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Introduction

Cet article se propose de discuter d’une question de pédagogie née de la contrainte d’abandon du présentiel pour proposer une forme de continuité pédagogique lors du premier déconfinement français, lié à la pandémie de la COVID-19. Nos propos sont issus d’une recherche pédagogique[1] menée dans un institut en formation initiale de masso-kinésithérapie (IFMK). La formation y est passée du tout présentiel au tout distanciel en une journée, sans soutien de plateforme numérique de type Moodle. Les recommandations ministérielles obligeaient les équipes pédagogiques à « ne réaliser aucun cours et épreuve pratique en présentiel » (Ministère des Solidarités et de la Santé, 2020, p. 3) jusqu’à la fin de l’année étudiante.

Nous exposons une séquence de e-coopération induite par simulation en formation professionnelle, soit la conception, la conduite et l’évaluation de cette innovation pédagogique (Poumay, 2014). Un séminaire « analyse de pratiques professionnelles », réalisé à partir de situations vécues en stage par les apprenants, devait initialement se dérouler en présentiel en mai 2020. Il vise l’acquisition du raisonnement clinique dans le cadre d’une des trois unités d’enseignement d’intégration (UI) portant sur l’étude des situations cliniques, positionnées tout au long du cursus, dans la maquette de formation réingéniée en 2015[2]. Basé sur le principe de la simulation en santé (HAS, 2012), il est transformé en une séquence pédagogique d’apprentissage coopératif à distance.

Dans une première partie, nous exposons le contexte large de la formation MK, puis celui plus précis du raisonnement clinique. Nous présentons, dans une deuxième partie, les aspects de la recherche pédagogique : 1) la simulation ; 2) la coopération ; 3) les médiations à distance ; 4) le jeu sérieux. En conceptualisant la séquence sous cette forme, nous postulons que la distance est une valeur ajoutée pour la construction du scénario pédagogique, avec l’utilisation des outils numériques, et permet de guider les apprentissages, mesurés à travers les demandes des étudiants, les résultats des évaluations écrites/orales et le bilan par questionnaire.

Dans une troisième partie, nous explicitons le scénario mis en place avec les différentes consignes et étapes de travail coopératif. Nous présentons l’enquête réalisée, la méthodologie de la recherche-action collaborative et les données de différentes natures recueillies. Nous effectuons l’analyse des matériaux et présentons des éléments de discussion.

La formation en masso-kinésithérapie et le raisonnement clinique

Dans cette première partie, nous exposons quelques éléments de contexte large de la formation en kinésithérapie, avant de préciser le concept du raisonnement clinique, support de notre recherche pédagogique.

Une formation en alternance intégrative centrée sur le raisonnement clinique

La masso-kinésithérapie a pour finalité de restaurer l’autonomie de la personne en situation de handicap temporaire ou définitif. Le référentiel de formation est constitué de deux cycles de deux années, depuis la réingénierie de 2015. Cette formation se déroule selon le principe de l’alternance intégrative et vise l’acquisition de 11 compétences professionnelles.

L’unité d’intégration UI 10 « élaboration du raisonnement professionnel et analyse réflexive » s’étend sur les deux semestres de la deuxième année de formation et vise la mobilisation de tous les acquis du premier cycle. Ses objectifs sont l’utilisation des bases méthodologiques nécessaires à l’élaboration du raisonnement professionnel et à l’analyse réflexive des situations rencontrées, le repérage de la singularité des personnes et des situations, l’utilisation des acquis de l’expérience et leur transposition dans des situations nouvelles. En fin de deuxième année, les étudiants doivent être capables d’analyser un dossier patient, de repérer les indices clés et les éléments manquants à explorer par les anamnèse et l’examen clinique pour parvenir au diagnostic MK.

Lors du premier semestre, des interventions théoriques ont été réalisées par un enseignant-chercheur en sciences de l’éducation, pour préparer « la lecture » du patient et de sa singularité lors du stage du semestre suivant. Elles étaient centrées sur la didactique professionnelle (Pastré, 2011), l’entretien d’explicitation, les compétences décrites dans les métiers destinés à autrui (Piot, 2009). Ces compétences, d’une part les compétences diagnostiques et techniques et d’autre part, les compétences communicationnelles et relationnelles, sont d’autant plus importantes qu’elles constituent la base de la pratique professionnelle et résultent de la mise en lien des différents savoirs fondamentaux et techniques.

Lors du second semestre, les étudiants devaient présenter oralement, durant le séminaire, une analyse réflexive, évaluée, issue de leur expérience de stage. Compte tenu du confinement, aucun étudiant n’a réalisé son stage.

Le raisonnement clinique et le modèle conceptuel de la Classification Internationale du Fonctionnement (Organisation Mondiale de la Santé)

Le raisonnement clinique est défini comme « les processus de pensée et de prise de décision qui permettent au clinicien de proposer une prise en charge dans un contexte spécifique de résolution de problème de santé » (Higgs et Jones, 2000). Il est basé sur le modèle conceptuel de la classification internationale du fonctionnement (CIF OMS, 2001), qui mesure la santé et les incapacités sur le plan individuel, en tenant compte des aspects sociaux ainsi que des facteurs contextuels personnels et environnementaux (figure 1). La mise en lien des différentes catégories permet d’aboutir, par le processus de raisonnement clinique, à l’établissement du diagnostic MK, qui photographie à un instant de l’état fonctionnel du patient. Il permet la projection du traitement à concevoir par le professionnel.

Figure 1

Classification internationale du fonctionnement (OMS, 2001) et consignes numérotées pour la séquence pédagogique

Classification internationale du fonctionnement (OMS, 2001) et consignes numérotées pour la séquence pédagogique

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La simulation induite par apprentissage coopératif et enseignement à distance

Dans cette partie, nous présentons les quatre aspects : simulation/coopération/médiations à distance/jeux sérieux, supports de notre recherche pédagogique.

Simulation de situation professionnelle

La formation professionnelle a pour finalité la construction de capacités qui permettent la maîtrise des situations rencontrées dans l’exercice du métier, « pour lesquelles les savoirs scientifiques et techniques sont intégrés et donnent leur force aux capacités de compréhension, de diagnostic, de raisonnement, d’anticipation, de décision dans l’action en situation » (Lainé et Mayen, 2019, p. 27). En kinésithérapie, ces situations sont constituées de variables propres au patient et aux lieux de soins et de variables liées à la diversité rencontrée. Repérer ces différentes variables est indispensable à la compétence clinique pour mettre en oeuvre un plan de traitement singulier adapté au patient. Confronté à des situations, l’apprenant développe des compétences grâce à l’analyse de son activité (Pastré, 2011), au repérage de ces variables et de leurs impacts sur les décisions de traitement, au retour sur l’expérience vécue et à la réflexivité.

En sciences de la santé, les situations professionnelles étant complexes, la Haute Autorité en Santé (HAS, 2012) recommande de ne jamais pratiquer la première fois sur le patient, mais de recourir au préalable à la simulation. Est considérée comme simulation toute activité dite « comme si » qui consiste à se déporter par l’imaginaire hors du réel. Elle est définie « comme une attitude spontanée ou calculée qui facilite l’adaptation en situation dans un contexte donné » (Oget et Audran, 2016, p. 75). Elle recrée la confrontation à la réalité professionnelle sans les risques liés à la présence du patient et permet une transformation formative à partir d’expérience imaginée. Elle se compose de trois temps (HAS, 2012). Son efficacité est subordonnée à l’authenticité de l’environnement simulé et du scénario construit en tenant compte du noyau structurel de la tâche à réaliser. Plus l’étudiant reconnaît la similitude entre ce qu’il fait en simulation et en réalité, plus son processus de raisonnement clinique se déclenche et plus la probabilité de transfert de compétence est forte (Jaffrelot et Pelaccia, 2016). Pour reproduire les situations complexes en santé, le scénario est construit avec une non-disponibilité d’emblée de toutes les données nécessaires à la compréhension du problème. Celle-là est choisie par les formateurs en fonction des objectifs pédagogiques poursuivis et des invariants situationnels professionnels à mobiliser. Elle est source de controverses, le problème du patient ne pouvant être résolu d’une seule façon. Celles-ci sont explicitées lors du débriefing, grâce à une posture réflexive, guidée par un formateur facilitateur.

Apprentissage coopératif

L’apprentissage coopératif est une méthode faisant travailler des étudiants ensemble, au sein de petits groupes, lors d’activités pédagogiques (Baudrit, 2007). Il est basé sur plusieurs modalités. L’interdépendance fonctionnelle « autorise des coordinations entre les membres du groupe sur la base d’une répartition, par eux-mêmes des tâches et des activités » (Baudrit, 2007, p. 121). L’hétérogénéité mesurée « permet de dynamiser la réflexion groupale, interdisant la recherche de consensus trop faciles » (ibid., p.121), le consensus devant naître des négociations et échanges d’idées. L’égalité des statuts « garantit une participation et un engagement minimum de chacun dans l’activité collective, évitant ainsi des transferts du genre domination/soumission ou des relations de type experts/novices » (ibid., p.121). La responsabilisation des élèves est garantie par l’interdépendance vis-à-vis du résultat final. Les compétences sociales naissent des interactions.

Médiations à distance

La « continuité pédagogique » (Ministère des Solidarités et de la Santé, 2020, p. 3) est considérée comme le maintien d’un lien entre l’étudiant et ses enseignants pour poursuivre les apprentissages, ce lien devant se réaliser sous des formes différentes. Dans l’enseignement à distance, comme c’est le cas ici, les apprentissages se réalisent en dehors de la présence physique du formateur, par « l’accès à des ressources pédagogiques médiatisées, des possibilités technologiques d’interactions synchrones et asynchrones, de travail et de collaboration à distance ou encore de production et de partage de contenus » (Jézégou, 2019, p. 9). Se pose la question de la présence à distance du formateur et notamment celle de la « bonne distance » (Peraya, 2014) entre apprenants et étudiants. « L’auteur est bien sûr physiquement absent au moment de l’appropriation du dispositif par l’apprenant, mais il a inséré au sein du dispositif des formes de communication et d’interpellation, des marques d’énonciation, destinées à l’apprenant auquel il s’adresse » (Peraya, 2014). La relation pédagogique est alors à envisager dans un espace à trois dimensions (les ressources matérielles, l’apprenant et son autonomie, le tuteur) avec une place centrale pour l’interaction avec le tuteur (Depover, 2011). En simulation à distance, la médiation tutorale lors du débriefing peut être dévolue aux étudiants par l’intervention de pairs.

Jeu sérieux

Le jeu sérieux utilise les principes ludoéducatifs tout en concernant un apprenant adulte, dans un contexte d’utilisation professionnelle. « La caractéristique fondamentale des jeux est de s’appuyer sur un système, mû par des lois internes, dénommé la mécanique de jeu. » (Bétrancourt, Peraya et Szilas, 2014, p. 72) Les règles du jeu sont fixées par les formateurs, le scénario a des buts prédéterminés, les joueurs sont placés dans une situation fictive, une simulation, et se répartissent les rôles en veillant aux éventuels conflits (Martin, 2018). Il comporte plusieurs caractéristiques : une « mise en scène narrative des situations », des mécanismes de scores permettant la motivation et l’implication des apprenants, des interfaces visuels, une progressivité dans la difficulté (Bétrancourt et al., 2014, p. 74). L’ingénierie pédagogique de cette simulation ludique est primordiale et place l’apprenant et ses apprentissages au coeur du dispositif. Elle révèle la présence des formateurs alors même qu’ils sont absents du jeu (Perava, 2014).

Du fait du confinement, le séminaire initialement prévu a été profondément remanié. Il s’est transformé en recherche-action collaborative (Desgagné, 2007). Le scénario a alors été construit totalement en distanciel, selon le principe de la simulation, de la ludification des activités et de l’apprentissage coopératif. Il s’agit de simulations d’analyse de dossiers cliniques fictifs en vue de déclencher le processus de raisonnement clinique. Le temps de débriefing de cette simulation, habituellement réalisé par les formateurs, a été dévolu aux étudiants. Ils intervenaient, à la demande, pour une remédiation lors du deuxième temps de la séquence de simulation. L’hypothèse est : la construction du scénario pédagogique pour la séquence à distance avec l’utilisation des outils numériques permet de guider les apprentissages, mesurés à travers les résultats des évaluations orales et écrites et le bilan du questionnaire. Elle est développée en sous-hypothèses (Mottier Lopez, 2015) : 1) La construction du scénario, selon le principe de l’alignement pédagogique et des leviers d’apprentissage dans l’enseignement supérieur (Poumay, 2014), a permis un travail d’écriture de consignes univoques ; 2) l’utilisation des outils numériques a permis de favoriser les échanges entre pairs ; 3) le travail entre pairs sur le « dossier patient standardisé » facilite le développement des compétences stratégiques de conduite du raisonnement clinique. Pour confronter l’hypothèse, différents matériaux sont recueillis.

Enquête réalisée et analyse des matériaux

Cette troisième partie présente : 1) la méthodologie issue de la recherche-action : la construction du scénario pédagogique avec les différentes étapes de travail coopératif, les données de différentes natures recueillies : résultats de l’évaluation écrite et orale, interactions au sein de l’équipe pédagogique, verbatim du questionnaire diffusé auprès des étudiants ; 2) l’analyse des matériaux et éléments de discussion.

Méthodologie issue de la recherche-action et données de différentes natures

Alors que le scénario initial prévoyait la seule présence d’un enseignant-chercheur, une recherche-action collaborative est mise en place par une équipe pédagogique composée de trois personnes : un enseignant-chercheur et deux formateurs dont l’un est également chercheur, lors de son remaniement. Elle est définie comme un travail mené en collaboration entre une équipe de professionnels et un ou plusieurs chercheurs, qui vise un « travailler ensemble » (Monceau, 2015), basé sur trois idées directrices : « Co-construction, production de connaissance et développement professionnel des praticiens, rapprochement entre communauté de recherche et de pratique » (Desgagné, 2007, p. 371). Chaque acteur participe pleinement à la co-construction et est associé à toutes les étapes de la recherche. Un rapprochement des mondes respectifs du chercheur et des formateurs s’opère par la création d’un espace réflexif commun de co-production du savoir (Desgagné, 2007). Tous les participants sont reconnus porteurs de savoirs et mis sur un pied d’égalité.

Les différentes étapes de la séquence pédagogique

Le e-séminaire « raisonnement clinique en pratique professionnelle MK », basé sur des scénarios cliniques issus de dossiers de patients rapportés de stage par d’autres étudiants des années précédentes, s’est déroulé totalement à distance grâce à l’utilisation des outils numériques gratuits (google drive et zoom) durant deux jours consécutifs en fin de semestre.

Il mêle à la fois des travaux individuels, collectifs, écrits, oraux et des évaluations par les pairs ou par les formateurs. Les 84 étudiants répartis aléatoirement par tirage au sort, en groupe de cinq ou six, devaient s’accorder pour produire un document commun, sous une forme laissée libre, chacun étant responsable de la qualité de la production pour l’évaluation. L’organisation de travail était laissée à l’appréciation des étudiants, donc certains ont choisi de mettre en commun leur production individuelle, d’autres de ne faire qu’une production commune.

Les activités de la séquence sont définies en mêlant modalités synchrones/asynchrones de la distance, modalités de la présence à distance des formateurs et temps de la séquence de simulation (figure 2).

Figure 2

Schématisation de la séquence pédagogique

Schématisation de la séquence pédagogique

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Étape 1 : Briefing

Les consignes et le déroulé du séminaire étaient présentés par l’équipe pédagogique lors d’une visio le premier jour.

Étape 2 : Simulation

Durant ce temps collectif distanciel asynchrone en autonomie qui durait vingt-quatre heures, chaque groupe était confronté à un dossier « patient standardisé ». Par l’envoi de 2 courriels maximum adressés aux formateurs, les étudiants pouvaient recevoir des informations supplémentaires (aide bonus) pour la compréhension de la problématique du patient. Puis, un dossier commun, support d’évaluations, devait être déposé dans l’espace de partage des documents.

Étape 3 : Débriefing

Ce temps se déroule le deuxième jour et est entièrement assuré par les étudiants. Les membres de l’équipe sont présents par leur statut d’évaluateurs, mais ne participent pas à la séquence. Il est composé de trois modalités :

Modalité 1 ou temps collectif distanciel asynchrone : chacun des groupes devait, durant deux heures, analyser/évaluer en tant que groupe pair expert, un dossier « patient standardisé », déjà analysé par un autre groupe.

Modalité 2 ou temps de présentation orale collective synchrone en Visio : le groupe présentait oralement, sous forme laissée libre, la synthèse du dossier « patient standardisé » en présence d’une demi-promotion (42 étudiants) et de l’équipe pédagogique.

Modalité 3 ou temps de réponses aux questionnements du groupe pair expert : le groupe devait répondre aux questionnements du groupe pair expert qui avait examiné son dossier.

Étape 4 : Évaluation

À chaud, l’équipe évalue les prestations des seize groupes dans les deux rôles de groupe expert et pair expert. À distance, les deux formateurs évaluaient les dossiers rédigés. Un questionnaire était envoyé aux étudiants huit jours après le séminaire.

Un séminaire support de l’évaluation de l’UI 10

Ce séminaire sert de support d’évaluation pour l’UI 10. La grille d’évaluation tient compte des trois temps du travail et de l’importance accordée au travail à produire, selon l’alignement pédagogique. Elle permet d’engager individuellement et collectivement chacun des membres du groupe, pour une production commune, donnée à voir à d’autres groupes. Une note sur 20 points est obtenue (figure 3).

Figure 3

Critères et indicateurs de la grille d’évaluation

Critères et indicateurs de la grille d’évaluation

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Des interactions au sein de l’équipe pédagogique pour construire la séquence pédagogique

Cet e-séminaire a induit de nombreuses interactions de mars à mai 2020 au sein de l’équipe pédagogique, aussi bien par courriels (20) que par visio (5 sessions de 1h30). À l’issue de chacune des rencontres, un récapitulatif des actions menées et à mener et des décisions prises était rédigé avant son envoi pour validation. Le formateur chercheur, pilote de l’organisation de la séquence, était à l’origine des interactions et faisait le relais entre les acteurs. Les interactions étaient de plusieurs ordres : apports théoriques de l’enseignant-chercheur justifiant les choix pédagogiques, partage de compétences numériques, organisationnelles et de gestion de projet, explicitation du « métier » par les deux formateurs, analyse réflexive sur les pratiques professionnelle et pédagogique des formateurs accompagnée par l’enseignant-chercheur.

Dans un premier temps, après l’explicitation des fondements de la démarche de raisonnement professionnel, l’enseignant-chercheur a proposé une numérotation des rapports entre les différentes catégories de la CIF pour forcer le regard sur les liens à réaliser (figure 1). Elle a permis de clarifier l’objectif visé par cette séquence : développer les compétences professionnelles stratégiques liées à la conduite du raisonnement clinique en masso-kinésithérapie.

Dans un deuxième temps, les consignes et le schéma « guide » (figure 1) sont produits pour que les apprenants puissent s’y référer en cas de difficultés. Parallèlement, l’organisation matérielle est réalisée : constitution d’un espace de dépôt numérique partagé et d’un répertoire des ressources pédagogiques disponibles.

Dans un troisième temps, seize dossiers « patient standardisé » sont produits en co-construction entre formateurs et enseignant-chercheur. Chaque dossier contient des éléments de pathologie médicale, de temporalité (exemple : délai depuis la fracture), de bilans masso-kinésithérapiques, des facteurs environnementaux et personnels, le projet du patient. Il met en exergue des invariants professionnels prévalents tels que le retour à l’indépendance fonctionnelle pour une personne âgée ou encore le réapprentissage du geste professionnel pour un patient trentenaire en fin de rééducation. À la lecture du dossier, une représentation de la situation clinique du patient se crée. Les étudiants proposaient des pistes de prises en charge.

L’enseignant-chercheur, en jouant le rôle d’étudiant analysant les dossiers, a interpellé les formateurs sur la (re)définition des problématiques des patients. Ses questionnements ont permis de rendre plus explicites les propos et retranscriptions des éléments de bilans cliniques. Ses régulations sur les éventuels éléments manquants et sur ce qu’il imaginait demander lors du temps « aide/bonus » ont permis d’affiner les informations nécessaires et disponibles dans les dossiers. Ceux-ci, comme tout scénario en simulation en santé, ne contenaient pas, dans l’énoncé, tous les indices nécessaires à sa résolution ; avaient leur propre spécificité et ne possédaient pas de solution sûre (Jaffrelot et Pelaccia, 2016).

Dans un quatrième temps, l’organisation temporelle et logistique du séminaire est élaborée. L’aide bonus est conçue comme un défi challengeant les étudiants à l’image du jeu sérieux (Bétrancourt et al., 2014). Les réponses apportées par les formateurs étaient dépendantes de la pertinence des questions posées et des informations demandées pour comprendre la problématique du patient. Elle permet de réguler les étudiants en difficulté dans la compréhension de leur cas clinique par l’apport d’éléments de réflexion supplémentaires. Elle crée aussi une médiation tutorale, réalisant ainsi une présence à distance des formateurs.

Dans une visée d’apprentissage coopératif, le débriefing est entièrement assuré par un groupe d’étudiants pair expert.

Une semaine avant le séminaire, une dernière réunion de coordination en visio a eu lieu. Le déroulé a été orchestré sur les deux jours, en précisant les créneaux horaires et les rôles de chacun et en vérifiant la fonctionnalité des outils numériques.

Le jour de l’évaluation, l’équipe pédagogique était réunie en un même lieu pour favoriser les échanges, la répartition des rôles et les notations autour des verbatims des étudiants.

Questionnaire de fin de séminaire

Un bilan de fin de séminaire est réalisé par questionnaire « retour d’expérience » une semaine après. Il est constitué de 5 questions. Chaque question est assortie d’une partie commentaire libre. La sixième question est libre et concerne les commentaires possibles sur l’ensemble du séminaire. Il a été diffusé durant quinze jours. Une relance a été effectuée à 8 jours. 74 répondants anonymes ont rempli le questionnaire, soit un taux de réponse de 88 %. Les 16 groupes de travail sont représentés.

2/ analyse des matériaux

Nous présentons d’une part les résultats d’évaluation qui mesurent les apprentissages produits et d’autre part, les réponses au questionnaire qui révèlent les apprentissages ressentis, illustrés par les verbatims des étudiants issus des réponses aux questions ouvertes. Nous avons réalisé un codage par analyse de contenu, appuyé sur les critères des concepts théoriques développés tels que négociation, interaction ou consensus pour l’apprentissage coopératif. Les verbatims choisis illustrent ceux-ci.

Des apprentissages mesurés par les formateurs et perçus par les étudiants

La note obtenue permet de mesurer la performance des apprentissages réalisés. Les 16 groupes ont, en moyenne, obtenu une note de 14.6/20 à leur travail. Concernant le travail écrit évalué sur 15 points, la note moyenne est de 10.5 avec une médiane à 11.

Quelque 71 étudiants ont estimé avoir atteint l’objectif du séminaire : développer des compétences professionnelles stratégiques liées à la conduite du raisonnement clinique (figure 4).

Figure 4

Atteinte de l’objectif du séminaire selon les étudiants

Atteinte de l’objectif du séminaire selon les étudiants

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Deux étudiants se sont doublement positionnés, ce qui explique les 86 réponses. Ainsi un étudiant s’est positionné sur deux points : « non pas vraiment » et « oui en partie » en justifiant son point de vue de la manière suivante :

E9gr 16 :

Un raisonnement est selon moi propre à chacun, c’est pourquoi le réaliser en groupe n’a pas de sens pour moi, sachant que si nous avons des avis différents de cause à effet et le raisonnement se trouve être morcelé en une succession de compromis, et n’a donc plus vraiment de sens. De plus je trouve personnellement qu’il y avait trop peu d’informations sur le patient.

Une forme pédagogique et une organisation appréciées

Quarante-deux étudiants se sont plutôt positionnés en faveur d’une estimation positive de la forme pédagogique de l’exercice. Douze étudiants ne l’ont pas apprécié tandis que 21 d’entre eux ont un avis mitigé (figure 5).

Figure 5

Appréciation du format pédagogique

Appréciation du format pédagogique

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Les 12 étudiants qui n’ont pas vraiment apprécié le format pédagogique ont pourtant répondu positivement à la question précédente sur l’atteinte de l’objectif. Ils n’ont pas apprécié les aides bonus ou le travail en groupe E49 gr 1 : « Les aides bonus ont été plus un handicap pour nous j’ai trouvé »

Les 9 étudiants qui ont considéré que c’était une excellente méthode se sont basés sur l’aspect ludique et professionnalisant du travail :

Cet exercice a été très bénéfique car il permet de travailler sur un patient avec des caractéristiques différentes. Nous avions à chercher certaines informations qu’il manquait, ce qui rendait celui-ci très intéressant. De plus, le fait de devoir faire un contre-rendu pour un collègue qui devait prendre notre patient en charge s’est révélé être très utile et ludique. Enfin, le fait de devoir «réguler» un autre groupe était bénéfique pour nous.

E 56 g2

23 étudiants considèrent l’organisation du séminaire en 2 jours, floue ou pas très claire. Ils expriment dans les commentaires libres des difficultés à comprendre le schéma numéroté de la CIF (figure 6) :

Le document avec les flèches a été très compliqué pour notre groupe à comprendre. Le classement des informations dans les différentes cases a plusieurs fois été modifié. Je pense qu’il aurait fallu expliciter ce qui était attendu dans chaque case et donner des exemples.

E19 gr 13

Figure 6

Ressenti sur l’organisation du séminaire

Ressenti sur l’organisation du séminaire

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Quelque 25 étudiants trouvent l’organisation du séminaire précise, guidante et très bien construite du fait de la répartition sur deux jours du travail demandé et de devoir répondre aux 15 questions.

Le fait de préciser les 15 questions à suivre nous a permis d’avoir un cadre et de ne pas nous sentir perdus. Je trouve l’idée de le faire sur 2 jours très intéressante, le lendemain nous arrivons avec un regard nouveau sur le travail de nos camarades. E37 gr3

Des consignes de travail univoques, mais révélatrices d’une difficulté de compréhension du modèle conceptuel de la CIF

Trente et un étudiants voient un intérêt dans les 15 questions numérotées au sujet de la CIF (cf. figure 1).

Figure 7

Intérêt des consignes

Intérêt des consignes

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Leurs commentaires (figure 7) indiquent qu’ils ont repéré dans les consignes les différentes étapes de la prise en charge professionnelle d’un patient et l’analyse réflexive à réaliser.

Le fait de préciser les 15 questions à suivre nous a permis d’avoir un cadre et de ne pas nous sentir perdus. Je trouve l’idée de le faire sur 2 jours très intéressante, le lendemain nous arrivons avec un regard nouveau sur le travail de nos camarades.

E56gr2

Cependant, 44 sont mitigés ou ont trouvé les questions peu intéressantes. Les consignes peu claires semblent surtout dues à une non-compréhension du schéma de la CIF que le cadrage en 15 questions a permis de mettre en lumière. E9 gr 16 estime : « Le tableau a posé beaucoup de soucis au niveau de la compréhension, et n’a pas donné une réelle structuration ou guide mental au niveau de la logique du raisonnement clinique ».

Une perception mitigée du développement des compétences stratégiques de conduite du raisonnement clinique

38 étudiants sur 74 estiment que le temps d’analyse du dossier travaillé par un autre groupe et le temps de questions-réponses leur ont permis de consolider leur maîtrise du raisonnement clinique. 32 étudiants sont mitigés et 6 estiment ne pas avoir perçu de modifications dans la maîtrise du raisonnement clinique. Deux étudiants se sont exprimés sur deux points (figure 8).

Figure 8

Maîtrise du raisonnement clinique par le rôle de pair-expert

Maîtrise du raisonnement clinique par le rôle de pair-expert

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Les commentaires des personnes mitigées semblent sensiblement contredire ce ressenti. E23 gr4 : « Je ne trouve pas que cela m’ait permis de consolider mon raisonnement clinique par contre je trouve que d’avoir eu l’analyse d’un autre nous a permis de voir si notre raisonnement clinique était clair et logique ».

Des échanges entre pairs : entre facilitation et difficultés

Dans les commentaires de la question libre sur le séminaire, les étudiants ont surtout mentionné la difficulté de l’apprentissage coopératif. Deux types de commentaires sont présents : ceux centrés sur la difficulté ou l’atout des interactions entre pairs, et ceux centrés sur l’intérêt de la confrontation au travail d’un autre groupe. E35 g 6 : J’ai trouvé le travail très intéressant mais travailler avec un groupe avec lequel on n’a pas l’habitude de travailler a été compliqué. Il y a eu beaucoup de désaccords, difficile d’exposer son point de vue à distance... »

La confrontation au travail d’un autre groupe permet une démarche réflexive. E56 gr 3 : « Le fait de devoir réguler des pairs nous incite à chercher les erreurs et les éléments manquants mais aussi de constater que le travail est bien réalisé. De plus, cela nous apporte d’autres perspectives dont nous n’aurions jamais pensé ».

Éléments de discussion 

La construction du scénario a permis un travail d’écriture de consignes univoques, saluées par les étudiants. Cependant, ceux-ci ont été dérangés par le modèle conceptuel de la CIF et ses 15 liaisons qui, visiblement, n’était pas aussi compris que prévu. Son utilisation en situation simulée est à renforcer.

Les étudiants ont plus ou moins bien perçu et ressenti les aides bonus et la non-disponibilité de certaines informations dans les dossiers. Certains se sont perdus dans des demandes d’informations en inadéquation avec la problématique du patient, témoignant de difficultés à mobiliser les acquis théoriques acquis lors du cycle et à prioriser les informations. Cela explique leur impression de réponses non adaptées de la part des formateurs.

L’utilisation des outils numériques a permis de favoriser des échanges entre pairs par l’alternance des temps d’analyse, de présentation et de confrontation. De nombreux étudiants ont souligné l’importance du retour réflexif réalisé par l’endossement du rôle de pair expert, ainsi que les difficultés à trouver des consensus, à exprimer son point de vue au sein d’un groupe imposé. Les modalités par apprentissage coopératif ont été éprouvées par les étudiants, notamment l’hétérogénéité et la responsabilisation (Baudrit, 2007).

Le travail entre pairs sur le « dossier patient standardisé » participe du développement des compétences stratégiques de conduite du raisonnement clinique. Les étudiants ont repéré dans l’exercice, à travers une ludification de certaines composantes du scénario pédagogique, une activité habituelle de leur pratique professionnelle en cours d’acquisition, dans laquelle ils ont pu se projeter. Aucun n’a exprimé réaliser un exercice en décalage avec la réalité de terrain. Tous ont réussi à reconnaître un patient potentiel. Étudier un dossier médical est souvent le premier acte avant la rencontre du patient. Ils ont oublié le caractère simulé de l’exercice, comme si c’était « une attitude spontanée ou calculée qui facilite l’adaptation en situation dans un contexte donné » (Oget, Audran, 2016, p. 75). Ils ont repensé le réel, en exerçant une réflexivité sur leur propre pratique, par la mise au travail des représentations individuelle et collective de la situation à laquelle ils sont confrontés.

Basés sur les leviers de l’apprentissage dans le supérieur (Poumay, 2014), vecteurs d’innovation pédagogique, les apprentissages mesurés à travers les résultats des évaluations et le bilan par questionnaire révèlent la construction de compétences professionnelles, notamment celle intégrative de raisonnement clinique, en utilisant l’« authenticité perçue » (Jaffrelot et Pellacia, 2016), par « une transformation formative sur la base de l’expérience imaginée » (Oget, Audran, 2016). La similitude avec la réalité étant fortement perçue, la probabilité de transfert de compétences est forte. Les écrits et mises en situation professionnelles concernant les stages de l’année prochaine confirmeront ou non ce transfert.

Cette recherche-action collaborative a des retombées pédagogiques positives. La conceptualisation de la séquence dans ses moindres détails a permis, à travers la création d’un espace réflexif commun de co-production suscité par les interactions, le développement professionnel des formateurs (Desgagné, 2007). Ils sont devenus forces de propositions en répliquant la séquence dans quatre thématiques et trois promotions différentes, modulant les diverses caractéristiques du travail coopératif et des outils numériques en fonction des objectifs à atteindre. Cette recherche a ainsi permis de remobiliser une équipe autour d’objectifs communs, dans une posture plus centrée sur l’accompagnement des étudiants dans leurs apprentissages (Peraya, 2020). Sans doute, la demande insistante et nouvelle des étudiants d’obtenir un retour sur les travaux réalisés est un reflet de cette modification. Le travail est ressenti comme une opportunité et non comme l’acquittement d’une tâche d’étudiant, comme si le travail d’enquête les avait mis en haleine (Thievenaz, 2016). Les étudiants expriment une satisfaction, parfois mitigée, face à cet exercice tout en trouvant du sens aux actions mises en place. Sans doute le défi collectif a-t-il joué.

Conclusion 

La distanciation a été expérimentée de façon soudaine, faisant passer la formation professionnelle des étudiants de cet IFMK du tout présentiel au tout distanciel en une journée. En se saisissant des outils numériques mis en place par la recherche collaborative, au moment même où l’apprentissage coopératif se mettait en place à distance pour les étudiants, l’équipe a elle aussi éprouvé celui-ci par les interactions produites. Des adaptations pédagogiques liées à la simulation, vecteur pédagogique qui a donné du sens aux apprentissages pendant le confinement, vont être pérennisées dans le « monde d’après ».

Le raisonnement clinique étant une compétence intégrative, ce scénario pédagogique, réalisé en MK, est transposable dans d’autres domaines, en sciences infirmières par exemple. L’innovation pédagogique engendrée par l’ajout de la distance et la puissance des outils numériques permet la fabrique des compétences professionnelles intégratives. Sans doute pourrait-elle aider à l’optimisation pré et post-parcours clinique en stage, en renforçant celles-ci par l’explicitation et l’implication des étudiants.

Cette parenthèse « confinement » a révélé le savoir s’adapter (au sens darwinien) pour la continuité pédagogique de la formation des étudiants au service de leurs futurs patients (Maubant, 2020) dans un monde problématique quasi incertain où l’adaptabilité est de mise. Nul doute qu’en ces temps d’« expérimentation et de mutualisation »[3] dans les formations en santé, cette compétence en acte représentera un atout considérable pour penser une nouvelle formation hybride, qui « mixte » des activités en présence et à distance, basée sur le « potentiel offert par la mise à distance en matière d’interactions, de collaboration, de production, […] » (Peraya et Peltier, 2020) à mettre en place demain dans ces nouvelles licences expérimentales en sciences de la santé constituées d’enseignements transversaux.