Résumés
Résumé
À la recherche du temps perdu est tout entière animée par l’itération. Aussi la question du comique de répétition, qui contribue à régénérer le temps perdu en temps retrouvé, est-elle centrale pour l’esthétique proustienne. Si la théorie de Bergson offre un point de départ pour interroger ce que Proust appelle « une répétition destinée à suggérer une vérité neuve », la poétique proustienne pousse à questionner la mécanique bergsonienne du comique. Il s’agit donc de voir comment la répétition, supposée mécanique, peut devenir régénératrice et comment se situent l’ironie et l’humour proustiens par rapport au comique de répétition.
Abstract
Iteration is pervasive in Remembrance of Things Past. The question of comic repetition, which contributes to transforming lost time into time regained, is therefore central to Proust’s aesthetics. If Bergson’s theory provides a starting point to question what Proust calls “a repetition meant to suggest some new truth,” Proust’s poetics brings into question Bergson’s mechanical theory of the comic. My intention is to show how repetition, which is supposedly mechanical, can become a regenerative principle and how Proust’s irony and humour relate to the comic of repetition.
Corps de l’article
«Toute la recherche contemporaine [sur le comique] se réfère à Henri Bergson », écrit Denise Jardon dans les premières pages de son importante synthèse Du comique dans le texte littéraire[1]. Position qu’il faudrait peut-être nuancer en la décentrant : Bergson est « fréquemment invoqué par les critiques français comme arbitre suprême en matière de comique[2] », souligne un anglo-saxon, Paul Gifford. Selon lui, les théoriciens français, inscrits dans l’héritage bergsonien, achoppent principalement sur la définition d’un des genres du comique, l’humour, d’origine anglaise. Il retrace les tentatives françaises pour théoriser l’humour à partir de grilles rationnelles à la façon dont Bergson voulait « déterminer les procédés de fabrication du comique » par une méthode « qui comporte une précision et une rigueur scientifiques[3] ». Gifford conclut qu’il s’agit là d’un cas critique de mécanique plaqué sur du vivant.
Le traitement expéditif que Bergson réserve à l’humour est probablement à relier au fondement social de sa théorie, le rire se bornant à signifier le « châtiment[4] » qui vient sanctionner les raideurs, automatismes et distractions nuisibles à la vie en société, sans qu’il soit question par exemple de rire ludique ou empathique ni d’humour noir. Bergson voit dans l’ « insensibilité » une condition de possibilité du comique : « Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion[5] ». Dans cette optique, tout comique semble relever du champ satirique, entendu dans son sens le plus étroit – peut-être encore le plus français. Et c’est explicitement que l’humour comme l’ironie, brièvement abordés parmi les techniques de transposition, sont donnés comme « des formes de la satire » : « L’humoriste est ici un moraliste qui se déguise en savant, quelque chose comme un anatomiste qui ne ferait de la dissection que pour nous dégoûter[6] ».
Mécanisation, bisociation, répétition, ironie
La théorie de Bergson prend explicitement consistance autour de son idée du phénomène vivant : « Tension et élasticité, voilà deux formes complémentaires l’une de l’autre que la vie met en jeu[7] ». C’est en rabattant sa conception de la vie sur le comique qu’il obtient la notion de « mécanique plaqué sur du vivant ». Est comique ce qui s’oppose à la vie, laquelle est perpétuelle innovation, et le rire vient lui administrer une correction. Mais les analyses font sans cesse affleurer l’idée d’une dualité. La célèbre formule elle-même suppose une « superposition[8] » de deux représentations – vie et mécanisme – voire une « interpénétration des images[9] ». En intervertissant la loi et une de ses applications, on pourrait dire que le mécanique plaqué sur du vivant ressortit à l’interférence des séries : « Une situation est toujours comique quand elle appartient en même temps à deux séries d’événements absolument indépendantes, et qu’elle peut s’interpréter à la fois dans deux sens tout différents[10] ». Pour que l’homme transformé en pantin soit comique, il faut que « ces deux images, celle d’une personne et celle d’une mécanique, soient plus exactement insérées l’une dans l’autre[11] ».
Cette idée de l’interférence des séries rapproche Bergson des théories du comique comme bisociation. Le mot a été forgé par Arthur Koestler, mais la même notion se retrouve sous diverses formes – contraste, contradiction, incongruité[12]. Dans les termes de Koestler, « la bisociation consiste à combiner deux matrices cognitives jusque là sans rapport entre elles, de telle sorte que s’ajoute à la hiérarchie un nouveau plan qui incorpore les structures précédemment séparées », et « c’est l’interaction de ces deux contextes d’association, exclusifs l’un de l’autre, qui produit l’effet comique[13] ».
Si l’on promeut l’interférence des séries comme loi comique à la place de la mécanisation, ce principe devrait pouvoir rendre compte des divers cas de figure répertoriés par Bergson, comme le célèbre comique de répétition. La répétition apparaît dans Le rire d’abord en tant qu’imitation, par exemple des gestes d’un orateur : « Là où il y a répétition, similitude complète, nous soupçonnons du mécanique fonctionnant derrière du vivant[14] ». La répétition s’intègre à la théorie explicite, mais Bergson pousse plus loin l’analyse quand il aborde la répétition de mots, à partir du modèle du diable à ressort, et commente l’exemple des Fourberies de Scapin, « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » : « L’avarice, à peine comprimée, repart automatiquement, et c’est cet automatisme que Molière a voulu marquer par la répétition machinale d’une phrase où s’exprime le regret de l’argent qu’il va falloir donner[15] ». Sous couvert de sa théorie, Bergson indique qu’il y a un sens caché à la phrase de Géronte, sens implicite qui se précise grâce à la répétition. Bien qu’il ne fasse pas de cette superposition l’agent comique, on voit qu’il y a bisociation de deux significations particulières et que la répétition d’un même énoncé permet de mettre au jour un sens tout différent de celui qui est affiché par la question de Géronte. La répétition serait donc comique parce que le même s’y révèle autre. Ensuite, Bergson donne un exemple de dédoublement interne d’un personnage, Alceste, qui répond « Je ne dis pas cela ! » à Oronte qui le consulte sur la qualité de ses vers : « il y a en réalité deux hommes dans Alceste », le misanthrope et le gentilhomme. Pour que ces « deux hommes en un seul » soient comiques, il ne faut pas qu’ils parviennent à s’organiser de façon cohérente et souple, mais qu’ils restent « irréductibles et raides[16] ». Non seulement la dualité est donc bien au coeur de l’analyse, mais encore elle se rattache plus précisément au fonctionnement sémiotique de l’ironie, qui conjoint deux sens, explicite et implicite, dans une contradiction vive.
C’est dans le cadre du comique de mots que Bergson traite de l’ironie et de l’humour : la transposition qui les caractérise selon lui constitue la variante verbale de la répétition de situations, si bien qu’ironie et humour relèvent du comique de répétition[17]. Mais de façon générale, la théorie entière de Bergson regarde vers l’ironie, à travers les notions de sanction, de supériorité du rieur et de dévalorisation du vivant par la mécanisation – et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles son analyse de l’humour laisse à désirer. Dualité, implicitation, contradiction et axiologie, les paramètres de l’ironie se retrouvent dans la théorie du mécanique plaqué sur le vivant, et c’est finalement grâce à Bergson que l’on peut interroger l’ironie : en quoi la répétition qui est au coeur de la mécanisation relève-t-elle de l’ironie ? Car l’ironie peut se suffire d’une unique interférence entre deux séries – d’une seule « conjonction », comme dirait le cousin de Bergson, Marcel Proust – sans avoir besoin d’être répétée.
Aussi faudra-t-il entrer plus avant dans le fonctionnement de l’interférence des séries, principe de l’ironie, pour comprendre le rôle de la répétition. Cette loi met en jeu ce que Proust nomme dans Jean Santeuil « ces deux principes de l’analogie et de la différence qui ont tant de pouvoir sur notre esprit[18] » : deux séries divergentes se croisent sur un point commun, comme dans l’exemple du quiproquo, analysé par Bergson en tant qu’ « équivoque » résultant du « double fait » de l’ « indépendance » et de la « coïncidence[19] ». Il y a, dirait Proust, le « miracle d’une analogie[20] ».
Si l’on a pu chercher l’influence de Bergson sur Proust[21], il s’agira plutôt ici de tenter d’éclairer la théorie bergsonienne du comique par l’esthétique proustienne. La Recherche, en effet, est tout entière animée par la répétitivité : les amours et les mondanités emportent le héros dans leurs mouvements cycliques, les personnages s’imitent les uns les autres, le temps fait résurgence dans la réminiscence, les objets se reflètent mutuellement dans la métaphore. Le projet proustien s’affiche dans le préfixe du titre de la Recherche, avec une valeur doublement lisible comme intensive et itérative. Et c’est sur les « deux prestiges de l’analogie et de la différence » que se construit l’esthétique proustienne. Proust, l’un des quelques écrivains français humoristiques cités par Gifford, pourrait bien fournir in vivo les réponses aux questions soulevées par la mécanique bergsonienne : pourquoi la répétition est-elle comique ? en quoi serait-elle constitutive de la bisociation ironique ? et pourquoi l’humour est-il nécessairement méconnu par une théorie de la répétition comme mécanisation ?
Comique et répétition
La répétition, souligne Bergson à propos du dialogue de théâtre, « n’est pas risible en elle-même[22] ». Loin de là : même celle d’un vers de Molière, à qui Bergson emprunte bien des exemples, peut décupler une souffrance :
Quand nous dormons et qu’une rage de dents n’est encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois de suite de tirer hors de l’eau ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêt, c’est un grand soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser l’idée de rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé[23].
Éprouvante mise en forme onirique d’une douleur lancinante, la répétition proustienne peut même prendre l’ampleur d’une allégorie dantesque : le nénuphar de la Vivonne, perpétuellement rejeté d’une rive à l’autre par le courant, « refaisant éternellement la même double traversée » par une « répétition de la même manoeuvre », évoque pour le protagoniste l’un de « ces malheureux dont le tourment singulier, qui se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de Dante[24] ». Le supplice de « la pauvre plante » est celui d’une répétition à l’identique. Il s’inscrit dans le cycle des promenades, raconté à l’imparfait itératif, à l’intérieur d’un épisode qui lui-même revient donc régulièrement, pareil à lui-même. Cet « engrenage » de l’itératif est explicitement donné comme l’image du cercle des habitudes « sans changement » de « certains neurasthéniques » comme Léonie[25], mais on peut aussi y lire la figure de l’enfer de la Recherche, où le héros, qui réincarnera sa tante[26], tourne en rond dans les cercles des velléités, des échecs, des déceptions et des chagrins, dans les bolges de l’illusion, de la jalousie, de la culpabilité et de l’impuissance à écrire, au cours de scènes sans cesse réitérées avec des figurants identiques ou interchangeables : tragique de répétition que le destin emblématique de ce nénuphar « actionné mécaniquement » par une force « inéluctable et funeste[27] ».
Et même si elle n’atteint pas à cette grandeur tragique, la répétition du même reste tout au moins stérile. « Neurasthénique » comme sa tante, le héros s’enferme dans les habitudes et fait tout au long du roman l’accablante expérience de son incapacité à changer et de son impuissance à se mettre à écrire, « tandis qu’il se dépêche d’ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient prisonnier » :
Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non ceux de celle qu’il nous serait agréable d’être[28].
La répétition conforme de soi-même proscrit toute possibilité de création artistique, comme le souligne la métaphore de la copie. Mais l’épisode de la madeleine marque la possibilité de passer de la répétition stérile à la répétition innovatrice, de la déperdition du sens à son dévoilement. À l’improductivité de l’itération succède en effet la régénération du passé dans le présent : après une première gorgée de thé qui lui donne un fulgurant sentiment de l’immortalité, la deuxième et la troisième ne peuvent « que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage[29] ». Pour échapper à cette impuissance de la répétition, il faudrait chercher au-delà : « Chercher ? pas seulement : créer[30] ». Et c’est alors que la répétition, par addition créative, devient euphorique – voire comique.
C’est précisément parce que la répétition comique requiert une modulation inventive que le comique de répétition ne se confond pas avec la répétition du comique : la « plaisanterie consacrée[31] » perd bien vite ses vertus et il n’est pas seulement facile mais contre-productif de marteler le même mot d’esprit, à la façon du père Bloch qui lâche ses plaisanteries favorites « non sans répéter deux ou trois fois le dernier mot pour que son public goûtât bien l’histoire[32] ». La répétition d’un trait d’esprit l’épuise, et si le causeur veut en poursuivre l’exploitation, il lui faut se produire devant des publics différents, comme Charlus qui, après avoir mis au point « un couplet tout à fait réussi », « refaisait sa salle à nouveau, justement parce qu’il ne renouvelait pas son affiche, et quand il tenait dans la conversation un succès, eût au besoin organisé des tournées et donné des représentations en province[33] ». La loi de l’esprit est celle de l’improvisation : lorsque Mme de Guermantes a la faiblesse de « resservir », « sans grands frais », d’ « anciens mots d’elle », Swann, « pour prouver à la duchesse qu’il comprenait son intention d’être drôle et comme si elle l’avait réellement été, sourit d’un air un peu forcé[34] ».
La répétition d’un des ses propres mots exige donc bien des précautions, et c’est cette stratégie que Proust analyse à propos de l’esprit de la duchesse. Il arrive toujours chez les Guermantes un moment de la conversation qui est
occupé tout entier à une sorte d’exposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et qu’elle-même n’eût certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l’air de la gourmander à propos des incidents qu’ils avaient provoqués, l’amenait comme involontairement à redire[35].
Une des plus fameuses plaisanteries d’Oriane est rapportée par son mari :
Aussi en entendant ce mot de « taquin » appliqué à Charlus parce qu’il donnait un si beau château, Oriane n’a pas pu s’empêcher de s’écrier, involontairement, je dois le confesser, elle n’y a pas mis de méchanceté, car c’est venu vite comme l’éclair : « Taquin… taquin… Alors c’est Taquin le Superbe[36] ! »
Le duc insiste à dessein sur le fait que sa femme a improvisé le mot, mais la reproduction du trait par le discours rapporté neutralise la tactique : l’impromptu se transforme sur-le-champ en récitation et Proust ridiculise le couple par le montage énonciatif. Par retournement ironique, c’est la répétition du comique qui devient comique au second degré, en prenant pour cible la « femme d’esprit » et « son impresario[37] ». Comme dans le cas de Charlus, la métaphore théâtrale maniée par le narrateur surimpose un degré de comique et fait de la répétition du comique une comique répétition théâtrale. La répétition s’enrichit d’un apport ironique du narrateur, qui vient modifier voire retourner le sens par une variation qui est comme ce « petit grain de sel qu’il faut ajouter soi-même pour y trouver quelque saveur[38] » à l’histoire drôle sclérosée par son itération[39].
Lorsque le narrateur use lui-même du comique répété, il prend soin de faire jouer de conserve réitération et mutation. S’adressant à un public unique, c’est la plaisanterie qu’il fait varier. Ce principe apparaît avec la technique de la double caricature. Le premier des deux portraits physiques de la tenancière du pavillon d’aisance des Champs-Élysées dépeint une « vieille dame à joues plâtrées et à perruque rousse[40] », que Françoise croit marquise. La caricature procède à son habitude par synecdoque : le personnage est réduit à quelques traits élémentaires. De surcroît, l’ironie tisse sournoisement des liens implicites entre les trois éléments du portrait. Le narrateur saisit malicieusement le personnage par deux attributs physionomiques précisément destinés à passer inaperçus pour réparer l’outrage des ans : les artifices que sont le fard et le postiche sont notés par deux expansions du substantif « dame » également modifié par l’adjectif « vieille » et la convergence des déterminations du nom accuse la tentative de ravaudage et la renverse ironiquement en une exhibition de décrépitude. Le second portrait développe le premier :
Au contrôle, comme dans ces cirques forains où le clown, prêt à entrer en scène et tout enfariné, reçoit lui-même à la porte le prix des places, la « marquise », percevant les entrées, était toujours là avec son museau énorme et irrégulier enduit de plâtre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de dentelle noire surmontant sa perruque rousse[41].
Deux des éléments caractérisants précédemment isolés par la synecdoque sont grossis par hyperbole et la mise en scène narrative livre, par le biais de la comparaison, une interprétation supplémentaire des deux artifices, révélant derrière celle de la vieille coquette l’image ironique du clown, « enfariné » et emperruqué. La répétition intensifie le comique, selon le principe de la boule de neige[42], ici dans un fonctionnement ironique qui typifie le personnage à partir d’un modèle sous-jacent lui-même cocasse et tardivement révélé. La répétition du comique requiert donc l’addition du « grain de sel » pour produire une variation novatrice qui elle-même rétroagit sur l’occurrence première.
Ce cas de comique à répétition ne fait que manifester plus clairement le principe de tout comique de répétition : l’occurrence originelle recèle un potentiel comique ensuite actualisé dans le développement sériel. « Dans une répétition comique de mots il y a généralement deux termes en présence[43] », explique Bergson à propos du diable à ressort. Ces « deux termes », initialement contenus en un seul, sont progressivement dépliés et distingués dans le déroulement de l’itération. Autrement dit, un signifiant unique renferme, outre son sens explicite et habituel, un signifié clandestin dont la présence est peu à peu trahie par une succession de décalages sémantiques disséminés à la surface de l’énoncé. Le narrateur, expert en répétition, expose ce processus de développement d’un germe sémantique qui fertilise le comique. L’affaire Dreyfus a pour conséquence l’échec du duc à la présidence du Jockey Club :
Il prétendait être au-dessus de cet échec […]. En réalité, il ne décolérait pas. Chose assez particulière, on n’avait jamais entendu le duc de Guermantes se servir de l’expression assez banale : « bel et bien », mais depuis l’élection du Jockey, dès qu’on parlait de l’affaire Dreyfus, « bel et bien » surgissait : « Affaire Dreyfus, affaire Dreyfus, c’est bientôt dit et le terme est impropre ; ce n’est pas une affaire de religion mais bel et bien une affaire politique. » Cinq ans pouvaient passer sans qu’on entendît « bel et bien » si pendant ce temps on ne parlait pas de l’affaire Dreyfus, mais si les cinq ans passés le nom de Dreyfus revenait, aussitôt « bel et bien » arrivait automatiquement. Le duc ne pouvait plus du reste souffrir qu’on parlât de cette affaire « qui a causé, disait-il, tant de malheurs », bien qu’il ne fut en réalité sensible qu’à un seul, son échec à la présidence du Jockey[44].
Le narrateur commence, dans les deux premières phrases, par livrer l’avers et l’envers du discours du duc. Il suggère ainsi que la locution « bel et bien », dont la singularité d’emploi est expliquée dans la phrase suivante, se charge dans le nouvel idiolecte ducal d’un sens implicite, celui d’un cuisant dépit, devenu ensuite clairement lisible dans le discours direct de M. Guermantes et dans les occurrences ultérieures. L’imparfait itératif (« revenait », « arrivait »), appuyé de l’adverbe « automatiquement », renforce la mécanisation du personnage. En outre, la dernière phrase reformule en les précisant les deux premières, comme le marque la reprise de l’expression « en réalité ». Le narrateur analyse donc ce comique de répétition mécanique commenté par Bergson à propos de Scapin comme une duplicité sémantique originelle déployée par la réitération. Mais cet exposé se double d’un montage du texte tel que les paroles du duc produisent ironiquement un commentaire métadiscursif sur son tic de langage. « C’est bientôt dit », affirme-t-il, usant d’un adverbe qui prend le sens archaïsant de « promptement », avec une nuance axiologique de désapprobation dans l’emploi ironique qu’en fait le duc. Puis la proposition suivante, « le terme est impropre », commente en fait, du point de vue du narrateur, l’emploi ultérieur de « bel et bien », qui est lui-même « bientôt dit », par un revers d’ironie.
L’automatisme verbal connaît un peu plus loin une ultime résurgence. Dans l’esprit de Basin, « affaire Dreyfus » est « bientôt dit » parce qu’il s’agit « bel et bien » d’une affaire duc de Guermantes :
Les Juifs […] se soucient fort peu des effroyables répercussions (le duc pensait naturellement à l’élection maudite de Chaussepierre) que le crime d’un des leurs peut amener jusque… […] Car ce crime affreux n’est pas simplement une cause juive, mais belet bien une immense affaire nationale qui peut amener les plus effroyables conséquences pour la France d’où on devrait expulser tous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prises jusqu’ici l’aient été (d’une façon ignoble qui devrait être révisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les plus éminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l’écart pour le malheur de notre pauvre pays[45].
Dans ce nouvel échantillon de discours direct, la première phrase bute sur une aposiopèse : « jusque… » Jusqu’à une éviction de la présidence du Jockey Club, complète le lecteur suffisamment instruit. Le narrateur poursuit son entreprise d’élucidation en parasitant le discours du duc au moyen d’une parenthèse métadiscursive et de la mise en italique qui continue à souligner l’expression à double-fond. Mais ce nouveau développement ne se limite pas à corroborer le premier : il produit aussi une variation éclairante. C’est dans la parenthèse du duc que se révèle, comme incidemment, la véritable nature de cette affaire nationale « qui devrait être révisée » : si le duc parle de lui sous l’incognito transparent du pluriel, il transpose aussi le déroulement de l’affaire sur son propre cas.
Ces emplois multipliés de « bel et bien » ne constituent eux-mêmes qu’une répétition d’une occurrence bien antérieure. À Bloch qui l’interroge sur l’affaire Dreyfus, Norpois déclare : « Le vent tourna, M. Picquart eut beau remuer ciel et terre, il fit bel et bien fiasco[46] ». « Bel et bien » est ainsi originellement associé à l’affaire Dreyfus ainsi qu’à l’idée de « fiasco ». Dans le discours du duc, ce sens vient s’agglomérer à celui que comporte l’expression lexicalisée, « véritablement, réellement », et les deux adverbes, « bel » et « bien », inversent leur axiologie dans le mouvement de bascule antiphrastique : le narrateur fait de « bel et bien » le signal de ce qui est, véritablement, réellement, l’obsession d’une avanie. Ce « terme impropre » qu’est la locution en vient à condenser ironiquement le renversement opéré par la vision personnelle et égocentrique du duc : « bel et bien » blackboulé, le duc est devenu, à la place de Dreyfus, l’innocente victime odieusement châtiée pour le crime d’un autre.
Dans ce cas exemplaire, l’ironie, dont le double discours est particulièrement apte à révéler des sens cachés, apparaît comme le coeur même du comique de répétition.
« Ces deux prestiges de l’analogie et de la différence »
Ironie et répétition sont intimement liées, parce que la répétition donne son principe à l’ironie, y compris si cette répétition ne se réalise pas sur le fil de l’énoncé : la répétition agit à l’intérieur même du signe ironique. On peut en effet définir le signe ironique comme une structure sémantique à deux degrés, dont le second récuse le premier en produisant un effet évaluatif de moquerie. En tant que trope, l’ironie pourvoit une unique séquence signifiante de deux signifiés, l’un propre et explicite, l’autre dérivé et implicite. La bisociation ironique superpose ainsi deux sens à l’intérieur d’un même signe, ce qui fait donc de l’ironie le point de croisée de deux isotopies – raison pour laquelle l’ironie fonctionne sur le mode de l’interférence des séries. Du point de vue énonciatif, le premier degré, émis en usage, est mentionné par le second : la structure ironique est celle du métadiscours où, par réflexivité, le signifié second reflète en le commentant le signifié premier. Il y a donc une duplication interne au signe ironique. L’ensemble du signifiant et du signifié littéral constitue une représentation, en mode standard, qui est à son tour représentée par la mention, dans un deuxième système constitué du même signifiant et du signifié second, si bien que l’ironie peut se définir comme une représentation (second degré) de représentation (premier degré), animée par une répétition constitutive qui agit comme un miroir enchâssé à l’intérieur du signe, sorte de boîte catoptrique. Il s’agit donc, si l’on veut, d’un trope métadiscursif[47].
En outre, le premier degré résulte toujours d’une simulation : l’ironiste feint d’adopter un point de vue qui n’est pas le sien pour mieux le discréditer. Il fabrique alors un discours ad hoc, qu’il ridiculise en le mentionnant. Mais l’ironiste peut également emprunter ce discours premier, soit qu’il le répète textuellement, en le citant, soit qu’il reformule un point de vue existant, en continuant, dans les deux cas, à réfléchir l’énoncé cible dans le miroir critique de la mention. C’est ainsi que fonctionnent la parodie de même que l’ironie citationnelle, que l’on peut considérer comme une forme parodique et dont le discours direct d’un personnage rapporté par un narrateur est l’une des réalisations possibles. Quand elle se greffe sur un discours préexistant, l’ironie joint usage du locuteur premier et mention du locuteur second, par exemple le personnage et le narrateur dans la configuration du dialogue romanesque[48].
Que l’ironie, enchâssement de représentations, crée ou récupère un discours, elle en constitue en même temps, par duplication interne, l’imitation moqueuse, la répétition critique[49]. Car à la répétition, l’ironie joint la variation : la répétition ironique ne se fait pas à l’identique, son but étant le détournement du sens. Le même signifiant, reflété dans le miroir déformant de la mention, acquiert un signifié en décalage avec le signifié primaire. « Par la grâce de l’ironie, écrit Jankélévitch, le même n’est plus le même, mais un autre[50] ». L’ironie met ainsi en oeuvre « ces deux prestiges de l’analogie et de la différence qui ont tant de pouvoir sur notre esprit », selon la formule de Proust dans Jean Santeuil. La répétition ironique est une contrefaçon tendancieuse, qui fait passer la différence sous l’analogie.
Or la répétition étant avant tout interne au signe ironique, il suffit d’une seule occurrence pour qu’elle s’effectue. Mais cette répétition implicite et constitutive peut aussi s’extérioriser sur le fil du discours, par une projection de la structure paradigmatique sur l’axe syntagmatique. La répétition externe a alors pour rôle de donner l’alerte, agissant comme un signal par rapport à la réalisation première. « À chaque nouvelle répétition, le sens littéral est un peu plus ébranlé, jusqu’à s’écrouler enfin et laisser place à la lecture antiphrastique », explique Rougé dans son commentaire de la célèbre réplique de Jules César, « Brutus is an honourable man[51] ». La répétition du même est comique et ironique parce qu’elle révèle que le même contenait de l’autre dès le départ, et elle le fait affleurer dans la réitération, comme aussi dans l’exemple canonique des Fourberies de Scapin. Elle manifeste la bisociation incongrue initiale des deux signifiés en déboîtant la structure sémantique. La différence, comprimée dans l’occurrence de départ, fait résurgence dans cette expansion qu’est la répétition. Selon Deleuze, qui commente Proust, « la répétition constitue les degrés d’une différence originelle, mais aussi bien la diversité constitue les niveaux d’une répétition non moins fondamentale. [….] La répétition est puissance de la différence, non moins que la différence, pouvoir de la répétition[52] ». La répétition peut alors proliférer, réveillant à chaque fois la bisociation originelle. C’est ainsi que la régressivité ironique se transforme en comique de répétition. Et le même processus métadiscursif qui agissait à l’intérieur du signe ironique est alors mis en oeuvre dans le développement de l’itération : l’énoncé répété se met à commenter l’énoncé primaire, discours objet qu’il prend pour référent. Le processus de représentation seconde d’une représentation primaire se déploie dans le déroulement du discours, l’occurrence postérieure venant donner une représentation de la représentation antérieure[53].
On voit donc que le comique de répétition semble bien être de nature ironique[54] et que la répétition comique agit avant même sa manifestation explicite, à l’intérieur de la première apparition de l’énoncé ironique. Bergson analyse l’inversion comique à partir du couplage de la répétition et de la différence : « Vous obtiendrez une scène comique en faisant que la situation se retourne et que les rôles soient intervertis ». Et il ajoute : « Mais il n’est même pas nécessaire que les deux scènes symétriques soient jouées sous nos yeux. On peut ne nous en montrer qu’une, pourvu qu’on soit sûr que nous pensons à l’autre[55] », par exemple sur le schéma du monde renversé. Telles sont les deux possibilités de réalisation de l’ironie : l’expansion et la compression.
L’expansion est ce que l’on appelle, au sens strict, comique de répétition. On voit donc maintenant pourquoi cette diffusion de la répétition a pour particularité – comique – de faire apparaître l’autre sous le même. Rougé oppose répétition morte et répétition vive[56]. La première se borne à une reproduction strictement homologue, un redoublement de l’usage, à la façon dont le héros « rabâch[e] sans fin les mêmes paroles » au sujet de Gilberte dont il est amoureux, « des paroles sans vertu qui répétaient ce qui était, mais ne le pouvaient modifier[57] ». La répétition vive est au contraire celle qui accomplit une régénération par bisociation et combinaison de l’analogie et de la différence.
Dans l’esthétique proustienne, la répétition vive est principe de création. Le héros en a d’abord l’intuition grâce au septuor de Vinteuil : « À plusieurs reprises une phrase, telle ou telle de la sonate, revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme, un accompagnement différents, la même et pourtant autre[58] ». Selon Anne Simon, « le style de Proust vise à dire l’autre dans le même[59] » : devenu narrateur, le protagoniste mettra en oeuvre la répétition vive pour relater les expériences similaires qui ont tissé son existence amoureuse :
Un romancier pourrait au cours de la vie de son héros, peindre presque exactement semblables ses successives amours et donner par là l’impression non de s’imiter lui-même mais de créer, puisqu’il y a moins de force dans une innovation artificielle que dans une répétition destinée à suggérer une vérité neuve. Encore devrait-il noter dans le caractère de l’amoureux, un indice de variation qui s’accuse au fur et à mesure qu’on arrive dans de nouvelles régions, sous d’autres latitudes de la vie[60].
La répétition est capable de « suggérer une vérité neuve » au sein de la série grâce à « l’indice de variation » et permet ainsi d’extraire des essences ou des lois. Toutes les amours répètent les mêmes illusions et les mêmes souffrances, le même désir d’emprise et la même jalousie torturante :
Ce que nous répétons, c’est chaque fois une souffrance particulière ; mais la répétition même est toujours joyeuse, le fait de la répétition forme une joie générale. […] Nous nous apercevons que nos souffrances ne dépendaient pas de l’objet. C’étaient des « tours » ou des « farces » que nous nous faisions à nous-mêmes, ou mieux encore des attrapes et des coquetteries de l’Idée, des gaietés de l’Essence. Il y a un tragique de ce qui répète, mais un comique de la répétition, et plus profondément une joie de la répétition comprise ou de la compréhension de la loi[61].
La répétition finit ainsi par faire apparaître, rétrospectivement, la différence originelle présidant à l’engendrement de la série : « Seule l’intelligence peut découvrir la généralité, et la trouver joyeuse. Elle découvre à la fin ce qui était présent dès le début, mais nécessairement inconscient[62] ».
C’est ainsi que la réminiscence couple reproduction et variation pour régénérer un moment passé, « instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venu solliciter[63] » par le « miracle d’une analogie[64] ». La répétition s’inscrit nécessairement dans le temps et son événement suscite un mouvement rétroactif de prise de conscience d’un instant antérieur en tant que repère par rapport auquel elle se construit. La répétition du souvenir involontaire ressuscite la différence originelle d’une scène passée telle qu’elle n’a pu être vécue sur le moment. Les impressions obscures, signes doubles, font elles aussi jouer identité et altérité. C’est pourquoi le style, selon Proust, doit user de la métaphore, figure à la fois associative et différentielle, qui prend « deux objets différents » pour dégager leur « essence commune[65] » : l’analogie nécessite deux éléments dissemblables par certains aspects et identiques par d’autres. Selon Paul Ricoeur, « la structure conceptuelle de la ressemblance oppose et unit l’identité et la différence. […] Voir le même dans le différent, c’est voir le semblable[66] ». Le style métaphorique restitue la « complexité » de l’impression en tant que tissu de rapports et atteint à la « beauté », telle qu’elle se manifeste en poésie par le retour de la rime :
N’est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant une rime, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivée par elle, mais y introduit la variation d’une idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent, l’un de pensée, l’autre de métrique[67] ?
Pour conjurer les « formes identiques et par conséquent mortes[68] », « pour éviter le piège du ressassement qui guette la similitude, l’écriture doit lui restituer sa dimension interne d’hétérogénéité[69] ».
La répétition jouera donc de « l’indice de variation », soit qu’elle reproduise un énoncé en modulant son sens lors de sa recontextualisation, soit qu’elle l’altère sensiblement dans sa forme pour en signaler la disparate interne. Proust utilise notamment la première technique pour camper des personnages satiriques, typifiés par un tic de langage. Le narrateur commence par indiquer et commenter l’automatisme qui apparaît ensuite à plusieurs reprises à l’intérieur du discours du personnage. Le héros rencontre un avocat, ami des Cambremer, admirateur d’un peintre mineur, Le Sidaner :
Le seul défaut gênant qu’offrît cet amateur était qu’il employait certaines expressions toutes faites d’une façon constante, par exemple : « en majeure partie », ce qui donnait à ce dont il voulait parler quelque chose d’important et d’incomplet[70].
La conversation tombe sur la population de Balbec : « Vous devez vous trouver un peu dépaysé, car il y a ici, en majeure partie, des étrangers[71] ». Puis l’avocat invite le héros à venir voir ses toiles de Le Sidaner : « Cela vous intéressera d’autant plus, venant de Balbec, que ce sont des marines, du moins en majeure partie[72] ». La procédure de référentialité est modifiée par la répétition : les occurrences en dialogue ne se comprennent plus seulement en fonction du référent de l’expression en usage, la fréquentation de la station balnéaire et l’oeuvre d’un peintre impressionniste, mais aussi par rapport à l’occurrence initiale du discours du narrateur, si bien que le sens se construit par la mention. Les paroles du personnage acquièrent ironiquement le sens de leur répétition, qui est la vérification de la loi initialement énoncée par le narrateur. En outre, le narrateur interprète malicieusement l’expression fétiche en traitant de façon autonome l’adjectif et le substantif : chacune des prises de paroles de l’avocat se charge alors ironiquement d’une fatuité fondée sur une vision partiale ou partielle.
Par une stylisation plus radicale encore qui fait de lui une pochade, le personnage de Mme Poussin est quasiment réduit à une expression récurrente de son discours, « phrase perpétuellement répétée » par laquelle « elle avertissait ses filles des maux qu’elles se préparaient », « Tu m’en diras des nouvelles[73] », si bien que la famille du héros lui attribue cet énoncé pour surnom. Le narrateur cite deux exemples : « Quand tu auras une bonne ophtalmie, tu m’en diras des nouvelles », « Quand tu auras un bon panaris, tu m’en diras des nouvelles[74] ». La combinaison de la séquence répétée à l’identique et d’une variable nominale cotextuelle éclaire la charge ironique du surnom : il désigne quelqu’un qui, énonçant des prophéties variées, n’en dira jamais, précisément, de nouvelles. Le sens se construit et se décale par toute une série de répétitions qui font jouer figement et revivification. Dans un premier temps, Mme Poussin détourne une expression signifiant « tu m’en diras du bien », figée par sa répétition en usage, pour lui conférer un sens ironique, qui lui-même se sclérose du fait de son utilisation réitérée. Dans un second temps, la répétition en mention par le narrateur revivifie le sens du tic de langage en rénovant, ironiquement, l’acception du substantif « nouvelles », qui acquiert alors une valeur inverse à sa signification originelle de nouveauté, ainsi retrouvée en négatif dans le surnom. La répétition d’une phrase dont le comique s’est nécrosé par la répétition engendre un sens régénéré au sein même de la forme éminemment figée qu’est le surnom. Le comique de répétition découvre ici son fonctionnement sur le mode réflexif en répétant le terme « nouvelles » lui-même pour le doter de nouvelles significations.
Quant à la répétition qui inscrit la variation dans le signifiant, elle déroule alternativement les deux degrés de l’ironie, par exemple en convertissant un énoncé en son inverse au moyen de la négation. Lorsque Bloch tente de percer la conviction de Norpois sur Dreyfus, il se dit, après la première tirade du diplomate, « voilà, il est dreyfusard, il n’y a pas l’ombre d’un doute » et après la seconde « Non, décidément, il est anti-dreyfusard, c’est couru[75] », les deux positions contraires laissant ironiquement comprendre que Norpois était décidé au départ à ne pas livrer sa position. Ce schéma est celui des « deux scènes symétriques » dont parle Bergson à propos de l’inversion, spectaculairement exploité par Proust pour mettre en regard les deux temps de la relation de Swann et d’Odette :
Dans ce temps-là, à tout ce qu’il disait, elle répondait avec admiration : « Vous, vous ne serez jamais comme tout le monde » ; elle regardait sa longue tête un peu chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient : « Il n’est pas régulièrement beau, si vous voulez, mais il est chic : ce toupet, ce monocle, ce sourire ! », et, plus curieuse peut-être de connaître ce qu’il était que désireuse d’être sa maîtresse, elle disait : « Si je pouvais savoir ce qu’il y a dans cette tête-là ! »
Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d’un ton parfois irrité, parfois indulgent : « Ah ! tu ne seras donc jamais comme tout le monde ! » Elle regardait cette tête qui n’était qu’un peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient […] : « Il n’est pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule ; ce monocle, ce toupet, ce sourire ! » […]), elle disait : « Ah ! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu’il y a dans cette tête-là »[76].
Expansion : fragmentation et intermittence
Pour obtenir une récurrence qui ne soit pas simplement la répétition morte de l’identique mais un renouveau sous une forme différente et vivante, Proust adopte une esthétique de la fragmentation : le matériau du roman est disloqué en cellules différentes entre lesquelles pourra s’établir un rapport analogique donnant leur vérité.
Le procédé le plus simple de cette poétique de la scissiparité est le dédoublement. Au niveau micro textuel, il prend la forme du jeu de mots binaire qu’est l’antanaclase. Mme Verdurin ne tolère de liaison amoureuse qu’à l’intérieur du petit clan, « comme ces jaloux qui permettent qu’on les trompe, mais sous leur toit et même sous leurs yeux, c’est-à-dire qu’on ne les trompe pas[80] ». La polysémie du verbe « tromper » fait varier le sens, de « être infidèle » à « induire en erreur », sous la permanence du signifiant. L’antanaclase s’appuie ici sur une épanorthose, qui vient corriger l’assertion première en la dotant d’une ironique et paradoxale équivalence avec son double négatif. Mais, au-delà du cercle d’un brillant jeu de mots inversif interne à l’énoncé, antanaclase, renversement ironique et épanorthose s’appliquent au discours souterrain de la doxa, dont les termes topiques sont repris[81], subvertis et corrigés : paradoxalement, le jaloux n’est pas celui qui ne permet pas qu’on le trompe, surtout sous son toit et sous ses yeux, mais celui qui au contraire aspire au spectacle voyeuriste de l’infidélité en acte. La vérité de la jalousie proustienne – pulsion d’emprise, jouissance masochiste, désir de savoir – se révèle moins dans la retouche corrective elle-même que dans le dynamisme résultant de la combinaison de l’antanaclase et de l’épanorthose, elle-même redoublée (« mais », « c’est-à-dire »). Aussi pourrait-on concevoir la répétition vive comme une sorte d’épanorthose qui travaille la répétition littérale par un mouvement de rétrolecture régénératrice.
Le processus de duplication agit dans un autre domaine typiquement proustien, l’organisation géographique polaire de Combray. Les deux « côtés » ont des points communs mais ils sont aussi « opposés ». Ils sont présentés, dans « Combray », au moment où Léonie s’inquiète parce que la famille rentre tard de sa promenade :
Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions allés « du côté de Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être sûr de l’heure à laquelle on serait rentré.
« Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu’ils seraient allés du côté de Guermantes ! […] comment, vous êtes allés du côté de Guermantes ! »
« Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager. »
Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour les promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte, quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu’on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes. […] Alors, « prendre par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit […]. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques la distance qu’il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans communication entre eux, d’après-midi différents[82].
Le texte tient un double discours ironique : il présente une argumentation sur l’incommunicabilité des côtés et la représente comme point de vue naïf d’un enfant imaginatif. Tout d’abord, les deux lieux semblent « opposés » parce qu’on ne sort pas par la même porte pour s’y rendre. Mais le texte suggère qu’il ne s’agit là que d’un raisonnement biaisé. La logique enfantine inverse le rapport de cause à conséquence : c’est parce qu’on ne sort pas par la même porte que les côtés semblent opposés. Ensuite, le héros interprète naïvement les commentaires de l’adulte qu’est son père à propos de la différence des sites. Il les entend, de façon légèrement déformée, comme un discours de géographie et non comme une appréciation esthétique, et transforme les paysages en espaces disjoints. La conjonction « comme » véhicule une valeur causale et l’effet est donné par le texte pour un travail de l’imagination du héros (« je leur donnais, en les concevant ainsi », « je mettais », « je pensais à eux ») : les deux côtés relèvent « des créations de notre esprit ». Et la fantaisie ironique du narrateur pousse la confusion entre imagination et réalité concrète jusqu’à incarner ironiquement les deux côtés dans les « deux parties du cerveau ». Enfin, il faut compter avec la pression des habitudes, qui endort l’esprit et entrave la perception. Le texte est tout à fait explicite pour rendre compte sur ce point du raisonnement de l’enfant (« parce que ») : c’est une différence dans le temps (des « après-midi différents ») qui est transférée par le jeune héros dans le domaine de l’espace (des côtés « sans communication »).
Le texte donne donc, de plus en plus clairement, trois causes à l’erreur de l’enfant : la différence de point de départ, dans l’espace ; la différence de paysages, dans l’impression ; la différence d’habitude, dans le temps. Mais il en ajoute une quatrième, qui reste tout à fait implicite. Il s’agit, comme souvent chez Proust, d’une différence engendrée par le langage, et plus précisément par un mot à double sens, créateur de toute la géographie de Combray et d’un schéma de structuration de la Recherche entière, le mot « côté », maintes fois répété et vecteur de l’ironie du texte.
Dans le premier paragraphe, on trouve d’abord l’expression « du côté de Guermantes » entre guillemets. Ces guillemets indiquent qu’il s’agit d’une citation : « aller “du côté de Guermantes” » est une façon de parler habituelle à la famille. L’interjection familière « dame » a pour rôle d’insister sur une relation logique, ici de cause. Sa présence montre que la phrase est en discours indirect libre, qu’elle reproduit la conversation avec la tante à qui les promeneurs expliquent leur retard. Dans le dialogue qui suit, on retrouve deux fois le syntagme d’abord donné entre guillemets citationnels. Enfin, dans le récit qui reprend, seul le mot « côtés » est repris entre guillemets.
Toutes ces occurrences sont données comme des expressions usuellement employées par les adultes de la famille. Dans les trois premières, échantillons de l’idiolecte domestique, le syntagme « du côté de Guermantes » est précédé du verbe « aller ». Bien que les guillemets n’encadrent que « du côté de Guermantes », l’expression entière utilisée par la communauté familiale apparaît ici comme « aller du côté de Guermantes ». Or « du côté de » constitue une expression figée, une locution prépositionnelle synonyme de « vers » et signifiant « dans la direction de » ou « à proximité de ». Donc, en raison de la présence du verbe de mouvement, « aller du côté de Guermantes » peut se comprendre comme « aller se promener vers Guermantes », ce qui est confirmé par le fait que la promenade s’arrête toujours avant d’avoir atteint Guermantes. En dépit de la lecture amphibologique qui reste possible, on peut penser qu’au départ du moins, dans l’idiolecte familial tel qu’il est illustré en début du texte par l’échange de propos, le mot « côté » n’a pas d’autonomie syntaxique, en tant qu’élément de la locution « du côté de ». Mais dans le récit qui suit, le mot « côtés » est utilisé, de façon autonome, comme un substantif : « il y avait autour de Combray deux “côtés” ». La construction du texte, dans la succession des éléments guillemétés et dans le passage du dialogue à son commentaire, semble indiquer un glissement de la valeur prépositionnelle à la valeur nominale, ou du moins d’un emploi ambivalent à sa réduction monologique. Or le dernier paragraphe livre le point de vue du héros, qui isole un segment de l’expression coutumière. L’enfant interprète donc le discours des adultes en croyant que dans l’expression « aller du côté de Guermantes », le mot « côté » est nécessairement un nom, et donc qu’il existe un « côté » de Guermantes, et donc aussi un « côté de Méséglise », ce qui fait effectivement deux « côtés » de Combray. Le substantif « côté » impliquant la notion de limite, deux « côtés » sont forcément séparés : il y a entre eux une « démarcation ». D’où l’idée qu’ils sont inconciliables, puisque l’on ne peut pas être à la fois d’un côté et d’un autre d’une ligne de partage. La conception de l’espace et du monde du héros provient donc d’une interprétation réductrice de la double possibilité d’emploi du mot « côté ». La suite du texte joue sur l’ambiguïté entre nom et locution. Le terme est utilisé comme substantif à plusieurs reprises : « le côté de Méséglise-la-Vineuse », « le côté de chez Swann », « les deux côtés », avec des reprises pronominales (« les », « eux », « l’un », « l’autre »). Mais certaines occurrences sont lisibles des deux façons, par syllepse : « quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre », « une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes ».
La répétition ironique d’un mot à double entente se fait ici, de façon réflexive, sur le terme qui précisément signifie le dédoublement : il y a dans le texte les deux « côtés » du mot « côté » : la répétition interne s’extériorise sur le mode auto référentiel. Il en découle la possibilité d’une lecture métadiscursive du passage et même de la Recherche elle-même. En effet, la simplification du sens est ironiquement répétée dans les titres des volumes de la Recherche, Du côté de chez Swann et Le Côté de Guermantes. Le premier titre est ambigu : on peut le comprendre comme « vers chez Swann » ou comme « vers le côté où se trouve Swann » (ou encore « à propos du côté de Swann »). Et le second répète l’erreur du héros, en supprimant l’amphibologie au profit de l’idée de démarcation. La séparation des côtés prend alors une autre valeur, Le côté de Guermantes n’ayant pas un sens spatial mais social, alors que Du côté de chez Swann cumule les deux, avec les promenades et la fréquentation de ce bourgeois qu’est Swann. La duplication géographique de Combray en côtés correspond à la conception sociale de l’étanchéité des classes : on ne peut pas aller de l’une à l’autre. Fréquenter Swann, dans Du côté de chez Swann, implique qu’il y a un « “côté” » de Guermantes inaccessible.
Le héros finit pourtant pas connaître le « côté de Guermantes » et par apprendre que les castes peuvent se rejoindre. Et c’est parce que Gilberte, mariée à un Guermantes, incarne la coïncidence des côtés sociaux qu’il est significatif qu’elle révèle au héros la communication des côtés spatiaux, à la fin d’Albertine disparue :
Gilberte me dit : « Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c’est la plus jolie façon », phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance m’apprit que les deux côtés n’étaient pas aussi inconciliables que j’avais cru[83].
La phrase de Gilberte est à lire par rapport au texte de « Combray », répété et modulé à l’autre extrémité du roman : sorte d’épanorthose ironique, ici encore, que cette tardive correction apportée aux idées originelles du héros, ainsi rectifiées et simultanément réveillées et révélées dans leur nature d’imaginaire enfantin. Comme l’ironie, l’épanorthose conserve et régénère son point d’ancrage, construisant ainsi la mémoire du texte.
Gilberte n’utilise pas le tour ambigu « du côté de » mais l’expression monologique « en prenant par Méséglise », qui était donnée dans « Combray » comme n’ayant pas de sens pour le héros : « Alors, “prendre par Guermantes” pour aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest ». Cette expression dévoile pourtant son sens dans sa tardive répétition, ou plutôt ses sens, déjà ironiquement inscrits dans le texte premier et maintenant dépliés grâce à la réitération. Du point de vue spatial, on peut aller « à Guermantes » « par Méséglise » ; du point de vue temporel, les deux lieux peuvent se visiter en « un après midi » ; du point de vue de l’appréciation des paysages, « c’est la plus jolie façon ».
Car cette révélation ironique – de ce que l’on sait depuis l’origine – a surtout une portée esthétique et stylistique : elle annonce la découverte de la métaphore, la réunion des côtés étant une métaphore de la métaphore, qui a pour principe de joindre dans l’analogie deux éléments différents. Quant à la condensation des « après-midi différents » en un, elle figure la coïncidence du temps perdu et du temps retrouvé, celui-ci répétant et régénérant celui-là en s’y superposant dans le texte unique de la Recherche, le même et pourtant autre. Et tout ce système est en germe dans le passage de « Combray », contracté dans une expression à double entente, un jeu de mots. Le travail d’écriture du narrateur consistera à utiliser volontairement, dans une perspective esthétique, des expressions à double sens comme les métaphores ou l’ironie pour projeter dans son oeuvre les « créations de [son] esprit ».
La répétition vive de l’ironie donne ainsi au roman les deux processus organisateurs que sont la fragmentation et le rapport, mis en jeu dans ce que Proust nomme l’intermittence. Le principe matriciel du roman est de dédoubler, de démultiplier ce qui va ensemble, puis de tracer une voix qui réunit les éléments dont le sens gagne alors en puissance. Proust a ainsi trouvé un moyen de configurer les principes antagonistes de la segmentation et de l’unité en une structure romanesque. C’est grâce au système de disjonction généralisée que peut s’établir, en un second temps, un réseau de connexions apte à recomposer l’unité, une unité complexe et dynamique qui est en fait une réunification.
Compression : feuilletage et conjonction
Si l’expansion de la duplication ironique donne la forme classique du comique de répétition, la compression de la répétition correspond à la forme canonique du trope ironique. La répétition vive, qui reste alors interne à l’énoncé, relève de l’esthétique du feuilletage ou, selon un terme plus proustien, de la conjonction.
Cette répétition in absentia prend au niveau micro textuel la forme de la syllepse, version comprimée de l’antanaclase, telle qu’elle travaille ce portrait de Bloch :
Bloch était mal élevé, névropathe, snob et appartenant à une famille peu estimée supportait comme au fond des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui non seulement les chrétiens de la surface, mais les couches superposées des castes juives supérieures à la sienne, chacune accablant de son mépris celle qui lui était immédiatement inférieure. Percer jusqu’à l’air libre en s’élevant de famille juive en famille juive eût demandé à Bloch plusieurs milliers d’années[84].
Le passage dérive du double sens du terme matriciel « pression », pris aux sens abstrait et physique. La « pression » sociale se développe en un réseau analogique marin, qui commence par une comparaison (« comme au fond des mers ») et se poursuit par un filage métaphorique (« de la surface », « l’air libre »). La conjonction sémantique se déploie sur tout un réseau sylleptique, lisible physiquement et socialement (« supportait », « peser », « supérieures », « inférieures », « en s’élevant »). Tel est aussi le cas du verbe « percer », donné au sens matériel mais susceptible de s’entendre sur le plan social pour ce « snob » qu’est Bloch. Proust met à profit la duplicité de la syllepse, qui actualise simultanément ses deux acceptions, pour construire une métaphore, forme condensée de duplication, dont les « couches superposées » de signification se reflètent dans le texte, pourvu ainsi d’une ultime couche, métadiscursive.
Pour Bergson, dans le jeu de mots, cas d’interférence, « les deux systèmes d’idées se recouvrent réellement dans une seule et même phrase et l’on a affaire aux mêmes mots[85] ». Tel est donc le cas de la métaphore sylleptique, ou encore du réveil sémantique d’une expression figée. Les superbes toilettes de Mme Swann suivent les modes mais en gardant « un vestige de certaines d’entre elles au milieu même de celles qui les avaient remplacées » :
Comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée, dans la toilette de Mme Swann, ces souvenirs incertains de gilets, ou de boucles, parfois une tendance aussitôt réprimée au « saute en barque » et jusqu’à une allusion lointaine et vague au « suivez moi jeune homme », faisaient circuler sous la forme concrète la ressemblance inachevée d’autres plus anciennes qu’on n’aurait pu y trouver effectivement réalisées par la couturière ou la modiste, mais auxquelles on pensait sans cesse et enveloppaient Mme Swann de quelque chose de noble – peut-être parce que l’inutilité même de ces atours faisait qu’ils semblaient répondre à un but plus qu’utilitaire, peut-être à cause du vestige conservé des années passées, ou encore d’une sorte d’individualité vestimentaire, particulière à cette femme, et qui donnait à ses mises les plus différentes un même air de famille[86].
Les termes techniques de la toilette féminine, qui désignent l’un un manteau à manches assez court et l’autre un noeud de rubans à pans, attaché à un chapeau, sont dépourvus de traits d’union – les deux orthographes étant possibles – et placés entre guillemets. La citation peut marquer l’emploi d’un vocabulaire spécialisé, inscrivant d’ailleurs dans la désuétude de sa forme pittoresque le souvenirs d’accessoires surannés, mais l’ensemble de ces deux dispositifs tend à présenter les locutions nominales comme des mentions de propositions impératives en discours direct : les « souvenirs incertains », la « tendance aussitôt réprimée » et l’ « allusion lointaine et vague » se lisent comme les évocations de l’incoercible passé de la demi-mondaine, qui continue à racoler par la voix de ses vêtements. La répétition vive du discours de la cocotte vient régénérer les expressions figées par l’usage. Mais la bisociation des codes vestimentaire et érotique ne se limite pas à une plaisanterie licencieuse. Cette grivoiserie se confond en effet avec « quelque chose de noble », à quoi trois causes possibles sont données. Ces causes peuvent simultanément relever des deux registres de la toilette et de la galanterie : le « but plus qu’utilitaire » des atours peut s’expliquer par le souci de l’élégance et par le désir de séduire ; le « vestige conservé des années passées » peut se comprendre comme reste de modes antérieures et survivance d’un passé de courtisane ; le « même air de famille » peut être redevable à un goût personnel et à la recherche particulière qu’Odette mettait à se vêtir pour son ancien métier. Mais le costume de Mme Swann est aussi, en même temps, une figure de l’esthétique proustienne : il donne à lire la finalité artistique « plus qu’utilitaire » de la parure stylistique, la présence du temps perdu « conservé » dans le présent, le style métaphorique et associatif « particulier » à Proust et restituant l’ « individualité » de sa vision. Il y a donc ici trois systèmes qui se recouvrent, et le texte réalise par là son propre discours, usant d’ « un beau style qui superpose des formes différentes » pour faire « circuler sous la forme concrète » qui est la sienne des « ressemblance[s] inachevée[s] » car implicites. Ici encore, la dernière strate du texte est celle du discours métadiscursif, qui dédouble l’énoncé dont la répétition s’applique réflexivement à lui-même, selon un effet de miroir caractéristique du style proustien qui donne aux passages les plus différents un « même air de famille ».
Le texte régénère des expressions lexicalisées parce que la citation s’y fait répétition vive de l’ironie. Selon Antoine Compagnon, l’effet de la citation est de « substituer au sens d’un mot le sens de la répétition de ce mot[87] ». Dans le cadre du dialogue romanesque, le discours d’un personnage rapporté par le narrateur acquiert de même le sens supplémentaire de sa citation. Bien des énoncés des personnages proustiens sont victimes de leur répétition par le narrateur, qui fait dévier le sens originel pour produire implicitement une glose ironique sur le locuteur lui-même. Ainsi, le duc félicite le héros pour l’article qu’il a publié dans Le Figaro : « J’aime qu’on fasse quelque chose de ses dix doigts. Je n’aime pas les inutiles qui sont toujours des importants ou des agités. Sotte engeance ![88] », dit-il sans se rendre compte que son commentaire peut être déporté sur son propre cas. Grâce à la double énonciation, au sens du dit du personnage s’ajoute le sens que montre le narrateur, un « double fond » ironique[89].
Le même processus affecte d’autres types de discours reproduits[90], comme le style indirect qui restitue ici le point de vue de Swann amoureux d’Odette :
Certes il se doutait bien par moments qu’en elles-mêmes les actions quotidiennes d’Odette n’étaient pas passionnément intéressantes, et que les relations qu’elle pouvait avoir avec d’autres hommes n’exhalaient pas naturellement, d’une façon universelle et pour tout être pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fièvre du suicide[91].
L’ironie passe clairement par le marquage des hyperboles, mais aussi par la superposition d’un discours en modalité négative et d’un fond positif : il suffit d’ôter les négations pour obtenir l’avis habituel de Swann, deux discours inverses étant ainsi contenus en un. L’ironie provient de la valeur pragmatique de la négation, qui n’est pas ici descriptive mais polémique : elle ne constate pas un état de fait mais réfute l’affirmation correspondante. Conjointement, l’ironie joue sur le présupposé affecté au verbe « se douter », qui implique que Swann n’est pas tout à fait certain des monstrueuses évidences qui l’effleurent « par moments ». La réfutation ironique permet ainsi de donner à lire, bien plus puissamment et pertinemment que ne le ferait sa formulation directe, le discours de la jalousie dans son authentique et délirante véhémence.
Le « double fond » est souvent déboîté et explicité par expansion, au moyen d’un sous-titrage du discours par le narrateur. Quand le héros fait allusion à une scène de Pélléas et Mélisande, Mme de Cambremer lui répond « “Je crois bien que je sais” ; mais “je ne sais pas du tout” était proclamé par sa voix et son visage[92] ». Françoise, pendant l’agonie de la grand-mère,
ne savait que répéter : « Cela me fait quelque chose », du même ton dont elle disait, quand elle avait pris trop de soupe aux choux : « J’ai comme un poids sur l’estomac », ce qui dans les deux cas était plus naturel qu’elle semblait le croire[93].
À la restitution des pensées de Swann et des paroles de Françoise s’ajoute une autre répétition, celle de la fréquence, marquée dans les deux exemples par l’imparfait itératif, autre forme de répétition condensée. Comme le fait remarquer Genette, Proust innove en développant un emploi massif du récit itératif, en particulier dans Du côté dechez Swann[94]. L’itératif est en effet le mode de l’habitude, de l’état stationnaire, raison pour laquelle il sert à traiter le « traintrain » et les obsessions de tante Léonie, ritualisées par l’imparfait[95]. C’est aussi cet imparfait itératif qui met en forme le tragique de répétition, la prison des habitudes et des répétitions mortes, dont le nénuphar dantesque est exemplaire. Pourtant, l’itératif recèle un potentiel comique. Le héros rend régulièrement visite à son oncle, chez qui il reste jusqu’à ce qu’un valet vienne demander l’heure à laquelle atteler :
Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait craint de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême mon oncle prononçait infailliblement ces mots : « Deux heures et quart », que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter : « Deux heures et quart ? bien… je vais le dire… »[96].
Ce récit itératif ironique, où la répétition affecte aussi les paroles du maître, reprises par le valet, croise deux forces contraires, celle de la routine et de l’automatisme et celle du libre arbitre et de la surprise, pour obtenir du vivant plaqué sur du mécanique.
Par une stylisation comique supplémentaire, Proust présente certaines scènes, « en particulier par leur rédaction à l’imparfait, comme itératives, alors que la richesse et la précision des détails font qu’aucun lecteur ne peut croire sérieusement qu’elles se sont produites et reproduites ainsi, plusieurs fois, sans aucune variation[97] » – ce que Genette nomme « pseudo-itératif ». Selon lui, cette « licence narrative » produit « une sorte d’échantillon[98] » de ce qui se passe habituellement. Genette cite des cas de dialogues dont les propositions incises sont à l’imparfait. Des discours brefs, peu élaborés et rituels, comme les formules de salutation, ou les quelques mots routiniers échangés par l’oncle et son valet, pourraient à la limite être considérés comme littéralement itératifs. Mais quand le propos est développé, son itération devient invraisemblable, comme dans le cas des longues conversations entre Françoise et Léonie. Dans l’extrait suivant, Proust joue sur la logique de l’itératif :
— Eh ! là, mon Dieu, soupirait Françoise […].
— Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit[99].
La reprise d’un discours impliquant la réitération des faits qu’il mentionne, Mme Rousseau doit mourir autant de fois que Léonie répète son propos, par un indéniable et assassin effet comique d’absurdité.
Mais le pseudo-itératif ne se limite pas à introduire la dissonance ironique dans la routine des dialogues :
Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l’après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant : « Les voilà, les voilà ! » pour que Françoise et moi accourions et ne manquions rien du spectacle. C’était les jours où, pour des manoeuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement le rue Sainte-Hildegarde[100].
Les verbes à l’imparfait fonctionnent véritablement en mode itératif, comme le marquent les indicateurs de fréquence (« quelquefois », « les jours où »). Mais, du fait de leur valeur temporelle de simultanéité avec le procès des verbes principaux, les participes présents sont happés par l’itération et cette prise de valeur répétitive se heurte à la vraisemblance, et cela de façon croissante : il est à craindre que la fille du jardinier finisse les doigts en charpie et la bouche édentée. L’effet comique de l’hyperbole itérative pousse à l’interprétation par abstraction : ce qui est ici signifié avec la force comique de l’exagération, c’est l’enthousiasme fébrile de la fille du jardinier capable de saccager le jardin et son propre corps pour que tous profitent du spectacle – quitte à subir dans son corps les violences guerrières que son père se plaît à imaginer devant le passage de la troupe.
Bisociation comique : duplication ironique et synthèse humoristique
L’effet d’aberration de cette répétition hyperbolique qu’est le pseudo-itératif est propice à toutes sortes de variations comiques. Mme Verdurin invite les « fidèles » à dîner tous les mercredis à Paris :
Dans les dernières semaines de la saison de Paris, avant de partir pour la campagne, la patronne annonçait la fin des mercredis. C’était une occasion de stimuler les fidèles. « Il n’y a plus que trois mercredis, il n’y en a plus que deux, disait-elle du même ton que si le monde était sur le point de finir. Vous n’allez pas lâcher mercredi prochain pour la clôture. » Mais cette clôture était factice, car elle avertissait : « Maintenant, officiellement il n’y a plus de mercredis. C’était le dernier pour cette année. Mais je serai tout de même là le mercredi. Nous ferons mercredi entre nous ; qui sait ? ces petits mercredis intimes, ce seront peut-être les plus agréables. » À la Raspelière les mercredis étaient forcément restreints, et comme, selon qu’on avait rencontré un ami de passage, on l’avait invité tel ou tel soir, c’était presque tous les jours mercredi[101].
La valeur rhétorique, non littérale, du discours direct pseudo-itératif apparaît de façon signalée dans ce passage de Sodome et Gomorrhe, qui enchâsse trois cycles d’itération.
Le cadre itératif global est celui de l’année : tous les ans, Mme Verdurin annonce la fin de la saison. Les deux premières phrases, en récit, se comprennent par rapport à cette périodicité. À l’intérieur de ce rythme annuel s’insère la répétition hebdomadaire, avec le retour du mercredi, jour de réception des Verdurin, qui scande les propos de la patronne. Enfin, la dernière phrase, à l’intérieur de la durée de la villégiature, resserre l’itération à une fréquence quasi quotidienne. On obtient donc au total une accélération de cadence et une restriction temporelle.
Le premier discours direct relève du cycle hebdomadaire à l’intérieur d’une scène elle-même répétée chaque année. Or ce propos, introduit par l’imparfait itératif du récit (« disait »), présente un cas de figure impossible, puisqu’il rassemble, apparemment à l’occasion de la même énonciation, une suite d’énoncés qui formule un compte à rebours étalé sur trois semaines. Le tout est présenté globalement comme itératif par le rassemblement des propositions autour d’une même incise à l’imparfait et à l’intérieur d’une seule séquence guillemétée, mais la segmentation interne implique, à l’intérieur du cadre hebdomadaire, une interprétation singulative de chacune des trois propositions échelonnées entre des intervalles. Cette contradiction pousse à voir dans le raccourci discursif une forme de figure énonciative, qui suscite l’effet comique.
Or cet artifice du premier discours de Mme Verdurin trouve un écho dans la diégèse où la « clôture » de la saison est aussi « factice » que celle de son énonciation balisée par les guillemets et où la référence du terme « mercredi », maintes fois répété, est sujette à d’étranges métamorphoses. Dans sa première occurrence, en récit, le mot qui a pour signifié « troisième jour de la semaine » ne peut être compris dans son acception littérale. Il signifie ici « réception qui a lieu le mercredi ». Le mot est utilisé par les Verdurin dans un sens figuré, en tant que métonymie. Dans les premières paroles de la patronne, le terme est d’abord pris au sens métonymique, puis au sens propre, comme circonstant de temps. Dans le second discours, il apparaît d’abord comme métonymie, puis comme complément de temps avec sa valeur littérale, et enfin le sens figuré réapparaît avec la locution verbale figée de l’idiolecte des Verdurin, « faire mercredi », et le syntagme « ces petits mercredis intimes ». Dans la phrase finale de récit, le premier emploi est métonymique et c’est également le sens figuré qu’il convient d’actualiser avec la dernière occurrence pour obtenir une signification cohérente. Néanmoins, la présence dans le cotexte du mot « jours » réveille le sens propre, si bien que l’énoncé engendre un effet d’absurde par superposition des deux signifiés : « c’était presque tous les jours mercredi ».
Ainsi, le texte joue de diverses impossibilités logiques liées à l’itératif. Le principe consiste à accélérer le rythme de la répétition et à resserrer la temporalité, la condensation provoquant la démultiplication. Ce mouvement s’associe à la double valeur du mot « mercredi », couplage qui trouve toute sa puissance dans le spectaculaire effet comique de la dernière phrase. D’allure syllogistique, elle fait passer de la restriction des mercredis, dans la majeure, à leur prolifération, dans la conclusion. Pour cela, elle multiplie les significations du terme, par une répétition interne qui totalise les occurrences précédentes tout en parachevant le processus des métamorphoses sémantiques par un ultime avatar. Comme il a été vu, le cotexte est calculé pour faire lire le sens littéral, ce qui donne au raisonnement une conclusion aberrante. Mais en même temps la logique reste sauve à condition de voir dans « mercredi » l’emploi figuré d’un emploi figuré. Dans la majeure, « mercredi » signifie « dîner du mercredi », mais dans la conclusion, il a pour sens « dîner semblable aux dîners du mercredi » : il s’agit d’une métaphore greffée sur une métonymie. La triple signification du terme qui gratifie le texte de sa pointe fait de cette ultime occurrence une répétition vive, condensation du sens d’origine, de l’emploi métonymique lexicalisé dans l’idiolecte des Verdurin et d’une métaphore innovante. C’est aussi dans la surenchère figurale de ce double trope que culmine le caractère figuratif qui anime tout le passage, dans l’emploi du pseudo-itératif, dans le court-circuit temporel du discours rapporté, dans le jeu entre sens littéral et valeur métonymique. Comme dans la dernière phrase qui en constitue la mise en abyme, le texte joue, par cette batterie stylistique, à faire de la raréfaction la condition de la multiplication, faisant passer de la « fin des mercredis » à un mercredi quasi quotidien, par un comique de répétition éminemment créatif.
Cette créativité comique emprunte d’abord la voie de l’ironie. L’ultime occurrence du mot « mercredi » constitue en effet aussi la mention de la métonymie favorite de la patronne qui, par snobisme inversé, « ne donnait pas de “dîners” mais […] avait des “mercredis”[102] ». La dernière phrase mime ironiquement la façon dont Mme Verdurin continue à multiplier les mercredis après leur extinction officielle. Le commentaire du narrateur qui double le premier discours de Mme Verdurin prend lui aussi une portée d’ironie satirique. L’incise « comme si le monde était sur le point de finir » attribue ironiquement une valeur littérale au mot « mercredi » pourtant employé au sens figuré par la patronne : s’il n’y aura bientôt plus de mercredis, c’est que l’apocalypse se profile. Cette fin du monde dont la prophétie est prêtée à Mme Verdurin est elle-même à double entente, car, pour elle, le « monde » est plutôt social que cosmique : la fin des mercredis est un cataclysme dans le microcosme du petit clan. Mais à la satire de l’esprit salonnard se joint un autre comique, qui joue sur les mots pour subvertir la logique coutumière, remplacée par une logique du langage, et qui tient plutôt de l’humour.
L’ironie a pour propre de construire une contradiction entre deux éléments qu’elle hiérarchise sur le plan axiologique, et la répétition ironique déplie cette opposition pour placer les deux antagonistes en vis-à-vis. L’humour, au contraire, procède à une action synthétique et égalisatrice : il bisocie des éléments en principe incompatibles en suspendant tout jugement de valeur pour livrer une vision fantaisiste, insolite et novatrice de la réalité[103]. Il peut donc jouer de la répétition, mais selon un travail de fusion, et non, comme l’ironie, de réunification d’éléments qui demeurent distincts et hiérarchisés au sein d’un système dynamique. Le regroupement de plusieurs énonciations en une, dans le premier discours direct, suscite ainsi un effet humoristique, qui, en dehors de la visée satirique bien présente par ailleurs, provoque un bouleversement fantaisiste des catégories logiques. Et c’est bien tout le mouvement du texte que de resserrer la temporalité, à la fois dans la durée et dans la fréquence, ainsi que l’amplitude des réceptions des mercredis, qui deviennent « petits » et « restreints ». Le texte aboutit ainsi à concentrer les éléments temporels sur un point unique, le « mercredi » final. Ce principe se retrouve dans le système de répétition du mot « mercredi ». Il déroule d’abord alternativement ses deux valeurs, ce qui produit dans un premier temps des perturbations logico-sémantiques par connexion des occurrences. Le processus trouve son aboutissement dans la dernière phrase, dont l’extravagante logique provoque l’exacte fusion des deux sens précédents du mot « mercredi ». La fin des mercredis se résout alors dans un mercredi généralisé, si bien que l’itération s’est muée en permanence et le temps d’une saison perdue en temps perpétuellement retrouvé. L’innovation métaphorique est alors lisible comme la touche stylistique qui inscrit dans le texte la vision du temps propre au narrateur. Ainsi, l’humour, lui aussi, suggère une vérité neuve, en faisant coïncider la fin et le renouveau dans cette forme synthétique du temps qu’est le récit itératif, stylisation qui permet de recréer le monde selon la vision originale de l’humoriste au moyen des anneaux stylistiques des jeux de mots.
Bergson voit dans l’ironie et l’humour deux cas symétriques de transposition entre le réel et l’idéal. Il les place à côté de la parodie, qui travestit le solennel en familier pour provoquer un effet de dégradation risible. « Exemple, cette description du lever de l’aurore, citée par Jean-Paul Richter : “le ciel commençait à passer du noir au rouge, comme un homard qui cuit”[104] ». Proust, lui, décrit ainsi un coucher de soleil à Balbec :
Pareille à celle que je voyais à Combray au-dessus du Calvaire quand je rentrais de promenade et m’apprêtais à descendre avant le dîner à la cuisine, une bande de ciel rouge au-dessus de la mer compacte et coupante comme de la gelée de viande, puis bientôt, sur la mer déjà froide et bleue comme le poisson appelé mulet, le ciel du même rose qu’un de ces saumons que nous nous ferions servir tout à l’heure à Rivebelle ravivaient le plaisir que j’allais avoir à me mettre en habit pour partir dîner[105].
L’unification humoristique procède ici par ce que Genette nomme des comparaisons diégétiques ou comparaisons à fondement métonymique[106]. La mer est ainsi comparée à un poisson, le « mulet », les deux adjectifs « froide et bleue » venant étayer l’analogie. L’isotopie marine dont relève ce rapprochement s’intègre dans le système plus large de comparaisons entre aliments et coucher de soleil sur la mer. Au « mulet » succède un autre poisson comestible, le « saumon ». Le saumon couleur de couchant noue une synesthésie entre le goût et la vue, réunit la mer et le ciel en projetant l’une dans l’autre, actualise le futur proche du dîner et livre le fondement métonymique de l’analogie alimentaire par le restaurant de Rivebelle au menu duquel il figure. Quant à la comparaison de la mer avec la « gelée de viande », elle précise la nuance de départ du dégradé de couleurs, toujours à l’intérieur de l’isotopie gastronomique, mais elle repose sur une réminiscence de la « cuisine » de Combray au même moment de la soirée qui précède le dîner. Le « rouge » du ciel de Combray et de Balbec se reflète dans le rougeâtre de la « gelée de viande » et de la mer, reliant non seulement des sensations différentes mais aussi le passé et le présent. En outre, par jeux sur les mots, la « gelée » annonce le « froid » de la mer tandis que l’adjectif « rouge » réveille l’étymologie du mot « mulet », du latin mullus, « rouget », unifiant ainsi à travers ses irisations la gamme chromatique dont la modulation aboutit au rouge clair, le rose saumon. Enfin, la chaleur connotée par la couleur rouge – qui est aussi évoquée par la cuisson de la viande – se mêle à la froidure du soir, de la mer et de la « gelée », comme s’associent ces deux pôles alimentaires que sont la viande et le poisson.
La description poly-isotopique du couchant se construit sur un système de surimpressions qui fait jouer l’analogie et la contiguïté pour condenser l’espace, le temps et les impressions en un complexe poético-humoristique. L’unité spatiale amalgame les lieux et les quatre éléments : le ciel et la mer de Balbec, le feu du soleil, la terre des collines du Calvaire, et encore la cuisine de Combray et le restaurant de Rivebelle ; les deux phases du couchant, unifiées grâce aux isotopies gastronomique et chromatique, attirent à elles le futur proche et le passé éloigné ; les sensations se fondent en synesthésies. Selon un double mouvement, l’instant de la vision se démultiplie et se ramasse pour aimanter les divers éléments – paysages, temporalités, couleurs, degrés thermiques, impressions sensuelles – qui se répètent les uns dans les autres selon les puissances de l’analogie et de la différence. La contiguïté se fait association d’idées, la similarité en relie les chaînons dans les anneaux du style et le texte organise le tout en une synthèse homogène par l’échange de propriétés et le reflet du même dans l’autre.
Cette totalité se présente elle-même comme une répétition incluant la variation, puisqu’elle actualise le passé de l’enfance, lui-même donné pour itératif par l’imparfait (« je voyais »). C’est en effet le plaisir de la sensualité infantile qui est ici restitué, comme le rappelle le rose, couleur de la merveilleuse aubépine, des biscuits les plus chers de chez Camus et du fromage à la crème où l’on a écrasé des fraises : couleur de « chose mangeable[107] », de la fête, du désir. L’humour des associations gourmandes remonte à l’ingénuité de l’enfant, qui porte à nouveau son regard neuf sur le monde. Mais si l’humour est selon Freud lié à l’enfance[108], il s’enracine aussi dans les affects les plus intimes, les plus destructeurs et douloureux, tels que la culpabilité, la mélancolie ou l’angoisse de mort – « amertume » qui donne, de façon un peu inattendue, le dernier mot du Rire et que déjà l’enfant découvre dans l’ « écume blanche, légère et gaie[109] » avec laquelle il joue sur la plage.
Le rouge du ciel rappelle au héros le souvenir de ses promenades d’enfant : le texte des Jeunes Filles reformule dans ses variations un passage de « Combray » :
Au commencement de la saison, où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire, qui se reflétait plus loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée souvent d’un froid assez vif, s’associait, dans mon esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi au plaisir poétique donné par la promenade, le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos[110].
Ce texte, matrice des associations qui structurent la description du coucher de soleil à Balbec[111], donne le versant euphorique de la vision du Calvaire que Proust avait ajoutée sur la deuxième dactylographie puis supprimée du texte définitif : cette addition dotait d’un prolongement plus explicite la scène de la « petite pièce sentant l’iris », où le héros se réfugie pour pleurer quand sa grand-tante torture sa grand-mère[112] :
De là, […] on distinguait confusément, tout près <de> la maison, les rondes collines, appelées Collines du Calvaire à cause d’un Calvaire qui se dressait autrefois sur l’une d’elles, […] et mes larmes redoublaient pare ce que je comparais les souffrances de ma grand-mère à la Passion du Sauveur[113].
L’amour oblatif de la grand-mère fait d’elle, comme le Christ, une victime. Plus encore que le supplice que lui inflige la grand-tante, c’est le manque de volonté de son petit-fils qui la tourmente, comme l’indique une révélation du narrateur[114]. Plus tard, après sa mort, le héros se reprochera de l’avoir tuée. La présence du Calvaire dans la description du coucher de soleil inscrit dans l’euphorie gourmande un fantasme d’assassinat et de culpabilité, qui affleure aussi sous la forme cryptée des premières comparaisons : le ciel est couleur de sang et la mer se transforme en « gelée de viande » avant de devenir « froide et bleue » comme un cadavre. L’adjectif « coupante », qui peut se lire comme caractéristique formelle de l’arête constituée par l’horizon de la mer ou comme sensation provoquée par le froid, évoque en outre les ustensiles tranchants de la cuisine mais aussi les instruments de mort de la Passion. Dans ce cadre, on peut se demander si les poissons ne prennent pas le sens d’un symbolisme christologique.
Mais l’humour a pour rôle de sublimer, sans pour autant les nier, la souffrance et l’angoisse, et il procède ici à une résurrection bienheureuse qui rachète le passé, comme l’annonce aussi la mention du Calvaire. Par une dernière métamorphose, le bleu du froid mulet et de la mort se transforme en rose du saumon et de la vie retrouvée dans le ciel. C’est bien l’association du rouge sang et du rose qui « raviv[e] le plaisir[115] » : la répétition, inscrite dans le verbe par le préfixe, fait passer de la mort à la vie, rappelant en outre le « froid assez vif[116] » qui permettait de mieux goûter la chaleur du feu, retrouvée dans celle de l’habit, elle-même prémonitoire de celle du restaurant. La répétition réveille le passé enfantin en rallumant les couleurs chaudes et l’appétit des sens, mêlant le « plaisir de la gourmandise » et le « plaisir poétique[117] » du jeu sur les mots. La « viande », nourriture et chair du cadavre, retrouve alors son étymologie latine, vivenda, « ce qui sert à la vie ». Comme la gelée et comme la mer, le texte est à la fois « compact et coupant » : il densifie en une totalité cohérente un corps préalablement morcelé en parties hétérogènes voire contradictoires. Le travail poétique du texte qui tisse des réseaux analogiques pour créer une vision singulière s’exécute sur le modèle du fameux boeuf de Françoise, lui-même « froid » et en « gelée ». Cette daube « où la gelée ne [sent] pas la colle, et où le boeuf [a] pris le parfum des carottes[118] » est le chef-d’oeuvre de la cuisinière : selon elle, il nécessite qu’on le fasse cuire lentement et tout ensemble. « Il faut que le boeuf, il devienne comme une éponge, alors il boit tout le jus jusqu’au fond[119] ». Or il s’agit là de l’un des célèbres modèles que le narrateur donne à son oeuvre : « Ne ferais-je pas mon livre de la façon dont Françoise faisait ce boeuf mode […] et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée[120] ? » Comme l’art de Françoise, le style poétique et humoristique du narrateur évite l’odeur de colle pour concocter une « gelée » homogène, qui fait coïncider l’image lancinante du matricide et celle de l’oeuvre d’art dans un plat cuisiné.
L’humour ne pouvait qu’être méconnu par la théorie de Bergson. Étranger à toute visée de dégradation comme à la répétition mécanique, réfractaire à toute axiologie et à toute finalité coercitive, rompant avec la hiérarchie des styles, l’humour, esthétique de la surimpression totalisatrice et homogène, synthétise les éléments des registres les plus disparates, comique et poétique, trivial et sublime, mélancolie et fantaisie, en une création qui mêle intimement le réel et l’idéal, le vécu et la sublimation. Au contraire du « geste social[121] » qu’est le rire bergsonien, le comique humoristique procède d’une configuration affective et intellectuelle individuelle et, s’il offre à autrui, c’est comme élaboration d’un fonds d’idiosyncrasie. Au lieu de chercher à « réprime[r] les excentricités[122] », l’humour les cultive, ce qui lui permet, dans le domaine artistique, de servir cette oeuvre originale, cette vision du monde unique qui est selon Proust le propre des grands créateurs. Loin d’être du mécanique plaqué sur du vivant, la régénération humoristique rend vivante la mécanique répétitive et mortifère en une création poétique inédite : procédant des obsessions, en particulier morbides et dépressives, propres au créateur, elle s’origine dans l’affect, qu’elle a pour rôle de sublimer, et trouve donc dans la sensibilité une de ses conditions d’existence.
Le mécanique et le vivant : répétition et palingénésie
Définir le comique par l’interférence des séries revient à le concevoir comme une bisociation, voire une « polysociation », qui fait jouer au point de croisement l’identité, nécessaire à l’intersection, et la différence, condition de la divergence des réseaux. Si on le considère, selon la théorie de Koestler, comme un « acte de création » par bisociation inédite, le comique s’identifie davantage à la conception qu’à Bergson de la vie qu’à celle qu’il se fait du rire : une « évolution créatrice » perpétuellement innovante. L’anomalie comique relèverait moins d’une mécanisation de la vie que de l’inventivité du vivant.
La répétition vive du comique se saisit du mixte bisociatif et procède à son développement : elle fait surgir une « vérité neuve » en extrayant l’autre du même par un processus de régénération. Dans ce cadre, l’ironie maintient à l’intérieur de l’association une disjonction fondée sur la hiérarchie axiologique, et la répétition ironique a pour rôle de mettre au jour l’hétérogénéité originelle dissimulée par l’identité : la duplication interne du même en autre se projette dans les variations échelonnées sur le fil de l’énoncé. L’humour, en sens contraire, fédère les variables en les répétant les unes dans les autres. Il ne déploie la disparité que pour mieux en précipiter la synthèse. Les séries s’ajustent en se reflétant pour construire un tableau harmonisé, projection de la vision originale de l’artiste.
Il y a donc deux sortes de comique de répétition, l’un ironique et l’autre humoristique. Et ces deux comiques s’accordent dans l’oeuvre totalisante de Proust, qui régénère le temps perdu en le répétant dans le temps retrouvé, « chaque caractère nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien[123] ». La Recherche, bisociation du temps perdu et du temps retrouvé, peut se lire tout à la fois sur les modes ironique et humoristique, selon que le temps retrouvé prévale sur le temps perdu – gaspillé – en une duplication hiérarchisée, ou que le temps perdu – oublié – renaisse comme temps retrouvé, en une synthèse dépourvue de toute axiologie : la syllepse du titre bisocie les deux possibilités de lecture comique.
Dans l’un et l’autre cas, le comique apparaît comme du vivant dégagé du mécanique par la puissance régénératrice de la répétition différentielle. Après avoir connu la répétition tragique et stérile de l’identique, le protagoniste fait l’expérience de la palingénésie : ayant échappé à la copie de lui-même, le héros devenu écrivain se recrée pour avoir surmonté la plus rude des épreuves, car « le plagiat humain auquel il est le plus difficile d’échapper […], c’est le plagiat de soi-même[124] ».
Parties annexes
Note biographique
Sophie Duval
Sophie Duval est agrégée de lettres modernes, docteure ès lettres et maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux III. Elle est spécialiste de Proust, du comique littéraire et de stylistique. Elle a publié de nombreux articles et deux ouvrages, dont le plus récent, L’ironie proustienne. La visionstéréoscopique, a paru chez Honoré Champion en 2004.
Notes
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[1]
Denise Jardon, Du comique dans le texte littéraire, 1988, p. 20.
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[2]
Paul Gifford, « Humour and French Mind: Towards a Reciprocal Definition », 1981, p. 541.
-
[3]
Henri Bergson, Le rire, 1940, p. VI.
-
[4]
Ibid., p. 16. Voir aussi p. 66-67.
-
[5]
Ibid., p. 3.
-
[6]
Ibid., p. 97-98. L’anatomie fait partie des métaphores qui désignent traditionnellement la pratique satirique.
-
[7]
Ibid., p. 14.
-
[8]
Ibid., p. 38.
-
[9]
Ibid., p. 32.
-
[10]
Ibid., p. 73-74.
-
[11]
Ibid., p. 24. De même, le diable à ressort est défini par « le conflit de deux obstinations » (ibid., p. 53), l’inversion suppose « deux scènes symétriques » (ibid., p. 72), le jeu de mots amalgame « deux systèmes » (ibid., p. 91), etc. Bergson rappelle que « certains philosophes » ont vu « l’essence même du comique dans un choc, ou dans une superposition, de deux jugements qui se contredisent », mais il ajoute que cette définition ne s’applique pas à tous les cas, et en outre que c’est une des « conséquences plus ou moins lointaines » du comique (ibid., p. 74).
-
[12]
Éric Smadja regroupe toutes ces théories soeurs sous la rubrique « théories intellectualistes », aux côtés des théories morales (de la dégradation ou de la supériorité), psychophysiologiques (de la décharge) et sociales (de la sanction) (Le rire, 1993, p. 28-30).
-
[13]
Le cheval dans la locomotive. Le paradoxe humain, 1968, p. 173 et 175. Jean Fourastié, qui prétend donner une suite au Rire, développe une théorie proche de celle de Koestler : selon lui, le risible provient du conflit entre deux déterminismes, ce qui rompt le fonctionnement normal du cerveau, habituellement soumis à l’unicité de la pensée claire (Le rire, suite, 1983).
-
[14]
Henri Bergson, Le rire, op. cit., p. 26.
-
[15]
Ibid., p. 56.
-
[16]
Ibid., p. 57-58.
-
[17]
Voir ibid., p. 93-98.
-
[18]
Marcel Proust, Jean Santeuil précédé de Les plaisirs et les jours, 1971, p. 331.
-
[19]
Henri Bergson, Le rire, op. cit., p. 75.
-
[20]
Marcel Proust, Le temps retrouvé, dans À la recherche du temps perdu, vol. IV, 1989, p. 450.
-
[21]
Voir la synthèse d’Anne Henri : « Bergson », dans Annick Bouillaguet et Brain G. Rogers, Dictionnaire Marcel Proust, 2004, p. 132-134.
-
[22]
Henri Bergson, Le rire, op. cit., p. 55.
-
[23]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dans À la recherche du temps perdu, vol. I, 1987, p. 27-28.
-
[24]
Ibid., p. 166-167.
-
[25]
Ibid., p. 167.
-
[26]
Marcel Proust, La prisonnière, dans À la recherche du temps perdu, vol. III, 1988, p. 586.
-
[27]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 166.
-
[28]
Marcel Proust, Le côté de Guermantes, dans À la recherche du temps perdu, vol. II, 1987, p. 485.
-
[29]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 45.
-
[30]
Id.
-
[31]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 200.
-
[32]
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [suite], dans À la recherche du temps perdu, vol. II, 1987, p. 128.
-
[33]
Marcel Proust, La prisonnière, op. cit., p. 737.
-
[34]
Marcel Proust, Le côté de Guermantes, op. cit., p. 872.
-
[35]
Ibid., p. 754-755.
-
[36]
Ibid., p. 756.
-
[37]
Id.
-
[38]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 25.
-
[39]
L’histoire a une suite, avec un nouveau « grain de sel » qui continue à ridiculiser la répétition du mot d’esprit. Un Courvoisier a assisté à la mise en scène de « Taquin le Superbe ». « Il ne comprit pas complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu’Oriane avait appelé l’oncle Palamède “Tarquin le Superbe”, ce qui le peignait selon eux assez bien » (Marcel Proust, Le côté de Guermantes, op. cit., p. 758).
-
[40]
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, dans À la recherche du temps perdu, vol. I, p. 483.
-
[41]
Marcel Proust, Le côté de Guermantes, op. cit., p. 605.
-
[42]
Henri Bergson, Le rire, op. cit., p. 61. Proust est féru de la technique du double portrait caricatural disjoint. Voir par exemple le marquis de Palancy en carpe (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 322, et Le côté de Guermantes, op. cit., p. 343) ou la voix de couteau rouillé de Bréauté (Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, dans À la recherche du temps perdu, vol. III, p. 54, et La prisonnière, op. cit., p. 552).
-
[43]
Henri Bergson, Le rire, op. cit., p. 56.
-
[44]
Marcel Proust, La prisonnière, op. cit., p. 549.
-
[45]
Ibid., p. 551.
-
[46]
Marcel Proust, Le côté de Guermantes, op. cit., p. 537.
-
[47]
Pour plus détails, voir Sophie Duval, L’ironie proustienne. La vision stéréoscopique, 2004, notamment p. 14-24, 416-419, 469-70 et 474.
-
[48]
Voir Sophie Duval, « Le miroir fallacieux du discours direct », 1999.
-
[49]
Selon Bertrand Rougé, « le principe de l’ironie est bien de citer, d’imiter sa victime, comme si de rien n’était, joignant ainsi dans le même geste, dans le même mot, l’imitation, le désir et le meurtre » (« Ironie et répétition dans deux scènes de Shakespeare : crise du Degree ou tournant du mischief ? », 1991, p. 353). Voir aussi de Bertrand Rougé « L’ironie ou la double représentation », 1988, p. 34-40.
-
[50]
Vladimir Jankélévitch, L’ironie, 1964, p. 74.
-
[51]
Bertrand Rougé, « Ironie et répétition dans deux scènes de Shakespeare, art. cit. », p. 340.
-
[52]
Gilles Deleuze, Proust et les signes, 1964, p. 63.
-
[53]
Voir Sophie Duval, L’ironie proustienne, op. cit., p. 413-415.
-
[54]
Selon Bertrand Rougé, le comique de répétition « vaut qu’on le lise comme fondamentalement ironique » (« Ironie et répétition dans deux scènes de Shakespeare, art. cit. », p. 337-338).
-
[55]
Henri Bergson, Le rire, op. cit., p. 72.
-
[56]
Bertrand Rougé, « Ironie et répétition dans deux scènes de Shakespeare, art. cit. », p. 337-338.
-
[57]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 406.
-
[58]
Marcel Proust, La prisonnière, op. cit., p. 760.
-
[59]
Anne Simon, Proust ou le réel retrouvé, 2000, p. 180. Voir aussi le chapitre « Une esthétique de la surimpression », p. 225-258.
-
[60]
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [suite], op. cit., p. 248.
-
[61]
Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 93.
-
[62]
Ibid., p. 92.
-
[63]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 46.
-
[64]
Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 450.
-
[65]
Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 468.
-
[66]
Paul Ricoeur, La métaphore vive, 1975, p. 249.
-
[67]
Marcel Proust, Le côté de Guermantes, op. cit., p. 351.
-
[68]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 117.
-
[69]
Anne Simon, Proust ou le réel retrouvé, op. cit., p. 235.
-
[70]
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, op. cit., p. 202.
-
[71]
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, op. cit., p. 216.
-
[72]
Id.
-
[73]
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [suite], op. cit., p. 168.
-
[74]
Id.
-
[75]
Marcel Proust, Le côté de Guermantes, op. cit., p. 537.
-
[76]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 314-315.
-
[77]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 333.
-
[78]
Marcel Proust, Le côté de Guermantes, op. cit., p. 808-809.
-
[79]
Le principe est le même pour les situations qui se répètent en s’inversant, ce qui constitue un des schémas narratifs du récit proustien.
-
[80]
Marcel Proust, La prisonnière, op. cit., p. 782.
-
[81]
En rhétorique, l’antanaclase consiste aussi à reprendre les mots de la partie adverse pour les charger d’une signification autre.
-
[82]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 132-133.
-
[83]
Marcel Proust, Albertine disparue, dans À la recherche du temps perdu, vol. IV, p. 268.
-
[84]
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [suite], op. cit., p. 103.
-
[85]
Henri Bergson, Le rire, op. cit., p. 92.
-
[86]
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, op. cit., p. 608-609.
-
[87]
Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, 1979, p. 86.
-
[88]
Marcel Proust, Albertine disparue, op. cit., p. 169.
-
[89]
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, op. cit., p. 308.
-
[90]
La répétition déformée du discours d’autrui est au principe de la parodie. C’est ainsi que les citations ironiques des tragédies sacrées de Racine ajoutent au sens premier un sens second, pédérastique, dans le montage qu’en fait Proust dans Sodome et Gomorrhe.
-
[91]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 274.
-
[92]
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, op. cit., p. 217.
-
[93]
Marcel Proust, Le côté de Guermantes, op. cit., p. 656.
-
[94]
Voir Gérard Genette, Figures III, 1972, p. 145-182.
-
[95]
Voir Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 107.
-
[96]
Ibid., p. 72.
-
[97]
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 152.
-
[98]
Id.
-
[99]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 55.
-
[100]
Ibid., p. 87.
-
[101]
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, op. cit., p. 251.
-
[102]
Ibid., p. 250.
-
[103]
Voir Sophie Duval, « Une farce poétique : les anneaux du style et les alliances de l’humour », à paraître en 2007 et « Ironique distinction et égalitarisme humoristique : la logique fantasque du temps retrouvé », 2006, p. 101-118.
-
[104]
Henri Bergson, Le rire, op. cit., p. 94.
-
[105]
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [suite], op. cit., p. 161.
-
[106]
Voir Gérard Genette, « Métonymie chez Proust », dans Figures III, op. cit., p. 41-63.
-
[107]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 138.
-
[108]
Voir Sigmund Freud, « L’humour », 1930, p. 399-408. Comme le note Freud (p. 374), Bergson a le premier l’intuition de l’origine infantile du comique, qu’il explique au début du chapitre 2 du Rire : « Que resterait-il de beaucoup de nos émotions si nous les ramenions à ce qu’elles ont de strictement senti, si nous en retranchions tout ce qui est simplement remémoré ? » (Le rire, op. cit., p. 52).
-
[109]
Ibid., p. 152.
-
[110]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 131.
-
[111]
La scène est également rappelée dans Albertine disparue, op. cit., p. 267.
-
[112]
Voir Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 12.
-
[113]
Marcel Proust, « Notes et variantes », dans À la recherche du temps perdu, vol. I, p. 1095-1096 (note 12).
-
[114]
Voir Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 12-13.
-
[115]
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [suite], op. cit., p. 161.
-
[116]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 131.
-
[117]
Id.
-
[118]
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, op. cit., p. 450.
-
[119]
Ibid., p. 476.
-
[120]
Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 612.
-
[121]
Henri Bergson, Le rire, op. cit., p. 15
-
[122]
Id.
-
[123]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 51.
-
[124]
Marcel Proust, Albertine disparue, op. cit., p. 19.
Références
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- — — —, L’ironie proustienne. La vision stéréoscopique, Paris, Honoré Champion (Recherches proustiennes), 2004.
- — — —, « Une farce poétique : les anneaux du style et les alliances de l’humour », Bulletin d’informations proustiennes, n° 37-38 (à paraître en 2007).
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- Genette, Gérard, Figures III, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1972.
- Gifford, Paul, « Humour and French Mind: Towards a Reciprocal Definition », The Modern Language Review, vol. XLLVI, 2ème partie (1981), p. 534-548.
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- Jardon, Denise, Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles – Paris, De Boeck – Duculot, 1988.
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- Proust, Marcel, À larecherche du temps perdu, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 4 vol., 1987-1989.
- — — —, Jean Santeuil précédé de Les plaisirs et les jours, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971.
- Ricoeur, Paul, La métaphore vive, Paris, Éditions du Seuil, 1975.
- Rougé, Bertrand, « Ironie et répétition dans deux scènes de Shakespeare : crise du Degree ou tournant du mischief ? », Poétique, n° 87 (1991), p. 335-356.
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