2021). Ce numéro d’Ethnologies a pour objectif de « favoriser le débat en réunissant des articles interdisciplinaires sur les études ethnographiques qui s’intéressent à la nuit d’une perspective imaginaire et esthétique ». Les éditrices souhaitent « cartographier les ethnographies nocturnes et comprendre quels impacts a la nuit sur le travail des chercheur-e-s et quels types d’outils et de techniques sont proposés pour étudier l’espace-temps qui suit la tombée du jour ». Elles ont réussi à réunir diverses disciplines et des contributions de chercheur-e-s venant d’horizons variés menant des travaux de recherche ethnographiques sur la nuit : de l’anthropologie et l’ethnologie à la sociologie et des études sur les médias à la géographie autour de quelques questions. Comment les ethnographes mènent-ils leurs recherches la nuit et sur la nuit? Existe-t-il des sensibilités propres au cycle de 24 heures qui débute au crépuscule? Autant d’interrogations qui en retour, permettent d’esquisser un paysage composite de la nuit, de ses habitants et usagers d’hier et d’aujourd’hui, mais aussi de ses explorateurs et de leurs méthodes et outils, de leurs manières respectives de passer la nuit.

Une première cartographie. Cette première cartographie internationale des « ethnographies nocturnes » – naturellement impressionniste et incomplète – explore des pratiques, temporalités et territoires jusque là peu abordés comme les « berceuses chantées » (Levesque), la « danse virtuelle » (Krisel), les « spectres » liés aux zones marines de dispersion des cendres et plateformes web hébergeant les morts dans le monde éthérique à Hong Kong (Lecuyer), les crépuscules de la Scandinavie (Pardue) ou le couloir de l’hôpital (Davies), lieu intermédiaire et ambigüe sans activités, règles de conduite ou codes vestimentaire spécifiques. L’ethnographie nocturne conduite par les deux éditrices à Cuba explore la nuit de l’île. Le film associé – Guardians of the Night Guardianes de la noche (2018) – montre les quotidiens nocturnes des gardiens de la nuit sur les chantiers, dans les gares, dans les bars, dans les bus, sur les vélos, dans les rues mal éclairées d’un Cuba nocturne assoupi, comme figé. Les corps avachis et fatigués sur les bancs, les trottoirs, comme effondrés contrastent avec celui d’une jeune danseuse qui travaille sa souplesse. Les gestes précis du boulanger qui s’affaire. Le calme général tranche avec quelques oasis de musique. Partout les pâles lumières et les ambiances surannées d’un monde en quasi arrêt qui se prépare à affronter le jour, grignote et prend des forces. Des gardiens comme des fantômes, une caméra presque fixe, un léger fond musical pour une douce plongée nocturne. Une esthétique de la lenteur et du ralentissement quotidien.

Un éventail de méthodes ethnographiques. La palette des méthodes présentées fait effectivement une large part à l’immersion « sur le terrain », à l’observation directe, voire à la participation du chercheur lui-même et à l’auto-ethnographie comme Nick Dunn pour développer des connaissances plus larges et plus profondes d’une nature située, relationnelle et pratiquée de la ville après le jour. Elles mobilisent également des approches auto-ethnographiques mais aussi artistiques de l’écoute et du corps pour l’étude des berceuses chantées (Levesque). La méthodologie spectrale utilisée par Marie Lecuyer implique une ethnographie multimédia et infra-linguistique des cimetières non conventionnels. Le panorama va au-delà des nuits contemporaines avec une approche historique à partir de l’exploitation de matériaux peu utilisés, comme la presse spécialisée des années trente (Straw) ou l’analyse d’ouvrages philosophiques et de médecine comme Jayson Althofer qui s’intéresse au travail de nuit des enfants au 19ème siècle et aux expériences nocturnes sur des corps sans valeur. Pour Chantal Meng la pratique du dessin de nuit devient un geste actif pour étudier et revoir autrement la nuit. Joshua Dittrich utilise l’ethnographie pour examiner les pratiques nocturnes d’utilisateurs de « médias so(m)nifères ». A partir d’enquêtes classique auprès de jeunes de Montréal, un collectif de chercheurs (Cossette, Moriceau, Braa, Couvy, Oder, Boucher et Amiraux) réussit à mettre en avant une troisième dimension de la nuit dans laquelle les personnes interrogées, tentent de vivre des activités nocturnes ordinaires, axées sur la recherche d’intimité et de tranquillité.

Des positions des avancées et des projections. Au-delà des seules avancées méthodologiques et de la documentation d’un phénomène, les auteurs s’interrogent sur les conséquences sociétales, prennent position voire s’engagent et se projettent : s’interroger sur ce que l’avènement des soirées dansantes virtuelles peut signifier pour l’avenir de la vie nocturne urbaine (Krisel), réfléchir et discuter de notre expérience et de notre relation à la lumière (Meng), explorer les enchevêtrements entre la lumière et l’obscurité, le travail et le répit, la créativité et le lieu et dénoncer la société de consommation qui s’insère jusque dans le sommeil (Dittrich), imaginer les implication de l’étude des berceuses sonores pour la recherche en musique et en consolidation de la paix. D’autres encore cherchent des suites et applications à leurs découvertes. Lauren Levesque se projette et estime que ses travaux pourraient contribuer à des conversations interdisciplinaires sur l’autoréflexivité et la performance comme points d’accès ethnographiques aux imaginaires de paix dans les études nocturnes. Nick Dunn qui s’intéresse à ceux qui habitent la nuit urbaine par leur travail, s’engagent dans son esthétique et développent des connaissances sur ces géographies spécifiques, s’interroge lui sur la manière dont les expériences multisensorielles et l’esthétique des lieux nocturnes permettent de ré-imaginer ce que pourraient être ces environnements?

Au delà de ces premières ethnographies nocturnes, ces contributions nous permettent de découvrir et d’explorer différentes manières de passer la nuit pour l’usager comme pour le chercheur. Elles permettent de pernocter, sans pour autant lever complètement le voile sur les mystères de cet espace-temps fascinant et sur les pratiques de ses habitants. Explorer les nuits urbaines, c’est aussi apprendre à gérer des contradictions et des paradoxes d’une société hypermoderne et de ses acteurs : éclairer la nuit sans pour autant la tuer.