Présentation. Sur les traces du récit sentimental québécois (1920-1965)[Notice]

  • Marie-Pier Luneau et
  • Jean-Philippe Warren

Existe-t-il un récit sentimental québécois ? La réponse pourrait sembler aller de soi. Néanmoins, qui serait en mesure de nommer du tac au tac une autrice ou un auteur, dont la figure évoquerait clairement, comme peuvent le faire les noms de Magali (pour la France), Barbara Cartland (pour l’Angleterre) ou Danielle Steel (pour les États-Unis), une oeuvre québécoise remplie de promesses d’évasion et d’amour ? Dans l’histoire littéraire du Québec, elles ont existé pourtant, ces autrices qui, comme Marie-Claude Bussières-Tremblay, ont vendu des milliers d’exemplaires de leurs romans d’amour… Passées sous les fourches caudines des processus de légitimation culturels, leurs plumes ne demeurent connues, dans le milieu universitaire, que des rares chercheures et chercheurs s’intéressant aux paralittératures. D’emblée, il importe de préciser qu’il ne suffit pas qu’une oeuvre parle d’amour pour être considérée comme un récit sentimental à part entière, à moins d’accepter de n’exclure que bien peu d’oeuvres du champ de la recherche. Dans ce numéro d’Études françaises, nous nous rangeons à la définition du roman sentimental (ou roman d’amour, les deux termes étant pris ici comme synonymes) développée par Ellen Constans, tout en nous réservant le droit de mettre sa perspective théorique à l’épreuve des textes. Confirmant d’autres études, Constans fait reposer le genre sur trois « invariants fondamentaux ». D’abord, la quête de l’amour doit tisser toute la trame narrative, même si des digressions peuvent à l’occasion venir retarder la réunion finale des amoureux. Ensuite, le récit présente une seule et grande histoire d’amour : les deux protagonistes (très longtemps uniquement hétérosexuels) apparaissent dès le début du récit et on retrouve ces mêmes personnages à la fin. Ce critère exclut les récits libertins ou pornographiques, de même que, par exemple, certains romans de chick lit où l’héroïne change de compagnon au fil de ses pérégrinations sentimentales. Enfin, le roman sentimental doit suivre un scénario codé qui répond à la séquence rencontre, disjonction (qui occupe la majeure partie de la trame) et conjonction. À ce chapitre, il est fondamental de rappeler que la réunion finale, qu’on confond souvent avec la cérémonie du mariage, peut survenir dans le malheur, comme le démontrent nombre de romans sentimentaux qui se clôturent sur la mort des deux amoureux, souvent enterrés l’un près de l’autre afin de symboliser leur union éternelle. Un tel finale dysphorique ne change rien au message dominant du roman sentimental qui demeure le roman, pour reprendre l’expression de Virgile dans ses Bucoliques, où l’amour triomphe de tout (« Omnia uincit Amor  »). Il importe peu que les amants meurent, si au terme du récit, leur amour reste bien vivant. On conçoit aisément que dans l’histoire littéraire du Québec, longtemps corsetée par les impératifs d’un catholicisme rigoriste, le genre sentimental soit frappé de suspicion. Déclarer que « l’amour triomphe de tout », que l’on peut vivre « d’amour et d’eau fraîche », que l’amour est une « dévotion » ou que les « amoureux sont seuls au monde », c’est conférer un pouvoir immense au lien entre deux individus épris l’un de l’autre. Dès le xixe siècle, la quête amoureuse sera donc souvent canalisée au profit d’une cause jugée plus noble. Le roman iconique de Laure Conan, Angéline de Montbrun (1884), met bien en évidence ce sacrifice : à l’attachement faillible que lui voue Maurice, Angéline substitue l’amour de Dieu, le seul pouvant vraisemblablement se dire « éternel », et donc fidèle à lui-même. Tout en marquant un jalon important dans l’évolution du genre sentimental au Québec, le roman de Conan confirme la difficulté à croire à la possibilité d’une passion débordante et brûlante. Il faudra …

Parties annexes