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Reconnue pour son humour et ses critiques sociales acérées, La Vie en rose demeure l’un des collectifs féministes les plus importants des trente dernières années au Québec. Le magazine est fondé en 1979 par Ariane Émond, Lise Moisan, Francine Pelletier, Claudine Vivier, Sylvie Dupont et Claire Brassard, pour la plupart féministes militantes au sein du Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit. En mars 1980, tout juste avant le référendum, le premier numéro de La Vie en rose est lancé. D’abord très modeste et inséré dans Le Temps fou, un magazine alternatif et de gauche, le magazine féministe d’actualité deviendra autonome au bout d’un an seulement, avec un tirage de dix mille exemplaires, puis passera progressivement de trimestriel à mensuel et de vingt-huit à soixante-dix pages.

Le contenu de La Vie en rose est fort variable. Au fil des ans, on verra la publication de dossiers tels que « Gagner son ciel ou gagner sa vie ? Le salaire au travail ménager[1] », des portraits de femmes dont ceux de Simone de Beauvoir, Kate Millett et Benoîte Groult ou des numéros littéraires spéciaux. Néanmoins, certaines chroniques sont récurrentes, notamment l’éditorial, le courrier et « La chronique délinquante » d’Hélène Pedneault[2]. Le succès d’une importante campagne de financement et l’enthousiasme de la critique à l’égard de La Vie en rose n’empêcheront pas l’arrêt de sa publication en 1987. Le dernier éditorial de la revue, « Qui gardera André[3] ? », ne signale d’aucune façon le fait qu’il s’agit du dernier numéro. On aurait pu s’attendre à ce que l’ultime éditorial de la collection dresse un bilan, un état des lieux ou justifie l’interruption brusque de la publication encore populaire, mais on n’y trouve aucun adieu, aucun au revoir. On peut penser, à l’instar de Marie-José des Rivières[4], que les tiraillements idéologiques au sein de l’équipe de rédaction, les vues différentes ou contradictoires sur les visées éditoriales ou le projet lui-même, le manque de relève, mais, surtout, l’essoufflement ressenti après sept années d’autofinancement, auront poussé l’équipe à mettre un terme abrupt à l’aventure. Avant cette fin peut-être prématurée, les années de publication du magazine ont été fécondes et profitables sur plusieurs plans. D’abord sur le plan des idées, l’équipe de rédaction est parvenue à mettre en place une ligne éditoriale cohérente et substantielle. Cependant, c’est surtout sur le plan symbolique que le magazine a accumulé le plus de capital, car la revue a produit un effet de rassemblement. La Vie en rose est un projet autour duquel les féministes de tout horizon se sont ralliées, mais qui a aussi séduit la critique. Bourdieu mentionne que le pouvoir symbolique est le pouvoir de faire des choses avec des mots[5]. Or c’est exactement ce que les rédactrices du magazine sont parvenues à engendrer. Tant et si bien que La Vie en rose occupait en 1987 une position dominante dans le champ culturel au sein duquel elle agissait à titre de porte-parole des féministes des années 1980. En ce sens, les rédactrices du magazine ont construit leur leadership, et promu l’idée même d’un leadership au féminin par leurs textes et leurs actions. Cet article s’emploie à démontrer, à travers une analyse thématique de l’autonomie et de ses ramifications dans les textes de la rubrique éditoriale[6], que son exploitation s’avère en elle-même une stratégie discursive qui active une forme de leadership et la rend opérationnelle en termes rhétoriques[7]. La formation d’un nouveau discours féministe sur les bases d’une revendication prioritaire invétérée du féminisme a ainsi permis à La Vie un rose de faire le lien entre les générations de féministes. Nous verrons que le thème de l’autonomie se profile en filigrane dans la rubrique éditoriale sur trois plans : l’autonomie pour les femmes en général, l’autonomie de La Vie en rose comme entreprise médiatique et celle du magazine à l’égard du mouvement féministe. Ces trois voies sont arrimées et tendent à ramener le thème de l’autonomie – revendication essentielle tant pour La Vie en rose que pour le projet féministe – à la surface du texte.

Les visages de l’autonomie

Dans la foulée des féministes des années 1970 : l’autonomie revendiquée pour toutes les femmes

L’autonomie constitue l’une des valeurs fondamentales du féminisme des années 1970. Comme le mentionnent Micheline Dumont et Louise Toupin dans l’anthologie qu’elles ont consacrée à l’évolution de la pensée féministe au Québec, celle-ci tend elle-même à devenir autonome :

La pensée du nouveau féminisme qui s’exprime à ce moment-là au Québec, comme ailleurs en Occident, est en effet une pensée « autonome », en ce sens qu’elle ne cherche plus son ancrage et son explication dans les grands systèmes de pensée et d’explication du monde qu’on avait connus jusqu’alors. Proclamer que le pouvoir des hommes sur les femmes est un problème central constitue alors une « impossibilité théorique », à proprement parler. […] Une telle proclamation constitue donc une innovation théorique, mais aussi stratégique[8].

La pensée féministe de l’époque offre une nouvelle réponse pour expliquer la subordination des femmes. Sur cette composante fondamentale, qui assimile les sphères privée et politique, les féministes radicales ont tenté, au fil des ans, de construire la pensée féministe et de la circonscrire autant en pratique que par la théorie. Or l’une des assises sur lesquelles s’appuient certaines revendications du féminisme radical est l’acquisition de l’autonomie pour les femmes, et ce, sur tous les plans : domestique et sexuel, théorique et pratique. En témoigne d’ailleurs le contenu éditorial des premières revues féministes, notamment Québécoises deboutte ! (1971-1974) et Les Têtes de pioche (1976-1979), de même que le manifeste du Front de libération des femmes paru en 1970, Nous nous définissons comme esclaves des esclaves[9].

Chargées du désir évident d’entrer en filiation avec leurs prédécesseures, qui avaient initié l’entreprise éditoriale féministe, les éditorialistes de La Vie en rose ont aussi inscrit la notion d’autonomie dans leur revue et insistent sur l’importance qu’elles y accordent en la consignant comme une revendication prioritaire. En effet, que ce soit en énumérant dans une suite anaphorique la liste des partis pris de La Vie en rose[10] ou en dédiant un ou plusieurs éditoriaux à des sujets tels que le droit à l’avortement[11], l’hétérosexisme[12], la guerre, l’armement[13] ou la pornographie[14], la revendication principale de l’article se trouve souvent soutenue par le souci d’une plus grande autonomie pour toutes les femmes. Par exemple, dans « La guerre, no sir », un brûlot antiguerre, la requête sous-jacente concerne l’autonomie des femmes :

Pendant la dernière guerre, de 40 à 45, on a accordé aux femmes une « permission » très provisoire pour obtenir leur participation massive : accès au travail salarié, garderies, reconnaissance soudaine de leur importance économique. Ce marchandage de la soi-disant égalité, Carter vient de la ressortir en proposant la conscription des femmes. Nous ne voulons ni conscription ni « permission ». Depuis plus de dix ans, nous avons appris ce que signifie se battre pour nos propres intérêts. Dans nos cuisines, dans nos lits, au travail, tant seules qu’avec d’autres femmes, nous avons goûté à la satisfaction qui en découle[15].

Ici, l’éditorial agit comme une mise en garde ou un avertissement. En effet, les rédactrices montrent qu’une situation passée pourrait survenir à nouveau. Elles mentionnent que, lors de la Deuxième Guerre mondiale, les autorités ont concédé aux femmes une plus grande autonomie en leur faisant payer le gros prix : un appel à l’engagement massif dans l’effort de guerre. En échange de cette participation, les autorités ont en quelque sorte laissé croire aux femmes qu’elles pourraient atteindre l’égalité et acquérir une plus grande autonomie, mais il n’en fut rien. Les éditorialistes donnent à comprendre que c’est exactement cet argument que convoque Carter en proposant la conscription des femmes. Sachant que l’autonomie est un enjeu fondamental pour les féministes et que cette valeur constitue leur cheval de bataille, les adversaires idéologiques n’hésitent pas à se servir de cette revendication première à leur profit. L’éditorialiste le signale dans l’extrait : il ne faut pas, naïvement, tendre la main, car ce serait aussi prêter le flanc. Accepter une offre qui prétend octroyer une plus grande autonomie pour les femmes, mais qui, perfidement, sert les intérêts de l’adversaire serait une façon de plus de s’y soumettre. D’autant plus qu’il n’est plus question pour les féministes en 1980 de s’assujettir à quiconque ou à quoi que ce soit. En soulignant ainsi le fait que l’autonomie des femmes n’est pas à vendre, les éditorialistes réintroduisent la question de l’autonomie au coeur des préoccupations du féminisme renouvelé qu’elles proposent et dont les revendications sont dictées par la conjoncture sociale et politique de leur époque. La manifestation du front commun féministe contre la proposition de Carter est menée par La Vie en rose, qui exhorte ses lectrices de rester à l’affût. L’expression de la recommandation s’effectue néanmoins à la lumière de l’expérience acquise qui sert à rallier, autour d’un même objectif, les féministes de toutes générations : les femmes de 1945 qui ont acquiescé aux offres des gouvernements, les militantes des années 1970 et les lectrices actuelles de La Vie en rose. Toutes sont incluses dans un « nous » martelé qui fait bloc.

L’exemple de La Vie en rose

On constate que l’une des techniques rhétoriques utilisées pour rendre compte et convaincre de la nécessité pour les femmes d’atteindre l’autonomie est de le démontrer en donnant en exemple La Vie en rose elle-même. Dès lors, la fondation, le mode de fonctionnement, l’idéologie ou les valeurs premières de l’entreprise sont cités en exemple et servent d’assises à l’argumentaire proposé dans un éditorial donné.

À La Vie en rose, comme dans d’autres groupes de femmes, c’est en nous organisant sur la base de l’autonomie que nous avons développé ces moyens de lutte et que nous continuons à le faire. …]. La Vie en rose est une revue autonome non pas parce qu’elle n’est pas financée par l’état [sic], par Power Corporation, ou par Péladeau, mais parce que partout où il y des décisions à prendre, qu’il s’agisse d’argent, de publicité, de promotion, de graphisme ou de politique éditoriale, les décisions sont prises par des femmes. […] L’autonomie, cela signifie que nous travaillons d’abord pour nous-mêmes, à partir de notre réalité, sans avoir à justifier nos intérêts, nos priorités, nos choix[16].

L’éditorialiste, en l’occurrence l’équipe de production[17] qui signe l’article, effectue ici un retour sur les bases d’un féminisme qui s’est d’abord employé à revendiquer pour les femmes une autonomie dans les champs social et politique. Pour renforcer sa position, elle donne La Vie en rose, comme entreprise militante, en exemple ; elle la pose comme construite sur les bases d’une autonomie acquise. Il est ainsi affirmé qu’à La Vie en rose, on a déjà franchi le pas de l’autonomie et que non seulement la prise de conscience est effectuée, mais qu’on est aussi passé à l’action. En ce sens, l’extrait aurait facilement pu se retrouver dans les premières revues féministes, puisqu’il est un appel à la prise de conscience qui, comme chez Marx, est posée comme préalable à la révolution. Or cet appel implicite à la prise de conscience constitue un levier rhétorique. En effet, en nommant les significations de l’autonomie et ses applications dans le quotidien d’une action militante telle que la publication d’une revue dans les années 1980, les éditorialistes interrogent les lectrices en leur demandant tacitement sur quelles bases leur autonomie est fondée ; elles les appellent à réfléchir sur leur propre situation. Mais poser la question c’est aussi donner implicitement la réponse : une autonomie plus grande est encore à acquérir. On semble traiter de la revue mais il est clair qu’il s’agit d’évoquer l’autonomie des femmes au sens large. La revue montre le chemin et agit à titre de modèle à suivre : elle est autonome à tous les points de vue, sur les plans discursif et éditorial comme sur le plan du mode de fonctionnement.

La continuité

Au sein de La Vie en rose, on tente de renforcer le discours du féminisme radical et d’en reconduire les revendications tout en faisant état d’une sorte de rumeur sociale voulant que ce féminisme, vécu dans les années 1970, soit mort et tombé dans l’oubli. Les membres du collectif Clio font état de cette rumeur dans leur ouvrage L’histoire des femmes au Québec[18] :

« Je ne suis pas féministe, mais… » On entend cette phrase dans tous les milieux, toujours suivie d’une affirmation qui pourrait sortir tout droit de la bouche d’une féministe. Combien de fois entend-on cette réflexion de nos jours ? Si les femmes sont largement sensibles ou même gagnées aux revendications féministes, elles ne veulent pas toujours s’identifier à elles. Elles reprennent les arguments et les luttes des féministes, tout en niant leur solidarité avec celles-ci[19].

Les rédactrices se sont appliquées à justifier l’importance et l’existence du magazine tout au long des années de parution. Les notions de justification et d’autonomie ne s’opposent pas, mais se complètent, car innover et offrir un regard neuf sur les luttes féministes n’empêchent pas le besoin de motiver la présence de l’entreprise dans un champ donné. C’est parce qu’une plus grande autonomie est encore à acquérir pour toutes les femmes que les rédactrices élaborent leur discours et leur réflexion et qu’elles justifient ainsi la création d’une nouvelle revue féministe. Si les années 1980 ne sont pas celles des grandes manifestations sociales militantes et revendicatrices, si l’on n’use plus les pavés à force de marches, de grèves ou d’actions militantes publiques, il n’en demeure pas moins que, pour les éditorialistes de La Vie en rose, le mouvement des femmes n’en est encore qu’aux premiers jours. Selon elles, le droit à la revendication n’est pas l’apanage des féministes actives des années 1970. Néanmoins, en dépit d’une allure et d’un propos moins dogmatiques que dans les revues féministes d’avant-gardes (notamment Québécoises deboutte ! [1971-1974]), La Vie en rose, manifestation médiatique qui vise un public élargi, ne renie pas pour autant les droits acquis dans le passé par d’autres groupes de femmes. Seulement, un vent glacial a soufflé sur les consciences échauffées des militants et militantes québécoises et l’on constate la chute des grands idéaux qui les animaient. Pourtant, et même si un éditorial titre sur la « mort » du féminisme[20], celui-ci reste le socle qui permet le déploiement d’une nouvelle réflexion portée sur le mouvement des femmes au Québec. Le magazine se donne ainsi comme un un phare guidant ses lectrices vers le redéploiement du féminisme et se présente comme un organe qui ouvre la voie et diffuse les gains récents. Pour La Vie en rose, donc, le féminisme n’est pas mort. Et si ce constat participe d’une démarche autoréflexive, son exploitation ne s’y réduit pas ; les rédactrices s’en serviront au long des années de publication pour justifier leur présence dans l’espace médiatique. Elles s’appuieront aussi sur cet aspect fondateur de leur discours pour énoncer leurs revendications et asseoir leur action sur la vitalité du féminisme actuel :

Nous, féministes, ne devrions pas tomber dans le même panneau [que ceux qui clament la mort du féminisme] et conclure trop vite à une démobilisation des femmes plus apparente que réelle. Qu’est-ce qui importe, au fond ? Que très peu de femmes expriment des idées, visiblement, comme il y a dix ans ? Ou que beaucoup de femmes agissent dans le sens de ces mêmes idées, « invisiblement » ? Que la lutte obéisse aux règles traditionnelles du combat politique, nommées, exclusives, centralisées ? Ou qu’elle se poursuive sous des formes jusqu’ici insoupçonnées, s’adaptant à des conditions nouvelles, polymorphes et parfois anarchiques ? Voulons-nous un féminisme d’idées ou un féminisme d’action (s) ? Ou plutôt, en l’absence relative du premier, allons-nous dédaigner l’autre ? […]

Probablement parce que nous sommes le seul magazine d’information féministe et autonome produit au Québec, nous nous sentons coincées depuis le début entre, d’une part, les attentes démesurées de féministes radicales insatisfaites du peu de théorie féministe publié dans nos pages (Où est le radicalisme du mouvement lui-même ? Où sont ces radicales qui pensent, écrivent et développent ici des théories originales ? Leurs textes sont les bienvenus) et, d’autre part, l’indulgence souvent trop grande de la majorité de nos lectrices, peut-être trop heureuses de ce « ballon d’oxygène » pour critiquer à fond nos lacunes de journalistes et nos erreurs de jugement.

Nous aimerions de celles-ci plus d’exigences, de celles-là plus de collaboration. Puisque nous croyons, nous, à la nécessité d’une revue féministe pluraliste, ouverte, aussi souple que le mouvement souterrain dessiné par toutes les femmes en lutte quelque part[21].

La citation fait la promotion d’un féminisme renouvelé qui doit nécessairement être adapté au nouveau contexte social dans lequel s’inscrit le magazine, où le mode de militantisme et d’expression des luttes se trouve modifié par rapport à la décennie 1970. L’extrait le montre, La Vie en rose s’inscrit comme diffuseuse d’un combat à poursuivre dont elle constitue la figure de proue, étant désormais la seule représentation médiatique du féminisme[22]. L’article interpelle une interlocutrice désignée dans le texte par des adresses directes. Le « nous » de la citation témoigne encore de l’appartenance des lectrices et des rédactrices à une lutte commune. Néanmoins, l’extrait présente aussi des solidarités à construire entre les militantes de la première heure et les autres lectrices, féministes plus modérées ou à convaincre. Et en effet La Vie en rose se donne comme un lieu de rencontre propice à l’échange[23] capable de conduire à de tels rapprochements. En fin d’extrait, l’appel au pluralisme des luttes, à l’ouverture et à la souplesse prouve que les tentatives d’adaptation de la revue au contexte social sont réelles.

Dans le premier éditorial de la revue, l’équipe de rédaction s’était donné le mandat de poursuivre un certain nombre d’objectifs. L’un de ceux-là était de « prouver que le féminisme est loin d’être triste[24] et stérile, que les féministes sont bien vivantes et entendent le rester[25] ». Le féminisme n’est certes pas « stérile » : la création de la revue en fait foi. Le fait qu’elle tienne un discours sur sa propre pratique prouve que le féminisme engendre et crée encore des actions militantes qui suscitent des polémiques et appellent à la réflexion, autant chez une lectrice néophyte que chez une féministe militante de longue date. Très justement, Andrée Fortin pose d’ailleurs une question essentielle qui recoupe la nôtre : « [La Vie en rose est-elle] l’affirmation de la vitalité du féminisme, du fait qu’il ne soit ni triste ni stérile, par opposition à une certaine représentation sociale[26] ? ». Les éditorialistes répondent elles-mêmes à notre question :

Pour nous, à La Vie en rose, les résultats importent. Pragmatiques, nous voulons considérer comme positive la dissémination des idées féministes. Et c’est en pensant à toutes les femmes combatives et vigilantes qui ne se disent pas forcément féministes, que nous voulons imaginer La Vie en rose comme un outil souple, capable de refléter le pluralisme, la diversité et la richesse du mouvement des femmes d’ici. Nous refusons l’image triste, défensive, défaitiste qu’on veut donner de nous, les féministes. Nous lui opposons cette image d’un continuum, d’un courant continu à travers les siècles de courage féminin et d’intervention féministe en laquelle toutes et chacune peuvent se reconnaître […][27].

Cet extrait donne à voir que les éditorialistes du magazine construisent discursivement leur projet comme un leader, ou plutôt comme un nouveau leader, celui d’un féminisme revu, renouvelé et adapté à une nouvelle conjoncture sociale. Non seulement cherchent-elles à s’inscrire en filiation avec celles qui les ont précédées, mais, en outre, elles tentent de démontrer, en se représentant, que malgré la rumeur sociale, le féminisme n’est ni mort ni « triste [ou] stérile[28] ». En initiant au sein des textes une démarche autoréflexive par la mise en discours et la thématisation du féminisme et de l’autonomie, de même qu’en posant un regard critique sur leur propre pratique, elles mettent en place des stratégies discursives qui visent deux types de lectrices : les féministes convaincues (qui ont cru au féminisme vécu dans les années 1970) et les féministes à re-convaincre ou à persuader davantage quant aux des droits à acquérir. Et elles donnent l’entreprise militante que constitue La Vie en rose comme preuve de vitalité du mouvement.

Le terme leadership engage l’idée d’innovation de même que celle d’influence. La Vie en rose met en place de nouvelles actions tout à la fois qu’elle incite à agir, on n’a qu’à penser aux événements « La fièvre du mardi soir » et « Rose tango » organisés pour célébrer la Journée internationale de la femme de 1983 et de 1984. Son statut de leader, La Vie en rose l’assume à un moment précis de l’histoire récente des féministes. Au lendemain des grandes manifestations d’un mouvement où les revues tenaient lieu d’espace où la réflexion et l’idéologie se créent et se diffusent, La Vie en rose se positionne dans le champ médiatique plutôt que littéraire ou intellectuel. Elle vise un auditoire plus large et moins spécialisé, comme en témoignent son tirage, son esthétique et les thèmes abordés. Si elle est créée dans la foulée de ses prédécesseures, dont on retrouve des traces en ses pages, La Vie en rose constitue néanmoins l’organe d’une prise de parole féministe singulière ; elle revisite et soumet à la discussion les faits de l’actualité, les observant sous la loupe d’un féminisme conçu comme renouvelable en permanence et pour lequel une posture critique est nécessaire. Ce féminisme devient ainsi un prisme à travers lequel se réfractent et se multiplient les points de vue comme autant de facettes d’une même lutte, d’une idéologie en train de se faire et se (re)définissant. Ainsi, si elle n’est pas la première revue féministe au sens strict et qu’elle s’inscrit dans le continuum de la presse féministe québécoise, succédant à d’autres revues telles Québécoises deboutte ! ou Les Têtes de pioche, par exemple, La Vie en rose fait tout de même figure de leader. À une époque où l’on prétend de part et d’autre que le féminisme est mort, on oppose une action féministe concrète.

L’autonomie pour La Vie en rose elle-même

En mars 1980 déjà, l’équipe de rédaction de La Vie en rose pose son autonomie comme une valeur centrale du projet médiatique qu’elle se propose d’accomplir. Ainsi, ce n’est pas une surprise pour son lectorat de ne la voir s’associer ni à de grands publicitaires ni à des institutions qui pourraient trahir une inféodation. Ce qui semble préoccuper avant tout l’équipe de rédaction, c’est de pouvoir émettre des opinions sans contrainte.

Le mode de fonctionnement du magazine sur le plan administratif reflète bien ce désir d’autonomie qui parcourt tous les numéros du magazine : « Pas de local, pas de patrons, pas d’employées. Pas de grand mandat politique. Pas d’autre hiérarchie que celle de l’énergie investie. Pas d’autre raison d’y travailler que le plaisir de dire personnellement et collectivement notre façon de voir la vie[29] ». Cet extrait du premier éditorial en fait foi, dès le tout début du projet, La Vie en rose veut se dégager des impasses de l’administration classique d’une entreprise (relation patronnes/employées, gestion des horaires, etc.). Entreprise féministe certes, mais aussi, et peut-être surtout, entreprise journalistique et médiatique, La Vie en rose pose d’emblée son grand souci d’autonomie et valorise dès le premier éditorial sa souveraineté sur le plan idéologique en s’inscrivant à l’encontre des normes qui régissent la pratique du journalisme, comme le souci d’objectivité par exemple[30]. On note tout de même qu’un effort est effectué sur le plan du discours pour positionner La Vie en rose comme une leader féministe, certes, mais aussi comme une entreprise crédible et légitime autant face au lectorat qu’aux grandes institutions médiatiques et culturelles, voire politiques :

Parce qu’avec La Vie en rose, nous tâcherons justement de faire à contre-courant, dans un monde où les communications sont de plus en plus centralisées et uniformisées, une presse subjective, une presse d’opinion. Nous ne prétendons pas cerner la réalité ou lui faire suivre une ligne ; nous nous contenterons de regarder et de commenter le monde qui nous entoure sans chercher refuge derrière les paravents sacrés de l’objectivité et de la représentativité[31].

La volonté de travailler à « contre-courant » signale que les rédactrices ont conscience de prendre part à une minorité, celle qui commet, de façon consciente et autonome, un acte marginal pour défendre une idéologie. L’extrait édifie aussi cette pratique du journalisme en un acte courageux : les éditorialistes de La Vie en rose « ne [chercheront] pas refuge derrière les paravents sacrés de l’objectivité et de la représentativité ». Elles ne seront donc pas à l’abri des critiques ; La Vie en rose n’est pas un lieu éditorial sûr, mais, bien qu’il soit risqué de s’y aventurer – car il s’agit bel et bien d’une aventure –, l’équipe de rédaction s’y engage, avec, pour seule arme, la force de ses convictions et l’envie de susciter le débat, notamment au sein du mouvement féministe lui-même.

L’autonomie par rapport au mouvement

Dans son ouvrage Passage de la modernité, les intellectuels québécois et leurs revues (1778-2004), la sociologue Andrée Fortin mentionne que « dans le discours féministe, le souci d’autonomie est omniprésent : autonomie par rapport à la gauche et aux syndicats, autonomie des rédactrices face au mouvement dont elles sont issues et complices[32] ». La Vie en rose ne fait pas exception et, effectivement, elle prend un certain recul par rapport au mouvement féministe des années 1970. Cette forme d’autonomie est revendiquée de plusieurs façons dans les textes : appels aux lecteurs, au respect de la pluralité des voix et des courants au sein même du mouvement. L’appel au débat est lancé dans le premier éditorial : « Tant mieux si des femmes et des hommes s’y reconnaissent, nous y comptons évidemment. Mais tant mieux aussi si d’autres tiennent à s’en distinguer. Pour nous, cette discordance est nécessaire et même indispensable[33] ». Dans ce passage, l’équipe de rédaction établit d’emblée son autonomie par rapport au mouvement dont elle est issue et La Vie en rose se distingue et affiche sa singularité, se présentant comme le modèle d’une autonomie non seulement souhaitée, mais « indispensable » à la survie du projet. Contrairement peut-être à certaines autres entreprises initiées par les féministes des années 1970, il s’agit de bâtir le projet sur une nouvelle base. L’appel à la discordance, promesse d’ouverture, vise à convaincre les femmes – et les hommes – peut-être moins persuadées de la nécessité du féminisme en 1980. Il s’agit donc de conquérir un autre public. En ce sens, La Vie en rose constitue l’une des premières initiatives féministes québécoises grand public, où tout un chacun peut se reconnaître et militer à sa mesure, selon son degré personnel de conviction.

La mise en action par la parole

On peut trouver dans les textes l’éthos des militantes féministes de la première heure. Cette notion est actualisée par la mise en discours de l’expérience acquise du féminisme radical des années 1970. Cependant, on retrouve aussi une rhétorique de l’expérience éditoriale et de la parole publique liée à la création, la production et la publication de La Vie en rose. Plus les années avancent, plus la revue remporte un succès auprès du lectorat et plus son succès est « médiatisé ». La parole et l’opinion de l’équipe de rédaction acquièrent une plus grande légitimité dans le champ médiatique de même qu’une crédibilité auprès du public :

Effectivement, parties d’un projet sans le sou et « dérisoire » […] nous en sommes arrivées à tirer tous les mois à 20 000 exemplaires et à rouler 350 000 $ de chiffre d’affaires en 1984. Il est vrai que 6 000 femmes (et hommes) sont maintenant abonnées, et qu’avec les ventes en kiosque et le facteur de multiplication, près de 60 000 Québécoises lisent La Vie en rose. Oui, le magazine emploie désormais huit femmes et une quinzaine de collaboratrices régulières dont les cachets ont doublé depuis deux ans[34]. […] Évidemment, nous sommes invitées souvent à nous prononcer sur tous les sujets […]. Et dans les cégeps et les universités, nous recevons enfin des cachets, comme les autres « spécialistes ».

Tous dus en premier lieu à la visibilité de La Vie en rose, ces symptômes de reconnaissance publique nous ont construit une réputation de PME culturelle réussie que nous avons nous-mêmes consolidée en entretenant un discours positif, axé sur l’expansion du projet plutôt que sur ses contradictions. Aux autres femmes et aux médias, nous avons plus facilement parlé de nos tirages, succès et projets que de nos angoisses financières, de nos problèmes de fonctionnement et de nos tiraillements idéologiques.

[…] Ex-militantes-boudées-par-les-médias, nous avions tout à coup un rôle public à assumer : pour avoir choisi de fonder un magazine plutôt, par exemple, qu’un groupe de recherche sur les femmes et l’information, c’était inévitable. Nouvelle, cette représentation « officielle » du féminisme semblait populaire[35].

Il est intéressant de noter dans cette citation l’évolution du statut des éditorialistes de La Vie en rose dont Françoise Guénette fait état. De simples « militantes-boudées-par-les-médias », elles occupent désormais une place importante dans l’espace public. On les lit, les écoute et les sollicite pour avoir leur avis sur différentes questions. Au fil des ans, les éditorialistes sont devenues des « spécialistes » de la question des femmes. Ce nouveau statut place l’équipe de rédaction de La Vie en rose dans une position qui lui donne l’autorité nécessaire à l’expression de ses opinions et lui permet d’aller de l’avant en proposant parfois même des solutions s’intégrant parfaitement aux idéologies féministes plus radicales et allant souvent presque directement à l’encontre de la doxa. Dénoncer sans réserve le patriarcat, le capitalisme, la guerre, la droite était le pacte initial conclu entre l’équipe de La Vie en rose et son lectorat. Or, si le caractère subversif et choquant des propos abordés dans le magazine n’assurait pas d’emblée une réception populaire, ces traits ont contribué à construire la réputation de la revue et à fonder sa renommée auprès de la population – et de la critique. Par ailleurs, remarquons que le privilège accordé aux éditorialistes, celui d’avoir accès à la parole par l’investissement de l’espace éditorial, n’est pas présenté comme quelque chose d’acquis. Plutôt, la lectrice sent bien au long des années de publication que ce sont d’abord les éditorialistes qui se sont offert le droit de parole en créant leur propre revue, présentée d’emblée comme « un projet dérisoire ». Le fait que des femmes réussissent à se tailler une place de choix dans le champ médiatique – voire dans l’espace éditorial généralement réservé à l’élite ou l’intelligentsia – et deviennent des spécialistes d’une question spécifique donne au discours et à l’entreprise une dimension fort positive. Cela crée, à raison, l’effet d’une petite victoire, d’une réussite dans le monde féministe ; cela pourrait même servir d’embrayeur et initier d’autres actions, la porte de la grande presse étant désormais ouverte et l’opinion publique, à l’écoute.

Conclusion

Il ne fait nul doute que La Vie en rose est effectivement devenue l’une des entreprises féministes les plus en vue et, de ce fait, peut-être même la chef de file du mouvement féministe québécois des années 1980. Assurément, elle a constitué un organe de sociabilité rassembleur dont le mode de fonctionnement était aussi un mode d’action. Ce qui est le plus remarquable, c’est que le discours s’incarne dans un projet éditorial dont la réussite illustre concrètement les valeurs revendiquées. Il est clair que les efforts de publicité et de diffusion ont contribué à faire du magazine un leader, mais ce sont les efforts effectués sur les plans discursif et rhétorique qui ont réussi à en convaincre le lectorat.

L’exploitation du thème de l’autonomie dans les textes d’une revue qui donne sa propre expérience en modèle participe d’une démarche récursive : La Vie en rose se pose comme autonome et, ainsi, elle construit son leadership. Ici, la réflexion s’articule autour de l’un des thèmes centraux exploités d’abord par les militantes féministes[36] de la première heure, puis par les éditorialistes de La Vie en rose : l’autonomie. S’agissant de l’une des revues féministes ayant atteint le lectorat le plus important, La Vie en rose a pu médiatiser un grand nombre de revendications du féminisme, tentant sans relâche de contribuer à l’avancement des conditions de vie des femmes et du mouvement féministe en général. Entre la tradition et la modernité, le militantisme et la langue de bois, toute personne qui s’intéressera de près ou de loin au féminisme québécois dans les années 1980 trouvera sur son chemin La Vie en rose. Les éditorialistes et toute l’équipe de rédaction ont fait que cette publication ne soit pas vaine, puisqu’elle constitue l’une des manifestations médiatiques du féminisme québécois contemporain les plus déterminantes, non seulement en terme de diffusion, mais aussi parce qu’elle a agi à titre d’exemple, ayant suscité d’autres actions (comme la prise de parole concrète de lectrices). En ce sens, les stratégies rhétoriques analysées recèlent un éminent potentiel d’agentivité. Par les textes dont elle a fait la requête, les commentaires qu’elle invite à faire dans ses articles et comme tribune, La Vie en rose a certainement amené des femmes à réfléchir à leur condition et, dans une certaine mesure, à agir pour la modifier. Ici, encore, la question du leadership engendré par les textes se pose, car la prise de parole devient aussi une action. Pour La Vie en rose, le « dire » et le « faire » sont en adéquation parfaite, tant et si bien qu’on doit même les considérer d’un seul tenant.