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Le Schisme de 1378-1417, moment profondément traumatisant pour l’unité de la chrétienté, provoque la division de l’autorité pontificale où deux papes, celui d’Avignon et celui de Rome, se disputent le pouvoir. Cette crise est renforcée par la déposition des papes Grégoire XII de Rome et Benoît XIII d’Avignon et par l’élection d’un troisième, à la suite du concile de Pise en 1409[1]. Désormais, trois papes coexistent. Les diocèses de l’ensemble de la chrétienté reconnaissent et obéissent à l’un des trois pontifes. Dans un tel contexte, l’évêché de Cambrai se soumet dès lors à l’autorité pisane, représentée successivement par Alexandre V (1409-1410), puis Jean XXIII (1410-1414).

Avec ce nouveau changement d’obédience, certains clercs s’inquiètent. Pendant près de trois décennies, ces religieux confient leur sort aux mains de leurs ordinaires, c’est-à-dire leurs évêques. Qu’advient-il alors des dispenses octroyées par les évêques ou par les papes rivaux ? Sont-elles légitimes ? Les clercs risquent-ils ainsi de perdre les concessions précédemment obtenues? Plusieurs ecclésiastiques demandent les grâces nécessaires, certains doutent de la validité des privilèges préalablement concédés par Rome ou par Avignon et finalement, d’autres n’obtiennent pas satisfaction[2].

Pour illustrer ce phénomène, nous proposons d’étudier le cas de Gilles Vrieleghem, fils d’un religieux et d’une célibataire. Ce dernier implore la Pénitencerie de valider toutes les dispenses préalablement reçues d’un évêque ou d’un pape rival. Le suppliant fait rédiger cette lettre pour ne pas perdre les privilèges liés à la fonction religieuse. Pour lui, l’absence de validation des exemptions implique une sérieuse menace sociale et financière.

Avec Gilles Vrieleghem, à titre d’exemple, notre propos se concentre sur la nécessité d’une dispense comme conséquence à l’irrégularité. Nous nous y intéressons afin de mieux répondre à la présente question : pourquoi l’avancement d’une carrière peut requérir l’octroi de dispenses? Cependant, tout candidat aux fonctions ecclésiastiques ne doit pas forcément en solliciter l’octroi s’il ne contrevient pas au droit canon. Nous tenons aussi à préciser l’emploi que nous ferons de dispense, à savoir « la suspension de l’application de la loi dans un cas spécial[3] ».

Nous répondrons à notre problématique en trois temps. D’abord, nous examinerons les types de grâces (dispense, licence spéciale, absolution et confirmation d’innocence) qu’un suppliant peut solliciter par l’entremise d’une supplique. Nous analyserons également la structure interne de notre source. En un deuxième temps, nous nous attarderons sur la naissance de la Pénitencerie, liée à une graduelle appropriation par le pape de plusieurs juridictions. Finalement, nous étudierons la nécessité qu’une personne irrégulière à l’égard de la législation ecclésiastique soit dispensée.

La structure d’une supplique

Avant d’entamer notre propos, il nous semble donc approprié d’expliquer ce qu’est une supplique, pour quelles raisons elle est rédigée et à qui elle est destinée. Il s’agit d’une littera (lettre) généralement écrite par le procurateur du requérant. La supplique s’adresse théoriquement toujours au pape, même si elle ne finit presque jamais entre ses mains. Celle-ci permet de dispenser un chrétien qui, pour des raisons défendables, transgresse le droit ecclésiastique. L’expression « être dispensé » implique d’obtenir la permission de ne pas agir selon les exigences canoniques. Dans certains cas, un croyant, ayant violé des prescriptions ecclésiastiques – violence contre clerc, meurtre d’un prêtre, mariage avec un parent tout en étant conscient de la parenté, etc. – sollicite l’absolution. Dans d’autres, un fidèle, ne voulant pas se soumettre aux pratiques normales (comme un pèlerinage en Terre sainte ou le choix de son confesseur), demande l’obtention d’une licence spéciale. Le suppliant implore occasionnellement grâce à l’égard d’une injuste accusation de meurtre[4].

Rédigée en latin, cette lettre se divise en trois parties. La première est l’expositio. Débutant généralement par une phrase introductive, le pontife en est formellement le destinataire. Le suppliant mentionne son prénom, son nom ou son patronyme, son âge si nécessité oblige, son statut social (ecclésiastique ou laïc) et son diocèse de provenance[5]. Cette section est suivie par la narratio où le requérant raconte ce qu’il a fait et pourquoi il se tourne vers la Pénitencerie. Habituellement brève, cette section devient plus considérable si ce dernier y insère des détails importants pour prouver son innocence[6]. La troisième et dernière partie est la supplicatio où il implore la Pénitencerie de lui accorder une grâce particulière, soit une absolution, une dispense, une déclaration d’innocence ou une licence spéciale[7].

L’évolution de la Pénitencerie liée à la réserve et à la centralisation pontificales

La Pénitencerie est l’office qui reçoit les suppliques et qui agit en qualité de pape. Son essor s’explique avec l’appropriation graduelle de plusieurs pouvoirs et réserves par le pape au détriment des évêques. Dès la réforme grégorienne, à la fin du XIe siècle, cette centralisation donne notamment une nouvelle ampleur aux légations. Celles-ci deviennent un outil essentiel pour affirmer le pouvoir pontifical sur des Églises réticentes[8]. Les légats deviennent, selon la mission ou le territoire donné, les représentants ou les « envoyés » du pape. Ils agissent en tant que pape selon un mandat limité dans le temps et l’espace[9]. Par ailleurs, ces « envoyés » peuvent outrepasser les juridictions des évêques et convoquer eux-mêmes des conciles[10]. Au deuxième concile du Latran (1139), la centralisation s’exemplifie également par le premier cas réservé à la grâce pontificale. Selon le canon 15, toute violence contre un clerc ne peut être pardonnée que par le pape[11].

Cette concentration pontificale des pouvoirs n’explique cependant pas entièrement la naissance de la Pénitencerie, bien qu’elle contribue profondément à son développement[12]. L’institutionnalisation de cet office se base, en partie, sur la réserve pontificale. Celle-ci est la compétence qu’un évêque ou un pape déclare avoir l’exercice exclusif. Par les décrétales et les constitutions – lettres et prescriptions édictées par le pape pour devenir une règle ou un acte majeur –, les cas réservés aux papes s’accroissent lentement au détriment des réserves épiscopales[13]. Sous l’effet de la centralisation, l’autorité papale empiète désormais sur celle des évêques locaux qui veulent aussi détenir « le pouvoir des clefs », de « lier » et de « délier », comme celui de Saint-Pierre[14]. Par ce droit de réserve, la grâce pontificale permet graduellement à ses légats et aux pénitenciers d’outrepasser les autres juridictions ecclésiastiques[15]. Une décision épiscopale est susceptible d’être infirmée par une instance pontificale. Prenons le cas de Jean de Sénécal qui écrit à la Pénitencerie en 1410. C’est un clerc privé de son bénéfice par son ordinaire qui sollicite alors un super [defectu] natalium in forma ampliori. Cette expression latine révèle que ce dernier est irrégulier par sa naissance de parents non mariés. Il veut aussi obtenir et/ou conserver deux ou plusieurs bénéfices, c’est-à-dire une charge ecclésiastique avec des revenus[16]. À la suite de sa requête, Jean de Sénécal obtient satisfaction[17].

La dispense comme nécessité à l’irrégularité et à l’inhabilité d’un candidat

D’emblée, il faut comprendre que les dispenses viennent pallier la fermeté du droit canon en permettant d’exempter certains cas de sa mise en oeuvre. Saisir le lien qui les unit est indispensable, car le travail de la Pénitencerie s’appuie sur ce droit[18]. Par l’octroi de dispenses, l’application de la législation ecclésiastique est provisoirement interrompue. Dans cette conception du gouvernement par la grâce, la suspension se justifie par deux visées principales : assurer le salut du prochain et, principalement, éviter le schisme ou le scandale de l’Église. Certes, il faut supprimer les irrégularités des clercs, mais surtout les normaliser. Ces derniers doivent, en fait, incarner un idéal pour les laïcs[19].

Le droit canon est le droit de l’Église. Cette législation encadre l’ensemble de ses membres, laïcs et ecclésiastiques, et les dirige vers le salut. Le pape ou ses représentants s’autorisent à dispenser, à réformer ou à abroger l’application de la législation en la limitant dans certaines circonstances[20]. Celle-ci réglemente les droits et les devoirs, du clerc mineur à l’évêque, au moyen d’une hiérarchie fonctionnelle (les ordres mineurs et majeurs, et l’épiscopat), juridictionnelle et territoriale. Elle explicite les modalités de la promotion d’un candidat à des ordres et à des fonctions, soit par la postulation, l’élection, le compromis, la nomination ou la présentation selon le droit de patronage dont dispose le fondateur d’un lieu de culte. Le droit canon détermine parallèlement les qualités et les conditions exigées chez l’aspirant[21]. Ce contrôle est légitime, car tous les clercs participent au salut des chrétiens. C’est une réalité d’autant plus importante lorsque le religieux possède un bénéfice avec cure d’âmes, avec « la charge d’une communauté de fidèles[22] ». L’accès à la vie religieuse est particulièrement surveillé par l’institution ecclésiastique qui tente de limiter les postulants inadéquats.

Si tout religieux est tenu pour clerc[23], accéder à la cléricature devient nécessairement plus contraignant. Le candidat doit être né de parents mariés, ne pas avoir de défaut corporel pouvant nuire à la pratique de ses fonctions religieuses[24], être suffisamment âgé, assez compétent pour bien mener ses activités et avoir une bonne réputation[25]. Par exemple, un tertiaire franciscain, Jan Bucseel, contemporain de Gilles Vrieleghem, s’adresse à la Pénitencerie en souhaitant accéder aux ordres sacrés. La source demeure néanmoins imprécise sur la nature des fonctions désirées. Il aspire à la prêtrise, un statut qui lui est théoriquement inaccessible. Se consacrant au travail artisanal, il n’est alors pas qualifiable pour le sacerdoce. Il sollicite ainsi une dispense pour être promu et ordonné (De promotis et promovendis), ce qu’il obtient[26].

Gilles Vrieleghem : irrégulier et nécessitant des dispenses

De ce fait, si un candidat ne répond pas aux exigences, il contrevient au droit canon. Il est alors perçu comme irrégulier ou disqualifié pour une carrière religieuse[27]. Gilles Vrieleghem, irrégulier, souhaite devenir clerc et par la suite, prêtre. Son âge l’y autorise. Il est aussi qualifié, car il semble ne pas avoir été dispensé pour un défaut corporel précis ou pour l’absence de compétence. C’est sa naissance qui le discrédite[28]. Effectivement, le décret de Gratien, écrit autour de 1140, soutient que l’admission des fils de prêtres et des enfants illégitimes au sacerdoce est contraire au droit[29]. Un tel homme ne peut devenir clerc et dans ces conditions, il est inconcevable d’être élevé aux ordres sans dispense[30]. Le débat sur l’accès des fils illégitimes aux offices ecclésiastiques, plus particulièrement les fils de religieux, est une longue et épineuse controverse. Il ne faut surtout pas que les offices ou les bénéfices deviennent héréditaires[31].

En conséquence, l’impétrant est impropre à la fonction cléricale et doit dispenser sa naissance irrégulière. Exemption accordée, il accède à la cléricature[32]. Ce statut est recherché pour ses nombreux avantages, dont la comparution exclusive devant les tribunaux ecclésiastiques[33]. Cet état se démarque par la tonsure, différence visible entre le clerc et le laïc, et occupe l’échelon le moins considérable de la hiérarchie religieuse. Ne se satisfaisant pas d’être simplement clerc, Gilles obtient de son ordinaire la promotion aux ordres mineurs[34] où il a été vraisemblablement un acolyte (acolitus)[35].

Par la suite, son nouvel ordinaire lui autorise la promotion aux ordres sacrés, c’est-à-dire aux ordres majeurs[36]. En effet, « son ordinaire étant décédé, il [Gilles Vrieleghem] a été autorisé par son successeur, canoniquement élu, à accéder à l’ensemble des ordres sacrés et à disposer d’un bénéfice ecclésiastique, le cas échéant avec cure d’âmes[37] ». Si un religieux sur deux est clerc, un sur quatre devient prêtre[38]. Nous ignorons, en raison de l’absence d’indication, si le requérant accède premièrement au diaconat ou au sous-diaconat, ensuite à la prêtrise ou s’il parvient directement à la prêtrise.

L’exemple de Gilles Vrieleghem démontre les étapes d’une carrière, passant de clerc, au moyen d’une dispense, vers les ordres mineurs, puis vers la prêtrise grâce aux autorisations successives de ses ordinaires. Toujours par l’entremise de la Pénitencerie, Gilles Vrieleghem peut être ordonné plus rapidement que le droit ne l’autorise et par un autre évêque que son ordinaire[39]. En respectant des jours précis de l’année ecclésiastique, un candidat ne peut pas être promu simultanément à deux ordres. En principe, il existe quatre samedis par année où il est possible de recevoir les ordres sacrés. De plus, la promotion par un autre évêque que celui de son diocèse n’est pas justifiable[40]. Si un postulant ne veut pas se contenter des procédures usuelles, une exemption devient nécessaire pour outrepasser le droit.

Apparemment, avec la permission de son ordinaire, Vrieleghem cumule les bénéfices sous la réserve que le cumul ne contrevienne pas au droit[41]. Pourtant, Jean XXII interdit, dans la bulle Execrabilis en 1317, la possession simultanée de deux ou de plusieurs charges ecclésiastiques avec cure d’âmes[42]. À la fin de la période avignonnaise, le pape Urbain V prend aussi des mesures pour endiguer le cumul de bénéfices et pour favoriser la présence des clercs dans leurs paroisses[43]. Le problème est là, car la non-résidence des chanoines, des prêtres et des évêques découle directement du cumul. Sans exemption pour Gilles Vrieleghem, l’obtention d’un bénéfice avec charge d’âmes (cura animarum) supplémentaire est répréhensible. La source est silencieuse sur une nouvelle dispense ou un potentiel cumul de plusieurs cura animarum. Néanmoins, le cumul des cura animarum demeure rare. Il serait étonnant qu’un individu tel que Gilles Vrieleghem puisse y prétendre.

Après avoir été excusé de sa naissance illégitime, avoir accédé aux ordres mineurs et majeurs par deux évêques successifs et avoir obtenu plus d’un bénéfice, Gilles Vrieleghem est incertain de sa position, de ses privilèges et de ses possessions[44]. Avec le changement d’obédience de son diocèse, ses prérogatives sont susceptibles de lui être retirées. Théoriquement, son élévation aux ordres majeurs ne doit pas être autorisée par son ordinaire. En fait, l’évêque peut seulement permettre à Gilles Vrieleghem d’être promu aux ordres mineurs. Conséquence de son illégitimité, son ordinaire ne peut pas lui consentir l’élévation aux ordres sacrés avec cure d’âmes sans l’assentiment du pape[45]. Si cet agrément est absent, une telle promotion est contraire au droit et nécessite une absolution[46]. C’est pourquoi il veut valider toutes ses dispenses pour mieux jouir de ses possessions et de ses prérogatives. En somme, s’il n’en obtient pas la confirmation, il craint d’être inapte à la fonction religieuse et s’expose à perdre éventuellement la jouissance de ses bénéfices.

La conclusion, sa réponse[47]

Alors que le Schisme semble enfin se résoudre par la destitution des deux pontifes rivaux et par l’élection d’un troisième, certains clercs sont préoccupés. En raison des oscillations d’obédience urbaniste ou clémentine, ils craignent que leurs dispenses autorisées par un pape rival soient infirmées par l’autre. Cette situation ambiguë entraîne des situations illicites en vertu du droit où les ordinaires dispensent leurs subordonnés. Ces clercs sont inquiets d’être perçus comme illégitimes ou inhabiles. C’est dans cette conjoncture que s’inscrit cette supplique. Gilles Vrieleghem s’adresse au pape pisan afin de prévenir toute remise en cause de ses dispenses. Cette littera illustre par ailleurs très bien l’inquiétude de certains clercs devant cette élection.

Non seulement cette supplique exprime bien le contexte troublé, mais elle permet de constater l’utilité des dispenses pour l’avancement d’une carrière ecclésiastique. Si un postulant remplit les exigences de la cléricature et si son accession ne contrevient pas au droit, aucune dispense ne lui est nécessaire. Ce n’est pas le cas pour le présent suppliant. Il est irrégulier par sa naissance. Sa situation le rend perplexe. Ses précédentes dispenses seront-elles contestées et perdra-t-il la jouissance de ses bénéfices? Afin de soutenir sa cause, il plaide l’ignorance du droit canon tout en voulant être rassuré dans sa position. Ces démarches sont finalement satisfaisantes; cette littera est approuvée par la formule Fiat de speciali quantum indiget. Nous pouvons la comprendre comme : Qu’il en soit ainsi au sujet de ce cas particulier aussi longtemps qu’il en a besoin[48].