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La représentation du corps de la femme noire serait-elle un des derniers tabous de la littérature ?

Corps torturé, corps esclave, corps exotique, corps maternel ou corps sensuel, le corps de la femme noire apparaît comme une grande machine à fantasmes, qui fonctionne à la fois dans le discours externe (principalement le discours colonial et le discours masculin) et dans le discours interne (la littérature écrite par des femmes). La représentation de ce corps diffère toutefois selon qu’on a affaire à un discours externe ou à un discours interne.

Nous nous proposons de développer notre réflexion dans l’entre-deux de la dialectique de ces discours, celui de l’autre et celui du même — celui de la femme noire elle-même. Dans ce dynamisme organisateur, la parole de cet autre autre qu’est l’homme noir doit elle aussi être prise en compte. Ce travail s’inscrit dans la lignée de nombreuses études ayant fait de la femme noire un paradigme important de la réflexion sur les littératures francophones. On peut citer, par exemple, le site animé par le département de Lettres de l’Université of Western Australia[1] à Perth, les textes dits féministes d’auteures comme Calixthe Beyala (Lettre d’une Africaine à ses soeurs occidentales et Comment cuisiner son mari à l’africaine[2]), Gisèle Pineau et Marie Abraham (Femmes des Antilles, traces et voix. Cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage[3]) ou encore la belle étude de Pierrette Herzberger-Fofana[4] sur les écrivaines africaines. L’exploration de ce continent noir avait été du reste lancée par Awa Thiam dès 1978 avec son Parole aux négresses[5] et par Maryse Condé dans La parole des femmes : essai sur des romancières des Antilles de langue française[6].

Dans le cadre de cet article, nous analyserons le développement des représentations du corps de la femme que proposent les textes écrits par des écrivaines issues de l’univers caribéen. L’intérêt de ces textes est de traiter à la fois la question de l’aliénation de la femme et celle du passé esclavagiste. Nous lirons en particulier dans cette perspective Le livre d’Emma, de l’Haïtienne Marie-Célie Agnant, ainsi que L’espérance-macadam et Chair piment de l’écrivaine guadeloupéenne Gisèle Pineau. Nous avons choisi ces deux auteures, car elles présentent cette particularité de mettre en scène et en résonance des lignées de femmes qui se transmettent un savoir en tentant de répondre à la question : qu’est-ce qu’une négresse, qu’est-ce qu’un corps-objet et un corps-sujet de négresse ?

Ce questionnement nous semble être au coeur de la production littéraire féminine caribéenne, de Marie Chauvet à Simone Schwartz-Bart, de Maryse Condé à Yannick Lahens ou à Edwige Danticat. Cette question, dans les textes que nous étudierons ici, nous paraît porteuse de valeurs à la fois initiatiques et pédagogiques. Chacune de ces écrivaines a vécu, vit encore hors de la terre de naissance (Agnant vit à Montréal et Pineau à Paris) ; Haïti, pays d’origine de la première, a conquis son indépendance et s’est libéré de l’esclavage par les armes, tandis qu’en Guadeloupe, l’abolition de l’esclavage a été proclamée en 1848. Par ailleurs, ces deux auteures — l’une ayant une formation en psychologie et travaillant comme interprète culturelle, l’autre exerçant la profession d’infirmière psychiatrique — donnent à leur oeuvre une dimension psychanalytique. Enfin dans ces oeuvres, la question du rôle des femmes et de leur corps dans l’histoire est au coeur de la réflexion.

Corps fantasmé

Dans un très beau livre collectif intitulé Négripub[7], Raymond Bachollet, Jean-Barthélemi Debost, Anne-Claude Lelieur et Marie-Christine Peyrière explorent l’imaginaire publicitaire français mettant les Noirs en scène depuis un siècle. Les auteurs exposent avec rigueur les deux modalités selon lesquelles la femme noire existe dans l’imaginaire occidental : la servante (voir la femme noire rebondie et réjouie de la publicité du rhum Négrita dont le tablier blanc contraste avec le noir de la peau — affiche de 1872) et la femme à la sensualité-sexualité débridée (voir la publicité pour la même marque en 1976). Sexe et soumission sont les deux extrêmes de cette image de la femme noire. Celle-ci est toujours marquée également par la dimension bestiale à laquelle sont soumis les Noirs en général dans le regard des Blancs — on se souvient des mises en scène de Joséphine Baker posant avec une panthère dans les années 1920 et 1930. Au-delà de ce fantasme général qui peut toucher les femmes, notons que la maternité de la femme noire — la femme noire reproductrice d’enfants noirs qui deviendront des hommes et des femmes noirs — n’est presque jamais évoquée, si ce n’est pour dénoncer la pauvreté et les mauvaises conditions de vie dans les pays en voie de développement.

Dans son ouvrage monumental sur l’Histoire des femmes d’Afrique noire, du xixe au xxe siècle[8], Catherine Coquery-Vidrovitch rappelle pourtant comment, durant la période de la traite esclavagiste, se trouvant élevée, comme l’homme noir, au rang de marchandise, la femme était non seulement une force de production, mais aussi, selon l’expression traduite du kikongo, une « planteuse d’hommes ». Une planteuse d’hommes qui n’eut de cesse, selon l’historiographie, que de déraciner les pousses de vie hors de son corps selon des méthodes abortives maintes fois mises en scène dans les romans. Ne pas contribuer à donner des enfants pour l’esclavage… Étrange destin pour la femme noire que de n’exister aux yeux de l’histoire que dans le refus de toute maternité. En se faisant avorter, les femmes ont conquis leurs lettres de noblesse, leur part d’insoumission, leur part de marronnage aussi, aux yeux de l’histoire et du roman. Comme nous le verrons, une des caractéristiques de ces héroïnes est l’infanticide, la maternité impossible.

Ainsi donc, le continent noir de la femme noire apparaît comme une mise en abyme enfouie au plus profond de la psyché représentative. Dans sa célèbre formule « la femme est un continent noir », Freud voulait dire que sa théorie du féminin était encore très lacunaire. Tout comme Simone de Beauvoir qui évoquait, dans Le deuxième sexe, la matrice « secrète et close comme un tombeau ». Quand il s’agit de femme dite noire, ce paradoxe, qui associe la matrice à la noirceur ou au tombeau, est particulièrement significatif. Awa Thiam, dans sa lutte contre les mutilations génitales évoquait déjà la noire noirceur de ce continent particulier, dont on ne veut surtout pas connaître les contours : « Il ne s’agit pas ici de traiter de la jouissance mais on peut se demander qu’elle est l’utilité de réduire la vie sexuelle d’une femme à sa fonction reproductrice alors que naturellement elle ne consiste pas uniquement en cela[9]. » Si en mutilant les fillettes, on leur refuse la jouissance, ces mutilations provoquent aussi chaque année la mort de milliers d’entre elles sans compter les problèmes à l’accouchement qui peuvent provoquer le décès de la mère et/ou des enfants[10].

Comme une réponse à ce questionnement, c’est à Léopold Sédar Senghor que l’on doit l’un des poèmes les plus célèbres à la louange de la femme noire. Ce poème dont chacun se souvient des premiers vers :

Femme nue, femme noire

vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté

J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux

est un hommage à la femme noire mais aussi un rappel de sa fonction médiatrice et initiatrice aux secrets spirituels du monde. Comme l’explique Saïd Ben Slimane :

Le corps de la femme, la fertilité même, est loin d’être uniquement physique. C’est un médiateur entre le sacré et le profane, entre le divin et l’animal. Lèvres, cuisses, reins, bouche, cheveux, hanches suggèrent et appellent à la Connaissance (de la nature, du Créateur suprême — mot senghorien par excellence)[11].

Un autre poète, Ernest Pépin[12], de la Guadeloupe, rend lui aussi hommage à la femme noire dans plusieurs de ses recueils poétiques. On constate que le rôle traditionnel de la muse et de l’inspiratrice dévolu à la femme se retrouve ici avec, comme chez Senghor, une dimension philosophique, voire magique et ésotérique qui serait son apanage :

Reine éthiopienne

au balan magique

comme une carte au trésor

encore indéchiffrée

où des cillements d’étoiles

aux oursins de mon sang

adressent de très secrets messages

à afficher sur des grands pans de nuit

Corps magnifié, sanctifié, sacralisé de la femme dans le verbe poétique masculin, corps mystère aussi dont la quête infinie nourrit l’ontologie. Mais de quel corps parle-t-on ? Marie-Célie Agnant et Gisèle Pineau s’attèlent à la tâche de repérage et de dévoilement du « mystère » féminin avec une honnêteté dont l’obscénité serait garante de vérité. Il s’agit, comme l’écrit Marie-Célie Agnant de « traquer l’obscène que charrie la souffrance[13] ».

Le corps de la béance

Le livre d’Emma met l’infanticide au coeur de sa problématique narrative : il suit en cela une tradition qui va de Simone Schwarz-Bart avec Pluie et vent sur Télumée Miracle (1973) à Tony Morisson avec Tar Baby (1981). La tradition remonte même plus loin dans le temps, car dès le xixe siècle, des romans mettent en scène des femmes noires, voire des femmes de couleur où l’impossible maternité, l’enfant qui n’est pas né ou l’enfant mort sont les thèmes sur lesquels s’appuient les schèmes narratifs. C’est ce que montre notamment Martine Delvaux, dans son étude sur le court roman de Claire de Duras paru en 1823 sous le titre Ourika, alors qu’elle explique que l’héroïne de ce roman, jeune Sénégalaise arrachée à l’esclavage et élevée dans une famille aristocrate, va subir un procès de réification

dont la marque la plus importante, et pour le personnage la source première de la douleur, est l’incapacité de se reproduire due au fait qu’elle se trouve au sein d’une société dont elle ne fera jamais partie, au sein de laquelle elle ne pourra pas fonder de famille[14].

Les corps de ces héroïnes noires ne peuvent s’inscrire ni dans le temps ni dans un espace culturel où elles trouveraient une reconnaissance :

Les héroïnes n’enfantent pas et les enfants meurent, refus de la maternité qui paraît signaler un refus des origines africaines et d’une conception de la culture en tant que plénitudinaire — culture dont on pourrait faire l’histoire, trouver les racines et tracer un avenir,

poursuit Martine Delvaux dans la suite de la réflexion ouverte par Maryse Condé dans La parole des femmes : essai sur des romancières des Antilles de langue française.

Marie-Célie Agnant, dans Le Livre d’Emma, met magistralement en scène cette triple clôture : l’incapacité de la femme à se reproduire ou à se reconnaître non seulement dans sa propre société, mais aussi dans la société québécoise, incapacité qui se double du déni de reconnaissance de l’héroïne par sa propre mère. Murée d’abord dans son silence et dans sa langue créole, Emma, l’héroïne du roman, accusée d’infanticide, est enfermée dans un hôpital psychiatrique, dans l’attente d’être évaluée : pourra-t-elle subir un procès ? doit-elle être considérée comme aliénée ? C’est dans ce contexte que survient Flore, l’interprète, narratrice du récit, chargée de rétablir la communication entre Emma et l’institution. Le langage du corps, sa texture, sa couleur, sa vibration, son énergie, ses gestes dans l’espace et le temps constitueront les prémisses de ce dialogue.

C’est d’abord dans la mise au monde de ce corps féminin par un autre corps féminin que réside le mystère de la malédiction d’Emma. Emma l’infanticide n’est-elle pas déjà une morte-vivante ? Seule survivante d’une grossesse de quintuplées, Emma a de plus le malheur d’être née noire d’une femme à la peau couleur de miel. Ce corps à la peau d’ébène, comme le corps à la couleur miel de celle qui la porta en son sein, sont par essence monstrueux.

Comme l’avaient noté les témoins de la naissance des jumelles Fifie, la mère d’Emma et sa tante Grazie, cette naissance renvoyait déjà à l’horreur historique : « De cette union avec un homme convoité par toutes les femmes en âge ou non de se marier à Grand-Lagon, étaient nées deux beautés Fifie et Grazie, deux chabines dorées, dont les visages avaient été taillés dans l’or fin » (L, 114). Ces chabines dorées, filles métisses de parents tous les deux noirs, sont un accident génétique qui font du ventre des femmes des réceptacles monstrueux : « Laquelle de ses aïeules, se demandait-elle, avait été saillie par quelque démon blanc en chaleur, et dans quel enfer, celui de la canne, du coton ou du café ? Pourquoi son ventre vomissait-il cette insulte tant d’années plus tard ? » (L, 121)

Le ventre féminin est le lieu de l’abomination métisse. Roger Toumson rappelle dans Mythologie du métissage les termes de « cette énigme d’une peau claire enveloppant un corps noir[15] ». Le métissage est dans la mythologie coloniale une énigme effroyable, impensable :

Tout se passe comme si, dans le système constitué, le terme « Métis », terme moyen, était en tant que tel inassignable, « atopique ». Qui dit « métissage » désigne un non-lieu métaphorique, le non-lieu d’un sujet qui, n’étant ni blanc ni noir, tout en étant noir et blanc à la fois, existerait sans être là. Les métaphores du métissage renvoient à un stade archaïque, prédialectique de l’être et du néant, de la pensée et de la nature[16].

Si la mère d’Emma est née de la transgression d’un tabou fondateur, Emma est, quant à elle, un véritable monstre, qui pour exister, a dû anéantir symboliquement quatre vies, celles de ses soeurs non nées : « […] car je suis venue au monde portant sur mon crâne mou cinq coiffes, la mienne plus celle de mes quatre soeurs. […] Un enfant né coiffé, ce n’est pas acceptable, mais c’est un têtard qui, dans le ventre de sa mère s’approprie ce qui ne lui appartient pas » (L, 55), explique Emma. Emma est l’enfant qui n’aurait pas dû naître, l’enfant improbable et non désirée qui ne doit son existence qu’à elle-même.

La matrice dévoreuse de vie, le ventre hostile à toute naissance est un leitmotiv du récit. Emma retrouvera le cadavre d’un foetus : « Quelqu’un avait dû enterrer là un enfant non désiré. Je voyais une femme, les cuisses ouvertes, le sexe hurlant à la mort, les mains affolées sur son ventre. » (L,82) La vision du cadavre se confond avec celle de la mère dont le sexe ne saurait offrir que la mort. Cette équation maudite, du ventre porteur de mort, pour insoutenable et obscène qu’elle paraisse, est aussi la leçon fondamentale du roman. Elle est un rappel de la fondation de l’histoire coloniale et de l’être-au-monde du corps des négresses, dirait-on pour paraphraser Hegel. Le rappel aussi de cet autre ventre, celui du bateau négrier, duquel est sorti l’enfant amer des colonies esclavagistes.

Et cette pourriture s’est mise à gonfler dans le ventre des femmes qu’ils amenaient par bateaux des terres situées de l’autre côté de l’océan. Pendant la traversée […] les marins se saoulaient, puis descendaient dans les cales et prenaient les femmes sans même leur ôter leurs lourdes chaînes.

L, 134-135

Le corps marchandise, le corps réifié ne peut s’offrir qu’une seule liberté, celle de l’autodévoration. C’est cette leçon, dont les implications philosophiques et les répercussions pour l’histoire caribéenne sont encore à méditer, qu’Emma va finalement offrir à Flore en guise de viatique, pour expliquer le meurtre de Lola, fille d’Emma :

Cette malédiction venue des cales des négriers est telle que le ventre même qui nous a portés peut nous écraser. Et la chair de ta propre chair se transforme en bête à crocs et, de l’intérieur, déjà te mange. Quelle importance, maintenant ou après, quelle importance ?

L, 162

C’est un cycle infernal qui se met en place où la mère est dévorée autant qu’elle dévore et cette fable sur l’impossible maternité condamne toute inscription dans le temps, tout repère culturel, toute destinée. Dans son roman Rosalie l’infâme[17], Évelyne Trouillot mettait aussi en scène deux générations de femmes au temps de l’esclavage en Haïti, un récit bouleversant où l’une des figures majeures est une sage-femme qui empoisonne les nouveaux-nés pour leur éviter une vie de servitude et d’humiliation. À bien des égards, Agnant et Trouillot racontent la même histoire, celle de l’enfant cannibale et de sa mère anthropophage comme le fait aussi Gisèle Pineau dans L’espérance-macadam. Mais si le corps de la femme noire se définit par son ventre tombeau, qu’en est-il de sa sexualité, qu’en est-il de son rapport à l’autre, l’homme ?

Corps à corps

L’acte sexuel est bien souvent synonyme de viol. Viol fondateur commis par l’équipage des négriers chez Marie-Célie Agnant, viol du père ou viol commis par un géniteur anonyme chez Gisèle Pineau, le corps des femmes est d’abord objet de violence, source de souffrance. De L’exil selon Julia à Chair piment, les héroïnes de Gisèle Pineau sont confrontées aux douleurs de la chair. Angéla, par exemple, est violée par son père dans L’espérance-macadam. Dans une entrevue accordée à Chantal Anglade, Gisèle Pineau établit d’emblée le lien métaphorique entre la thématique du roman et la Guadeloupe :

En 1989, le cyclone Hugo a dévasté la Guadeloupe, l’a violée. Ce cyclone a été le point de départ de ce roman sur l’inceste que je voulais écrire depuis de nombreuses années… Je pense qu’il est essentiel pour un auteur de lever les tabous, de dénoncer, d’écrire contre la violence. Je ne fais pas le procès des Antillais, l’inceste existe partout dans le monde… Mais je sais que là-bas aussi des pères disent à leur fille « je dois t’essayer ». C’est l’horreur absolue…[18]

À la dévastation de l’île correspond la dévastation des corps féminins, ces corps qui, s’ils ne sont pas violés, sont livrés comme des marchandises à la prostitution. C’est le cas de Clothilde, personnage de L’âme prêtée aux oiseaux, qui « partageait son corps entre les hommes des quais de Basse-Terre[19] » ; c’est surtout le cas de Mina Montério, l’héroïne de Chair piment, qui livre avec une frénésie morbide son corps aux hommes :

Elle s’ouvrait. Se cabrait. Se laissait tourner et retourner, pénétrer… En redemandait. Voulait les sentir, durs, en elle… Ils entraient, gratis, tâtaient sa chair, goûtaient sa peau. Fallait qu’elle soit prise. Possédée. Traversée, sans paroles, par des sexes d’hommes. Ça la prenait, comme ça, comme une fièvre. À ces moments-là, elle ne gouvernait plus son corps. Elle consommait du sexe, le sexe dressé des hommes. En redemandait. En rêvait parfois. Et se réveillait en sursaut, au milieu de ses nuits, avec l’envie d’un corps d’homme ajusté au sien. Fallait qu’elle soit prise, possédée, traversée[20].

Ce corps pourfendu, dévasté, saccagé rejoint la métaphore coloniale si souventefois citée et revisitée par les auteures de la Caraïbe, comme le rappelle Françoise Simasotchi-Brones :

Leur corps souffrant est, explicitement ou non, métaphore, du pays lui-même. Car, faut-il le rappeler, cette souffrance est l’héritage d’une Histoire lourde, faite de dépossession totale, de déterritorialisation et d’exil définitifs. Histoire longtemps effacée, tue [sic], niée par l’ordre et le discours coloniaux. Parce qu’il n’est pas toujours apte à l’identifier, l’histoire est vécue comme une plaie, jamais refermée, par l’être romanesque antillais[21].

Ces corps tourmentés, déjantés, incontrôlés, aliénés, voire détestés par celles qui les habitent sont répertoriés et classifiés à travers une sorte d’incantation mortifère dans L’espérance-macadam :

Il y avait la bougresse-vagabonde, manawa sans culotte sous sa robe, genre de chair dépitée jurant et buvant avec les hommes qui la montaient vitement-pressés, derrière une case, pour dix francs. Il y avait la femme-chiffe : elle marchait de travers, le corps démonté par un seul énergumène, bourreau de triste engeance qui soulageait son aigritude dans les coups de reins, les coups de pied, se glorifiait d’être un homme véridique. Celle-là trébuchait pas devant les calottes de son destin, restait en bas, éborgnée-défigurée, les yeux secs dans le vent de la fatalité. Et puis, on rencontrait une-deux femmes sauvées, qui s’étaient relevées, avec des bosses et des cicatrices qu’elles montraient fières, pareilles à des médailles d’une dernière guerre. Elles marchaient seules dans la vie, gouvernaient leur ménage sans mâle, et éduquaient la marmaille d’une manière raide[22].

À y regarder de près, cette liste s’établit toujours dans une relation conflictuelle à l’homme : femme privée de toute féminité, femme animalisée dont le corps se réduit à son sexe loué pour dix francs, femme battue victime d’un unique et constant bourreau. La « femme-sauvée » est celle qui a renoncé à l’homme et qui vit seule, rescapée de la guerre des sexes, responsable de l’éducation des enfants sur lesquels elle entend exercer un redoutable pouvoir.

On retrouve pourtant chez Marie-Célie Agnant et Gisèle Pineau des scènes où la sensualité, l’exultation des corps et l’érotisme ont leur part. L’image d’un sexe bouton de rose — « alors le bouton de rose frémit, puis palpita, et les pétales se déployèrent les uns après les autres » (A, 86) — fait écho à la fascination de Flore l’interprète devant Nikolas Zankoffi, père de l’enfant assassinée, qui se décrit ainsi :

Mes yeux qui se hissent jusqu’à mes tempes lorsque je te souris, m’ont été légués par un ancêtre chinois […] Mon ancêtre Liu avait épousé une femme espagnole […] ma peau couleur de miel me vient d’elle, mais aussi de Casamance, d’une autre aïeule, Peule celle-là. C’est grâce à elle que le son du tambour se faufile dans mes veines comme le rhum. Grenade, la terre qui s’abreuva du sang de Lorca, m’a donnée ma mère.

L, 41-42

Cet homme fascine parce qu’il porte, inscrit dans sa chair, l’héritage génétique des cinq continents. Homme mirage, homme chimère il est le pendant de Robert dans L’âme prêtée aux oiseaux ou de Léonce dans La grande drive des esprits[23], des hommes dont la souffrance personnelle permet de rejoindre celle des femmes. Mais même ainsi, dans cette dérive des corps dans le plaisir, la femme reste l’ancre, le rocher auquel s’arrime le corps des hommes en perdition. C’est ainsi qu’on lit dans L’âme prêtée aux oiseaux :

D’abord l’homme se débattait. Et puis manquait d’air, haletant tragiquement. Ses yeux viraient au blanc. Ses membres se raidissaient. D’un coup, il sombrait dans la mort. Alors le corps de Clothilde se faisait bouée, radeau, canot, navire. Ses bras et ses jambes devenaient grand mât, rames et voiles. Elle prêtait tout son souffle et ramenait l’homme à la vie au risque d’y laisser la sienne.

A, 82

Corps-port, corps-portes, les femmes dans les romans de Marie-Célie Agnant et Gisèle Pineau portent, gravée dans les vicissitudes et la décadence de leur corps, l’histoire de leurs îles. Si la métaphore de la femme-île est largement partagée par les écrivains de la Caraïbe[24], il revient à ces deux auteures de lui donner une dimension crue et réaliste dont l’obscénité aveugle. Se dessine alors une utopie, dans laquelle l’effacement, la destruction du corps des héroïnes est entreprise comme une quête de salut. Comment dès lors maintenir la tension romanesque ?

Le lait de tes entrailles

Si la maternité et la sensualité font défaut aux héroïnes de Marie-Célie Agnant et de Gisèle Pineau, que reste-t-il après cette entreprise de décorporation, comment les femmes de ces romans reprennent-t-elles littéralement corps dans ces romans ?

On constate chez Marie-Célie Agnant comme chez Gisèle Pineau l’absence de personnages masculins forts, construits de façon qui ne soit pas monolithique ou caricaturale. Si la subtilité n’est pas l’apanage des hommes dans ces textes, ce sont les femmes elles-mêmes qui assureront pour leurs compagnes le nécessaire travail de réparation du corps et de l’esprit. Femmes relais, femmes médiatrices, fontaines d’un savoir inépuisable, elles seront les garantes du temps, en inventoriant les lignées féminines, comme elles seront les garantes de la communauté culturelle, voire les gardiennes de l’humanité dans son ensemble.

Le personnage éponyme de L’exil selon Julia, de Gisèle Pineau, en est un emblème. La femme vieillie, stérile, délivrée de l’esclavage du corps érotique et du corps maternel, reprend toute sa puissance :

Son esprit flotte au dessus de la mêlée. Elle est là, inoffensive en quelque sorte, pareille à un meuble démodé taillé grossièrement dans un bois dur […] On la garde en affection et en respect, se disant que, peut-être, le grand mystère du monde est coulé dans les veines de son bois, écrit dans les débris qu’elle serre encore dans ses tiroirs. Man Ya pousse un gros ventre. La peau de ses jambes est sèche et craquelée, identique à la croûte noire des puddings de pain rassis qu’on défourne les samedis. Ses pieds cornés avancent des ongles noirâtres et durs, si durs […][25]

Esprit tutélaire, Man Ya rejoint Man Tine, l’autre grand-mère mythique évoquée par Joseph Zobel dans La rue Cases-Nègres[26], porteuse de ce « grand mystère du monde », elle est le lien même de la vie et de la connaissance. Le corps écorce de la grand-mère Man Ya, le corps desséché de Mattie, la grande cousine d’Emma, s’ils se figent dans la vieillesse, recèlent dans leurs entrailles des mystères sans nom. Comme l’explique Mattie qui retrace pour Emma l’histoire de la lignée maudite des femmes de sa famille :

Beaucoup de choses restent dans les entrailles à tout jamais, parce qu’on ne sait pas comment les dire, elles demeurent sans nom […] Moi je préfère les choses qui n’ont pas de nom, celles dont on se souvient tout le temps et pour lesquelles on n’a point besoin de nom.

L, 151

C’est que ce savoir est inscrit dans la chair même des femmes, dans leur corps, c’est un savoir antique et souverain que Marie-Célie Agnant résume dans une image :

J’ai rêvé une fois que notre savoir, à nous les négresses, se transformait en lait, en bon lait mousseux, en bon lait bleu à force d’être blanc, et nous le donnions à téter […] Nous étions les fontaines du savoir.

L, 30

Outre le rappel que les femmes noires furent aussi les nourrices des enfants blancs à l’époque de l’esclavage, c’est bien du legs universel de la femme à l’humanité qu’il s’agit. Plus subtilement, comme l’écrit Roger Toumson en parlant des nounous :

Celles-ci avaient pour tâche d’allaiter les enfants de race blanche nés du rapport sexuel légitime du maître de l’habitation et de son épouse. L’esclave noire ne pouvait bien entendu remplir une fonction nourricière d’allaitement qu’à la seule condition d’être en mesure, à la manière d’une vache laitière, de faire « monter son lait ». Ce qui gynécologiquement et physiologiquement parlant suppose qu’elle ait enfanté[27].

Le symbole du frère ou de la soeur de lait accolés au même sein noir, tétant le lait bleu de la connaissance est à l’origine même du fait créole, mot emprunté à l’espagnol criollo et au luso-brésilien crioulio dont la racine serait criar qui signifie élever, comme on élève des animaux ou des êtres humains…

Les héroïnes de Marie-Célie Agnant et de Gisèle Pineau sont des femmes rompues qui, pour une raison ou une autre, ont perdu le lien de filiation réelle ou symbolique qui leur permettrait de porter leur peau de négresse à l’endroit. Une vieille légende raconte que les soukougnans, ces esprits féminins, vivent le jour sous une apparence humaine, mais qu’à minuit, ils enlèvent leur peau et s’en vont, jusqu’à l’aube, se livrer à leurs propres errances. Il n’y a qu’une façon d’empêcher un soukougnan de reprendre sa peau : passer du piment ou du sel sur sa peau retournée comme un manteau…

Emma reproche à Flore dans Le livre d’Emma, d’être une négresse avec la peau retournée. Parce qu’elles portent en elles le mystère de la chair métisse, puisque le ventre qui porte des enfants livre de façon imprévisible toute la palette des métissages, les héroïnes de Marie-Célie Agnant et de Gisèle Pineau souffrent d’être les actrices inconscientes du complexe de Gwynplaine (du nom du héros de Victor Hugo dans L’homme qui rit, 1869, que sa mère, Afrique, ne saurait reconnaître tant il fut défiguré). Le corps-tombeau, le corps violé sont l’expression narrative du malaise féminin. Pourtant chacun de ces romans est aussi l’histoire d’une rédemption, d’un chemin douloureux, initiatique où les héroïnes réinvestissent leur enveloppe charnelle en remettant leur peau à l’endroit.