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Célébré par les plus grands poètes, le nez de Cléopâtre ne fut pourtant rien en comparaison des yeux de Maurice Richard. Des yeux brûlant intensément du feu de la détermination, d’un désir sans pareil de culbuter les obstacles, de marquer coûte que coûte, de vaincre à tout prix. Les yeux de jais du hockeyeur, son regard résolu, l’ont personnifié plus et mieux que tout. Ils sont devenus le signifiant des nombreux exploits de Richard au cours de sa longue carrière. Ils sont devenus la marque de commerce du joueur, son logo. Et ils ont nourri le mythe que Richard lui-même avait commencé à devenir avant même sa retraite et qu’il demeure encore aujourd’hui. Tout cela, Benoît Melançon, professeur de littérature du xviiie siècle ( !) à l’Université de Montréal, nous le montre avec minutie dans un livre fort intéressant.
À la manière d’un match de hockey, l’essai se divise en trois segments.
D’entrée de jeu, Melançon présente brièvement la carrière du joueur, la fascination qu’il a exercée dès le début, les traits distinctifs du personnage qu’il est vite devenu (ses yeux et tout son corps, sa violence, son obsession pour le filet adverse, son caractère imprévisible, ses silences, son surnom) ainsi que la culture matérielle à laquelle il a été associé. La liste d’objets et de produits s’étire : vêtements, lampe de salon, soupe en boîte, appareil de musculation, rasoir, casse-tête, gruau, appareil radio, bref, un peu de tout et même un Merlot Maurice-Richard 1999 offert par la Société des Alcools du Québec. Les honneurs de ce genre ne laissaient d’ailleurs pas Richard indifférent, comme en témoigne l’abondante collection d’objets à son nom ou à son effigie qu’il a laissée à sa mort. À ce sujet, ses abondantes sources de tous genres à l’appui, Melançon montre avec beaucoup de soin que Richard lui-même prit une part active et volontaire aux usages commerciaux de son nom et de son image. Loin d’être totalement dépassé par les événements, Richard agit au contraire en acteur intéressé dans la construction et l’entretien de son personnage, de sa marque de commerce et, en fin de compte, de son mythe.
Melançon consacre la seconde partie de son livre à l’émeute du Forum du 17 mars 1955 — ou plus simplement « l’Émeute », capitalisée — survenue dans la foulée de l’annonce de la suspension de Richard par le président de la Ligue nationale de hockey. Point culminant d’années de confrontation entre Richard et la Ligue ou ses représentants (les arbitres), cet épisode figure sans contredit comme le plus fameux de la carrière du joueur vedette. Avant même la fin de l’année 1955, des chansons populaires de langue française et anglaise en avaient fait leur sujet. Vinrent ensuite les romans, puis les pièces de théâtre, les poèmes, les documentaires… Il existe une interprétation nationaliste de l’émeute du Forum qui s’inscrit au coeur du mythe du hockeyeur : Richard, porte-étendard de la nation canadienne-française, fut ce soir-là symboliquement défendu par les siens contre l’establishment canadien-anglais qui, de sa position de direction, n’avait que trop abusé de son pouvoir d’oppression. Cette interprétation, dont l’expression originale remonterait au début des années 1970, inscrit les débordements de mars 1955 dans une chaîne d’épisodes qui, de Refus global en 1948 à l’élection du Parti libéral en 1960, confirment la lente extirpation des Canadiens français du Québec de leur espèce de somnolence historique. Des faits contredisent une telle explication : l’émeute fut festive avant de dégénérer et beaucoup de partisans anglophones y ont pris part. Et pourtant ce récit de l’émeute, qu’on pourrait croire propre au nationalisme québécois, est devenu selon Melançon tellement pesant à force d’être repris — et par là même confirmé en quelque sorte dans sa véracité — que même des Canadiens anglais s’étant frottés à l’épisode (Rick Salutin, Brian McKenna) n’ont pas su s’en distancier complètement.
La dernière section du livre porte sur le mythe de Maurice Richard à proprement parler, le mythe étant sommairement entendu par Melançon comme un récit malléable, enraciné dans le temps, accueillant des contradictions (nationaliste et fédéraliste, rebelle et soumis, etc.) et bénéficiant, pour se déployer, d’un certain nombre de circonstances tenant du plus pur hasard. Pour les francophones du Québec, le mythe de Maurice Richard repose sur un « discours officiel » dont les assises sont les suivantes : Richard a joué au temps de la Grande Noirceur, années d’impatience collective ; il a incarné les aspirations des siens à la liberté et leur refus de subir plus longtemps encore le joug de l’oppresseur anglophone ; en cela, malgré ses exploits hors pair, il fut proche du peuple, il fut un des « nôtres », qu’on appelait familièrement Maurice et qu’on tutoyait volontiers. Ce mythe qui commença à véritablement prendre forme dans les années 1970 a culminé au printemps 2000, à la mort de l’ancien joueur. À cette occasion, écrit Melançon, « [l]es médias francophones répètent à qui mieux mieux que Maurice Richard est un mythe national et ils entendent par là un mythe québécois. Pour les commentateurs, cela va de soi : aucun ne paraît penser que Richard pourrait être un mythe canadien. » (p. 214) Les funérailles de Richard furent pourtant l’occasion pour le Canada hors Québec de (se) rappeler que Maurice Richard avait été important pour tous les Canadiens, et pas seulement pour les Canadiens français ou pour les Québécois. Melançon admet volontiers, sur la foi de sa documentation, que Richard fut un héros pancanadien, mais il refuse de voir en lui un mythe pancanadien, car le joueur n’aurait réconcilié aucune contradiction pour les Canadiens anglais. Sur ce plan, le propre discours de l’auteur s’inscrit en parfaite continuité avec celui qu’il a analysé.
Pourquoi Maurice Richard plutôt qu’un autre ? Les réussites objectives qui ont jalonné sa carrière ne suffisent pas, soutient Melançon. Sa détermination non plus. Au jeu des comparaisons, Richard a bénéficié de l’apport des médias, contrairement à des hockeyeurs comme Howie Morenz ou Georges Vézina, ou à l’homme fort Louis Cyr. Il a lui-même nourri son propre mythe. Il a également bénéficié de circonstances liées au hasard, notamment de ce que l’Émeute soit survenue à peine cinq ans avant la Révolution tranquille, ce qui a commodément permis aux promoteurs de sa lecture nationaliste d’en faire une manifestation annonciatrice de grands bouleversements. Melançon semble d’ailleurs profondément agacé par l’interprétation nationaliste de la carrière de Richard et de certains de ses épisodes, une interprétation qui serait trop simpliste et trop pesante pour suffire. Il est tout de même légitime de s’interroger sur les probabilités que de tels débordements se fussent produits à une autre époque. Melançon reconnaît que Richard fut au Québec, au Canada français, autre chose que dans le reste du Canada. Qu’il y a transcendé le statut de héros pour devenir un mythe. N’est-ce pas précisément la lecture nationaliste de sa carrière qui peut ultimement expliquer sa différence de statut ? Peut-il y avoir un mythe de Maurice Richard sans cette lecture nationaliste ? Je suis loin de le croire.
Je mentionne du même souffle que le livre, par moments, m’a paru limité par une perspective trop étroite. Si Melançon avait scruté de plus près la typologie des figures rassembleuses québécoises ou canadiennes-françaises du passé et du présent, il aurait noté que Richard, sur un point précis, s’inscrit en étroite continuité avec, entre autres, Louis Cyr — dont il traite un peu, mais pas assez —, Jos Montferrand et le coureur de bois. Tous ont en commun la force physique, la vitalité, la vigueur. Avec les deux derniers, Maurice Richard partage quelque chose comme une petitesse face à l’adversaire : le hockeyeur avait contre lui toute la Ligue nationale, comme Montferrand avait contre lui tous les orangistes et le coureur de bois, la nature, le relief, les rigueurs du climat et les espaces infinis. À tort ou à raison, d’aucuns ont vu dans cette valorisation des hommes forts et des exploits athlétiques au Canada français une volonté de compenser un sentiment d’infériorité ressenti dans les sphères socio-économique et politique. Maurice Richard a joué à une époque où, à la différence de ce que vivaient les Canadiens anglais, les possibilités pour les Canadiens français de s’exporter sur la scène mondiale ou de se hisser au sommet de la reconnaissance internationale étaient à toutes fins utiles inexistantes. En ce sens, l’investissement émotionnel et psychologique en ce joueur étoile capable de marquer un but un traînant le gros Babe Siebert sur ses épaules parut peut-être plus nécessaire ou plus urgent aux uns qu’aux autres.
Avec Les yeux de Maurice Richard, Fides nous a donné un essai d’une facture visuelle magnifique. Si le propos de l’auteur est résolument académique, l’ouvrage, par ses abondantes illustrations, dont plusieurs en couleurs, et son format presque carré, s’apparente à ces beaux livres de référence qui se laissent feuilleter avec délectation. En tout et pour tout, je n’ai repéré qu’une seule coquille typographique (p. 239, où un paragraphe de quatre lignes se répète en mots différents) et deux petites erreurs historiques : le Parlement de Québec ne s’appelait pas encore l’Assemblée nationale en 1952 (p. 109) et c’est dans la Ligue nationale, et non américaine, de baseball que Jackie Robinson a fait carrière (p. 181).
Voilà un livre qui ajoute avec brio à notre connaissance collective de la culture populaire québécoise contemporaine et qui, pour cette raison, mérite d’être amplement lu, médité et commenté.