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« Nous serions les derniers — les premiers à ne pas avoir de descendance[1] ». Ainsi s’exprime l’étrange voix chorale qui assure la narration de La gloire des Pythre de Richard Millet. Au centre du roman se trouve un village de Haute-Corrèze, microcosme d’une ruralité en train de disparaître[2], Siom, appelé à ne plus être qu’« un simple point d’effacement, d’oubli, ou de résignation » (GP, 284). L’omniprésence de la mort témoigne de cette fin d’un monde, de l’incipit qui évoque la puanteur des corps en attente d’inhumation à la vaine recherche d’une tombe dans un cimetière qui clôt le roman. Dans la vaste portion de la littérature contemporaine qui se consacre au passé et à la mort[3], la singularité du roman de Millet tient, selon Isabelle Daunais, à ce « nous » de l’énonciation qui brise les liens du présent avec le passé :

la voix de la mémoire, du souvenir, du témoignage n’est pas ici un résidu, ce qui aurait survécu à la perte et permettrait d’établir un pont avec le passé, elle fait partie de ce qui est emporté, elle appartient, au moment même où elle remémore, à une humanité disparue[4].

Plutôt que de restituer le passé perdu à un présent qui en recueillerait la trace, La gloire des Pythre met en scène sa disparition. Le roman multiplie les figurations de cette disparition, à travers la saga des Pythre et l’extinction de leur nom en deux générations, mais aussi par l’exténuation de la communauté qui se raconte sa propre histoire. L’héritage, qui correspond à la longue durée d’une transmission immémoriale, se trouve liquidé par les bouleversements sociaux et sabordé par la folie des personnages dans le temps du roman, renvoyant à la non-existence le legs et ses légataires. C’est bien le sens que suggère le sort de l’école communale, présentée comme un édifice monumental au début du roman, « trop imposant pour notre petit village, le grand vaisseau républicain abrit[e] la mairie et les écoles » (GP, 96), dont la fermeture laissera les villageois « abandonnés de la République après l’avoir été de Dieu » (GP, 363). Se trouve ainsi consommée la rupture épistémologique qui entérine l’obsolescence d’une certaine culture humaniste devenue inopérante et inaccessible. Une telle perspective, eschatologique et crépusculaire, fait écho à celle que Millet défend dans ses essais, pamphlets et entretiens[5]. Reste cependant le legs de la littérature qui prend, dans La gloire des Pythre, la forme d’une exaltation de l’héritage romanesque par le recours ostensible à quelques-unes de ses formes canoniques ; or l’une de ces formes, le cycle, fait paradoxalement de ce roman de la fin, l’amorce du système de reprises et d’expansions qui structure l’oeuvre ultérieure. C’est là, dans l’infinie relance des récits, que s’émousse et se nuance la radicalité du dispositif d’anéantissement de l’héritage que La gloire des Pythre met en place.

La loi de la transmission

Le destin des Pythre, classiquement représenté comme un itinéraire selon la succession des toponymes qui sous-titrent les trois premières parties du roman, est également ponctué par deux scènes, situées dans la même étude notariale de Meymac, que leur similitude désigne comme pivots du récit. Au début du roman, André Pythre est convoqué par maître Laperge « dans la maison haute, sur la place en pente ; avec la vigne vierge qui étouffait les fenêtres, dans l’étude sombre, aux meubles luisants et lourds » (GP, 67). À la fin du roman, Jean Pythre se présente à son tour à la

maison ancienne au toit pointu, aux murs entièrement recouverts de vigne vierge […] dans la pièce profonde où les meubles luisaient, où l’on pouvait respirer des odeurs de viandes cuisinées mêlées à des parfums plus lourds, où les rangées de livres semblaient soutenir les plafonds.

GP, 285

La description amplifiée de la deuxième scène reprend le dispositif axiologique de la première : le cadre bourgeois, marqué par les mêmes signes (vigne vierge et meubles lustrés), renvoie les personnages, le père comme le fils, à leur infériorité sociale. Étrangers à ces lieux, ils le sont aussi au langage qui s’y tient, défini comme « l’envers de la légende, le grand récit de la loi, ce avec quoi on ne triche ni ne joue » (GP, 285). Le notaire qui reçoit les héritiers d’André Pythre est le fils de celui qui l’avait reçu lui, autrefois, selon cette loi qui garantit que l’héritage, maison, métier, manières et goûts, va en droite ligne du père au fils. Mais les Pythre, c’est là leur malédiction et la raison de la fascination qu’ils exercent sur les habitants de Siom, se tiennent toujours aux limites du tabou et sont également hors de cette loi-là dont le rappel fait apparaître plus tortueux encore les aléas de la transmission dans leur propre famille.

Dans la première scène, André Pythre découvre les circonstances qui font de lui le propriétaire d’une ferme à Veix, sur les hauteurs de Siom. À la mort de sa mère, l’orphelin — « qui ignorait quelle figure avait faite dans le monde cet homme dont il ne restait plus guère qu’un nom mal entaillé sur une croix de bois, au cimetière » (GP, 12) — se voit léguer une ferme par Élise Grandchamp, avec qui il n’a aucun lien de parenté, à la condition qu’il héberge sans la maltraiter sa fille, Aimée Grandchamp, née hors mariage et simple d’esprit. Acquis par hasard, payé du soupçon qui ne tarde pas à entourer le curieux couple qu’il forme avec Aimée, marqué par la folie de cette fille « innocente » et hébétée, entaché de la faute ancienne d’Élise Grandchamp, le bien reçu ne profite pas à André Pythre qui finit par incendier la ferme avant de venir s’installer dans le village (GP, 182-183). Dans la deuxième scène, après la mort d’André Pythre, ce qui reste de ce bien, « la colline autrefois incendiée et depuis lors à l’abandon » (GP, 286), retourne à la famille Grandchamp et revient à une descendante inconnue issue d’une branche collatérale. Cette restitution, qu’elle résulte des dispositions initiales du legs qu’avait reçu André Pythre ou de sa propre décision, liquide l’héritage jusque dans son principe, puisqu’en dévastant ce dont il était le dépositaire, le légataire refuse toute transmission. L’image guerrière de la terre brûlée souligne éloquemment ce désir de ne rien laisser derrière soi.

Rescapée du désastre, la maison qu’André Pythre possédait au village revient à Jean, le fils qu’il a eu de l’une de ses servantes, tandis que sont déshérités sa femme et ses enfants légitimes, punis d’avoir jadis quitté le foyer familial. Ainsi, même quand elle peut encore avoir lieu, la transmission du patrimoine obéit aux caprices des vieilles haines. Signe du vacillement de la société rurale dont elle était l’un des fondements, elle n’est plus dictée par la nécessité économique dans ce village en proie à la désertification. Aussi emprunte-t-elle désormais des voies hasardeuses qui contournent la parenté. C’est un autre héritage qui se transmet, plus sûrement que les biens, d’une génération à une autre, celui du malheur et de la « maudissure » selon le nom que les Siomois donnent à la malédiction qui les affecte. Pourtant la transmission de « la tare » échappe autant aux lois de l’hérédité qu’à la malchance du nom qui frappe les Pythre. C’est plutôt par le lieu que semble avoir transité la quasi-folie d’Aimée Grandchamp, la simple d’esprit, qui réapparaît chez Jean Pythre alors qu’aucun lien de sang ne les unit, par cette colline où Aimée est venue mourir, où Jean a sans doute été conçu, et sur laquelle a régné la folie d’André Pythre, objet de toutes les rumeurs.

Il est significatif que parmi les épisodes de violence rapportés dans le roman, soit au titre du témoignage (« nous l’avons vu ») ou du soupçon (« nous avons cru »), figurent plusieurs scènes qui renvoient au meurtre du fils par le père. Ainsi en va-t-il du couteau planté dans la main de Médée qui s’enfuit après cet affront, des innombrables « raclées » que reçoit Jean, ou encore de l’assassinat de Michel, le garçon de ferme en qui chacun croit reconnaître un enfant illégitime d’André Pythre, et dont le meurtre lui est imputé même au-delà des démentis ultérieurs. Ce meurtre est représenté à travers la vision qu’en ont les villageois, qui en quelque sorte hallucinent l’épisode puisqu’il n’a pas eu de témoin, comme un rituel tragique dont l’origine remonte aux invasions Tafales et dont l’issue exige la mort de l’un des deux protagonistes : « Et ce ne pouvait être le père, bien sûr, le poids des choses et des ans l’exigeait, et aussi les femmes, la race, le sang, la mémoire : pour tout ça Michel devait mourir » (GP, 210). Ce sacrifice des fils à la folie des pères, recyclage d’un topos romantique et hugolien, constitue dans La gloire des Pythre une autre figuration de l’interdit d’héritage. Si la transmission du bien est, comme celle du nom, patrilinéaire, ce sont les mères qui garantissent la paternité. Aussi convient-il de lire comme autant de brisures de la transmission les congédiements successifs dont Jean Pythre est l’objet, tant de la part de sa mère adoptive, la veuve d’André Pythre, qui le gifle lorsqu’il veut l’embrasser à la sortie de l’étude de Meymac, que de sa mère biologique, tardivement retrouvée, qui l’éconduit à son tour, de sorte qu’il « n’avait pas plus de nom qu’il n’avait eu de mère, et fils non pas de la petite Jeanne et d’André Pythre, mais d’une terre noire et du ciel trop bleu » (GP, 358). L’inquiétude que suscitent les Pythre et qui donne prise à leur légende se nourrit, entre autres, de cette double transgression de la loi de la transmission, encore aggravée d’être commise dans un monde rural et archaïque : liquider l’héritage et expulser les héritiers.

Portrait de l’héritier en « fadar »

La lignée des Pythre s’éteint avec Jean, le dernier, au double sens de la chronologie et de l’axiologie, puisqu’il est l’idiot du village, en qui Siom se regarde disparaître et projette toutes ses misères. Il est son devenir et sa fin, comme l’indique son nom, sous-titre de la dernière partie du roman, après celui des villages par lesquels a transité la famille : Prunde, Veix, Siom. En lui se résout ironiquement l’oxymore du titre qui résume le destin des Pythre ; alors que l’obstination du père, ses entêtements, même désastreux, illustraient la « gloire », le fils, lui, s’abandonne à la figure du « pitre ». Victime expiatoire de la folie familiale, il fait l’objet d’une adoption ambiguë par les villageois qui tolèrent sa marginalité — « il vivait comme nul de nous n’aurait jamais vécu, même si on lui en eût donné l’occasion : sans rien faire » (GP, 302) — et finissent par l’intégrer à leur communauté : « Il était bien des nôtres, ce Pythre ; nous n’avions plus rien à dire là contre, les femmes le savaient depuis longtemps qui murmuraient qu’il était tout ce que nous avions décemment pu faire pour les Pythre » (GP, 302).

Jean Pythre est successivement « le dernier, l’innocent, celui en qui les sangs s’étaient mal mélangés » (GP, 276), « ce vieil adolescent, cet innocent au visage étonné » (GP, 347), « ce grand fadar à l’air blessé » (GP, 358), ou encore, selon le médecin qui l’examine à la fin de sa vie : « une vraie tête de bourrique […] un saint ou un abruti, en tout cas d’une espèce qu’il croyait éteinte » (GP, 366). Il fait partie des personnages de marginaux, de simples d’esprit et d’idiots faulknériens qui peuplent le roman de Millet, comme aussi les Vies minuscules de Michon. Incapable de s’astreindre à un travail, protégé par les femmes de Siom, il vivote en poursuivant, dans des entreprises dérisoires, l’originalité de son père. Coureur cycliste malchanceux qui « arrivait invariablement bon dernier, quand ce n’était pas avec plusieurs tours de retard sur l’ultime concurrent », il raconte au bistrot « qu’il avait gagné la course, mais qu’on n’avait pas voulu le reconnaître, qu’on avait mal compté les tours tellement il passait vite » (GP, 301). Célibataire, il ressasse la fiction de conquêtes féminines qu’il aurait dédaignées : « Elle voulait venir avec moi, mais je n’ai pas voulu » (GP, 367). Dans le roman où il apparaît, au seuil de sa mort, comme « une sorte de vieille femme » (GP367), Jean Pythre est la figure pathétique de l’épuisement et de la régression. La scatologie qui le caractérise à cause de son habitude de déféquer dans une cabane au fond du jardin et le soin qu’il apporte à l’enfouissement de ses excréments, achève de le déshumaniser.

Jean est voué au malheur par sa naissance, à la fois enfant de l’amour et enfant du viol selon les deux versions de son histoire que comporte le roman. Il est le fils de Jeanne Roche — allusion probable à « la petite Roche » de Maupassant qui insinue le viol à l’origine de l’enfant —, dont les villageois soupçonnent qu’elle a été « engrossée » par André Pythre. Dans la première version du récit, Jean apparaît comme l’encombrante preuve d’une faute : à André Pythre qui s’est présenté chez lui, le père Roche crie, en chassant sa fille : « Tirez-moi ça de là, la putain et le mioche » (GP, 160). Mais les témoins qui racontent la scène retiennent surtout l’attitude d’André Pythre qui, avec son insolence coutumière, revendique cette paternité : « il brandit l’enfant dans les premiers rayons du soleil, en pleine rue, aux yeux de tous, fier et désespéré, comme s’il nous le jetait à la face, cet enfant de l’amour, cet enfant d’or et de nuit qui braillait à pleins poumons et nous appelait aux fenêtres » (GP, 160). Le père exige même la reconnaissance religieuse de cet enfant du péché : « On sait qu’il demanda au curé de venir le baptiser, là-haut, ce Jean dont il n’était pas certain qu’il fût le père » (GP, 161). Dans la seconde version du récit, sensiblement différente, la narration adopte le point de vue de Jeanne au moment où, quarante ans plus tard, elle rencontre Jean et peine à se convaincre qu’il est bien son fils :

c’était elle qui parlait, à voix basse, de tout et de rien, à seule fin de pouvoir le regarder sans trop de gêne, et sans parvenir peut-être à se dire que c’était là son fils, ni qu’il pouvait être le fils de ce Pythre qui l’avait prise, dans l’espèce de souillarde où elle dormait, à Veix, plusieurs nuits de suite, sans qu’elle ait résisté ni songé à se plaindre […] la petite Jeanne qui n’avait que seize ans et qui avait su ce qui arriverait, non pas lorsqu’il avait soulevé le rideau de la souillarde, mais dès qu’elle était entrée à Veix.

GP, 352

Cependant, les souvenirs prêtés à Jeanne n’ont pas valeur d’attestation de vérité, puisque, quelques pages auparavant, et sans indication de changement de son référent, le « nous » de la voix narrative fournit une autre version du témoignage, où ce n’est pas André Pythre qui vient réclamer l’enfant, mais son père qui force la jeune fille à le lui remettre : « Nous l’avons vue, vers midi, descendre la grand-rue, accompagnée de son père. Elle serrait contre elle le bâtard. Ils sont montés à Veix par le pont de Jouclas » (GP, 334). La prise en charge de Jean par la famille de son père n’a plus rien d’une reconnaissance : « Elle vit […] les deux grandes mains de l’homme de Veix se refermer sur l’enfant. Il leur tourna le dos. Peut-être le vit-elle encore […] remettre le paquet à sa femme, se rasseoir près du feu et les regarder » (GP, 335). Jean Pythre, à l’image de la mort de Siom dont il est l’emblème et de la polysémie du titre du roman, est ainsi tour à tour, et par la même voix fluctuante, exhibé comme un trophée, dans la « gloire », ou transigé en secret, comme un « paquet », dans la honte.

De même, s’il est surtout défini par des caractérisations grotesques, une certaine beauté, inutile et dérisoire, lui est néanmoins concédée alors que le choeur des femmes domine pour un temps la voix narrative : « il était dans nos vies de femmes depuis sa naissance, et aussi dans nos mots et dans nos songes, parce que enfant de l’amour et qu’on pouvait le dire beau. Eût-il été laid, nous ne l’aurions pas moins aimé, c’est-à-dire doucement plaint » (GP, 330). Au seuil de sa mort, alors que son apparence confond les âges — « Il maigrit, devint un vieux jeune homme de cinquante ans, puis un vieillard au visage d’enfant » —, sa différence se résorbe dans une identification par laquelle ce sont les villageois qui sont devenus semblables à lui : « il ne fut plus qu’un homme presque ordinaire, seul, abandonné » (GP, 361). Ainsi est-ce bien à « tout Siom », selon la désignation synecdotique qui revient en leitmotiv dans La gloire des Pythre, que renvoient « les âmes innocentes » évoquées dans l’épigraphe de Bossuet placée en exergue du roman. Il est intéressant de noter que dans l’infime écart aménagé par la modalisation — « presque ordinaire » —, c’est une référence à la littérature et à la culture qui finit par distinguer le dernier des Pythre :

[il] ressemblait non plus à Jean-Jacques Rousseau, ni même à cause de ses longs cheveux et de sa veste de velours beige à grosses côtes, à ce Kit Carson dont nous avions lu les aventures dans des illustrés que nous chipions à l’épicerie Berthe-Dieu ; non, c’était, d’après Françoise Chadiéras qui avait de l’instruction, à Émile Littré qu’il faisait songer, avec les incroyables bésicles (petites, étroites, cerclées de fer blanc) qu’il chaussait pour s’occuper d’assurance, de paris, et même pour écouter la radio dans l’obscurité, oui, à Littré, disait-elle, à l’un de ces grands hommes qui se soucièrent des mots, du sens, de l’origine et du silence, un peu comme lui, Jean, qui ne portait plus ses regards que sur des figures enfuies, sur la vanité des choses, sur la transparence de l’air, sur rien…

GP, 361

Portrait de l’innocent en philosophe et en lexicographe qui entraîne avec lui dans l’oubli les idées, les livres et les mots. La disparition de Jean Pythre, dont la « visiteuse » anonyme du cimetière ne parvient pas à identifier la tombe à la toute dernière page du roman, réitère cette fin de l’héritage, non seulement des Pythre, mais de Siom et de tout un mode de vie. L’ultime effacement, celui du nom sur la tombe, qui fait écho à l’immersion de l’ancien cimetière sous les eaux du barrage, en affirme le caractère absolu.

Intertextualité

La question de l’héritage se pose aussi à propos des liens que le roman tisse avec des oeuvres antérieures, puisque chez Millet « l’écriture est taraudée par les pages des livres déjà écrites de la bibliothèque », comme l’écrit Laurent Demanze à propos de Michon[6]. Dans cette perspective, l’inscription intertextuelle la plus ostensible se noue au toponyme « Siom », renvoi à la Bible et au Nouveau Testament, par l’allusion à Sion, le nom biblique de Jérusalem, et, dans l’Apocalypse de saint Jean, celui du mont où l’agneau apparaît à Jean. Signe d’élection et de salut, ce nom se trouve ironiquement remotivé par antithèse dans la décrépitude et la « maudissure » qui en constituent le référent dans le roman :

Ce Siom que, répétons-le, nous prononcions Sion, et qui avait pour nous quelque chose de céleste que le curé tentait de nous représenter mais à quoi nous ne comprenions pas grand-chose, sinon que, damnés ou innocents, pauvres et moins pauvres, nous vivions en terre bénie.

GP, 110

Le réseau d’allusions ouvert par le toponyme fictif inclut également le nom de Jean, « cet apôtre », selon la désignation familière des villageois, et charge ainsi son « innocence » si fréquemment réitérée par le texte d’une connotation de sainteté. Sion fait aussi écho à l’épigraphe déjà évoquée de Bossuet, empruntée à l’oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche qui s’ouvre précisément sur un commentaire de l’Apocalypse de saint Jean[7]. La prégnance de cette mémoire textuelle chrétienne, relayée par certains épisodes, telle la montée des eaux du lac après la construction du barrage qui évoque le déluge, tend à faire de la déshérence de Siom une apocalypse pauvre et tronquée, sans salut, qui inverse l’élection en damnation et signe à nouveau la fin de l’héritage. Comme le signale Jean-Yves Laurichesse, le toponyme Siom rappelle enfin un autre Sion littéraire, inspiré lui aussi du Nouveau Testament, Sion Vaudémont, où Barrès a situé La colline inspirée[8]. On peut lire en effet, dans cette « colline incendiée » que les Pythre abandonnent pour s’installer au village, une allusion au roman de Barrès, l’interversion du lieu inspiré en lieu dévasé fonctionnant alors comme une mise à distance des valeurs barrésiennes d’exaltation de la terre d’origine.

La gloire des Pythre fait également jouer d’autres rapports intertextuels[9]. Ainsi Lakis Proguidis souligne, dans Tandis que j’agonise de Faulkner, paru en 1934, « des affinités dont les traces sont parfaitement visibles tout au long de La gloire des Pythre[10] ». Les deux textes présentent en effet des dispositifs narratifs apparentés, choeur chez Millet, succession de monologues chez Faulkner ; ils mettent en scène un univers social semblable, rural et pauvre, habité par des personnages d’« idiots » qui assument la disgrâce de leur communauté. Ils partagent la même thématique mortuaire, Tandis que j’agonise pouvant se lire comme le « tombeau » de la mère, que le père, Ans Bundren, va faire enterrer à Jefferson, accompagné de leurs proches, au cours d’un périple qui structure le récit. C’est d’abord dans ce temps de la mort, cet impossible présent de l’agonie, que La gloire des Pythre rejoint le roman faulknérien. Ainsi les mises en terre retardées et compliquées par la nature, sol gelé chez Millet, inondation d’un pont chez Faulkner, ou par les hommes, étirent cette durée de la mort dans laquelle le récit se fixe. À cet égard, on reconnaît un épisode de Tandis que j’agonise, où les porteurs laissent involontairement tomber le cercueil dans la rivière, dans deux scènes de chute de cercueils qui se font écho au début et à la fin de La gloire des Pythre ; celui de la mère Coupat échappe aux hommes de Prunde qui le portent dans un chemin abrupt et va s’abîmer dans le ravin (GP, 30-31), et un accident de voiture précipite celui de Jean Pythre en contrebas de la route (GP, 375)[11]. La gloire des Pythre reprend à Faulkner, d’une part, le point de vue de l’agonisant pour le généraliser à l’instance narrative que représente « tout Siom » et, d’autre part, le temps de « l’agonie », celui des deux générations de Pythre avec qui disparaît l’ancien monde.

Par ailleurs, La gloire des Pythre dialogue avec les modèles de la représentation naturaliste de la ruralité, les Contes de Maupassant, et surtout La terre de Zola, tant par les réécritures de scènes conventionnelles (cortège funèbre, repas de noces), que par les traits thématiques associés à l’univers paysan (frôlement de l’animalité, organicité, analité, violence). Le roman de Millet compte d’ailleurs plusieurs mentions explicites de l’oeuvre de Zola, tel ce rappel en écho de deux titres des Rougon-Macquart : « La terre accomplissait son oeuvre. Elle happait les morts, les suçait, les mangeait doucement. C’était l’heureuse débâcle » (GP, 62). Mais c’est dans La fortune des Rougon que se trouve l’un des modèles possibles du motif du cimetière déplacé, central dans La gloire des Pythre. Chez Zola, l’ancien cimetière Saint-Mittre de Plassans, lieu inaugural puisqu’il apparaît au début du tout premier roman de la série des Rougon-Macquart, figure le terreau originaire et, selon la vision zolienne, est régénérateur, garant d’une renaissance dont témoigne le triomphe de la vie sur la mort :

Ce sol gras, dans lequel les fossoyeurs ne pouvaient plus donner un coup de bêche sans arracher quelques lambeaux humains, eut une fertilité formidable […] la pourriture humaine fut mangée avidement par les fleurs et les fruits, et il arriva qu’on ne sentit plus, en passant le long de ce cloaque, que les senteurs pénétrantes des giroflées sauvages[12].

Chez Millet, et à plus d’un siècle de distance, le cimetière de Siom, déplacé avant que les eaux du barrage ne l’inondent, ne prépare aucun renouveau ; au contraire, dans un mouvement inverse, c’est la mort qui, en imposant ses signes, l’emporte sur la vie :

nous n’aurions pu imaginer que cette puanteur-là fût notre lot, nous qui étions déjà si peu de choses, petits bonhommes affairés par une matinée claire de septembre sur la pente d’une vallée condamnée, penchés, les uns et les autres, sur les restes de nos pères et de nos mères, de nos enfants parfois, en des cercueils pourris, éventrés, ouverts sur des ossements encore habillés de chair et de tissu, sur des boues verdâtres, vertes ou noires dont on ne savait plus ce que c’était, terre ou chair ou l’indissociable mélange des deux, l’innommable destin de l’orgueil et de l’indignité, ou encore l’ultime coquetterie de la chair qui se refusait à la terre, l’apparence humaine stupéfaite d’elle-même, de son odeur, de son ignominie, de son altération : tout cela qu’il fallait ramasser à la pelle et remettre dans des cercueils neufs ou, pour les plus vieux os, dans des boîtes qu’on emportait sous le bras.

GP, 172

L’héritage zolien est également perceptible dans le déterminisme qui régit le destin des personnages de La gloire des Pythre, à la manière de la tare héréditaire pour ceux des Rougon-Macquart. Mais le roman de Millet ne retient que le principe de ce dispositif qu’il vide de ses justifications scientifiques et idéologiques. La « maudissure », pauvreté, souffrance, s’attache autant aux noms qu’aux gènes : « Ils étaient des Pythre, ils avaient ça en commun, ils le savaient, Suzon surtout qui aurait pu troquer son patronyme pour un autre, banal ou magnifique, et qui s’était résignée devant cette fatalité » (GP, 308). Elle tient d’abord au lieu lui-même, dont elle affecte finalement tous les habitants, à sa configuration accidentée et à sa géologie hostile qui se réinscrivent dans les vies et les corps.

Architextualité

Au-delà des oeuvres antérieures explicitement ou implicitement convoquées dans le texte, par rapport auxquelles le roman de Millet se situe dans le jeu des reprises et des réinterprétations, l’intertextualité participe, dans La gloire des Pythre, d’une entreprise plus vaste de revendication du genre romanesque qui se manifeste également à d’autres niveaux. La notion d’« architextualité », proposée par Genette, donne une prise pour la description de ce phénomène. Dans Introduction à l’architexte, Genette définit l’architextualité comme « cette relation d’inclusion qui unit un texte aux divers types de discours auxquels il ressortit. Ici viennent les genres et leurs déterminations déjà entrevues : thématiques, modales, formelles[13] ». Il lui accorde alors une portée totalisante qu’il transfère ensuite, dans Palimpsestes, à la « transtextualité » pour recentrer, sans toutefois l’y réduire, l’architextualité sur la relation du texte au genre :

le fait que cette relation soit implicite […] sujette à discussions […] et à fluctuations historiques […] ne diminue en rien son importance : la perception générique, on le sait, oriente et détermine dans une large mesure « l’horizon d’attente » du lecteur, et la réception de l’oeuvre[14].

Pour Genette, il s’agit d’une relation « muette, par refus de souligner une évidence, ou au contraire pour récuser ou éluder toute appartenance […] le roman ne se désigne pas explicitement comme roman[15] ». À l’encontre de ce postulat, La gloire des Pythre manifeste un soulignement de l’architextualité qui ne se cantonne pas au paratexte.

En effet, au moment où une part importante de la prose narrative contemporaine se caractérise par une sortie du romanesque, La gloire des Pythre se distingue au contraire par sa fidélité marquée aux conventions de l’illusion réaliste, et fait fonds sur le temps, l’espace et le personnage. Le temps de l’histoire se déploie dans une fresque sociale qui embrasse tout le xxe siècle, rappelé par ses guerres : la Première qui donne lieu à la scène du départ des conscrits (GP, 115-116), puis la Deuxième, marquée par l’exécution de l’instituteur résistant sous les yeux des enfants Pythre (GP, 193-194), la guerre d’Indochine d’où revient Médée (GP, 305) et l’extradition de Klaus Barbie (GP, 366). Parallèlement à l’Histoire, et souvent dans un rapport métaphorique avec elle, l’histoire de Siom est datée elle aussi : « le printemps de 1938 » correspond à l’annonce de la construction du barrage qui obligera à déplacer le cimetière (GP, 169) et « février 1944 » à la montée des eaux. Relèvent encore du roman le microcosme de la ruralité qu’est Siom et le « personnel romanesque » qui en est issu et que le texte pourvoit, selon le précepte balzacien, d’un « état civil » et de généalogies. Le dispositif de la génération permet de dégager de sa lignée un héros, fût-il un anti-héros, André Pythre, dont le destin, spatialisé dans le trajet qui le conduit à Siom, est raconté depuis la mort de sa mère jusqu’à celle de son fils. De même, la narration chorale, en répétant la résistance de la communauté à l’intégrer, place André Pythre dans une lutte contre des forces qui le dépassent, méfiance de Siom ou malédiction de son nom, lutte par laquelle Lukács définit le héros romanesque[16]. Au compte de cette conformité thématique et structurelle aux lois du roman, il faudrait verser encore le choix du sujet, la ruralité, la terre, dont Jean-Yves Laurichesse montre comment Millet la dégage du « terroir étroit » par la dimension mythique et tragique du récit[17]. Le projet anachronique, voire polémique en 1995, répond au voeu qu’exprime Millet dans Le sentiment de la langue, « d’écrire contre [s]on époque[18] ». Non seulement, dans La gloire des Pythre, comme dans les Vies minuscules de Michon, une dizaine d’années auparavant, la « grande langue » est-elle mise au service des oubliés, mais c’est au « grand roman » qu’est confiée l’histoire de leur fin. Siom est certes un monde perdu, et le « nous » narratif, en incluant son destinataire, l’entraîne aussi dans sa disparition. Reste pourtant l’héritage littéraire, le legs d’une forme, le roman[19].

C’est en tout cas ce que donne à penser le statut de La gloire des Pythre dans la suite de l’oeuvre de Millet où le microcosme de Siom fonctionne rétrospectivement comme matrice fictionnelle à partir de laquelle les textes ultérieurs s’ordonnent en cycle selon un système de personnages reparaissant et de rappels d’épisodes. Ce recours au cycle, qui assure la multiplication de la matière romanesque, est sans doute le signe le plus probant de son « architextualité ». Parce que sa construction n’est pas linéaire mais procède par prélèvements apparemment aléatoires dans le stock de fictions en réserve que représente Siom, il n’est pas possible de décrire systématiquement le cycle. D’abord situé comme le premier tome d’une trilogie qui comprend aussi L’amour des soeurs Piale[20] et Lauve le pur[21], La gloire des Pythre apparaît bientôt comme l’amorce d’une composition beaucoup plus vaste. Plusieurs modes d’expansion sont utilisés : il peut s’agir d’épisodes latéraux qui illustrent la légende, comme c’est le cas pour Le cavalier siomois[22] qui renforce la cohérence fictive de Siom dans l’antonomase, ou pour Le renard dans le nom[23]. Le lien peut aussi être ténu et se limiter à la mention des origines du narrateur comme dans La voix d’alto[24]. À rebours, L’art du bref [25] marque l’extension et la généralisation du procédé du cycle par l’intrication du récit de la vie d’une personne réelle, le photographe ambulant Antoine Coudert (1866-1910), à la fiction des textes précédents ainsi qu’à l’autobiographie (ou l’autofiction) de l’auteur. La réapparition de Jean Pythre est le signe de cette intégration des différentes dimensions :

ce Jean Pythre qui vivait surtout la nuit et qui avait toutes les apparences d’un grand frère pour moi qui me souciais de choses sans intérêt pour personne, d’histoires enterrées, de livres singuliers, de gens humbles qui avaient trouvé dans l’oubli une paix où ils pouvaient reposer[26].

Ainsi la fiction, le romanesque sinon le roman, l’emporte sur la vie, en incorporant à la fois ses modèles réels et son narrateur témoin.

Au fil de ces textes qui en construisent la légende, Siom conserve la caractérisation que lui donnait La gloire des Pythre, sa disparition inexorable se trouvant chaque fois réitérée. Mais paradoxalement, ce récit de la fin refuse de finir, le cycle en promettant au contraire l’infinie relance, tout dénouement constituant l’amorce possible d’un nouvel épisode. Le potentiel fictif de Siom paraît d’autant plus inépuisable qu’il tient d’abord au lieu plutôt qu’au temps, qui n’est pas celui de la succession générationnelle ou de l’évolution historique, mais bien le temps spécifique de ce lieu-là, la durée de l’agonie, où le jeu des analepses permet le développement de récits contemporains et parallèles. La valeur emblématique de Siom, comme objet du dernier legs et comme scène de l’ultime transmission, se trouve renforcée dans le cycle au fur et à mesure qu’il se construit, par la recomposition de l’instance narrative et l’aménagement de points de vue obliques, entre extériorité et familiarité, à travers lesquels est de nouveau sanctionnée cette disparition.

C’est pourtant dans cette oscillation de la focalisation que s’érode quelque peu la radicalité de La gloire des Pythre. Plusieurs textes du cycle présentent des dispositifs énonciatifs indirects qui placent un narrateur anonyme à distance de l’histoire qu’il raconte : série d’entretiens avec l’un des personnages dans L’amour des trois soeurs Piale, souvenirs du témoignage d’une vieille femme recueilli pendant l’enfance dans L’art du bref, récit déduit des échanges entre la mère et une tante dans Le renard dans le nom. Ma vie parmi les ombres[27] marque un changement en donnant nom et corps à la voix de Pascal Bugeaud, narrateur qu’un « je » autofictionalisant désigne comme double de l’auteur. Siom disparaissant demeure certes présent dans le récit, où il est justement le pays des « ombres » évoquées dans le titre, mais le regard s’est sensiblement déplacé, à travers l’histoire de la famille Bugeaud, vers son dernier héritier, le narrateur. Le point de vue n’est plus, comme dans La gloire des Pythre, englobant et contemporain de la mort de Siom, mais singularisé dans la perception d’un narrateur écrivain qui raconte à sa jeune maîtresse, Marina, elle aussi originaire du village, une disparition déjà survenue. L’inflexion générique dont témoigne ce texte l’apparente à « l’anamnèse mélancolique » que Laurent Demanze reconnaît dans les récits de filiation « d’héritiers problématiques[28] ». Le recentrement du point de vue opère encore dans Dévorations[29] qui instaure pourtant un écart en situant l’action à Saint-Andiau, près de Siom, et dans le présent, alors que la serveuse du dernier restaurant, Estelle, assure la narration. Dans ce roman, Pascal Bugeaud est devenu un personnage, écrivain en rupture, reconverti en instituteur. Ce glissement de la position de sujet de la narration dans Ma vie parmi les ombres à celle d’objet dans Dévorations, où Estelle, qui lui voue un amour sans espoir, s’attache à élucider le mystère qu’il constitue à ses yeux, indique que l’enjeu du récit a migré de Siom, relégué au voisinage et au passé, vers son dernier témoin.

Si aucune conclusion n’est possible à propos d’une oeuvre en cours, il est permis d’observer le déplacement qui fait passer la fiction et sa narration du temps de la perte à celui de la remémoration de cette perte, et concentre la focalisation sur l’héritier plutôt que sur l’héritage, dans une extension sans fin de la scène de la transmission. C’est sur ce nouveau dispositif, proche de celui du témoignage, beaucoup plus répandu dans la littérature contemporaine, où l’écriture devient le seul héritage possible, que débouche la réalisation dans le cycle de l’« architexte » romanesque qui était l’horizon de La gloire des Pythre. Le pari que l’énonciation puisse dire sa propre disparition n’est plus tenu au-delà de ce roman, ce qui explique sans doute le statut singulier qu’il conserve dans l’oeuvre de Millet où il demeure le texte le plus lu et le plus commenté. On peut également interpréter l’ensemble du cycle comme une boucle qui s’ouvre et se referme dans La gloire des Pythre, et considérer les diverses expansions que sont les autres récits, comme des bribes du legs, des exempla, des illustrations a posteriori, de cette fin qui s’y donnait à lire si radicalement.