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Cet ouvrage dirigé par Michael Gauvreau et Ollivier Hubert apporte une contribution majeure à l’historiographie religieuse canadienne. D’une part, il réunit des contributions de chercheurs du Canada anglais et du Québec, une rencontre rarement osée et qui doit, à mon sens, être renouvelée. D’autre part, il décloisonne les perspectives traditionnellement admises en proposant des comparaisons à plusieurs échelles : entre catholicisme et protestantisme surtout, mais aussi entre les dénominations protestantes, les provinces, la langue maternelle des locuteurs, les classes sociales, etc.

Dans leur introduction, dont on doit saluer l’ampleur et la profondeur, Gauvreau et Hubert ne se contentent pas de présenter les textes de l’ouvrage, ils les mettent plutôt en perspective pour en développer une intelligence globale. Le propos est dense, témoignant des avancées considérables de l’historiographie religieuse des dernières décennies. Traditionnellement étudiées du point de vue de la religion dite « officielle », les institutions religieuses ont longtemps été perçues comme gardiennes des traditions, et par définition réfractaires au changement et à la modernité. En plus d’opposer la religion de l’élite à la religion populaire, une lecture linéaire de l’histoire religieuse a en outre soutenu l’image de fidèles soumis à une autorité religieuse vouée, dès le xixe siècle, à un déclin progressif, sous la poussée conjuguée de la Révolution industrielle et de l’émancipation graduelle des individus face au pouvoir religieux. Certes, il est vrai que l’industrialisation a provoqué des changements majeurs dans les rapports entre le social et le religieux mais, fondamentalement, l’ouvrage rappelle que les institutions religieuses demeurent un lieu de transactions multiples et complexes. Immergées dans leur environnement social, les Églises, tant protestantes que catholiques, sont en réalité des objets d’études privilégiés pour saisir l’ampleur et le sens des transformations sociales des xixe et xxe siècles.

Les neuf textes de l’ouvrage déclinent, chacun à leur façon, l’idée que les Églises sont loin d’avoir été étrangères aux processus de modernisation de la société. Non seulement proposent-elles, voire édictent-elles des normes, mais aussi répondent-elles aux conjonctures socio-économiques, ajustant leur propre mode d’insertion en société, l’encadrement offert aux fidèles, le degré de latitude laissé aux laïques dans la gestion commune des rites et des oeuvres. Loin d’être incompatible avec la modernité, le contrôle ecclésiastique en subit les contrecoups, en même temps qu’il participe à sa construction. À cet égard, les lectures qui sont faites ici des rapports entre modernité et Églises sont toutes en nuances. D’un côté, on montre comment les institutions religieuses participent à la diffusion des valeurs libérales (Christie) et se bureaucratisent graduellement, à l’image de l’État d’ailleurs (Hudon et Hubert ; Routhier), et de l’autre, on rappelle à quel point l’adaptation des institutions à la modernité permet la consolidation et l’affirmation de l’autorité ecclésiale. Une illustration tout à fait exemplaire de ce phénomène est la confessionnalisation des institutions publiques au xixe siècle, particulièrement marquée au Québec. Ce changement majeur découle d’une libéralisation de la vie religieuse, en même temps qu’il permet à l’Église catholique d’occuper en société une place beaucoup plus importante qu’auparavant. Dans les domaines éducatif et caritatif, par exemple, les oeuvres et les institutions religieuses occupent alors l’avant-scène de l’espace public (Caulier ; Fecteau et Vaillancourt).

Les études proposées dans l’ouvrage ont en commun d’être soutenues par une démarche microhistorique qui reconnaît aux individus, clercs comme laïques, la capacité d’orienter les changements qui se déploient à l’époque dans les espaces religieux et social. En focalisant sur les pratiques et les situations concrètes, les différentes contributions des auteurs montrent bien à quel point l’autorité n’est pas l’apanage d’une seule élite cléricale. La notion de contrôle est ainsi revisitée pour reconnaître comment le rôle parfois hégémonique revendiqué par les Églises a aussi été soutenu par les collectivités, au nom d’une participation plus démocratique aux affaires religieuses. Des auteurs soulignent ainsi le rôle joué par les laïques dans la gestion des Églises (Draper), tandis que d’autres proposent une relecture des divisions sociales au sein des Églises protestantes notamment, de manière à montrer qu’elles sont bien plus complexes que ce que l’historiographie traditionnelle a pu laisser paraître (Lane). Les classes ouvrières, loin d’être laissées pour compte dans le monde industriel en développement, animent au contraire activement la vie et les institutions religieuses (Gauvreau). Cela devient par exemple perceptible quand on quitte la sphère strictement spirituelle pour constater à quel point les institutions religieuses sont aussi, et peut-être d’abord, des institutions sociales qui permettent de conforter les appartenances communautaires et les solidarités sociales (Perin).

L’image qui se dégage au sortir de la lecture de l’ouvrage est celle d’un champ historiographique à la fine pointe des interrogations contemporaines en histoire, de travaux innovants et de contributions inédites en histoire sociale et culturelle canadienne. Pour le lectorat québécois, le livre permet peut-être aussi de découvrir une historiographie canadienne-anglaise riche et inspirante. En fait, il faut retenir de cet ouvrage la nécessité de poursuivre les comparaisons interconfessionnelles en histoire socioreligieuse du Canada. Celles-ci permettent notamment de révéler que ce qui fut traditionnellement perçu comme l’expression de singularités n’est parfois que la manifestation de transformations sociales plus profondes vécues à une échelle plus large.

Outre une diffusion que l’on souhaiterait plus importante de ce livre au sein de la communauté scientifique nationale et internationale, on gagnerait à mettre cet ouvrage entre les mains des étudiantes et des étudiants en histoire qui sont de plus en plus sensibles aux rapports entre religion et société. Certains y puiseraient peut-être ici l’inspiration nécessaire pour entreprendre des études supérieures, au profit d’un champ de recherche qu’on souhaite fécond dans l’avenir. Il est à espérer, enfin, que le lectorat francophone soit contenté par la parution prochaine d’un ouvrage tout aussi important dans la langue de Molière.