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Les ouvrages collectifs peuvent laisser l’impression d’un équivalent livresque du potluck : un ensemble diffus, parfois inconsistant, de qualité variable. On y fait parfois quelques découvertes, on y trouve beaucoup de textes potables et, inévitablement, des calories vides. Ces collectifs universitaires, habituellement issus de colloques portant sur un thème général, sont la plupart du temps un assortiment de textes indépendants les uns des autres habitant le même livre, souvent avec peu de liens les uns avec les autres.

Dans le cas de cet ouvrage collectif dirigé par Joel Belliveau, anciennement de l’Université Laurentienne et licencié injustement comme plusieurs dizaines de professeurs en avril 2021, présentement rattaché au Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa (CRCCF), ainsi que par Marcel Martel, professeur à l’Université York, nous sommes devant un cas d’espèce : un livre collectif dont la cohérence, le ton, la facture et la rigueur sont pratiquement uniformes de la première à la dernière page. Le livre se lit comme l’ouvrage d’un seul auteur. Les textes constituent véritablement des chapitres, au sens où l’on perçoit un enchaînement logique d’un texte à l’autre. Ces deux spécialistes de longue date de l’histoire des francophonies canadiennes nous présentent donc ici, avec quelques collaborateurs choisis – Marc-André Gagnon, Dominique Laporte, Serge Miville et Michael Poplyansky –, une histoire des fêtes nationales au Canada, de 1834 à 1982.

Les auteurs, dans chacun des neuf chapitres que compte cet ouvrage, cherchent à décrire et à présenter l’histoire des fêtes nationales attachées aux francophonies canadiennes. La contribution des deux directeurs de l’ouvrage, Joel Belliveau et Marcel Martel, est importante : en plus de cosigner l’introduction et la conclusion de l’ouvrage, ils cosignent le premier chapitre portant sur la fête de la reine Victoria; Joel Belliveau signe seul le chapitre portant sur la fête de Dollard des Ormeaux, Marcel Martel ceux sur la Saint-Jean-Baptiste et la fête de la Confédération. Belliveau cosigne également avec Michael Poplyansky deux textes portant respectivement sur la fête de l’Assomption et du 15 août. L’ouvrage comprend aussi des chapitres portant sur la transformation de la portée du 24 juin (Marc-André Gagnon), l’importance de la Saint-Jean-Baptiste pour la communauté franco-ontarienne (Serge Miville), ainsi que sa présence dans l’Ouest canadien (Dominique Laporte).

On découvre donc dans l’ouvrage l’origine de ces fêtes nationales, sise au siècle des nationalismes, le xixe siècle. Les auteurs décrivent la mise en place d’événements populaires visant à promouvoir, à encourager ou à mousser l’appartenance nationale. La fête de la reine Victoria célèbre les hauts faits de l’Empire britannique, la fête de Dollard des Ormeaux constituant en quelque sorte une « contre-tradition » ou une réponse, canadienne-française et catholique, à la fête de la Reine.

Dans toutes les incarnations de ces fêtes nationales, en particulier celles enracinées dans le xixe ou au début du xxe siècle, on dénote l’entrecroisement de plusieurs communautés d’acteurs aux intérêts divergents. Le vecteur idéologique est toujours très présent pour les promoteurs de ces fêtes, qui tentent de mousser le sentiment d’appartenance à la nation ou à l’Empire. Le monde économique s’y rallie, par l’intermédiaire de ce que Benedict Anderson appelle le « capitalisme de l’imprimé » : ces fêtes nationales sont souvent un prétexte à de nombreuses ventes et promotions. Par ailleurs, les journaux jouent un rôle central dans la diffusion de ces événements, comme le montrent les premiers chapitres de l’ouvrage.

Les auteurs notent toutefois qu’un monde sépare parfois les discours des élites et leur réception par la population. Ces fêtes sont perçues dans bien des cas comme des occasions de promenades ou de pique-niques, pour passer du temps en famille ou entre amis, sans nécessairement que l’amour de la nation ait quelque chose à y voir.

De leurs origines enracinées au xixe siècle, les fêtes nationales devront s’adapter durant le xxe siècle en abandonnant certains éléments trop proches de références religieuses ou impérialistes. Le cas acadien est sans doute celui qui illustre le mieux cette transformation dans cet ouvrage. La fête, d’abord fortement imprégnée de symbolisme religieux, tournait autour de l’Assomption de la Sainte Vierge. On abandonnera progressivement la symbolique religieuse pour parler plus simplement du « 15 août ». Les historiens Joel Belliveau et Michael Poplyansky ont bien montré, par leur analyse de la fête acadienne, comment cette dernière a été partie prenante d’un processus identitaire en évolution constante depuis le xixe siècle jusque vers la fin du xxe siècle, et les raisons qui ont conduit les élites acadiennes à s’en servir comme d’un marqueur identitaire fort pour faire en sorte que la communauté acadienne se distingue du Canada français. Dans d’autres chapitres de l’ouvrage, on décrit plutôt comment la fête de la Saint-Jean-Baptiste a été adaptée pour répondre aux attentes des communautés franco-ontariennes ou de l’Ouest canadien.

Les auteurs (pas d’autrices dans ce collectif, malheureusement) ne lésinent pas sur l’abondance de détails; l’ouvrage retrace de manière riche et détaillée la genèse et l’évolution de chacune des fêtes nationales. Malgré la grande cohérence et l’abondance descriptive de l’ouvrage, on aurait parfois souhaité que les auteurs se permettent d’approfondir davantage certains éléments présentés brièvement en survol, mais qui auraient demandé un peu plus d’attention. Par exemple, les premiers chapitres font tous mention de références ayant trait à la nation : la fête du travail et la question des classes sociales ou, encore, la part de la présence religieuse dans les fêtes nationales. Un examen minutieux de la façon dont ces systèmes référentiels sont entrés en concurrence ou se sont entrecroisés dans l’instauration des fêtes nationales aurait certainement eu sa place. On regrette notamment l’absence d’une analyse approfondie du rôle de l’Église dans ces célébrations, alors qu’on s’attarde pourtant au rôle qu’y joue l’État.

Le processus de construction nationale participe à une dynamique complexe entre la représentation que l’on se fait de soi, mais aussi des autres. Pour reprendre les termes de l’historien Martin Pâquet, comment érige-t-on les marges de la cité et comment décide-t-on qui en fait partie et qui en est exclu? Les auteurs d’Entre solitudes et réjouissances mentionnent à plusieurs reprises des questions de cet ordre : marginalisation des femmes dans les fêtes nationales, autant dans leur organisation que dans leur représentation; phénomène du redface lors de représentations publiques; remontrances dans les journaux concernant les comportements de populations noires en Nouvelle-Écosse, etc. Les auteurs notent et soulignent ces phénomènes, mais un examen plus approfondi des modes d’inclusion et d’exclusion constitutifs de la construction nationale aurait eu sa place dans cet ouvrage.

Malgré ces quelques remarques, il faut le redire : Entre solitudes et réjouissances propose un tour d’horizon cohérent, érudit et détaillé des fêtes nationales au Canada français. Grâce à un examen historique de ces célébrations, on parvient à comprendre un peu mieux les parcours, parfois communs, parfois singuliers, de ces communautés francophones d’Amérique.