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En 2015, la compagnie Ikea a commencé la production d’abris à l’intention des réfugiés et autres personnes déplacées de leur pays. Ces abris sont délibérément temporaires, conçus pour durer à peine trois ans, mais ils sont censés être plus durables que la plupart des modèles de tentes utilisés par des organisations telles que l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Je me rappelle avoir été frappée par la solution très temporaire proposée pour ce que le HCR appelle souvent des « situations de réfugiés prolongées ».
Ce fait m’a été rappelé en lisant For the Temporary Accommodation of Settlers, qui explore l’interaction entre le design et la migration au cours des années critiques de la construction de la nation au Canada, à la fin du 19e siècle et au début du 20e. Il s’agit, en bref, d’un livre magnifique. Il est esthétiquement plaisant, riche en idées, et l’argument principal peut servir de métaphore pour l’étude de la migration de manière plus générale. Avec beaucoup de soin, David Monteyne (professeur associé à la faculté de design environnemental de l’Université de Calgary) explore l’histoire des bâtiments temporaires de l’immigration et leur rôle dans l’accueil des migrants au Canada au cours des années critiques qui ont suivi la Confédération, lorsque le nouveau pays cherchait à construire une nation et à affermir son emprise sur le territoire par la colonisation.
Inspiré par un séjour de l’auteur au Centre canadien d’architecture à Montréal et par la rencontre d’un ancien bâtiment d’immigration négligé dans la ville, l’ouvrage part du principe que les intentions et les institutions gouvernementales ne peuvent nous raconter qu’une partie de l’histoire de la migration. L’autre partie appartient aux migrants eux-mêmes. Monteyne explore diverses structures temporaires construites, des bâtiments construits sur les quais, des hangars d’immigration dans l’est du Canada aux immigration halls dans l’Ouest, en passant par les centres de quarantaine et de détention dans tout le pays, pour montrer ce que le gouvernement espérait réaliser avec ces sites et comment les migrants les ont réellement utilisés et expérimentés. L’accent mis sur le temporaire est crucial car il capture l’idée d’un processus de migration, avec de nombreuses étapes et rencontres, des déviations et des retours (certains refuges étaient à la fois des sites d’arrivée et de départ). Le résultat est un mariage rare et passionnant d’histoire ascendante (« par le bas ») et descendante (« par le haut »). Les spécialistes de la migration, notamment Lisa Chilton et Yukari Takai (que Monteyne cite abondamment), préconisent une telle approche depuis des années, mais elle est souvent difficile à mettre en oeuvre. Monteyne, cependant, y parvient avec une apparente facilité en se concentrant sur les stratégies formelles et informelles du « façonnage de l’espace » (shaping space) (p. 8). En explorant l’environnement bâti, il présente des arguments convaincants sur l’intersection des intérêts de l’État et des migrants, qui peuvent alternativement s’aligner ou s’opposer. En effet, l’accent mis sur les abris temporaires peut être considéré comme une métaphore de la migration en général, où les tensions entre la protection temporaire et l’installation permanente, les intérêts du gouvernement et les rêves des migrants sont clairement juxtaposés.
La métaphore est renforcée par les photos et les plans d’architecte qui complètent la riche analyse de Monteyne. Les images de lits et de chambres vides, de postes d’infirmières austères et de halls immaculés contrastent fortement avec le désordre de la migration et les descriptions par l’auteur de la foule, de l’activité et de l’odeur des refuges lorsque les migrants sont présents. Monteyne souligne cette différence en notant, à propos du hall d’immigration de Québec de 1887, que « the interior photos show the waiting rooms empty, devoid of the human relations, excitement, and anxieties that would have enlivened their use » (p. 35). L’auteur s’attache donc à imaginer comment les adultes et les enfants ont pu utiliser ces espaces. Il visualise les gens se déplaçant dans les bâtiments, tout comme ils se déplaçaient dans le processus de migration, décrivant les sites, les sons et la bureaucratie qu’ils ont rencontrés. Les migrants sont parfois représentés dans des périodiques (l’utilisation par Monteyne d’un vaste éventail de sources est remarquable), mais il y a très peu d’images où les migrants sont mis en avant, ce qui souligne dans une certaine mesure leur présence plus ou moins temporaire dans ces refuges.
Les lecteurs et lectrices de la Revue d’histoire de l’Amérique française seront probablement particulièrement intéressés par l’étude détaillée de Monteyne sur le bâtiment du quai érigé à Québec en 1870 et ses différentes versions au fil des ans, ainsi que sur le centre de quarantaine de Grosse-Île (opérationnel de 1832 à 1937) et le centre de détention de Montréal (construit spécialement en 1914), qui est finalement devenu le principal centre de déportation du gouvernement fédéral. En explorant le bâtiment de la jetée de 1870 à Québec et son évolution, l’auteur montre comment il a été réaffecté et reconstruit (à partir des hangars en bois d’origine) en raison de l’évolution des technologies de transport et de l’anticipation de la migration de masse. De même, à Grosse-Île, Monteyne explore l’évolution des besoins et des usages de la station (en se référant au travail de la station de quarantaine William Head sur l’île de Vancouver, où l’on confinait certains migrants asiatiques arrivant au Canada) en relation avec l’évolution des technologies, les efforts de modernisation et les évaluations scientifiques. Encore une fois, l’auteur s’intéresse tout au long de son analyse à l’expérience vécue des migrants en quarantaine et à leurs « pratiques spatiales » (p. 83) afin de montrer le fossé entre l’utilisation prévue par le gouvernement et la manière dont les migrants eux-mêmes se servent des divers abris. Il met le même soin à explorer l’histoire des déportations et des rapatriements de Montréal, en utilisant le nombre d’évasions pour explorer les conditions inquiétantes que les détenus vivent, en contraste avec les efforts voulus par le gouvernement (p. 270).
L’analyse, riche et pénétrante, et l’éventail des sources utilisées font que ce livre primé intéressera les spécialistes de la migration, de l’histoire du Canada, de l’histoire locale et de l’architecture, ainsi que les étudiants de premier et deuxième cycles. Il apporte une contribution essentielle à l’histoire de l’environnement bâti et à l’histoire de la migration, amenant les lecteurs à regarder d’une manière nouvelle leur propre environnement et l’histoire de la mobilité et du peuplement. Dans l’épilogue, Monteyne fait référence à la récente pandémie mondiale et à la manière dont la Covid nous a obligés, entre autres, à « modifier nos pratiques spatiales » (p. 282). À une époque de réglementation et de surveillance accrue des frontières au Canada et ailleurs, les migrants modifient également leurs pratiques spatiales de diverses manières, cherchant parfois à éviter complètement les espaces liminaux créés par les zones d’exclusion contemporaines (p. 282). Le travail de Monteyne nous oblige à considérer les expériences qui sont prises dans les processus de migration officiels, y compris dans les abris temporaires, ainsi que les expériences qui ont existé et continuent d’exister en dehors des structures bureaucratiques officielles et des environnements d’immigration construits à cet effet.