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Dans son étude de la correspondance des écrivains du xixe siècle, L’épistolaire ou la pensée nomade, Brigitte Diaz constate que les échanges épistolaires permettent aux auteurs de « s’inventer par lettres[1] » ; selon Diaz, pour que « s’installe une fructueuse stéréophonie épistolaire, il faut une pérennité à l’échange, qui ne s’obtient que sur le temps long[2] ». Ces observations s’appliquent à la correspondance à longue échéance entre l’écrivaine contemporaine Anny Duperey et la peintre Nina Vidrovitch, dont une sélection de lettres est reproduite dans le recueil De la vie dans son art, de l’art dans sa vie[3]. En plus d’être écrivaine, Duperey est comédienne et joue non seulement sur la scène, mais aussi au petit et au grand écran ; elle mène forcément une vie très publique, ses réussites ou échecs professionnels et personnels étant souvent commentés par les médias populaires. Moins connue que Duperey, Vidrovitch[4] est cependant une peintre prolifique (un catalogue de plus de 600 de ses toiles est paru en 2012) qui a aussi fabriqué des costumes et masques de théâtre, notamment pour le Théâtre antique de la Sorbonne. En 1992, elle a quitté Paris avec son mari, l’auteur et dramaturge Guillaume Kergourlay, pour s’installer à Bessy-sur-Cure, petite commune de Bourgogne, où elle continue à oeuvrer[5]. Elle mène ainsi une vie plutôt retirée, refusant en général de passer par l’intermédiaire des galeries, préférant vendre ses tableaux elle-même en accueillant les clients chez elle. Dès le début de leur correspondance, Duperey et Vidrovitch se promettent d’échanger sur tout ce qui les préoccupe, des choses tout à fait banales comme l’achat d’une machine à laver (DLV, 22) jusqu’aux questions plus philosophiques ou existentielles, comme : « qu’est-ce que ça veut dire de vieillir » ou « d’être artiste » (DLV, 23). Or, comme le constate Diaz, « la liaison épistolaire, à l’origine banal accident de la socialité ordinaire, transforme vite le goût d’écrire en nécessité intellectuelle plus encore qu’affective, et en principe de réalisation esthétique de soi[6] ». Nous verrons que, tout au long de leur correspondance, alors que Duperey et Vidrovitch évoquent régulièrement leur quotidien (maison, conjoints, enfants), elles explorent surtout et avant tout la question de leur identité en tant que femmes artistes. Cet échange épistolaire constitue donc une véritable « aventure ontologique[7] » au cours de laquelle elles interrogent l’image publique qu’elles sont censées projeter et se demandent comment la concilier avec leur identité privée. C’est grâce à leur correspondance qu’elles peuvent réfléchir aux façons de s’inventer et de se réinventer au fil des ans.

Cette tension entre la femme privée et l’artiste publique se fait sentir d’abord dans la préface du recueil, où Duperey explique la genèse du livre. Au début, les deux femmes n’avaient pas envisagé de publier leur correspondance et Duperey souligne que pendant des années, « il ne nous est jamais venu à l’esprit que ces lettres puissent être lues un jour par les autres. Jamais ! » (DLV, 15) Le projet de publication est né d’un hasard : dans le catalogue pour la mise aux enchères des effets du metteur en scène Jean-Louis Barrault, Duperey voit un lot de lettres, dont une signée par elle-même. En consultant un avocat, la comédienne apprend que « toute lettre envoyée volontairement à quelqu’un, c’est-à-dire donnée de votre propre chef, appartient légitimement au destinataire, et, légalement, à ses héritiers » (DLV, 18). Or elle se rend compte que « [l]e fameux “rends-moi mes lettres !” n’est pas un cri obsolète des siècles précédents… il est toujours d’actualité ! » (DLV, 18). À la suite de cette histoire, Vidrovitch propose à Duperey un projet de publication basé sur un choix de lettres, pour ensuite détruire le reste, et le livre voit le jour grâce à l’éditeur de Duperey qui, selon elle, « a aimé cette étroite imbrication entre nos vies professionnelles et nos vies privées – des vies d’artistes vues de l’intérieur » (DLV, 19). Le titre du recueil, qui vient d’une citation de Louis Jouvet, mise en exergue au début du livre[8], capte parfaitement cette espèce d’osmose entre la sphère publique et la sphère privée explorée dans leur correspondance.

Dans sa préface, Duperey évoque la nature à la fois intime et globale de leur correspondance : « Il y avait toute notre vie là-dedans, espoirs, travail, chagrins, rapports avec nos hommes, nos enfants, nos colères, nos problèmes intimes jusqu’à gynécologiques (rassurez-vous, on vous les a épargnés), tout » (DLV, 18). Elle précise qu’en préparant le livre, elles n’ont « rien réécrit », mais qu’elles ont en revanche « énormément coupé de passages trop intimes ou sans intérêt pour un lecteur autre que [elles]-mêmes, et réuni parfois des extraits de plusieurs lettres, pour en faire une seule » (DLV, 19-20). Le recueil est donc le produit non seulement de l’autocensure effectuée par les deux correspondantes afin de faire de leurs lettres privées des « lettres ostensibles[9] », mais aussi d’un travail de restructuration dans le but d’imposer plus de cohérence thématique aux réflexions diffuses qui s’enchaînaient sur plusieurs lettres. La préface de Duperey reflète une certaine contradiction qui semble caractériser la publication de tout échange épistolaire : d’un côté la volonté de partager les expériences avec le grand public, et, de l’autre côté, le souci de préserver un peu de la confidentialité d’une correspondance privée. De même, nous remarquons une tension évidente entre l’authenticité de ce texte basé sur des lettres réelles, et le travail d’esthétisation que les deux épistolières ont effectué pour arriver à un livre « qui nous semblerait livrable au monde » (DLV, 19). Il s’agit, après tout, de la correspondance entre deux artistes qui ont l’habitude de produire des ouvrages ou des performances – peinture, livre, ou rôle incarné sur scène – à livrer au grand public. Or une autre préoccupation qui caractérise cet échange épistolaire est justement la question de la création artistique. Les deux femmes évoquent souvent leur processus créatif et leurs premiers gestes devant la toile ou la page blanche, quand un nouveau projet est en train de naître.

Les débuts d’une correspondance : du Voile noir à Je vous écris

Assez curieusement, la correspondance entre Duperey et Vidrovitch est née grâce à la publication d’un livre antérieur de l’écrivaine, livre qui a suscité des réactions très fortes de la part de ses lecteurs. Dans le monde des lettres, Duperey est surtout connue pour Le voile noir[10], texte autobiographique qui raconte la mort de ses parents, illustré de photos prises par son père, le photographe Lucien Legras[11]. Ce texte contient un premier indice de l’importance de la lettre pour Duperey, car un des chapitres est intitulé « Première et dernière lettre à ma mère ». Or la publication du Voile noir ne fait qu’augmenter le rôle central de la correspondance dans la vie de l’écrivaine-comédienne qui commence à recevoir des centaines de lettres de ses lecteurs. Si la plupart encouragent l’auteure à faire son deuil et à accepter la disparition de ses parents, deux missives ont eu un impact inattendu sur sa vie. Deux médecins différents constatent chacun qu’elle a dû elle-même être intoxiquée par le monoxyde de carbone le jour de l’accident, et soutiennent que sa mère, sous les effets de l’intoxication, serait tout simplement tombée devant la porte ou avait peut-être, dans un dernier geste lucide, bloqué la porte pour que sa fille n’entre pas. Duperey doit complètement réinterpréter tout ce qu’elle pensait comprendre au sujet de cet accident tragique, et cela grâce au courrier de lecteurs. La rédaction d’un deuxième livre s’impose alors, d’abord pour répondre à ses correspondants, et puis aussi pour communiquer, dans un nouveau récit plus complexe, ce qu’elle a appris au sujet du deuil. Publié en 1993, Je vous écris[12] est un hybride générique qui commence par une lettre ouverte dans laquelle Duperey s’adresse à ses lecteurs-correspondants : « À vous qui m’avez écrit[13] ». La suite ressemble plutôt à un journal intime qui raconte la fin de la rédaction du Voile noir, la publication du livre, puis le tsunami de lettres de lecteurs bouleversés par leur lecture. Le texte proprement dit est entrecoupé par des citations d’une centaine de missives de lecteurs. La lettre représente ainsi un mode de communication particulier, voire privilégié, pour Duperey.

Au moment où débute leur correspondance, Duperey et Vidrovitch se connaissent à peine. Elles se sont croisées deux ou trois fois chez des amis communs et Duperey avait visité l’atelier de Vidrovitch dans le Marais. Mais, à la suite de la publication du Voile noir, Vidrovitch était parmi les nombreux lecteurs à avoir écrit à Duperey. En effet, la première lettre reproduite dans De la vie dans son art, de l’art dans sa vie, signée par Vidrovitch, donne son accord pour l’inclusion de cette lettre antérieure dans le manuscrit en préparation de Je vous écris[14]. Vidrovitch avait donc, dans un sens, déjà commencé une correspondance avec Duperey quand, au moment de quitter Paris, elle lui propose d’échanger des lettres afin de s’appuyer mutuellement. Les deux femmes sont chacune sur le point de passer à une nouvelle étape de leur vie. Vidrovitch vend son atelier à Paris pour s’installer ailleurs, et Duperey se sépare du père de ses enfants, le comédien Bernard Giraudeau, après 18 ans de vie commune. Vidrovitch souhaite garder le contact avec Paris, et Duperey, devant la publication imminente de Je vous écris, cherche à garder « un contact avec le papier ». Or, comme Vidrovitch le lui explique : « tu verras, le geste d’écrire va te manquer » (DLV, 14). Commence alors une correspondance entre deux femmes, entre deux artistes, dans leurs métiers respectifs : la peinture dans le cas de Vidrovitch et le théâtre et le cinéma, mais aussi l’écriture, dans le cas de Duperey.

Quinze ans plus tard, poussées par le désir de contrôler la diffusion éventuelle de leurs échanges, les deux correspondantes se décident à publier ce recueil qui couvre le début de leur correspondance. Le livre commence par deux reproductions de lettres manuscrites, une première d’Anny Duperey datée de 1999, hors de la période couverte par le livre, fonctionnant comme une sorte de lettre supplémentaire à déchiffrer ; et une deuxième de Nina Vidrovitch qui figure, elle, dans le texte du livre. Après les notices biographiques et la préface signée par Duperey, le lecteur découvre trois cents pages de lettres transcrites qui s’enchaînent sans intertitres autres que les formules « Chère Anny » ou « Chère Nina ». Il est intéressant de remarquer l’augmentation dans le nombre de lettres échangées au fil des ans : de 4 en 1993 jusqu’à 26 en 1998, la dernière année du recueil. À la lecture des lettres, on voit les liens d’amitié se tisser entre les deux femmes. Une postface signée par Vidrovitch et datée de 2008 clôt le texte, et, juste avant la 3e de couverture, nous retrouvons la fin des deux lettres manuscrites reproduites au début, cette fois en ordre inverse, celle de Vidrovitch suivie de celle de Duperey. En publiant ce recueil, Duperey et Vidrovitch dévoilent les débuts de leur correspondance, et l’inclusion de cette lettre non transcrite de Duperey signale que leurs échanges se poursuivent hors livre et donc hors de portée des lecteurs intéressés[15]. Ce choix souligne la nature incomplète des extraits publiés qui ne représentent qu’une mince période sur une correspondance continue.

La plupart des lettres portent une date précise, par exemple, « le 5 octobre 1993 » (DLV, 24), mais parfois la date est plus vague : « un vendredi, fin février » (DLV, 41). Lors de la période de rédaction des lettres reproduites dans ce livre, Duperey est impliquée dans deux grands projets au théâtre. Le premier, en 1994, est une adaptation d’une pièce en anglais de Martin Sherman, intitulée Quand elle dansait, qui raconte la vie de la danseuse Isadora Duncan. Duperey elle-même en a fait l’adaptation et incarne le rôle principal. En préparation pendant presque deux ans, le spectacle fait faillite et cesse plus tôt que prévu. Duperey vit alors une terrible déception. Ensuite, elle accepte le rôle de Mme Cheverley dans la pièce Un mari idéal d’Oscar Wilde, production qui débute à Paris en 1995, connaît un énorme succès et part en tournée pendant deux ans. Même avant de lire le contenu des lettres de cette période, la façon dont l’une d’elles est datée – « jeudi ?… 351e représentation ! » (DLV, 134) – laisse entrevoir la fatigue et l’ennui de l’actrice qui ne sait plus la date exacte, mais sait exactement combien de fois elle a incarné ce rôle.

Le lecteur est frappé par le ton intime et conversationnel des lettres reproduites dans ce recueil. La critique a souvent fait observer que la lettre est un discours remédiant par l’écriture à l’impossibilité de la parole dans l’éloignement et la séparation, dans un « dialogue différé qui emprunterait la voie scripturale pour des raisons contingentes » ; autrement dit, « “une conversation entre des absents”[16] ». Il est intéressant de noter que Duperey et Vidrovitch, qui se fréquentaient à peine quand elles habitaient toutes les deux Paris, se lancent dans ce dialogue différé exactement au moment où la véritable conversation face à face n’est plus possible. Duperey et Vidrovitch s’écrivent à propos d’une variété de sujets et le recueil exemplifie ce que Diaz nomme « la logique de l’interface » de l’échange épistolaire qui « met en correspondance des éléments hétérogènes selon un système variable et souvent imprévisible d’embrayages[17] ». Cet aspect constitue un des grands défis de l’étude de l’épistolaire en général et de l’analyse de ce recueil en particulier. Vidrovitch évoque explicitement la liberté d’expression qu’elle souhaite cultiver dans cette correspondance : la possibilité de passer des sujets tout à fait banals aux questions philosophiques et ontologiques sur leur identité en tant qu’artistes. Comme le constate Diaz, on peut « dans une seule et même correspondance, voire dans une même lettre, passer d’une narration anecdotique banale à une logique de mise en scène de son autobiographie[18] ». Pour les fins de l’analyse, nous retenons trois sujets, parmi tous ceux qu’abordent Duperey et Vidrovitch, qui touchent justement à la mise en scène de soi : la question de la bonne gestion de son image en tant que femme artiste, celle de l’imbrication des vies privées et publiques des deux femmes et finalement le rapport entre la création artistique et la pratique épistolaire.

La gestion de l’image de la femme artiste

Comme Diaz, Jelena Jovicic examine l’autoreprésentation dans la correspondance des écrivains de la deuxième moitié du xixe siècle et en tire quelques observations tout à fait pertinentes quant à la situation épistolaire prise en compte dans la présente étude :

La lettre est un genre « narcissique », où le discours personnel entraîne toujours des effets de théâtralisation. Dans l’acte de l’autoreprésentation, le je épistolier tend à se fictionnaliser en se transformant en « figure » attachée à un rôle précis. Les « figures épistolaires » correspondent aux stéréotypes culturels et permettent l’identification, qui est une technologie de soi[19].

Il est très clair que les deux correspondantes s’identifient à un rôle précis, celui de la femme artiste, compris au sens large du terme : peintre, comédienne, écrivaine.

Au printemps 1996, une exposition rétrospective de l’oeuvre de Nina Vidrovitch s’organise au château de Champs-sur-Marne. Vidrovitch n’a pas l’habitude de se présenter devant le grand public et elle explique : « le peintre (la peintre) ne se donne pas à voir, en tout cas, la sorte dont je suis » (DLV, 107). Se pose alors le problème de son image : comment devrait-elle se présenter, s’habiller, et ainsi de suite. Dans le post-scriptum d’une lettre, elle ajoute : « PS : J’ai décidé de porter ma figure telle quelle, sans maquillage qui cache (mal) les rides ! Et aussi de garder mes cheveux comme ils deviennent : poivre et sel ! » (DLV, 101). Dans la lettre suivante, elle élabore :

Question aspect : je pense que ma solution est la bonne – tu sais, le problème est un peu particulier pour la « femme artiste ». Tu n’as que deux solutions ; la tintinnabulante, avec bijoux, plaques pectorales, frange jusqu’aux yeux, khôl, lèvres rouges-rouges-rouges et, peut-être, cheveux henné vif, ou l’autre solution, être telle qu’en soi-même on est-devient.

DLV, 106

Puis elle ajoute : « je ne peux pas (ne sais pas) ME jouer autrement que dans mon devenir » (DLV, 106). À plusieurs reprises, elle explique qu’elle souhaite assumer son âge et rencontrer le public comme elle est : une femme peintre dans la soixantaine. Ce choix semble lui donner une certaine liberté, et elle profite de cette exposition et d’un vernissage deux années plus tard sans s’inquiéter trop de son image. Pour Vidrovitch, ce refus du stéréotype correspond à un refus du conformisme né de sa lutte de se faire accepter dans le milieu artistique. Un article récent à son sujet constate que la peintre

raconte combien il lui a été difficile en tant que femme du xxe siècle d’être admise dans les groupes de peintres. Se débrouillant seule, elle commence alors par ouvrir son atelier public, puis trouve des lieux atypiques, loin des galeries pour exposer et vendre ses oeuvres[20].

Elle refuse ainsi de se conformer à l’image typique de la femme artiste. Nous avons déjà noté que Vidrovitch est moins connue que Duperey ; les lettres réunies dans cet ouvrage sont donc les seuls témoins de son questionnement personnel et de sa quête d’authenticité.

Duperey, tout en refusant de critiquer le choix de Vidrovitch, laisse percer ses doutes et suggère que cette approche pourrait ne pas convenir à tout le monde. Elle évoque ainsi une « amie comédienne qui a pris elle aussi la décision d’être comme elle est » (DLV, 109) et puis remarque : « Elle, elle ferait mieux de continuer à tricher ! » (DLV, 110). Pour sa part, Duperey opte pour une solution tout à fait contraire à celle de Vidrovitch. Âgée de 46 ans au début de leur correspondance, elle incarne, au fil des années, plusieurs personnages célèbres au théâtre, dans des films, et dans la télésérie populaire Une famille formidable. Son métier consiste par conséquent à être vue par le grand public. Pendant cette même période, elle entreprend une relation avec le comédien Cris (Thierry) Campion, qui a presque vingt ans de moins qu’elle. Or, trois ans plus tard, Duperey subit la ménopause et décrit la transformation de son corps dans une lettre angoissée :

j’ai vu, en deux mois, la vieillesse me fondre dessus. Une peau de poulet qui ne tenait plus au cou et mon décolleté d’époque devenant de plus en plus tristement mou – tu sais, ça faisait un creux au-dessus, et ça menaçait de couler au-dessus du bord de la robe. Je n’exagère pas. […] Alors les crèmes, les bazars, les petites pilules, quotidiennes, enfin tout cet attirail palliatif, il faut dire le mot. Et, moralement, se dire clairement : si je suis coincée sur une île déserte rien que trois mois sans mes pilules et sans teinture, c’est une vieille dame qui va revenir…

DLV, 125

Alors que dans la préface du livre Duperey indique qu’elles avaient coupé des passages trop intimes, la comédienne n’hésite pas à partager ces détails, et semble vouloir que le public se rende compte de l’effort exigé d’elle pour maintenir cette image tant appréciée. Dix-huit mois plus tard, à l’âge de 50 ans, elle a recours à une chirurgie esthétique et, encore une fois, ne nous épargne pas les détails, insistant sur le fait qu’elle n’a pas compris, ou plutôt qu’on ne lui avait pas vraiment bien expliqué, la nature de l’opération et les délais pour s’en remettre :

Trois semaines après, j’ai encore les yeux tout gonflés, le cou complètement raide et les joues si cartonnées que je serais incapable de rire aux éclats. Je ne sais pas si j’aurai récupéré ma liberté d’expression dans trois semaines pour rejouer la comédie. M’arriverait alors ce que je crains le plus : cet empesage que je vois sur certaines actrices liftées, comme une petite mort posée sur un visage plus lisse, mais moins vivant. En somme, j’ai la trouille, Nina.

DLV, 229

Alors qu’elle a subi cette intervention pour mieux correspondre aux rôles qu’elle joue, elle en craint les séquelles qui pourraient l’empêcher d’incarner un personnage. Quels que soient ses propres choix, Vidrovitch comprend tout à fait la pression ressentie par Duperey et la félicite de son apparence jeune (DLV, 244). De la vie dans son art, de l’art dans sa vie nous fournit ainsi deux perspectives sur la question de la gestion de l’image de la femme artiste devant son public. Les deux correspondantes se confient l’une à l’autre et attendent leurs réponses respectives dans un type d’échange qui rappelle un phénomène identifié par Jovicic :

Dans le rapport épistolaire, la présence du destinataire crée une situation particulière, dans une conjoncture où l’épistolier essaie de se voir lui-même de l’extérieur, et où l’autre se trouve directement invoqué, pris à témoin, pour confirmer ou contester les stratégies d’autoreprésentation. Or, exposé au regard de son correspondant, le rédacteur d’une lettre est invité à se découvrir, et sa position épistolaire lui permet de recevoir, par l’effet de retour, une réaction de la part de son destinataire[21].

Or cette correspondance permet aux interlocutrices de questionner diverses postures identitaires liées aux stéréotypes de la femme artiste, d’exprimer leurs craintes devant le vieillissement, et d’articuler leur quête d’authenticité. Dans un entretien, Duperey explique le choix de publier cette correspondance par son impression que « ces lettres étaient le reflet des préoccupations de notre époque[22] ».

En pleine recherche de soi-même : identités privées et publiques

Selon Diaz, la lettre sert « à prendre l’autre en otage et à l’obliger à assister et à participer, bon gré mal gré, à l’éclosion d’une pensée, d’une identité[23] ». Elle note aussi que « [l]a correspondance est un univers virtuel où, dans l’interaction d’un dialogue plus figuré que réel, se négocient empiriquement des postulations identitaires[24] ». Dans leurs échanges, Vidrovitch et Duperey essaient justement de définir leur identité en tant que femmes artistes ; chacune cherche à expliquer à sa destinataire comment elle négocie le rapport entre la vie privée et la vie publique, et, ce faisant, chacune explore pour elle-même sa façon d’être au monde. L’échange épistolaire donne lieu, pour Duperey, à de véritables révélations en ce qui concerne son métier de comédienne.

Les deux épistolières évoquent souvent la difficulté d’être à la fois des figures publiques et des femmes privées ayant besoin de la solitude pour créer. D’une part, elles identifient la nécessité de s’exposer car, comme l’explique Vidrovitch : « Toi tu joues beaucoup, c’est ta vie-métier le théâtre, moi montrer ma peinture. Pour nous, le public, c’est le but final » (DLV, 138) ; d’autre part, elles notent « ce problème particulier, moins pour moi comme peintre que pour toi comme comédienne ayant une vie publique et médiatisée : l’appropriation de son jardin secret personnel » (DLV, 39). Vidrovitch refuse ainsi une invitation de Duperey : « en ce moment, si je pars ne serait-ce qu’un jour, je casse un fil – il me semble – qui est celui qui me tient ensemble. Et j’ai toujours agi ainsi. Kandinsky appelait cela “la nécessité de l’intérieur” » (DLV, 28). Dans une autre lettre, elle constate une certaine oscillation dans l’acte créateur : « le jeu de la présence et de l’absence à moi-même » (DLV, 46). Comment alors, l’artiste (au sens large du terme) gère-t-elle le rapport entre image publique et identité privée ? Entre le sentiment de la « présence » de soi-même et « l’absence » nécessaire pour la création artistique ? Pour Vidrovitch, il s’agit surtout de créer un espace à part, où elle peut contrôler le contact avec le public : « Le seul moyen de retrouver des forces est à l’évidence d’avoir son territoire », déclare-t-elle, « son jardin à soi, sa terre d’élection, et de la cultiver. Voilà pourquoi on a besoin de notre maison, d’y repeindre nos murs et nos poutres » (DLV, 194). Loin de Paris, elle peut négocier le passage entre l’artiste public qui doit vendre son oeuvre et l’artiste solitaire qui doit créer :

je suis comme un gant : l’extérieur, pour les rencontres, ce qui est « dehors ». Et quand il me faut peindre, le gant se retourne, je suis à l’envers. Pour dire autrement, comme l’écrevisse qui a quitté sa carapace et l’a laissée sur le bord de la rivière. C’est-à-dire sans défense vis-à-vis du monde extérieur, et en train de muer.

DLV, 214

Au début de leur correspondance, Duperey confie à Vidrovitch qu’elle est en quête identitaire : « Et moi aussi je suis en pleine recherche vis-à-vis de moi-même comme femme et comme artiste – où est la différence ? Ma part de mystère à moi, à quoi tient-elle ? » (DLV, 34). Constatant une interférence troublante entre sa vie privée et sa vie d’actrice, elle souligne qu’il lui est de plus en plus difficile de feindre les émotions qu’elle ne ressent pas, alors que réside là l’essentiel de son travail : « En pleine scène je regarde ma montre avec une seule envie : retourner à la maison pour faire l’amour avec Thierry et non pas faire semblant d’avoir fait l’amour avec un acteur russe dont je n’ai rien à cirer » (DLV, 35). Elle se rend compte qu’elle est tellement préoccupée par son passé et par ses émotions, qu’elle n’arrive pas à se donner entièrement aux rôles qu’elle incarne : « il m’apparaît que depuis des années, quatre-cinq ans au moins, je tourne exclusivement autour de moi-même et de mon histoire. Je ramène tout à moi. Et si c’est bénéfique parfois (comme dans mes comédies pour la télé “Une famille formidable”), c’est dans la plupart des cas appauvrissant » (DLV, 50). Comme Vidrovitch, Duperey a, elle aussi, un endroit où elle peut se retirer pour se retrouver, une maison dans la Creuse où elle réside quand elle ne travaille pas. Après la faillite de la pièce sur Isadora Duncan, elle raconte à Vidrovitch des conversations entretenues avec des gens croisés dans un parc à Paris :

trois personnes m’ont dit : « Vous êtes bien mademoiselle Duperey, n’est-ce pas ? Mais qu’est-ce qui se passe, on ne vous voit nulle part ? ! » Effectivement, j’ai professionnellement une éclipse tellement longue qu’elle flirte avec la disparition…

DLV, 76

Être à l’abri des yeux du public, c’est, pour l’actrice, disparaître. Duperey ne se permet alors que de courts séjours en Creuse, brefs répits au cours desquels elle se consacre à l’écriture et qui lui inspirent une autre façon de se définir, non en tant que comédienne, mais comme écrivaine.

Or l’acte d’écrire a eu, constate Duperey, un impact sur son travail d’actrice : « Depuis mon travail sur Le voile noir je n’ai plus fait un pas vers un personnage. Je ne cherchais que l’opportunité d’exprimer ma propre histoire ou certaines facettes de moi-même » (DLV, 51). Elle accepte un nouveau rôle, dans une production importante, mais jouer dans une comédie divertissante ne la satisfait plus. Dans une lettre, elle écrit : « je donne beaucoup d’énergie et de bonnes choses de moi-même pour des personnages qui ne me “rendent” rien comme nourriture intellectuelle » (DLV, 291) avant d’ajouter :

Nina, je crois bien que depuis un bon nombre de mois – voire d’années passées à vouloir l’ignorer – j’en ai profondément marre d’avoir à faire des mines, qu’elles soient gaies ou dramatiques ! Mais comme c’est mon métier, je le fais en essayant d’être le plus convaincante possible.

DLV, 292

Être comédienne, c’est à la fois adopter l’identité d’une autre pour incarner un rôle et maintenir une certaine image parfaite de soi-même. C’est ainsi que Duperey se pose la question :

Au fond ne serais-je pas lassée, profondément, de faire l’actrice… ? Et serait-ce pour ça que je n’en finis pas d’être soulagée, quand je suis à la campagne, de ne pas avoir à paraître ? Juste être moi-même, sans avoir cette épuisante impression de « donner le change » sans arrêt…

DLV, 291

Soulignons les deux verbes clés de cette phrase – paraître et être – qui résument parfaitement cette oscillation entre la femme artiste publique et la femme privée. Dans un entretien pour marquer la publication de son échange épistolaire avec Vidrovitch, Duperey dit risquer « d’outrepasser une frontière très personnelle », et note surtout : « j’ai l’impression d’avoir pris un grand risque pour mon image publique en publiant ce livre[25] ». C’est ainsi qu’elle n’hésite pas à publier ce recueil de lettres où elle expose cette tension entre « être » et « paraître » au coeur de son identité.

« La femme et l’oeuvre » : la lettre d’artiste

Dans un chapitre consacré au rapport entre la correspondance et la littérature, Diaz constate que :

plus qu’un seuil, l’épistolaire dessine un arrière-pays de la création littéraire : dans cette écriture ambulatoire et buissonnière qui accompagne continûment le processus de création se creusent des sillages, se dessinent des chemins de traverse qui, par quantité d’accès divers, mènent à l’espace littéraire. Chronologiquement, c’est souvent par la lettre qu’on entre en littérature[26].

Dans Lire l’épistolaire, Marie-Claire Grassi soutient que les lettres d’auteur fonctionnent comme un « véritable trait d’union entre réel et imaginaire, miroir aux multiples reflets » et qu’elles « peuvent être considérées comme deux expressions complémentaires d’une même réalité[27] ». Pour sa part, Kaufmann souligne l’importance de la correspondance dans le processus créatif, notant que, « pour certains écrivains, la pratique épistolaire est, indépendamment de son éventuelle valeur esthétique, un passage obligé, un moyen privilégié d’accéder à une oeuvre[28] ». Kaufmann précise que cette pratique « accompagne le travail de l’écrivain, elle lui permet d’éprouver, dans sa relation à un autre absent, une forme particulière de parole avec laquelle il se tient au plus près de l’écriture proprement dite[29] ». En effet, la correspondance joue un rôle crucial dans la rédaction du texte littéraire ; selon le paradoxe qu’identifie Kaufmann, « [l]a lettre semble favoriser la communication et la proximité ; en fait, elle disqualifie toute forme de partage et produit une distance grâce à laquelle le texte littéraire peut advenir[30] ».

Pour Gérard Genette, la lettre d’écrivain fonctionne alors comme un « épitexte privé » ou « confidentiel[31] » ; autrement dit, comme un paratexte à l’extérieur du livre. Genette précise que la lettre d’auteur a :

une fonction paratextuelle sur son destinataire premier, et à titre plus lointain, un simple effet paratextuel sur le public ultime : l’auteur a une idée précise (singulière) de ce qu’il veut dire de son oeuvre à un correspondant particulier déterminé, message qui peut à la limite n’avoir de valeur ou de sens que pour celui-ci ; il a une idée beaucoup plus diffuse, et parfois plus insouciante, de la pertinence de ce message pour le public à venir[32].

De même, la critique peut utiliser la correspondance d’un auteur « comme une sorte de témoignage sur l’histoire de chacune de ses oeuvres : sur sa genèse, sur sa publication, sur l’accueil du public et de la critique, et sur l’opinion de l’auteur à son égard à toutes les étapes de cette histoire[33] ». L’échange épistolaire entre Vidrovitch et Duperey permet de mieux cibler le rapport entre ces deux femmes artistes et leur oeuvre et, dans le cas de Duperey, permet en fait le passage à l’écriture d’un nouveau livre.

Au début de cette correspondance, Vidrovitch évoque souvent non seulement le plaisir qu’elle trouve à peindre, mais aussi la peine qu’elle éprouve en cas d’échec : « J’ai gâché hier un kilo de blanc broyé que je gardais depuis dix ans (on n’en trouve plus) sur une toile avec laquelle j’ai lutté pendant dix heures » (DLV, 46). Quand son sujet lui « échappe des doigts », elle se met à écrire, non seulement des lettres à Duperey, mais aussi de petits textes au sujet de son enfance (DLV, 46). Comme le suggère Kaufmann dans le cas d’un écrivain, l’acte épistolaire permet à la peintre d’explorer les sujets possibles pour des toiles à venir. Dans le post-scriptum d’une lettre, Vidrovitch lance une invitation à Duperey : « Est-ce que ça te plairait que je te fasse un portrait de toi en grand, avec un chat de hasard ? » (DLV, 150). La suite de leur correspondance trace l’évolution de ce portrait, de la planification (DLV, 170, 181) à l’esquisse pour le portrait qu’elle photocopie et inclut dans une lettre subséquente, déclarant : « Les gens te reconnaissent, ceux qui te connaissent en images et ceux qui te connaissent personnellement. C’est intéressant parce qu’au fond le visage n’est pas décrit… C’est l’allure ! » (DLV, 208).

Au fil des lettres, Vidrovitch évoque d’autres toiles aussi, soit en les nommant, soit en les décrivant. Ses lettres à Duperey fonctionnent donc comme un épitexte qui permet de mieux comprendre la création de certaines oeuvres, par exemple celle d’une commande pour un portrait de dame, dont Vidrovitch se plaint : « J’y travaille, avec des moments alternés de désespoir et de réussite : les femmes qui apparaissent sur la toile me semblent “bien” parfois, mais… ce n’est pas elle ! (La présence intérieure est difficile à attraper, quand la personne est complexe.) » (DLV, 222) Elle revient souvent à ce portrait au cours des lettres, et au « problème des visages ». Dans ce dernier cas, elle est agacée par la difficulté de « faire passer le secret de la personne sur la toile » et elle précise qu’il ne s’agit pas de la « ressemblance extérieure », que n’importe quel artiste de rue pourrait saisir, mais plutôt de saisir « l’intérieur – âme ? – de la personne » (DLV, 286). Genette rappelle que la correspondance peut aussi « témoigner d’une non-naissance : oeuvres avortées dont ne subsistent parfois que ces traces indirectes, et quelques ébauches[34] », et ce recueil fournit un bon exemple de ce phénomène. Vidrovitch parle d’un nouveau projet curieux, la création de deux anges-mannequins en papier mâché, qu’elle aurait souhaité inclure dans l’exposition au château de Champs-sur-Marne, mais que le conservateur refuse sous prétexte de ne prendre que « la partie sérieuse » de son oeuvre (DLV, 85). Quelques semaines plus tard, après une nuit d’insomnie provoquée par l’accumulation de stress, Vidrovitch les détruit : « Bref, la rage commençait, et j’ai fait un sort à mes mannequins. Je les ai démolis avec une pioche ! Figure-toi, l’envie de tuer n’est pas loin enfouie dans l’âme humaine ! » (DLV, 90). Plus tard, elle prend les restes de ces « cadavres », dont l’un est vraiment « massacré », et en fait une nouvelle installation personnelle : « L’une figure maintenant l’idée de la Bosnie, ou de n’importe quelle femme n’en pouvant plus d’une guerre. L’autre, restée debout, est mon Antigone de toujours » (DLV, 94-95). Pour sa part, Duperey voit dans ce geste meurtrier envers les mannequins une expression de l’angoisse de la peintre : « Je crois que, oui, tu as peur. De la vieillesse, de la maladie et… de la sagesse » (DLV, 92).

Au début de leur correspondance, Duperey possède déjà une toile de Vidrovitch et elle en achète une deuxième, Icare, en 1996[35]. Il est intéressant de noter que, dans leur correspondance, la peintre continue à s’inquiéter de son oeuvre vendue et demande à son amie si la toile s’adapte à sa nouvelle maison : « Comment se comporte Icare pour commencer sa vie chez toi ? » (DLV, 112). Quand Duperey lui répond qu’elle n’arrive pas à trouver le bon endroit où le mettre et l’a donc accroché dans un couloir, et propose ensuite de le mater pour diminuer un peu la brillance des couleurs, la peintre répond sans équivoque : « Évidemment, il n’est pas question de le toucher. Ça n’est pas le genre de tableau qui se laissera mater, avec bombe surtout » (DLV, 115), avant de se lancer dans une description des techniques de contraste de couleurs. Elle précise que « cette toile mérite mieux qu’un couloir » et offre de la reprendre, disant qu’elle aimerait mieux que Duperey la place dans un placard en attendant, la « face tournée vers le mur pour précaution contre les chocs, et aussi par égard pour lui ! » (DLV, 116). Dans ses lettres, Vidrovitch évoque souvent les techniques de la peinture. Quand elle apprend que la comédienne a commencé à peindre[36], elle lui explique l’équilibre des couleurs, complétant sa lettre de chassés-croisés de flèches indiquant les rapports entre les valeurs foncées, claires, vives et pâles (DLV, 131). À d’autres moments, la peintre évoque ses expositions : le plaisir de retrouver les tableaux peints à l’âge de vingt ans et qu’elle n’a pas revus depuis (DLV, 105), ou l’agencement des toiles qui ne lui convient pas (DLV, 262). Ainsi la fonction paratextuelle de la correspondance ne se limite pas à l’oeuvre écrite, mais s’applique aussi bien à la peinture.

Cet effet paratextuel est encore plus présent dans les lettres de Duperey, dans la mesure où l’artiste travaille désormais dans plusieurs domaines : théâtre, cinéma et littérature. Comme nous l’avons déjà remarqué, tout au long de cette correspondance, Duperey constate l’empiètement de sa vie privée sur sa vie professionnelle d’actrice. Revenant sur l’échec de la pièce sur Isadora Duncan dans laquelle elle s’est tant investie, elle se rend compte qu’elle avait mal compris ce rôle et pas bien saisi l’essentiel du personnage : « Il m’avait échappé que cette pièce était aussi l’histoire d’une chute, d’une agonie, alors que je ne voulais y voir que sa force positive, son allant » (DLV, 50). En plus de s’autocritiquer, Duperey partage aussi ses observations au sujet de la vie de comédienne :

En fait, je vais te dire, le théâtre, passer sept mois à vivre sans week-end, sans repos, ça devient de la folie. Tu surnages sur un épuisement, à passer des journées imbéciles, qui se rétrécissent de plus en plus pour garder l’énergie qui doit être entièrement consacrée à la représentation.

DLV, 113

De plus en plus dégoutée, voire aliénée, par son rôle dans la pièce d’Oscar Wilde, elle se tourne vers l’écriture et commence à envisager un nouveau livre. Et c’est dans l’échange épistolaire avec Vidrovitch qu’elle en explore les sujets possibles et fait les premiers pas vers la rédaction.

Duperey raconte aussi qu’un séjour en Creuse lui a donné envie d’écrire un autre livre sur un sujet personnel : l’importance des chats dans sa vie (DLV, 242). Avant de se lancer dans la rédaction, Duperey explore le projet dans sa correspondance avec Vidrovitch, essayant d’en préciser le ton et le style, et même un titre possible :

J’écrirai plutôt, en contrepoint, un livre d’amour et de tendresse. Et de reconnaissance envers tout ce que cette bête m’a apporté. C’était une bête trouvée… les meilleures, peut-être, celles que la vie te donne. J’avais un titre en tête depuis longtemps. Moi, si peu douée pour les titres, j’ai de rares évidences, comme ça. … « Les chats de hasard ». Qu’en penses-tu ?

DLV, 243

N’oublions pas que Vidrovitch avait justement offert de faire un portrait de Duperey « avec un chat de hasard » (DLV, 150). Dans les lettres qui suivent, Duperey décrit les longues heures passées devant la page blanche, l’hésitation qui l’habite, et la façon dont elle lance finalement le projet :

Commencera ? Commencera pas ? J’ai descendu les cahiers, j’ai écrit le titre, puis je suis restée un quart d’heure hébétée… À la suite de quoi je suis remontée chercher un bloc en me disant que t’écrire un peu « amorcerait peut-être la pompe des mots ».

DLV, 247

Comme le constate Kaufmann, le geste épistolaire permet de démarrer le projet littéraire et Duperey semble alterner entre l’écriture de la lettre (qui comporte en effet des parties écrites sur trois jours : dimanche, lundi et jeudi) et l’écriture du livre, annonçant à son destinataire les étapes progressives du projet : « j’ai pondu cinq petites pages aujourd’hui, genre introduction-digression sur l’amour des animaux », puis : « Bon sang, me voilà partie dans un livre… Qui l’eût dit ? ! Je n’en reviens pas ! » (DLV, 249).

Les lettres de Duperey fonctionnent donc aussi comme épitexte au livre Les chats de hasard[37], l’auteure y décrivant diverses étapes de la rédaction du livre, tant les pannes d’écriture (DLV, 274) que les moments de révélation, comme celui où, en pensant aux chats de sa grand-mère, elle se remémore les détails de sa maison de jeunesse, jusqu’alors perdus dernière le « voile noir » du deuil et de l’oubli. Alors qu’elle pose la question à Vidrovitch, « Raconterai-je ça, ou pas ? » (DLV, 253), elle consacre tout un chapitre du livre en cours[38] à ce « merveilleux cadeau[39] » que les chats lui ont offert. À plusieurs reprises, elle cite textuellement ou paraphrase des passages qu’elle vient d’écrire afin de les partager avec sa destinataire (DLV, 258-259).

La correspondance entre Vidrovitch et Duperey fait ainsi preuve d’un double mouvement d’échange entre les sphères publique et privée. Nous avons déjà fait remarquer comment cette correspondance est liée à la publication de livres. Leur échange épistolaire, reproduit dans De la vie dans son art, de l’art dans sa vie trace les étapes d’un retour au travail littéraire pour Duperey. Dans la dernière lettre du recueil, datée du 28 décembre 1998, elle annonce à Vidrovitch : « Je laisse tout pauser – je vais faire la “pierre” vivante et finir mon livre » (DLV, 302). L’année 1999 verra justement la publication des Chats de hasard et la fin anticipée de ce nouveau livre semble être le moment logique de clore le recueil. D’une part, la publication par Duperey des textes destinés à un large public occasionne la production de textes intimes (les lettres échangées avec Vidrovitch) ; d’autre part, la correspondance privée permet à Duperey d’explorer et de développer un nouveau projet de livre (Les chats de hasard), soulignant encore une fois l’étroite imbrication entre la vie publique, professionnelle et la vie privée de la femme artiste.

Le combat contre les impostures

Dans la première lettre reproduite dans le livre, Nina Vidrovitch souligne l’effet bénéfique que pourrait avoir un tel échange : « Il s’agit pour moi de trouver comment mener, en quelque sorte, un tranquille combat contre les impostures, par deux voix qui s’interrogent, se répondent et ne craignent pas la discussion » (DLV, 23). Dans une autre lettre, elle en appelle à la franchise, car « parler – aussi vrai que possible – n’est pas toujours possible. D’autant que, dans ce rapport entre la vie intime et l’art, c’est quelque chose qu’il faut inventer à mesure » (DLV, 37). Pour Duperey, ravie par ce projet épistolaire, l’écriture constitue une activité plus authentique que son métier de comédienne et ses deux derniers textes n’ont fait que confirmer cette conviction. De plus, l’écriture de Je vous écris, ce « livre sur les lettres » (DLV, 24), a créé chez elle le besoin de l’échange, du « monologue de l’écrivain devenu dialogue » et elle explique à Vidrovitch qu’elle cherchait justement « dans ce sens. Dialogue. Écrire à un autre, une autre ? C’est alors qu’est arrivée ta lettre » (DLV, 26).

Mais ce projet en commun ne veut pas dire que les deux femmes sont toujours du même avis en ce qui concerne cet échange. Pour Duperey, toute lettre, qu’elle vienne d’un ami ou d’un inconnu, a le potentiel de changer sa vie. Elle continue à recevoir des lettres de lecteurs bien après la publication de son deuxième livre autobiographique et les décrit souvent dans ses lettres à Nina, évoquant sa propre réaction, ce à quoi la peintre réagit parfois fortement. Par exemple, Duperey lui raconte avoir reçu une lettre où son correspondant lui dit qu’elle souffre d’un trauma intergénérationnel antérieur à la mort de ses parents ; fascinée par cette hypothèse, la comédienne fait des recherches et découvre que son arrière-grand-mère était une enfant trouvée. Vidrovitch lui répond de façon assez brusque :

Je pense que tu es particulièrement visée par des gens qui te savent célèbre et riche, et une proie (je pèse les mots) pour toutes les idées transcendantales développées par les sectes plus ou moins armées. … Je n’aime pas trop qu’un inconnu s’empare de ton oeuvre pour tirer des conclusions sur ton passé et, plus encore ton atavisme et ton hérédité. Si ce n’était pas toi, connue, aimée du public, tu n’aurais pas ce genre d’extrapolation.

DLV, 59

Elle ajoute : « Il me semble que ta position – artiste aimée du public – te fait la cible de gens qui confondent le rapport privilégié que tu as avec tes lecteurs (beaucoup se retrouvent dans ce que tu dis) et un rapport de possession » (DLV, 59), et termine en précisant :

Je sais que certains de tes lecteurs t’ont donné des éléments importants concernant les faits que tu rapportes dans Le voile noir (je pense au médecin anesthésiste). Ça, oui. Mais si quelqu’un décortique l’ensemble de ton oeuvre, que ce soit du point de vue littéraire et qu’on te laisse tranquille pour ce qui est de ton être intime.

DLV, 61

Vidrovitch reproche donc aux lecteurs-correspondants de ne pas respecter la distinction entre la vie publique de l’écrivaine et sa vie privée. Pour sa part, Duperey ne tient pas à « la stricte frontière littéraire derrière laquelle doivent rester les lecteurs » et soutient qu’en ayant choisi d’écrire un livre intime, au « je »,

j’acceptais implicitement le risque d’être interpellée directement (ou plutôt j’en appelais la CHANCE – sans m’en être vraiment rendu compte – et sans ce « risque », il n’y a pas de chance possible). On peut se dire que ce risque doit se maintenir dans une certaine limite. Mais où est-elle ?

DLV, 66

Elle en conclut que

[l]es quelques lettres « à haut risque » que j’ai reçues émanaient de gens qui avaient tous beaucoup hésité à outrepasser cette frontière. Et heureusement qu’ils ont pris ce risque ! Sinon il ne se serait rien passé.  … Nous serions restés dans le littéraire sans toucher la VIE. C’est toujours violent, non, de faire quelque chose qui vit ?

DLV, 66

Le contraste apparaît de nouveau entre les deux épistolières. D’un côté, la peintre plutôt solitaire refuse de se conformer à l’image de la femme artiste stéréotypée, elle cherche à préserver son intimité et insiste sur les frontières bien délimitées entre elle et le public. De l’autre, la comédienne devenue écrivaine doit se conformer à une certaine image de vedette, justement « mise en scène » pour faire son métier, et se tourne de plus en plus vers l’écriture, car elle pense atteindre par là un véritable contact à la fois nécessaire et salutaire avec son lectorat, grâce à la nature très personnelle de ses écrits.

Vidrovitch résume ainsi leur projet : « Nous faisons quelque chose de difficile, intéressant, mais difficile en nous écrivant sur ces choses que souvent les gens taisent. » Elle décrit leur échange comme « une écoute sincère » (DLV, 184), et rappelle que dans les moments difficiles, chacune sait que « l’autre est là », pour la soutenir (DLV, 304). Vidrovitch termine sa postface en s’adressant directement au lecteur : « Je souhaite de tout mon coeur que ces lettres soient pour vous une preuve que l’amitié, ça existe » (DLV, 304). Duperey souligne également l’aspect salutaire de leur échange épistolaire : « J’aimerais bien que tu m’écrives », écrit-elle à Vidrovitch en 1998, « [ç]a me fera une petite fenêtre » (DLV, 235). Cette expression suggère une autre perspective, un partage d’expériences, mais en même temps souligne la nature essentiellement solitaire de la rédaction et de la réception de toute lettre, car si regarder par une fenêtre permet d’apercevoir l’extérieur, on y trouve aussi une réflexion de soi-même.