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Comme espace francophone à la jonction des mondes européen et nord-américain, profondément marqué par l’hybridité culturelle, notamment dans sa rencontre avec le monde anglo-saxon et avec les peuples autochtones[1], le Québec présente un fort potentiel du point de vue de l’une des pratiques historiennes qui s’est imposée dans le dernier tiers du XXe siècle : l’histoire orale. Cependant, l’emploi de sources orales dans les travaux des chercheurs québécois qui n’appartiennent pas aux sciences anthropologiques et aux études de folklore[2] reste encore marginal. Des travaux ambitieux ont permis de rendre compte de l’histoire de groupes négligés et marginaux[3], notamment les femmes[4] et les immigrants, dans l’histoire nationale à partir des sources orales[5]. Il semble toutefois admis que le champ universitaire québécois en soit resté à la cueillette de la parole des « anciens », ce qu’a d’ailleurs récemment confirmé l’étude détaillée du concours populaire « Mémoire d’une époque », lancé et piloté par Fernand Dumont et son équipe de l’Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC) entre 1980 et 1987 dans une perspective de construction nationale revendiquée[6]. Même si une réflexion embryonnaire sur les sources orales s’était amorcée au courant de la décennie 1970[7], force est de constater que les chercheurs du Québec n’ont pas produit une réflexion approfondie et systématique des enjeux soulevés, pour l’étude du passé, par cette pratique.

Alors que l’utilisation des sources orales s’est maintenue et développée dans le monde anglo-saxon jusqu’à aujourd’hui sous le vocable d’une histoire orale (oral history), elle n’a jamais réussi à s’imposer dans le monde universitaire francophone en général sous la même forme, étant très souvent désignée sous des épithètes telles que sources orales ou archives orales[8], lesquelles, comme le notait Luisa Passerini dans sa contribution à un ouvrage sur l’Institut d’histoire du temps présent, neutraliseraient la charge militante de l’histoire orale[9]. D’ailleurs, cette notion d’Histoire du temps présent nous semble stimulante du point de vue des rapprochements possibles entre les pratiques et les réflexions méthodologiques et épistémologiques produites de part et d’autre des espaces universitaires anglo-saxon et francophone. Douze ans après la fondation de cet Institut en 1980 par François Bédarida[10], Robert Frank décrivait l’un des plus grands défis auxquels faisaient face les historiens du temps présent que sont, forcément, les historiens oraux et ceux qui produisent ou travaillent à partir de sources orales :

Là réside sans doute la principale spécificité de l’histoire du temps présent : l’historien a affaire non pas à de la mémoire froide, morte, et transmise, mais à de la mémoire vive, celle de ses contemporains, dont les enjeux brûlants pèsent de tout leur poids sur son travail. Le passé récent est rarement un passé simple, mais plutôt un passé composite, fait d’un mélange de souvenirs tantôt mal assumés, mais certainement vivants[11].

Même si très peu d’études historiques se sont penchées sur un aspect de la réalité québécoise à partir de l’histoire orale au cours des trente dernières années, des travaux très récents réalisés au Québec[12] tendent à montrer une tendance au croisement de l’oral et de l’écrit, les premières sources souvent utilisées en complément à des sources écrites lacunaires pour traiter d’enjeux historiques du temps présent.

De nombreux travaux ont démontré que la pratique de l’histoire orale peut se révéler fructueuse pour ouvrir de nouveaux horizons dans notre compréhension des grandes transformations historiques. Elle permet, comme le montrent Paula Hamilton et Linda Shopes[13], de questionner la construction sociale du bien public, par exemple à travers des études sur ce que Pierre Nora nomme les « lieux de mémoire ». Plus généralement, elle favorise la déconstruction des grands récits nationaux en interrogeant la parole des négligés de l’histoire (dont les ouvriers, les femmes, les immigrants, les minorités LGBT)[14]. Pour y arriver, tout chercheur doit cependant opérer un changement de pratique et de positionnement important : passer de la cueillette d’informations classique à un processus interactif basé sur la rencontre des subjectivités. La réflexivité qui est mise à l’honneur demeure largement tributaire de la conscience que les intervieweurs et interviewés ont de leurs propres représentations, appartenances, culture, habitudes et valeurs. L’emploi des sources orales favorise ainsi un passage des structures aux identités, conférant aux études une épaisseur humaine qui favorise différents niveaux interprétatifs[15].

Les projets de recherche-création multi/transdisciplinaire au sein d’alliances de recherche entre universités et partenaires communautaires de même qu’au sein de projets communautaires témoignent de la vitalité et du renouvellement des pratiques de l’histoire orale au Québec. Par l’utilisation de nouveaux outils numériques, jumelée à la disponibilité croissante de technologies d’enregistrement diversifiées, les projets d’histoire orale, qu’ils se focalisent sur la mise en récit des personnes ou des lieux, deviennent plus courants.

Participant de ce même mouvement, les institutions québécoises vouées à la préservation et à la mise en valeur du patrimoine ainsi que les musées[16], sous le vocable du patrimoine culturel immatériel[17], se sont montrés de plus en plus intéressés à l’histoire orale. Le Centre d’histoire de Montréal (CHM)[18] s’est forgé une place comme leader mondial en conservation de l’histoire orale, en réinventant sa mission comme musée de la mémoire et en travaillant en partenariat avec les diverses communautés ethnoculturelles montréalaises. Ses réalisations lui ont d’ailleurs valu plusieurs reconnaissances importantes, dont le prix annuel de la meilleure exposition de l’Association américaine d’histoire orale. D’autres musées tels que le Musée Boréalis de Trois-Rivières[19] et le Centre commémoratif de l’Holocauste de Montréal[20] ont choisi d’emprunter des voies similaires en faisant la part large à l’histoire orale, en produisant des expositions multimédias et en redonnant vie à des collections complètes d’archives audiovisuelles constituées d’entrevues de témoins de l’Histoire et compilées à travers le temps, le tout dans une perspective pédagogique[21].

Le monde des arts, toutes disciplines confondues, s’est aussi intéressé de près à l’histoire orale. Des compagnies de théâtre comme celle d’Annabel Soutar, Porte Parole[22], et de Rahul Varma, appelée Teesri Duniya[23], ont produit des pièces de théâtre dans lesquelles l’histoire orale a été intégrée comme partie prenante d’ensembles artistiques multidisciplinaires, incluant des arts visuels et des installations multimédiatiques[24]. Ce constat est tout aussi valable pour les artistes oeuvrant à la production d’ambiances sonores et d’autres praticiens des arts numériques qui ont adopté les récits géo-situés ainsi que les récits numériques en ligne. Le projet de récits numérisés de la documentariste Liz Miller avec des jeunes réfugiés, Cartographie des souvenirs[25], représente un exemple typique des projets réalisés depuis quelques années déjà. Les jeunes Autochtones ont également été encouragés à filmer et à partager leurs histoires de vie à travers un travail qui sortait des sentiers battus, le Wapikoni mobile[26].

Malgré la lenteur à s’approprier l’histoire orale comme autre chose qu’une source parmi d’autres, des historiens et des chercheurs d’autres disciplines universitaires ont développé un nombre important de projets d’histoire orale majeurs. Par exemple, des historiens du Centre d’histoire orale et de récits numérisés (CHORN) de l’Université Concordia se sont engagés dans le projet Histoires de vie Montréal (financé par le CRSH), qui a permis d’interviewer 500 survivants de violence de masse, désormais citoyens montréalais. De plus, leurs histoires de vie ont fait l’objet de nombreuses publications scientifiques et ont également été partie prenante d’une série de créations, souvent à teneur artistique.

En avril 2015, deux étudiantes à la maîtrise en histoire à l’Université de Sherbrooke, Myriam Alarie et Christine Labrie, en collaboration avec Louise Bienvenue, ont organisé une journée d’étude intitulée « L’histoire orale en vaut-elle la peine ? Avantages et contributions d’une pratique en milieu francophone[27] » qui s’est révélée des plus stimulantes pour la recherche.

Quelques mois plus tard, l’Université du Québec à Trois-Rivières organisait une conférence de trois jours sur la fabrication des témoignages en contexte de médiatisation : « Médiatisation et fabrication des témoignages. L’histoire des médias et les médias de l’histoire ». Un nombre impressionnant de jeunes chercheurs et chercheuses ont développé, dans le cadre de leurs recherches de deuxième et de troisième cycles souvent au sein de programmes interdisciplinaires, des méthodologies croisant les sources et s’interrogeant sur elles, ce qu’illustrent d’ailleurs les contributeurs au numéro spécial que nous avons préparé.

Ce numéro spécial s’attarde principalement à démontrer l’intérêt d’études réalisées ou en cours sur des thèmes d’histoire culturelle, politique ou sociale québécoise employant une approche d’histoire orale. À travers l’analyse de données empiriques, il veut proposer une réflexion sur le locus socio-académique du chercheur, sur les conditions de production de cette connaissance ainsi que sur la relation entre le chercheur et la personne interviewée afin de démontrer comment l’interactivité, la subjectivité et la réflexivité des personnes jouent des rôles déterminants autant dans les contenus produits que dans le processus d’histoire orale lui-même. Une connaissance orale fondée sur le partage de l’autorité dans la construction du savoir, selon le titre d’un ouvrage de Michael Frisch[28], renvoie à divers enjeux de nature épistémologique et éthique, notamment en ce qui a trait à la négociation, entre les besoins et intérêts des chercheurs et ceux des personnes interviewées, des contenus qui seront rendus publics.

Par ailleurs, les articles contenus dans ce numéro spécial permettent également de revenir sur les enjeux relatifs à la scientificité des sources orales de même qu’à la nature des liens, pour le moins difficiles, qui unissent mémoire et histoire de même que les individus aux différentes communautés auxquelles ils appartiennent. Le cas des Autochtones est, à cet égard, particulièrement évocateur, comme le montre l’étude d’Aude Maltais-Landry.  

Devant les défis éthiques et méthodologiques posés par la relation de confiance et d’intimité qui se développe en faisant de l’histoire orale de même que par l’emploi des sources orales, que proposent les praticiens de l’histoire orale ? Jusqu’où le partage de l’autorité entre chercheurs et personnes interviewées peut-il ou doit-il aller ? Dans quelle mesure l’emploi d’une méthodologie intégrant des sources orales permet-il de renouveler certains thèmes d’histoire culturelle, politique ou socioreligieuse québécoise ? Les contributions de Cohen, Cohen Fournier et Messika sur les trajectoires d’immigrants juifs marocains de même que celle de Charron sur le travail domestique rémunéré féminin dans la deuxième moitié du XXe siècle contribuent à répondre à cette interrogation en illustrant l’intérêt de cette méthodologie. En quoi l’histoire orale bouleverse-t-elle les rapports entre mémoire et histoire, entre chercheurs et informateurs, entre l’historien et les disciplines historiques ? Les textes de Charlebois et Leclerc ainsi que celui de High permettent d’aborder de front, à partir d’ancrages différents, ces divers enjeux. En revenant sur divers aspects relatifs à l’emploi de sources orales, ce numéro cherche à ouvrir des horizons quant aux réflexions épistémologiques, éthiques et méthodologiques contemporaines concernant les conditions de la production scientifique en histoire. Il fera ainsi avancer notre connaissance des apports et des limites de la pratique de l’histoire orale en contexte québécois.