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Entre empire et nation porte sur les gravures et aquatintes représentant la ville de Québec réalisées à partir des oeuvres de militaires artistes au cours des premières décennies du Régime britannique. Cette étude de « géographie historique et culturelle » basée sur la recherche doctorale du géographe Alain Parent, montre que la représentation de Québec se construit à la fois sur le projet impérial et sur l’idée de nation. Cette question passionnante suscite actuellement un intérêt marqué dans la recherche puisque l’historien John Crowley consacrait récemment un article à l’utilisation des représentations de la Nouvelle-France dans le discours impérial britannique (« “Taken on the Spot” : The Visual Appropriation of New France for the Global British Landscape », Canadian Historical Review, 86,1 (2005) : 1-28).
L’ouvrage, organisé de façon chronologique, retrace l’évolution de la représentation de Québec à travers les oeuvres de plusieurs militaires artistes britanniques au service de l’armée impériale. On pourrait relever un léger déséquilibre au niveau du plan. Un long premier chapitre (d’une cinquantaine de pages) décrit le cadre théorique de l’étude. Le second, d’une centaine de pages, couvre les gravures produites entre 1760 et 1768, tandis que le troisième et dernier chapitre décrit, en environ 70 pages, celles réalisées de 1780 à 1833. Cette division surprend également le lecteur puisque l’auteur distingue trois périodes dans la figuration de la ville de Québec : la première englobant les années 1760, la seconde, les années 1780 à 1796 et la troisième, enfin, les années 1830.
Le premier chapitre décrit clairement l’état de la question, la problématique ainsi que l’approche méthodologique. Dans le vaste corpus iconographique sur Québec, l’auteur a sélectionné une quarantaine d’oeuvres, publiées à Londres entre 1760 et 1833, réalisées exclusivement d’après les esquisses ou aquarelles d’artistes ayant été de passage dans la colonie. L’auteur analyse ces gravures non pas comme des images réalistes, mais comme des « constructions culturelles du visible » (p. 6), reflétant à la fois les objectifs et les aspirations impériaux de certains groupes, et les évolutions culturelles et politiques de la société métropolitaine. Partant du concept d’« intentionnalité », qu’il définit comme l’étude des conditions d’apparition d’une oeuvre, l’auteur met en avant le rôle des acteurs, et l’importance du contexte social de la Grande-Bretagne, des conventions picturales de l’époque, de l’évolution des notions d’empire, de nation et de paysage, qu’il confronte au contenu iconologique et iconographique des gravures. Il se demande comment l’usage des gravures a évolué au cours des premières décennies de la colonisation britannique.
Le deuxième chapitre présente les gravures publiées dans les années 1760. L’image de Québec se met en place avec les gravures de Hervey Smyth, qui accordent une place prépondérante aux préoccupations militaires, à l’héroïsme et à la maîtrise du territoire. La ville devient une représentation symbolique de la victoire grâce à l’aspect sauvage et à l’immensité, traduisant les idées de sublime, de liberté et d’héroïsme. Chez Richard Short, dont les thèmes les plus marquants sont la maîtrise des lieux, la puissance et l’anticatholicisme, le regard se tourne vers l’intérieur de la ville et vers les destructions causées par la guerre, symboles de la fin de l’empire français. Québec, présentée comme une ville occupée par l’armée, exprime ainsi l’éclosion du nationalisme britannique : elle devient un « paysage symbolique des aspirations de la Grande-Bretagne à l’hégémonie » (p. 157). Cette tendance est confirmée par les gravures de Scenographia Americana qui promeuvent l’appropriation des lieux par une image rassurante de Québec.
Le troisième chapitre a pour cadre temporel les années 1780 à 1833, période délicate pour l’empire britannique, ébranlé par l’Acte de Québec et par la guerre d’Indépendance américaine. L’iconographie sur Québec, qui connaît alors un certain déclin, marque l’intégration progressive de la ville à l’empire. La vue tirée de l’Atlantic Neptune, et celles inspirées des dessins de James Peachey mettent l’accent sur les atouts stratégiques et militaires, tout en faisant une large place à l’expression du sublime ; tandis que celles de George Bulteel Ficher mettent l’accent sur la nature. La fin du xviiie siècle marque un changement dans la représentation du paysage qui suggère désormais l’« autorité naturelle [des Britanniques] sur le lieux et les autres peuples » (p. 193) : la contemplation de la nature renvoie à l’idée d’une colonie paisible et maîtrisée. Dans les années 1830, les planches tirées des aquarelles de James Pattison Cockburn, dont l’expérience esthétique devient le premier thème, confirment la place de Québec comme site touristique et comme capitale coloniale en Amérique du Nord. Si elles relèguent au second plan les valeurs britanniques, elles véhiculent cependant l’idée de tranquillité et de sécurité appuyant ainsi le projet impérial.
L’analyse montre de façon convaincante la capacité des images de transmettre non seulement des informations mais aussi des valeurs et des croyances. Elle révèle la centralité, tout au long de la période, des thèmes de la maîtrise des lieux et de l’insécurité. La concomitance de ces thèmes renvoie, selon l’auteur, au phénomène « d’imitation » cher à Homi Bhabha. Ainsi le projet impérial peut-il être vu comme la « concrétisation même de l’ambivalence du Nous et des Autres, dans l’espace » (p. 248). L’image de la ville de Québec constitue donc un enjeu identitaire et territorial : de capitale de l’empire français déchu et symbole de la défaite française, Québec devient capitale coloniale de l’empire britannique. L’analyse de l’iconographie est très complète et richement documentée : recourant aux sources écrites, documentant les acteurs de chaque oeuvre — le militaire artiste, les inspirateurs ou dédicatoires, les graveurs, les marchands et éditeurs. Un des apports du livre est l’idée de l’utilisation du paysage dans le discours impérial comme lieu d’expression des rapports sociaux. Alain Parent montre bien la complexité et la richesse de ces représentations et confirme l’intérêt pour les géographes et pour les historiens d’étudier les gravures anciennes. L’ouvrage ouvre ainsi un champ d’étude tout à fait passionnant à investiguer.