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Ce livre étrange combine les deux passions de l’auteur, la théorie des systèmes urbains et la généalogie de l’aristocratie française de l’Ancien Régime, afin d’expliquer pourquoi Montréal ne s’est pas développée comme elle aurait dû. La théorie topodynamique avancée par l’auteur privilégie deux grands systèmes urbains à l’échelle mondiale, soit le Grand Corridor de Tokyo à Londres et le Corridor mongolo-américain (sic) de Tokyo à Los Angeles, lequel passe par New York. C’est la faible intégration de Montréal dans ce dernier que l’auteur veut expliquer, grâce à une analyse de l’évolution des réseaux aristocrates français.

L’histoire de Montréal résulte des conflits entre les clans Le Tellier et Colbert à Versailles. D’un côté les Le Tellier et leurs alliés défendent le libéralisme, une politique continentaliste qui privilégie l’armée de terre, les colonies de peuplement ainsi que les idées et les valeurs de Rousseau. De l’autre côté, avec Colbert et ses adeptes, nous avons le mercantilisme, une politique impérialiste qui met l’accent sur la marine, les colonies d’esclaves et les idées et valeurs de Voltaire. Les seules périodes d’expansion de la Nouvelle-France, aux décennies 1660 et 1720-1730, coïncident avec celles où le clan Le Tellier est au pouvoir. La Conquête, résultat inévitable des politiques de Colbert, n’est pas pour autant le véritable échec du projet colonial français en Amérique. Elle découle de la montée de madame de Pompadour et de sa décision fatale d’endosser une alliance avec l’empire autrichien contre la Prusse et l’Angleterre, c’est-à-dire le Grand Corridor désuet au lieu du Corridor mongolo-américain montant. Les Montréalais font la même erreur quand ils rejettent l’invitation de Benjamin Franklin de se joindre au Congrès continental en 1776.

Le livre se divise en trois parties. Deux chapitres expliquent la théorie topodynamique, suivis de sept chapitres chronologiques, chacun traitant un réseau familial dominant à Versailles. Le pont entre ces deux parties est un chapitre qui compare les politiques coloniales française, anglaise, néerlandaise, suédoise et espagnole à la lumière de la théorie topodynamique. Le livre prend fin avec son chapitre le plus long, qui tente d’expliquer pourquoi Montréal a raté l’occasion de se rejoindre au Corridor mongolo-américain.

La théorie topodynamique se base sur une lecture de la population et du PIB européen récents. Tellier l’étend au niveau mondial grâce à deux images démontrant l’éclairage la nuit, suivies de deux cartes démontrant la densité des voies maritimes et le nombre de vols aériens. Un exercice mathématique indique que les potentiels gravitaires de population et les vecteurs d’attraction gravitaire de production mondiale en 2000 confirment l’existence de ces corridors. L’actuel ne rencontre l’histoire qu’avec sa comparaison des politiques coloniales, où les courants maritimes sont fondamentaux. Le coeur du livre est la chronique des clans, laquelle se base sur 19 arbres généalogiques dans le texte propre et 6 en annexes, assorties de pas moins de 1407 esquisses généalogiques dans l’index. Même lorsqu’il n’y a pas d’arbres, on est toujours dans une forêt généalogique, comme en témoigne sa discussion de la création de la Compagnie de la Baie d’Hudson ; moins d’une page sur les aventures de Radisson et des Groseilliers, quatre pages sur la généalogie de Prince Rupert et un seul paragraphe sur les conséquences pour Montréal. Dans la troisième partie du livre, la simple spéculation sert de preuve.

Les choix historiographiques de Tellier découlent de cette structure d’arguments et de sa mise à preuve fautive. Vance, Pritchard, Mathieu et surtout Trudel sont mobilisés pour démontrer que les origines religieuses de Montréal ont été surévaluées. Alors que dans son traitement de la Conquête, on revoit la thèse de la décapitation refaire surface. Les recherches de Louise Dechêne et ses multiples disciples ne mériteraient pas notre attention, car expliquer l’histoire de Montréal du XVIIe et XVIIIe siècles par les gens qui y vivaient serait comme expliquer l’histoire de Coaticook d’aujourd’hui en ne tenant compte que de ses 5000 habitants (p. 373) !

La topodynamique de Tellier repose sur des populations stables. Ainsi, ni les peuples migratoires autochtones qui traversent la Nouvelle-France, ni les dizaines de milliers de pêcheurs européens qui fréquentent ses côtes chaque année ne comptent. Comme toute application rétrospective d’une théorie suprahumaine, celle-ci confond coïncidence et causalité car, faute de sources suprahumaines, aucune confrontation rigoureuse avec les sources historiques n’est possible.

L’immense travail généalogique qui sous-tend ce livre n’a pas la puissance explicative que Tellier présume. Que les familles, les alliances matrimoniales et les clans au sein de l’aristocratie française soient importants, personne n’en doute, mais leur simple existence n’explique pas pourquoi une politique fut adoptée plutôt qu’une autre. Bref, tout en tenant compte des liens généalogiques, il reste toute une histoire politique et socio-économique à faire, chose qui, de toute évidence, n’intéresse guère Luc-Normand Tellier.