Corps de l’article
L’activité apostolique des prêtres du Séminaire de Québec parmi les peuples autochtones qui contrôlaient ce que les colonisateurs appelaient « la Louisiane » était mal connue. L’ouvrage de Linda Carol Jones vient combler cette lacune. La recherche repose principalement sur l’utilisation intensive de la correspondance laissée par cinq prêtres qui oeuvrèrent dans la vallée du Mississippi durant le premier quart du 18e siècle.
Les trois premiers chapitres sont consacrés aux contextes religieux de France mais aussi du Canada, puisque les missionnaires embarquèrent depuis cette colonie. Québec est la tête de pont à travers laquelle l’élan français de la Réforme catholique trouva en Amérique du Nord un terrain d’exercice. Les protagonistes sont notamment dépeints dans leurs fonctions curiales auprès des colons d’une vallée du Saint-Laurent et d’une Acadie pittoresques. Deux chapitres pivots décrivent l’installation des pères des Missions étrangères en Basse Louisiane et la concurrence qui caractérise leurs relations avec les Jésuites, déjà implantés au « Pays des Illinois ». Cette rivalité, parfois mesquine et en tout cas typique de la dynamique cléricale, menace la légitimité missionnaire, car le spectacle offert aux néophytes n’est pas toujours édifiant. L’autrice brosse un portrait sensible de ce que l’on peut savoir des spiritualités autochtones à partir de la description qu’en font les missionnaires et de quelques études historiques ou anthropologiques. Les missionnaires évaluent les sociétés dans lesquelles ils s’installent à l’aune du projet de conversion. Le premier regard est à cet égard plutôt encourageant dans la mesure où les hôtes apparaissent a priori curieux des croyances catholiques.
Suivent les chapitres les plus stimulants, chacun consacré à l’un des cinq missionnaires. Jones fournit des précisions de toute sorte qui permettent une incursion dans le quotidien et dans l’esprit des personnages. Ces derniers sont convaincus de posséder non seulement la vérité relativement au spirituel, mais encore une supériorité culturelle à tout point de vue, par exemple sur les rapports de genre, la sexualité, la manière de se vêtir, de considérer la nature ou de ritualiser la vie individuelle et collective. À peine installés dans une communauté, ne parlant pas même la langue, les voilà qui prétendent, et rapidement, « réformer les abus » (p. 126). Leurs observations, minutieusement rapportées par Jones, à propos de cultures auxquelles ils semblent rester étrangers, livrent de précieuses informations sur certaines des valeurs et des normes sociales des Taensas, des Natchez, des Quapaws ou des Tamaroas au début du 18e siècle. Quant aux missionnaires, leurs archives racontent un fil ininterrompu de déboires et de déconvenues.
Le livre offre donc le récit d’un échec annoncé. Mais comment aspirer à « convertir » des humains dont on nie fondamentalement l’humanité ? Jones toutefois n’inscrit pas sa réflexion dans la perspective d’une histoire du racisme européen, mais dans la lignée des travaux de la « rencontre » qui envisagent positivement l’interaction. Le modèle interprétatif est du reste emprunté à l’étude célèbre de Richard White, Le Middle Ground (1991 pour l’édition originale anglaise). Le comportement des acteurs est évalué en fonction de leur capacité à établir des ponts entre leurs cadres référentiels respectifs. La violence coloniale et impériale française à l’oeuvre dans la région à l’époque, dont les missionnaires sont des instruments de premier plan, a ainsi tendance à demeurer au second plan de l’analyse. De même, les archives sont lues du point de vue européen, celui de la « découverte » comme construction d’une altérité par le jugement blanc, tandis qu’une inversion du regard aurait été possible à partir du même corpus. Cette posture théorique traditionnelle est à relier à l’historiographie mobilisée qui, outre sa modicité, frappe par sa vétusté, particulièrement en ce qui concerne les titres en français.