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Introduction

Les mouvements régionaux de protestation qui se développent aujourd’hui en Tunisie sont devenus l’une des dimensions majeures de la crise politique du pays. Ces mobilisations populaires sont comme autant d’événements qui font suite à la révolution tunisienne de 2010-2011. Ces formes de protestation ne sont pas nouvelles, notamment dans le Sud de la Tunisie, mais elles prennent de l’ampleur et s’inscrivent dans une stratégie à la fois économique, au nom de la défense de l’emploi, et institutionnelle, en faveur de la décentralisation. Dans un contexte de plus en plus marqué par une volonté de lutte contre les disparités régionales et en raison des risques de déstabilisation politique, elles bénéficient désormais d’une attention accrue de la part des responsables gouvernementaux. Ainsi, à titre d’exemple, après de longues semaines de négociations, la présidence du gouvernement a annoncé le 6 novembre 2020 la conclusion d’un « accord définitif » sur le dossier du site pétrolier d’El Kamour, dans le désert du gouvernorat de Tataouine, site qui assure la moitié de la production nationale de pétrole. La vanne avait été fermée près de quatre mois plus tôt par les grévistes afin d’obtenir une meilleure prise en compte du développement du territoire régional (Khefifi, 2020). L’accord a prévu le recrutement de 1 000 personnes par la Société de l’environnement, de plantation et de jardinage ainsi que l’attribution de 80 millions de dinars par an au Fonds régional de développement et d’investissement de Tataouine[2].

Jusqu’alors, un tel accord – dont les difficultés d’application ont toutefois donné lieu à de sérieux litiges – n’était guère envisageable. Sa signification mérite d’être prise en compte, puisqu’il traduit la mise en oeuvre, lente et aux résultats encore incertains, d’une transformation en cours du régime politique tunisien. Cette lenteur et cette incertitude sont indissociables de la faiblesse de l’État, encore accentuée par la crise qu’il a affrontée ces dernières années. Elles se traduisent en particulier dans le retard que connaît la mise en place des régions et dans la faiblesse des moyens accordés aux communes. Le discours officiel laisse percevoir un changement du modèle de gestion, mais les choix qui sont opérés répondent sans doute plus à une volonté de relance de la production des ressources dont le pays a besoin qu’à un véritable souci de renouvellement de l’architecture institutionnelle. Toutefois, lenteur et incertitude ne sont pas synonymes de blocage ; des signaux laissent en effet entrevoir une possible évolution. C’est pourquoi la présente contribution se fonde sur l’hypothèse selon laquelle le processus de transition démocratique à l’oeuvre au cours de la dernière décennie peut désormais prendre appui sur la convergence et la combinaison de trois principes d’action fondamentaux qui gagnent en effectivité : la décentralisation, la gouvernance et l’aménagement du territoire. C’est le processus d’élaboration de cette architecture institutionnelle et de ce système d’action qui constitue l’objet central de notre analyse. Si les transitions démocratiques ne se limitent pas à l’instauration d’une nouvelle constitution, celle-ci, du fait de la redéfinition des règles qu’elle institue, représente néanmoins un puissant facteur d’entraînement. Ainsi, la mise en oeuvre d’une politique d’aménagement du territoire désormais fondée sur les principes de la décentralisation représente par elle-même une importante contribution à la mise en oeuvre et à la réussite de la transition politique et institutionnelle. Elle constitue en effet un cadre propice à l’organisation de consultations et de négociations propres à l’élaboration d’un consensus national. En d’autres termes, ce texte vise à montrer que l’interaction entre la décentralisation, la gouvernance et l’aménagement du territoire est porteuse d’un changement de paradigme qui présente une pertinence théorique et un réel potentiel opératoire sur le plan de l’organisation territoriale de la Tunisie. Cette démarche argumentative s’inscrit dans le débat scientifique qui a conduit à l’élaboration de la théorie de la régulation publique territoriale, qui prend en effet en compte des « processus à travers lesquels des acteurs publics d’échelles différentes, agissant sur un territoire donné, confrontent leurs règles et se mettent d’accord autour d’un système de règles partagées » (Gallez, 2018). Un tel partage des règles peut trouver une claire application dans l’instauration des liens entre les trois dimensions retenues. En effet, la décentralisation représente une transformation politico-administrative qui procède au transfert de compétences de l’État central vers des collectivités locales et régionales ; ces collectivités gagnent ainsi en autonomie politique dans le domaine de la gestion et de la prospective. À la différence de la conception classique ou traditionnelle du « gouvernement », la gouvernance constitue un mode d’organisation qui permet, entre le niveau national et chacun des niveaux territoriaux, l’établissement de relations de type collaboratif et coopératif qui perdent en verticalité ou en hiérarchie ce qu’elles gagnent en horizontalité ou en transversalité : ainsi, « au-delà des organes classiques du gouvernement » (Le Galès, 2019, p. 297), elle inscrit la coordination au centre du processus de développement. Dans un pays comme la Tunisie, cette dimension est sans doute encore faiblement perceptible parce que plutôt contraire à la culture politique nationale traditionnelle. Toutefois, elle connaît déjà des formes d’expérimentation en lien avec le mouvement de décentralisation et dans le cadre de la conduite de politiques publiques. Parmi ces politiques, l’aménagement du territoire occupe une place privilégiée. En effet, sur la base d’objectifs relatifs à l’équité territoriale et au développement économique, ce champ d’action a pour fonction première d’orienter la répartition des populations, de leurs activités et de leurs équipements dans les différentes composantes du territoire national. Or, la mise en oeuvre de cette orientation est particulièrement favorable à la pratique de la négociation collective. Il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’une réflexion sur ce point a lieu dans un pays qui, comme la France, dispose pourtant d’une forte expertise et d’une longue expérience en matière d’aménagement du territoire ; ainsi, un colloque a été organisé au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle en septembre 2019 sur le thème : « La pensée aménagiste en France : rénovation complète ?[3] ».

Dans la configuration tridimensionnelle qui fait l’objet de notre étude, c’est le processus de décentralisation, impliquant la création d’institutions régionales, qui constitue l’étape primordiale : il conditionne en effet la mise en oeuvre ultérieure de relations partenariales entre les niveaux de décision, du local/régional vers le national et inversement. À son tour, le recours au modèle d’action de la gouvernance dans la mise en oeuvre d’une telle organisation amène à transformer la conduite, par voie de négociation, de la politique d’aménagement du territoire. Cette transformation concerne les phases à la fois de sa préparation et de sa mise en oeuvre du fait de la mobilisation et de la responsabilisation des acteurs territoriaux. Ceux-ci sont en effet les premiers intéressés par ses objectifs et par ses effets attendus sur le plan du développement économique et de la justice territoriale. La mise en oeuvre pratique de ce qui est énoncé ici signifierait à l’évidence l’amorce d’un véritable changement de régime politique.

Un tel changement résulterait de difficiles – voire conflictuelles – mais fructueuses confrontations entre autorités gouvernementales et acteurs socioterritoriaux. Sa traduction institutionnelle, à l’instar de la « régionalisation avancée » mise en oeuvre au Maroc (Badri, 2019), marquerait une véritable innovation par rapport à la politique d’aménagement conduite sans succès au cours des deux dernières décennies du XXe siècle. L’analyse des liens entre la politique d’aménagement du territoire et l’organisation administrative territoriale permet d’interpréter ce manque de résultats et d’évaluer l’opportunité que pourrait offrir la situation née de la révolution et, tout particulièrement, de l’adoption, en 2014, d’une nouvelle constitution. En effet, à la différence de celle de 1959, celle-ci consacre un « pouvoir local » élu et décentralisé. Elle peut jouer en cela un rôle clé dans la transition démocratique (Belhadj, 2016) et dans la conception d’une nouvelle politique d’aménagement du territoire.

Dans la ligne de la proposition théorique définie par des membres du groupe de recherche « Champ Libre ? » (Collectif Champ Libre ?, 2018) dans le domaine de l’aménagement et de l’urbanisme, cette analyse emprunte une démarche méthodologique interdisciplinaire qui associe l’histoire, la géographie, l’économie et la sociologie. Une telle approche permet en effet de prendre en compte la complexité d’un tel terrain d’étude. Après avoir analysé le système politique issu de l’indépendance et la configuration socio-économique qui caractérise aujourd’hui encore le territoire tunisien, il conviendra de dégager de la situation qui s’est développée au cours de la dernière décennie les composantes d’une nouvelle configuration aptes à faire de la politique d’aménagement du territoire à la fois un modèle de gouvernance et un opérateur du changement.

1. Les contraintes structurelles de la politique d’aménagement du territoire tunisien : le poids de l’héritage

Dès le lendemain de leur indépendance, les pays maghrébins ont cherché à rattraper leur retard par rapport aux pays industrialisés. Ils ont conçu leur politique de développement sur la base de l’industrialisation et de la planification centralisée à l’échelle nationale (Koop et al., 2010, p. 2). Le découpage régional n’a donc pas eu d’autre visée que celle d’une gestion purement administrative. Les contraintes que ces pays ont rencontrées dans la conception et la mise en oeuvre d’une politique d’aménagement du territoire furent indissociables tout à la fois de l’héritage colonial, de la forte centralisation du pouvoir politique ainsi que du long ancrage des disparités économiques et sociales régionales.

En Tunisie, comme au Maroc et en Algérie, le maître-mot de l’analyse de ces dimensions structurelles pourrait être celui de « déséquilibre » (Belhedi, 1992 ; Daoud, 2011). La majorité des observateurs considèrent que cette situation constitue une clé importante de l’analyse du mouvement révolutionnaire tunisien, et donc aussi du processus de réforme, notamment constitutionnelle, qui s’est engagé depuis lors.

1.1 Le centralisme du système politique

Ainsi que le soulignent Sami Yassine Turki et Chiara Loschi, « l’analyse de l’organisation territoriale actuelle nécessite un retour historique qui doit remonter bien avant le protectorat français (1881-1956) » (Turki et Loschi, 2017, p. 75). L’entrée de la Tunisie dans le « monde moderne », entre les XVIIIe et XXe siècles, a en effet emprunté la voie d’un pouvoir fort et centralisé, exercé depuis la capitale. Selon Michel Camau et Vincent Geisser, la « révolution par le haut » et la « modernisation conservatrice » ont été favorisées par la faiblesse relative de l’aristocratie foncière et la dépendance des diverses classes sociales à l’égard de l’État (Camau et Geisser, 2003, p. 45-46). Ce processus s’est consolidé lorsque le beylik de Tunis, au XIXe siècle, a développé une politique d’autonomisation à l’égard du pouvoir ottoman et s’est engagé sur la voie de la centralisation étatique. Ahmed Bey (1837-1855) s’est tout particulièrement attaché à l’élaboration et à la mise en oeuvre de ces orientations : la création de l’École militaire polytechnique du Bardo, l’attention accordée aux ressources en matière de gestion territoriale offertes par l’activité des cartographes français, son voyage en France à l’invitation de Louis-Philippe sont autant de traductions d’un projet délibéré de « modernisation » du régime (Baïr, 2016a). Sans doute, l’État tunisien n’a pas alors réduit l’autonomie des tribus, ni contrôlé l’ensemble du territoire et de sa population (Ben Slimane, 2009). Toutefois, dans le cadre de sa politique fiscale, qui s’est traduite par l’envoi régulier d’une importante colonne militaire placée sous le commandement du « bey du camp », héritier du trône, et chargée de lever les impôts, il est parvenu à imposer son autorité et à lui donner une plus grande visibilité.

À compter de 1881, la mise sous protectorat du pays a accentué ce mouvement institutionnel, auquel elle a attribué les moyens d’une « dictature administrative moderne » (Moore, 1970, p. 110). Le territoire a fait l’objet d’un quadrillage, et le Sud du pays a été placé sous administration militaire. La priorité accordée au secteur agricole et minier a entraîné un mode d’équipement spécifique en infrastructures de transport et en bases portuaires. Ce mode de gestion a notablement accentué la scission entre une Tunisie riche du littoral et une Tunisie pauvre du Centre et du Sud.

Les dimensions politiques et territoriales de ce dispositif ont constitué une base favorable à la poursuite de la centralisation du pouvoir au moment de l’indépendance. En effet, la proclamation de la République a pris la forme d’une reprise par le Néo-Destour du modèle étatique français. Toutefois, à la différence de la France où la commune s’était simplement substituée à la paroisse de l’Ancien Régime lors de la Révolution de 1789, la commune tunisienne est une création du pouvoir central. Au lendemain de l’indépendance, dès juin 1956, un décret institua 14 gouvernorats régionaux, dont le nombre, d’abord réduit à 13 du fait de la répartition du territoire du gouvernorat du Jerid entre les actuels gouvernorats de Gafsa et de Kebili, est passé à 24 en 2000. Nommés par Tunis, les gouverneurs placés à la tête de ces circonscriptions administratives exercent les fonctions qui avaient été attribuées, pendant la période du protectorat, aux caïds[4], dotés d’un rôle de relais ou de médiateurs entre la puissance coloniale et la population. La nouvelle organisation administrative du territoire tunisien a ainsi cherché à transformer l’organisation tribale traditionnelle en vue de créer les conditions de la cohésion et de l’unité du pays. La priorité fut accordée au développement économique national, et ce n’est que progressivement que l’État va commencer à prendre en compte, dans ses propres structures administratives, l’aménagement du territoire.

Sous la présidence d’Habib Bourguiba, la monopolisation de la représentation politique par le Néo-Destour, devenu en 1964 le Parti socialiste destourien, est allée de pair avec la constitution d’un capitalisme d’État qui, au cours des années 1960 et 1970, a accordé la priorité aux infrastructures, aux équipements collectifs et au développement industriel. Pour rendre compte d’un tel mode de domination, M. Camau et V. Geisser empruntent au politologue Juan Linz (2000) la notion de « syndrome autoritaire », qui traduit à la fois la limitation du pluralisme, le contrôle des institutions et la dépolitisation des citoyens. Un tel « syndrome » constitue le cadre culturel dont l’interprétation permet de comprendre, sur au moins un siècle et demi, les caractères qui persistent d’un régime institutionnel à l’autre au sein des structures étatiques tunisiennes. Larbi Chouikha et Éric Gobe estiment que, jusqu’au début des années 2000, les réformes institutionnelles introduites par le président Zine El-Abidine Ben Ali, qui a évincé Bourguiba en 1987, ont pris la forme d’un « pluralisme de répartition » parfaitement contrôlé et qui, selon une logique clientéliste, a contribué à maintenir un régime autoritaire (Chouikha et Gobe, 2015, p. 59). Fondé sur « la force de l’obéissance », ce « quadrillage méticuleux » eut pour effet de « discipliner la population » (Hibou, 2006, p. 115). Sous la présidence de Ben Ali, la déconcentration administrative s’est en fait transformée en centralisation. Placé sous la tutelle administrative et technique des responsables des gouvernorats et des autorités centrales, « l’échelon municipal est [alors] avant tout un rouage supplémentaire du pouvoir présidentiel » (Hibou, 2006, p. 330).

1.2 Les clivages économiques territoriaux

Pour comprendre les conditions de la conduite d’une politique d’aménagement du territoire en Tunisie, il convient de prendre en compte la grande diversité du territoire tunisien, sur le triple plan du climat, du relief et des sols. Le climat ainsi que la chaîne de la Dorsale contribuent à la division du pays en deux groupes de régions : les zones méditerranéennes au Nord et à l’Est, le long d’un littoral de 1 300 km, et les zones semi-arides de l’intérieur et arides du Sud. Sur le plan agricole, on distingue la Tunisie du Nord, agricole, sylvicole et pastorale, la Tunisie du Centre, agricole et pastorale, et la Tunisie du Sud, pastorale et dotée de nombreuses oasis autour de points d’eau.

Le protectorat a contribué à renforcer un clivage déjà engagé au profit de la région de Tunis et des villes du littoral, et, à l’inverse, au détriment des régions intérieures. Les terres qui ont été proposées aux émigrants agricoles français à la fin du XIXe siècle comptaient ainsi parmi les plus riches du pays (Yazidi, 2005). Cette attribution territorialement sélective a accentué au cours des décennies suivantes un processus de développement inégal du territoire tunisien et donc un accroissement des disparités interrégionales. Une dizaine d’années après l’indépendance de la Tunisie, le géographe Jean Poncet estimait que « la colonisation française a[vait] démesurément accru les contrastes naturels ; par la création de secteurs économiques et sociaux relativement modernes et prospères, elle a[vait] accéléré la ruine des structures “traditionnelles” » (Poncet, 1968, p. 79). Un important exode rural en a découlé. L’étude que le sociologue et anthropologue français Jean Duvignaud (1990) a consacrée au village de Chebika, situé à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Gafsa, au cours des années 1960 puis un quart de siècle plus tard illustre, à une échelle microsociale, l’évolution qu’ont connue des régions intérieures de la Tunisie, marquées par la « dépaysanisation » (Marouf, 2005, p. 177). Ces traits se retrouvent également dans la plupart des régions frontalières (Baïr, 2016b). L’historien cherche à remonter à la source de telles appartenances en mouvement (Aïssa, 2021).

La carte 1 présente les écarts de développement entre, d’une part, les régions littorales de la Tunisie et, d’autre part, les régions intérieures en ce qui concerne tout à la fois le taux de chômage en 2014, qui, selon les régions, s’établit du simple au triple, et l’évolution de la population au cours des deux décennies 1994-2014. Les territoires qui connaissent la plus forte croissance démographique, les grands projets industriels (Tizaoui, 2015) et les plus faibles taux de chômage se situent sur le littoral oriental. Amor Belhedi souligne en 2018 que le développement du littoral a entraîné un desserrement de la métropole de Tunis, mais il observe aussi que la dynamique spatiale tend à se limiter au triangle BKM (Bizerte-Kélibia-Mahdia) : « Les ailes du littoral ne sont plus attractives et l’espace dynamique littoral n’est plus que le Sahel et le Cap Bon avec un peu le Sahel de Bizerte. Le Nord-Est et le Centre-Est représentent 59 % de la population et 75,6 % du PIB, dont 9 et 9,4 % pour Sfax. » (Belhedi, 2018)

Carte 1

Taux de chômage (2014) et évolution de la population (1994-2014) en Tunisie

Taux de chômage (2014) et évolution de la population (1994-2014) en Tunisie
Source : Le Monde diplomatique/Manière de voir. Le défi tunisien, no 160, août-septembre 2018, p. 93

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Le gouvernement tunisien a-t-il la capacité de s’opposer aux projets des entreprises qui préfèrent s’implanter dans les régions qui sont déjà les plus riches et les mieux équipées sur le plan du tourisme et sur celui des échanges internationaux ? Il n’est pas resté inactif. En 1961, un service de l’Aménagement du territoire et de l’urbanisme a été créé au sein du secrétariat d’État aux Travaux publics et à l’Habitat, et en 1969 fut institué un ministère de l’Aménagement du territoire et du Tourisme[5]. Toutefois, ce dispositif n’a pas eu de grands effets : les investissements privés, notamment industriels, ont peu bénéficié aux régions de l’intérieur de la Tunisie. Cela est également vrai des investissements directs étrangers, qui se sont concentrés dans le triangle Tunis-Bizerte-Sfax (Tizaoui, 2015, p. 78). Il a fallu attendre 1985, c’est-à-dire une trentaine d’années après l’indépendance, pour que soit établi le premier Schéma national d’aménagement du territoire (SNAT), qui comportait des recommandations en faveur de la création de sociétés régionales d’investissement et d’une planification plus efficace du secteur agricole. L’État y considérait le développement des régions intérieures et la réduction de l’exode vers les régions urbaines comme une priorité de sa politique d’aménagement. Cette orientation conduisit au découpage du territoire national en six grandes régions économiques dites « homogènes » : trois sur le littoral, autour des principales villes, et trois également dans la Tunisie intérieure. Ces régions furent en fait définies par un simple dessin sur la carte, sans assise juridique, sans institutions représentatives et sans ressources financières. Ce dispositif traduisait la forte réticence de l’État à l’égard de la décentralisation et de la régionalisation, réserve qui trouvait sans doute sa source dans la difficulté des autorités publiques à penser une autre forme d’organisation territoriale. Ce système d’action est en opposition avec la perspective dictée par la théorie de la régulation publique territoriale ; il est en effet structurellement défavorable à l’organisation d’un développement concerté de l’ensemble des composantes de l’espace tunisien. A. Belhedi (1996, p. 49) considère que « la région est une notion scientifiquement riche mais politiquement pauvre ».

Élaboré une douzaine d’années plus tard, en 1997, dans un contexte marqué par la mondialisation, le Schéma directeur d’aménagement du territoire national (SDATN) fait apparaître au cours de sa préparation une accentuation de l’opposition littoral-intérieur (Bennasr, 2012). Surtout, il met « un terme au principe de l’équilibre régional qui avait jusqu’alors guidé les politiques de développement régional » (Ben Jelloul, 2017, p. 35). Il favorise en effet de façon délibérée le renforcement de Tunis ainsi que des métropoles régionales de Sousse et de Sfax, au nom d’un développement volontairement différencié et inégal. L’entrée dans le XXIe siècle ne s’est pas accompagnée, bien au contraire, d’une réduction des disparités régionales ; on peut y voir dans une large mesure la traduction de la stratégie liée à la compétition internationale. Mais cela traduit aussi et peut-être surtout le renforcement du caractère centralisé et autoritaire d’un pouvoir politique fondé sur un « parti-État [qui] s’est toujours opposé aux demandes d’autonomie politique locale et a progressivement supplanté toutes formes de solidarité “primaires” en assumant le rôle d’arbitre dans l’économie et la gestion politique du pays » (Turki et Loschi, 2017, p. 72).

2. Les atouts conjoncturels d’une nouvelle politique d’aménagement du territoire : la révolution comme ressource

S’il est vrai que « le passage d’un mode d’action gouvernementale à un mode de gouvernance vient de la reconnaissance de la complexité de l’objet, de sa réactivité insuffisante aux seules interventions gouvernementales » (Divay et Belley, 2012, p. 2-3), le constat par les détenteurs du pouvoir de cette insuffisante réactivité ne va pas de soi : il résulte le plus souvent de l’engagement d’une action collective et de l’établissement d’un rapport de forces. À cet égard, la montée des revendications suscitées par les disparités territoriales au cours des dernières décennies, notamment dans les zones dites « difficiles », a constitué un facteur majeur d’opposition au pouvoir central (Khatteli et al., 2013)[6]. Les deux questions que pose en 2016 l’appel à contributions du laboratoire Diraset-Études maghrébines (Université de Tunis) dans le cadre du projet de recherche Disparités régionales, frontières et identités dans le contexte de la Révolution et la transition tunisiennes sont significatives de l’attention portée aux identités traditionnelles et à leur capacité de résistance : « Le soulèvement des populations tunisiennes appartenant à des structures communautaires (Frechich notamment à Kasserine, Hmamma particulièrement à Sidi Bouzid, Mejer surtout à Tala…) peut-il être perçu comme une montée des identités “tribales” face à une identité nationale ? Le processus de construction de la nation tunisienne accéléré par le colonialisme n’a-t-il pas occulté des résistances qui émergent aujourd’hui ? » L’approche que développe le chercheur québécois Marc-Urbain Proulx, pour qui le territoire joue une fonction de conservatoire de la mémoire collective des individus, des familles, des organisations et des communautés (Proulx, 2011), invite à apporter une réponse positive à cette double question. Le géographe tunisien A. Belhedi souligne également cette fonction de matrice identitaire du territoire, qui naît du triangle société-homme-espace et dont les effets sont d’ordre à la fois physique, économique, social, affectif et politique (Belhedi, 2006). Dans cette perspective, il importe d’observer une étroite relation entre l’évolution de l’architecture institutionnelle, notamment par voie constitutionnelle, et l’intérêt porté par le pouvoir aux ressources territoriales, y compris sur le plan économique. C’est dire qu’une telle évolution vient illustrer et conforter l’argumentation globale fondée sur les mécanismes de la régulation publique territoriale, et plus précisément sur les relations entre décentralisation, concertation partenariale et aménagement du territoire.

2.1 La base territoriale du mouvement révolutionnaire et l’enjeu de la décentralisation

C’est dans un contexte ainsi marqué par l’étroitesse des relations entre conscience identitaire, résistance régionale et mouvements de protestation que se sont développées les émeutes de la faim de décembre 1983 et janvier 1984. Cette interprétation vaut également pour les manifestations qui se sont déroulées dans la région minière de Gafsa en 1980 et 1988 ainsi que pour la révolte qui s’est étendue à partir de Sidi Bouzid en décembre 2010. En effet, même si les fondements économiques et sociaux des « premiers temps révolutionnaires » ont ensuite laissé place au débat sur des valeurs fondatrices de la Tunisie ainsi que sur les questions religieuses (Elloumi, 2013, p. 193), la révolution tunisienne du 14 janvier 2011 a mis au premier plan la question des écarts de développement et des disparités régionales (Barhoumi, 2012, p. 453). L’analyse du scrutin organisé en octobre 2011 en vue de l’élection de l’Assemblée constituante conduit d’ailleurs à prendre en compte les clivages sociaux ainsi que les disparités territoriales (Ben Rebah et al., 2016, p. 71)[7]. Dans les zones périphériques, la participation électorale a été plus faible, et les partis non représentés à l’Assemblée ont bénéficié d’une part plus élevée de voix que dans les autres régions. Cet indicateur, qui vaut également pour le scrutin législatif d’octobre 2014, peut s’interpréter comme une réaction à un sentiment d’exclusion de la part des régions intérieures[8]. Il faut toutefois tenir compte également de la faible scolarisation et donc du degré élevé d’analphabétisme, qui contribue à la non-participation au même titre que la dispersion de l’habitat et la faible urbanisation. En outre, il convient de noter que la géographie électorale de la Tunisie ne se résume pas aux seules oppositions socio-économiques : les travaux dont il est ici fait référence et qui portent sur les scrutins postrévolution soulignent aussi la persistance des cultures politiques régionales, qui peuvent d’ailleurs se nourrir d’un sentiment de marginalisation.

Comment penser la place à accorder aux collectivités territoriales et aux acteurs locaux dans la conception et la mise en oeuvre d’une politique nationale d’aménagement du territoire ? Cette question comporte au moins trois volets : l’élaboration d’un diagnostic socio-économique, la définition des actions jugées prioritaires et l’évaluation du processus d’ensemble. Elle est implicitement évoquée dans le titre du rapport publié en mars 2019 par l’International Crisis Group (2019) : Décentralisation en Tunisie : consolider la démocratie sans affaiblir l’État[9]. On peut estimer qu’il n’y a dans ce sous-titre aucune contradiction : en effet, dans un régime politique fondé sur une gestion publique partagée, consolider la démocratie peut constituer le meilleur moyen de renforcer l’État, dans ses modes d’action partenariale avec des acteurs sociaux et territoriaux et donc aussi dans sa légitimité. Ainsi que le souligne la chercheuse américaine Lana Salman, qui a observé l’après-révolution tunisienne, la décentralisation et la régionalisation ne conduisent pas nécessairement à moins d’État, mais plutôt à « un autre mode de présence étatique, incarnée dans un modèle de développement qui redéfinit la relation territoriale entre le centre et ses périphéries » (Salman, 2017, p. 104 ; notre traduction). La décentralisation est en effet porteuse de deux cartes maîtresses. Elle constitue d’abord un outil de démocratisation, puisqu’elle attribue plus de pouvoir à des décideurs territoriaux élus par les citoyens. Elle permet également une adaptation plus efficace de l’action publique, dans la mesure où les projets mis en oeuvre sont négociés et coordonnés dans le cadre d’un nouveau mode de gouvernance et donc mieux adaptés aux besoins à satisfaire. Dès 1961, cinq ans après l’indépendance de la Tunisie, le géographe Jean Despois notait qu’une décentralisation s’imposait, y compris dans le domaine industriel, et que des initiatives devaient être prises pour tenir compte de l’« extraordinaire diversité régionale du pays » (Despois, 1961, p. 217). Or, plus d’un demi-siècle plus tard, les finances communales s’élevaient à moins de 4 % du budget de l’État et à seulement 1,2 % du produit intérieur brut (S. Y. Turki, 2016, p. 51).

Dès le mois de décembre 2011, le ministère du Développement régional publiait le Livre blanc du développement régional, qui dressa un état des lieux critique : « Malgré plusieurs décennies de performances macroéconomiques remarquables, la Tunisie n’a pas réussi à réduire les inégalités sociales, économiques et géographiques qui la divisent en deux : la Tunisie du littoral qui concentre les richesses et les investissements, et la Tunisie de l’intérieur qui est confrontée à la stagnation » (Ministère du Développement régional, 2011, p. 150). Les auteurs du rapport tirèrent de ce bilan la conclusion selon laquelle il convenait de substituer un modèle contractuel au modèle centralisé jusqu’alors en vigueur. Ainsi, chaque région devrait pouvoir établir sa propre stratégie de développement, avec les acteurs publics et privés de son territoire, afin que la stratégie retenue soit partagée par les habitants. Cette stratégie régionale « autodéterminée » ferait ensuite l’objet d’une négociation avec l’État, dans le cadre de ce que l’on peut appeler une « géogouvernance », c’est-à-dire un mode d’organisation à caractère plus horizontal et de type collaboratif. La Constitution de janvier 2014 (Journal officiel de la Tunisie, 2015) a marqué une étape déterminante et innovatrice dans la réalisation de cette nouvelle vision. Selon l’article 14, « l’État s’engage à renforcer la décentralisation et à la mettre en oeuvre sur l’ensemble du territoire national, dans le cadre de l’unité de l’État ». Le chapitre VII (articles 131 à 142), qui traduit cette orientation, a pour titre : « Du pouvoir local ». Son premier article précise que « le pouvoir local est fondé sur la décentralisation » et que « la décentralisation est concrétisée par des collectivités locales comprenant des communes, des régions et des districts ». Ces collectivités sont dirigées par des conseils élus : les conseils municipaux et régionaux sont élus au suffrage universel direct, tandis que les conseils de district le seront, au second degré, par les membres des conseils municipaux et régionaux (article 133). On notera que ce que la Constitution appelle « région » correspond à l’actuel gouvernorat et que le « district », niveau immédiatement infranational, comprendra un ensemble, non encore territorialement défini, de gouvernorats. L’article 134 fait explicitement mention du « principe de subsidiarité », ce qui signifie que les compétences sont normalement exercées par le plus petit niveau territorial apte à engager telle ou telle action publique. En ce qui concerne l’instauration du district, l’article 20 du Code des collectivités locales (qui a fait l’objet de la loi organique no 2018-29 du 9 mai 2018, trois jours après la tenue des premières élections municipales depuis la révolution de 2010-2011) précise qu’il « exerce les compétences relatives au développement qui, de par leur portée, concernent sa circonscription territoriale. Il veille à l’établissement des plans et poursuit les études, l’exécution, la coordination et le contrôle desdits plans » (Journal officiel de la Tunisie, 2018). Territorialement, le district englobe les régions, qui englobent à leur tour les communes et les délégations de leur territoire, mais ni son périmètre ni son fonctionnement institutionnel ne sont précisés, et ils ne sont d’ailleurs toujours pas arrêtés. Dans le rapport qu’ils ont réalisé en 2018 pour l’Agence française de développement, deux universitaires français mentionnent en outre que la question des compétences respectives des trois niveaux de collectivités territoriales n’est pas réglée par le Code (Dafflon et Gilbert, 2018, p. 269). En cela, les auteurs tiennent évidemment compte des enseignements qu’ils ont pu tirer de l’observation de la mise en oeuvre de la politique française d’aménagement du territoire, qui a fait de la régionalisation, dès les années 1960, un axe novateur et majeur de l’action de l’État et du développement territorial.

En ce qui concerne la définition à venir du périmètre des districts, le rapport Quelle décentralisation dans une Tunisie reconfigurée ?, qu’a publié en 2014 l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), rattaché à la présidence de la République tunisienne, propose un schéma argumenté de regroupement de gouvernorats. Comme principal critère de délimitation des cinq districts qu’ils retiennent, ses auteurs choisissent la complémentarité des régions dynamiques du littoral et des régions défavorisées de l’intérieur (carte 2). La capitale des districts serait la ville chef-lieu du gouvernorat le plus défavorisé : en l’occurrence, Jendouba pour le district de Majerda (qui comprendrait cinq gouvernorats) ; Zaghouan pour le district de Carthage (cinq gouvernorats, dont Tunis) ; Kairouan pour le district du Cap Bon-Sahel (cinq gouvernorats) ; Kasserine pour le district du Grand Centre (quatre gouvernorats) ; enfin, Medenine pour le district des Oasis et des Ksour (cinq gouvernorats) [Institut tunisien des études stratégiques, 2014].

Carte 2

Carte des cinq districts de la Tunisie proposée par l’Institut tunisien des études stratégiques (2014)

Carte des cinq districts de la Tunisie proposée par l’Institut tunisien des études stratégiques (2014)
Source : Institut tunisien des études stratégiques, Quelle décentralisation dans une Tunisie reconfigurée ?, Tunis, 2014

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Les réserves que ce schéma a provoquées se fondent sur le risque de voir les espaces intérieurs constituer de simples arrière-pays des métropoles littorales si des actions d’accompagnement et de soutien à la collaboration interterritoriale au sein de chacun des districts n’étaient pas engagées (Belhedi, 2016).

2.2 Le développement territorial comme enjeu central

La mise en oeuvre des principes de décentralisation et de régionalisation pourrait impliquer que la délimitation et la mise en fonction des districts ne soient pas réalisées à la seule initiative des autorités centrales de l’État, mais qu’elles associent également les acteurs territoriaux : élus, chefs d’entreprises, universitaires, centres de formation, syndicalistes, associations… Dans leur introduction au numéro de L’Année du Maghreb de 2017, dont le dossier est intitulé « États et territoires du politique », Jean-Philippe Bras et Aude Signoles formulent ainsi le thème commun aux diverses contributions, consacrées à la problématique de la décentralisation au Maghreb : les « effets des mobilisations populaires sur la production de nouvelles donnes territoriales » (Bras et Signoles, 2017, p. 9). Dans leur contribution, Sami Yassine Turki et Chiara Loschi soulignent que « l’entrée par le local offre un poste d’observation privilégié […]. Cette échelle d’analyse permet […] de saisir le rôle des acteurs locaux dans la fabrication des régimes politiques » (Turki et Loschi, 2017, p. 71). Mais ce processus de « fabrication » s’oppose à « la permanence des formes héritées d’administration » (Turki et Loschi, 2017, p. 84). Le rapport, déjà mentionné, de l’International Crisis Group note à cet égard que la plupart des hauts fonctionnaires estiment que le processus de décentralisation met l’État tunisien en danger et qu’il conviendrait de réaliser une meilleure déconcentration avant de décentraliser. On est là en présence d’un conflit d’intérêts classique : il est logique, en effet, qu’une technostructure bien en place cherche à défendre sa propre position institutionnelle et se montre donc critique à l’égard de toute tentative de décentralisation qui « donnerait plus de pouvoir à des hommes et femmes politiques peu compétents qui privilégient l’intérêt de leur parti à celui de l’État » (International Crisis Group, 2019, p. 17). Dans leur rapport sur la décentralisation en Tunisie réalisé pour l’Agence française de développement, Bernard Dafflon et Guy Gilbert soulignent, eux aussi, cet important enjeu, puisqu’il n’est pas possible de procéder à court terme à une redistribution des tâches et des ressources entre les niveaux de gouvernement (Dafflon et Gilbert, 2018, p. 23). Une telle redistribution revêt en effet une double dimension : celle de la réforme de l’administration centrale et celle de la formation des élus territoriaux. En premier lieu, un réel transfert de compétences aux collectivités territoriales implique une adaptation des pratiques des hauts fonctionnaires au processus de décentralisation. Il s’agit là, à l’évidence, d’une véritable transformation culturelle de l’appareil étatique (Larif-Béatrix, 1986) qui va de pair avec l’établissement de relations de confiance entre les représentants de l’État central et les élus des communes, des régions et des districts. La formation des élus territoriaux n’est pas moins importante. Elle suppose que des moyens soient mis en oeuvre pour que ces élus et leurs collaborateurs acquièrent les compétences nécessaires à la gestion de leur territoire et à la négociation avec les représentants de l’État. Une telle disposition s’avère plus cruciale encore au sein des territoires qui ont fait l’objet d’une récente communalisation, en application de la Constitution de 2014 : en 2016, 86 communes ont été créées et le territoire de 187 autres a été étendu (Ben Jelloul et Turki, 2018). Jusqu’alors, les communes comprenaient les deux tiers de la population tunisienne, mais couvraient moins de 10 % du territoire.

En raison même du « rôle des acteurs locaux dans la fabrication des régimes politiques » évoqué plus haut, l’attention mérite d’être portée aux projets de développement local. Ces projets, aux dimensions à la fois économique, environnementale et sociale, relèvent de ce que Gérard Divay et Serge Belley (2012) qualifient de « gouvernance immanente » qui, à la différence de la « gouvernance délibérée », à caractère plus institutionnel, prend en compte des processus sociaux d’ensemble et assure le fonctionnement du milieu local. La révolution et le processus de transition démocratique que celle-ci a engendré peuvent devenir des outils dans les mains d’acteurs territoriaux aptes à mettre en oeuvre leur capacité organisationnelle fondée sur une intelligence collective. On trouve ici une illustration et une vérification de la portée de la dimension « gouvernance » de notre hypothèse de recherche. En ce qui concerne les expériences de développement local, Ines Labiadh a montré dans sa recherche doctorale en quoi les « zones difficiles ont tout intérêt à adopter l’approche territoriale, qui stipule que la marginalité ne doit pas être considérée comme une malédiction ou un destin » (Labiadh, 2017, p. 20). L’auteure prend l’exemple de la délégation d’Ain Draham, composante du gouvernorat de Jendouba dont la population est passée de 43 800 habitants en 1994 à 35 400 en 2014 (soit une diminution de 19 %). Elle y observe la mise en oeuvre d’un modèle de gouvernance basée sur l’engagement participatif grâce à l’implication des populations et des institutions locales. Sur ce territoire, où la ville d’Ain Draham forme avec Tabarka le pôle touristique du Nord-Ouest de la Tunisie, son étude de terrain a porté sur trois secteurs d’activité : la sculpture sur bois des M’haidhia, la valorisation des plantes aromatiques et médicinales d’Ettbainia et la vannerie. Les parties rurales de la délégation sont spatialement enclavées, mais la société locale est animée par des associations jeunes et actives, conscientes d’une nécessaire et possible mise en commun des ressources. Il en résulte une plus forte identité territoriale, elle-même moteur de l’action à la fois publique et privée et facteur de renforcement du tissu social et de la solidarité entre acteurs.

De telles opérations de développement local fondées sur la coopération n’ont pas valeur seulement pour elles-mêmes ; de façon plus globale, elles tendent à instaurer un nouveau modèle. Elles prouvent que des innovations à caractère démocratique peuvent être introduites dans l’action publique et contribuer ainsi à faire du local un enjeu central. Ces innovations illustrent l’observation notée plus haut selon laquelle des acteurs locaux peuvent jouer un rôle dans la fabrication des régimes politiques.

Conclusion

Dans leur analyse de l’évolution de la gestion publique territoriale en France, Jean-Claude Thoenig et Patrice Duran (1996, p. 582) ont observé, il y a un quart de siècle, que « la théorie, et la réalité, de l’État unitaire [étaient] mal en point ». L’élaboration d’un nouveau modèle étatique fondé sur la prise en compte du territoire ne répondait pas, selon eux, à un simple phénomène de mode. Elle s’expliquait bien plus profondément par le fait que le territoire s’imposait avec beaucoup plus de force qu’auparavant comme « un élément constitutif du politique » (Thoenig et Duran, 1996, p. 583). C’est un nouveau paradigme qui s’imposait : si le système étatique change, c’est parce que la société elle-même change. C’est aussi le point de vue qu’énonce Jan Kooiman (1993), pour qui la problématique de la gouvernance renvoie aux interactions entre l’État et la société ainsi qu’aux modes de coordination aptes à rendre possible l’action publique.

Cette approche éclaire la situation tunisienne. Certes, en Tunisie, les difficultés de mise en oeuvre d’une politique efficace d’aménagement du territoire découlent du contraste entre les régions, compte tenu de leurs ressources naturelles, de leurs traditions culturelles et de leur potentiel de développement ainsi que des effets conjoints de la crise économique et de la mondialisation (Dhaher, 2010). Mais elles découlent également, et sans doute de façon plus profonde encore, de la longue tradition centralisatrice d’un système politique fondé sur un pouvoir autoritaire qui a constamment accordé la priorité à la compétitivité nationale au détriment de l’équité territoriale.

Comment passer de cette configuration à une démarche prospective, et de quels atouts les promoteurs d’une transition disposent-ils pour changer de modèle ? Sur la base de la Constitution de 2014, la décentralisation et la création d’institutions territoriales dotées de compétences précises ainsi que de ressources humaines et financières sont de nature à changer la donne. Elles constituent en effet, dans la ligne de notre hypothèse initiale inspirée de la théorie de la régulation publique territoriale, un cadre déterminant pour faire émerger une politique d’aménagement du territoire démocratiquement élaborée et assumée par l’ensemble des acteurs. À cet égard, l’instauration de collectivités dotées d’un territoire clairement défini et stable est un impératif ; en bon observateur, A. Belhedi y voit une exigence géostratégique incontournable seule apte à « doter le pays d’une structure spatiale durable : viable, efficace et équilibrée » (Belhedi, 2019, p. 155).

L’engagement d’un tel processus suppose l’établissement de relations partenariales entre les représentants de l’État et les acteurs territoriaux ainsi que la prise en compte, à titre de ressources et de points d’appui, des cultures, des aspirations et des savoir-faire régionaux. Concevoir les conditions et les modalités d’un tel scénario et de son passage à l’acte permet de mesurer l’ampleur du bouleversement qu’il implique, à la fois dans les structures institutionnelles et dans les esprits, d’autant que la Tunisie ne dispose pas d’expérience en la matière et que les rapports de tutelle exercés par le centre étatique, sur les plans à la fois juridique, technique et financier, ont le plus souvent tendance à résister et à persister (Gaudin et Vairel, 2019, p. 84). Un processus réformateur exigera donc du temps et l’établissement d’un échéancier permettant de réaliser des bilans à intervalles réguliers. Les auteurs du rapport consacré à l’évaluation de la politique d’aménagement du territoire en Tunisie de 1995 à 2010[10] estiment que, « dans une première phase, l’État restera nécessairement très présent au niveau de ses interventions, accompagnant une montée en puissance progressive de l’institution régionale » (Charlou et al., 2016, p. 117). Ce processus passera également par la coordination des programmes des différents départements ministériels concernés afin que les décisions adoptées par chacun d’eux s’inscrivent dans une stratégie d’ensemble à la fois cohérente, volontariste et prospective.

C’est pourquoi les actuels projets locaux de développement ainsi que les mobilisations régionalistes peuvent contribuer à créer à la fois un état d’esprit et un rapport de forces favorables à l’instauration d’un nouveau modèle d’action adapté aux besoins et aux capacités de chacun des niveaux territoriaux. Ce qui est dès lors en jeu, c’est le sens à attribuer à la notion même de « territoire » comme catégorie d’analyse et d’action, puisque cette notion renvoie tantôt à un simple « donné » administratif, tantôt au « résultat » d’un processus d’identification territoriale. Ce processus résulte désormais le plus souvent de la conduite de projets de développement, qui représente un facteur de transformation du système politique national dans l’actuelle période postrévolutionnaire.

La décentralisation est encore loin d’être pleinement mise en oeuvre et donc d’avoir produit des effets significatifs, en particulier dans le domaine de la politique d’aménagement du territoire via la mise en oeuvre de la gouvernance. On peut même estimer que la situation actuelle ne constitue pas le meilleur des contextes pour avancer en ce sens, en raison de la fragilité tout à la fois de l’économie nationale et du système politique. Certains pourront toutefois penser que c’est précisément parce que le moment apparaît peut-être le moins approprié que le changement de système est devenu indispensable. La question qu’ont posée quelques mois avant la révolution tunisienne trois chercheurs français prend dès lors une valeur prémonitoire toute particulière et apparaît comme un défi et peut-être comme un pari : « Pourquoi croire au modèle du développement territorial au Maghreb ? » (Koop et al., 2010) Les auteurs insistent sur l’enjeu que représente le passage de la notion de « développement local » à celle de « développement territorial ». Ce changement de termes traduit, à leurs yeux, une triple évolution : la première tient à l’articulation du territoire avec d’autres échelles grâce à l’ouverture des marchés ; la deuxième réside dans l’émergence de nouveaux systèmes de gouvernance du fait de la place accordée au processus de coordination dans la démarche de développement ; la troisième découle de la volonté des acteurs territoriaux de mettre en valeur leurs propres ressources, notamment économiques. La décennie qui a suivi la publication de cet article a confirmé cette nouvelle donne, qui permet de mieux penser ensemble compétitivité, efficacité et développement (Bennasr, 2012) et de faire ainsi passer l’aménagement du territoire du statut d’utopie à celui de projet crédible.

En application de l’article 80 de la Constitution, le président de la République Kaïs Saïed a décidé par décret, le 25 juillet 2021, de démettre de ses fonctions le chef du gouvernement, de geler les travaux de l’Assemblée des représentants du peuple pendant 30 jours et de lever l’immunité de ses membres. Cette décision, intervenue après une grande manifestation nationale, a déclenché des scènes d’approbation dans le pays. Le 24 août, K. Saïed a décidé de proroger ces mesures exceptionnelles et, le 30 mars 2022, il a dissous l’Assemblée. Ces événements sont de nature à se rappeler qu’à l’occasion de l’élection présidentielle d’octobre 2019, le futur président, sans aucune attache politique, avait centré son programme électoral et, en particulier, sa vision institutionnelle sur une quasi-révolution décentralisatrice, conçue comme une condition du développement économique du pays. À la lumière de ce conflit, comme l’a souligné Souhaïl Belhadj, on peut estimer que l’enjeu réside dans « le mouvement de balancier entre “besoin d’État” et émancipation politique en Tunisie, entre légitimité du contrôle sécuritaire absolu de l’État et autonomie du pouvoir local » (2018, p. 33). Compte tenu de la complexité de la situation actuelle, est-il possible d’imaginer que le nouveau scénario institutionnel instauré au cours de l’été 2021 puisse constituer l’amorce d’une évolution en faveur d’une telle autonomie du pouvoir local ?