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En 2016, dans l’introduction du dossier sur les circulations publicitaires de la littérature, Myriam Boucharenc, Laurence Guellec et David Martens entament leur réflexion en s’appuyant sur une réclame imprimée. Cette dernière est un dessin de Benjamin Rabier publié en 1924 dans L’Illustration[1]. Emprunt aux fables de Jean de la Fontaine, il représente maître Corbeau sur un arbre perché, le renard s’adressant à lui pour vanter une marque de cataplasme. De fait, Rabier (1864–1939) demeure aujourd’hui associé à toute une iconographie publicitaire et animalière, à l’image du célèbre dessin de La vache qui rit de la marque de fromage fondu Bel (1924) et dont le personnage est symptomatique de l’univers artistique de son créateur.

Considéré comme un des plus grands dessinateurs animaliers européens, Rabier doit en effet son succès aux animaux à qui il donne des expressions humaines. Ses contemporains les retrouvent dans des dessins publicitaires comme dans des illustrés jeunesse, à l’image de Nick le caneton, Tom l’ourson, Bobby le chien, ou encore la série du canard Gédéon dont 16 albums ont été édités par la Librairie Garnier Frères de 1923 à 1939. Auteur et illustrateur, il décline aussi ses créations sur de nombreux supports, imprimés ou manufacturés, comme en témoigne par exemple la série d’animaux de la ferme en bois découpé, éditée dans les années 1910 par la maison parisienne Passerat et Radiguet et conservée aujourd’hui par le musée des Arts décoratifs de Paris[2]. Christophe Vital, conservateur en chef des musées de la Vendée, confirmait ainsi, dans une interview accordée à francetvinfo en 2016, que Rabier avait

(...) utilisé tous les médias de son temps et en [avait] créé pratiquement de nouveaux. Donc ça c’[était] le côté extrêmement moderne finalement de cet homme qui [allait] utiliser l’animal comme moyen de médiation. Il se [rendait] compte, peut-être tout simplement, que l’animal [était] une excellente accroche pour le public, celui des enfants plus particulièrement[3].

Ces histoires et figures animalières, inscrites dans la tradition littéraire des fables[4], se déployant dans et hors les supports imprimés, destinées à des adultes comme à des enfants, attestent, chez Rabier, d’un désir de diversification de sa production dans une époque où se combinent multiplication des médias et élargissement des lectorats. Cette production prolifique illustre, a posteriori, le concept d’intermédialité qui, pour reprendre les termes de François Jost, « n’a d’efficacité réelle que lorsqu’il établit des passerelles entre des médias différents pour mieux construire une relation intelligible entre des causes et des effets[5] », facilitant, autrement dit, la mise en lumière des transformations d’un contenu (textuel, iconographique, etc.) d’un support à l’autre. Suivre la construction progressive de l’oeuvre de Rabier suppose donc de suivre à la trace les différents médias[6] exploités en observant la façon dont il adapte sa pratique professionnelle et ses narrations animalières au contexte de diffusion choisi et aux nombreuses demandes auxquelles il répond. C’est ce que nous tenterons de faire dans le cadre de ce texte en interrogeant l’oeuvre de Rabier à l’aune du concept de fable dont la définition contemporaine est largement héritée de la production éditoriale qui s’industrialise au 19e siècle. Rabier y participe d’ailleurs au tournant du 20e siècle en illustrant plus de 200 fables de La Fontaine (voir la figure 1), adaptant pour les enfants, sans gravité ni lourdeur, ces histoires qui ne leur sont pas initialement destinées[7].

Figure 1

Jean de La Fontaine et Benjamin Rabier, « Le Lion », Fables de La Fontaine illustrées par Benjamin Rabier, Paris, Édition Librairie illustrée Jules Tallandier, 1906, Médiathèques de La Roche-sur-Yon Agglomération, numérisée et mise en ligne par la BnF. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6566933d/f25.item (consultation le 29 février 2024).

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Issue d’une longue tradition orale puis textuelle, la fable, « le plus ancien et le plus universel des genres[8] », consiste en un bref récit dont la multiplication de cas particuliers au sein de recueils offre autant « […] d’exempla qui transmettent de façon plaisante, avec quelques touches d’humour, des règles de bonne conduite (ne pas mentir, rechercher le juste équilibre et la modération en tout) et des valeurs (travail, modestie, rejet des apparences…)[9] ». Le créateur de fable se distingue ainsi par la finalité morale de ses courtes histoires, souvent illustrées, qui exposent aux lecteurs une leçon aisément compréhensible. Inspirée de l’apologue ésopique où l’animal tient la première place, la fable se démarque enfin des autres récits imaginaires, tel le conte par exemple, par l’utilisation systématique d’animaux dont les attitudes anthropomorphiques ont pour but d’illustrer, pour ne pas dire souligner, les petits travers des êtres humains. Du fait de ces relations privilégiées qui unissent la fable et l’illustration, nombre de commentaires décortiquant le travail de Rabier[10] voient en lui un fabuliste qui se démarque par cette utilisation des animaux comme sujets de prédilection au sein de créations elles-mêmes déclinées sous des formes plus ou moins brèves par une diversité de médias et d’images. Toutefois, une enquête intermédiatique de sa production, et sans se limiter aux albums illustrés pour la jeunesse, permet de nuancer cette association. Faiseur d’images, il est un des premiers créateurs à travailler pour la presse et l’édition tout en illustrant des réclames, des cartes postales ou encore des objets. Une grande partie de son oeuvre est ainsi constituée d’unités indépendantes où l’illustrateur finit par réduire son bestiaire de fabuliste en une forme brève et graphique qui, dans ses déclinaisons publicitaires ou manufacturées, évacue le récit (dans le sens d’une succession d’actions), et se réduit à de simples scènes humoristiques animalières que les publics peuvent rapidement observer et reconnaître.

Pour mener à bien cette enquête intermédiatique dans la création animalière de Rabier, nous prendrons appui sur plusieurs sources documentaires et fonds avec en premier lieu celui de la médiathèque de La Roche-sur-Yon[11] qui concentre le fonds le plus important de ses oeuvres. Nous explorerons également les collections, mises en ligne, de musées (musée des Arts décoratifs de Paris et musée de l’Image à Épinal) ainsi que le fonds numérisé de ses albums par la Bibliothèque numérique de la BnF en 2014 et mis en ligne sur Gallica[12]. Ces sources sont complétées par la lecture de trois biographies consacrées à Rabier publiées entre 1981 et 2004[13]. Cette enquête sera structurée en trois axes avec, dans un premier temps, un exposé de la « drôle de vie » de Rabier, ainsi qualifiée par ses descendants. Cette drôle de vie aux multiples facettes « professionnelles » s’inscrit dans une période au cours de laquelle un certain nombre de transformations sociales, économiques, techniques et politiques esquisse un nouveau système médiatique. Ce contexte offre l’occasion à Rabier d’entrer dans une nouvelle ère de l’illustration jeunesse, et notamment de l’illustration de fables animalières comme nous le verrons dans un deuxième temps. Dans cette seconde partie, nous détaillerons les caractéristiques de ces fables animalières humoristiques et graphiques, dont il est l’auteur et / ou l’illustrateur, en insistant notamment sur la récurrence des personnages et de leurs attitudes. Enfin, par ses liens avec la sphère publicitaire, et par l’intermédiaire de la déclinaison marchande de son univers graphique, Rabier amorce les mouvements d’imbrication des sphères culturelle, commerciale et médiatique, mouvements encore très largement à l’oeuvre aujourd’hui et dont on peut ici exposer les prémices. Cette déclinaison devient une opportunité financière pour Rabier. Il puise en effet dans ses précédents travaux et donc dans son imposant bestiaire si caractéristique pour faire de la fable illustrée une réserve de sujets marchands et intermédiatiques.

I. Une « drôle de vie » à l’aube d’un nouveau système médiatique

Difficile d’expliciter « l’oeuvre » au singulier de Benjamin Rabier tant ses productions culturelles s’éparpillent sur tous les supports contemporains, imprimés ou non, de la fin du 19e à la première moitié du 20e siècle. Difficile également de le relier à un seul et unique statut professionnel. En effet, il a navigué dans différents champs culturels le jour et travaillé la nuit, de 1890 à 1910, comme employé à la caisse commerciale aux Halles de Paris. Artiste de jour, fonctionnaire cadre de nuit, il a su profiter de toutes les occasions offertes par les mutations sociales, artistiques, techniques, politiques et économiques de son époque.

Parmi elles, soulignons le changement de ton qui s’est opéré dans les journaux des années 1826–1827 avec l’instauration d’un nouveau type de périodiques comme le Figaro ou La Caricature. Alain Vaillant relève ainsi un changement de paradigme discursif, changement à l’origine de notre système médiatique actuel, avec le passage d’un modèle argumentatif et rhétorique à un modèle représentatif et narratif[14]. Ce changement se produit également sur différents plans. Sur le plan des formats d’abord, de nouveaux périodiques spécialisés permettent de s’adresser à d’autres segments (enfants, jeunes, filles, familles, femmes…) parallèlement au recul de l’analphabétisme[15]. Sur le plan des modes de gestion ensuite, pour la première fois, le titre La Presse d’Émile de Girardin (1836) intègre les annonces publicitaires comme moyen de financement. Sur le plan de l’indépendance de plus en plus grande à l’égard des influences politiques, la loi du 29 juillet 1881 amplifie cette libéralisation politique mais également économique. Enfin, sur le plan des innovations technologiques, tout un ensemble de progrès peut être relevé : des techniques d’impression à l’arrivée de la vapeur dans les presses, en passant par l’apparition des rotatives et le développement de la photogravure[16]. Cet ensemble d’innovations bouleverse le monde de l’imprimé et a pour effet immédiat un essor considérable de la presse : 3 800 journaux naissent alors en France, dont 250 à vocation satirique[17]. Il flotte dans l’air une soif de liberté, d’impertinence, de distraction et d’information. Jamais la France n’avait connu un tel foisonnement de nouveaux titres. L’imprimé bascule ainsi, petit à petit, dans une ère industrielle avec, de ce fait, l’obligation quotidienne de produire des titres pour raconter le monde à ses lecteurs avec des mots assurément, mais aussi avec des illustrations.

Rabier bénéficie de ces mouvements de fond. À 27 ans, il signe ses premières illustrations pour les titres La Chronique amusante et Le Gil Blas illustré. Son premier dessin est daté du 21 février 1892 : il s’agit d’une bande muette de six dessins intitulée « Guillaume Tell, son fils et la pomme »[18]. S’il noue une collaboration régulière avec ces deux titres de presse humoristiques et satiriques pour adultes, il faut en ajouter une cinquantaine d’autres parmi lesquels La Petite Revue, La Jeunesse illustrée, L’Assiette au beurre, mais également Le Rire et Le Pêle-Mêle. Pour ce dernier, Rabier détient le statut de dessinateur attitré de l’hebdomadaire, l’obligeant ainsi certes à livrer un dessin ou une couverture par semaine[19] mais lui conférant également une reconnaissance professionnelle dans le monde de l’imprimé.

À partir de cette reconnaissance, et en parallèle avec ses illustrations pour adultes, Rabier va élargir ses collaborations au monde de l’édition, et notamment l’édition enfantine, alors en pleine expansion, à de nombreux titres de périodiques illustrés d’horizons et de styles très divers : La Jeunesse illustrée, Les Belles Images, Le Petit Journal illustré pour la jeunesse, La Joie des enfants, Le Jeudi de la jeunesse… Soulignons ici une pratique intéressante dans cet univers presse et édition pour enfants, pratique toujours à l’oeuvre aujourd’hui, celle de la circulation d’une oeuvre d’un secteur à l’autre. La presse s’appuie sur l’édition pour augmenter sa diffusion; l’édition s’appuie sur la presse pour augmenter ses ventes car les mêmes éditeurs publient à la fois des livres et des périodiques et tentent d’assurer le succès des uns par les autres et des autres par les uns.

Rabier, de plus en plus sollicité par la presse et l’édition pour enfants, illustre, dès 1896, des albums et peut ainsi pallier le lent mais inéluctable essoufflement de la presse humoristique illustrée pour adultes. Il entame donc une deuxième carrière, en tant qu’illustrateur et auteur pour la jeunesse, carrière à laquelle il se consacre très largement à partir du début 20e siècle. Tout comme pour les titres de presse, il a plusieurs éditeurs, même si Jules Tallandier et Garnier Frères sont ses deux principales maisons. Au-delà des illustrations d’oeuvres classiques ou scientifiques telles Les Fables de La Fontaine (1906), Le Roman de Renart (1909) ou L’histoire naturelle du naturaliste Buffon (1911), Rabier est également auteur des textes et dessins de, selon les sources, 200 à 250[20] albums pour la jeunesse. Parmi ces titres, quelques publications significatives du positionnement artistique et éthique de Rabier peuvent être citées. Durant la Première Guerre mondiale, alors qu’un grand nombre de titres de presse pour enfants disparaît, il publie en 1916 l’album Flambeau, Chien de Guerre[21] empreint de patriotisme exaltant la haine de l’ennemi et le sens du sacrifice (voir la figure 2). Alors qu’il a diversifié ses activités en déclinant ses oeuvres graphiques sur de nombreux supports (nous y reviendrons dans la dernière partie), il décide, à partir de 1923, de se recentrer sur les histoires pour enfants avec Gédéon, un des personnages les plus populaires de l’univers enfantin de l’entre-deux-guerres. Enfin, parmi ses publications singulières, relevons, dans ses tout premiers albums, celui de Tintin-Lutin paru en 1898 chez l’éditeur Félix Juven[22]. Rabier transpose, par ailleurs, cet univers graphique en expérimentant un nouveau format visuel : celui du dessin animé. Il en crée dès 1916 en y intégrant des saynètes au graphisme lisible avec pour héros des animaux aux expressions humaines, d’abord en collaboration avec Émile Cohl puis seul de 1917 à 1922. Dans ces récits, il revisite les grands classiques de la littérature enfantine et pose les prémices d’un genre d’animation qui sera, une dizaine d’années plus tard, outre-Atlantique, fortement développé par Walt Disney[23]. Au-delà de cet éclectisme et polyvalence de Rabier dans les sphères culturelles du début du 20e siècle, c’est également un genre littéraire particulier qu’il explore dès 1910 avec l’écriture de pièces de théâtre[24].

Figure 2

Benjamin Rabier, Flambeau, chien de guerre, Paris, édition Librairie illustrée Jules Tallandier, 1916, Bibliothèque nationale de France, département « Littérature et art », numérisée et mise en ligne par la BnF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6540085m/f68.item (consultation le 29 février 2024).

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Rabier, le dessinateur humoristique, est donc peu à peu sorti du carcan de la presse pour adultes et de l’édition illustrées « pour intégrer de nouvelles logiques de création et notamment l’extension intermédiatique[25] ». Il s’agit pour ce créateur, non pas uniquement de transposer son oeuvre d’un support à l’autre mais bien plutôt de créer une sorte d’univers singulier fait de citations et de reprises afin de s’adresser à des publics divers et variés en proposant différentes expériences de lecture. Cet univers que nous qualifions a posteriori d’intermédiatique repose sur la construction d’un bestiaire animalier figuratif et narratif. Ce bestiaire ne s’accompagne pas toujours de textes mais s’appuie sur la « trivialité[26] » de la fable, c’est-à-dire sur sa capacité, en tant que production culturelle et genre narratif hybride[27] — caractérisé par une forme brève, le recours aux animaux et une finalité allégorique —, à être transformée et diffusée dans différents espaces sociaux afin de répondre à des usages multiples que nous allons désormais détailler.

II. Le dessinateur de fables animalières et humoristiques

Pour les lecteurs français, et plus largement francophones, la dimension textuelle de la fable reste sans aucun doute rattachée à la figure de Jean de La Fontaine, grand auteur des fables que tout écolier croise dans son parcours scolaire et dont les diverses sentences ont fini par passer dans le langage courant (Rien ne sert de courir, il faut partir à point). Cette renommée et cette longévité offrent un cadre de lecture de ce que peut être une fable dans l’univers francophone, à savoir un récit bref s’appuyant sur le recours aux animaux anthropomorphes et dont le propos est bien souvent satirique afin de dénoncer les vices et travers de l’espèce humaine (orgueil, hypocrisie, bêtise, etc.). Or, cette acception textuelle peut s’appliquer à la profusion intermédiatique des productions graphiques et narratives de Rabier caractérisée par une surreprésentation des animaux dans des saynètes au « ton humoristique, souvent grinçant, où il condamne l’absurde condition humaine[28] ». Développant un univers original où les animaux forment une société avec ses règles, sa morale, ses bons et ses méchants, Rabier fait oeuvre de fabuliste iconographique à travers les nombreuses histoires en images qu’il crée pour illustrer ses propres textes, à l’image de ses premières productions pour les imageries d’Épinal[29], comme pour accompagner les récits de ses illustres prédécesseurs dans l’écriture de fables.

Au tournant du 20e siècle, Jules Tallandier demande ainsi à Rabier d’illustrer, pour sa maison d’édition, Les fables de La Fontaine. D’une fable à l’autre, il joue sur la diversité des mises en scène, varie les formats ou les emplacements et fait appel à une gamme très étendue d’attitudes et de sentiments qu’il donne à ses animaux, reléguant le texte au second plan. Dans la version illustrée et éditée de 1906[30], Rabier reprend les éléments qui ont fait son succès auprès des adultes ainsi que dans les diverses saynètes publiées dans les journaux pour la jeunesse : des animaux domestiques (chiens, chats) ou de la ferme (vaches, chèvres, canards, lapins, etc.), auxquels s’ajoutent plus tardivement et selon les commandes des animaux plus exotiques[31]. Ces animaux côtoient et interagissent avec des humains selon des attitudes bien peu naturelles afin de s’en moquer ou de dénoncer leurs petits travers (la bêtise du chasseur — voir la figure 3 —, la maladresse de l’ivrogne[32], la cruauté de la mégère[33], etc.).

Figure 3

Benjamin Rabier, La perdrix, la dame, le chasseur & son chien, Épinal, Pellerin & Cie, 1905, Ville de Paris / Fonds Heure joyeuse, numérisée et mise en ligne par la BnF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6512277j/f15.vertical# (consultation le 29 février 2024).

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Le comique des situations dessinées repose sur l’anthropomorphisme des animaux qui, sans être revêtus des atours de l’être humain, caricaturent ses attitudes grâce notamment à l’expressivité de leurs visages et une forme d’analogie dans leurs postures (chien sur les deux pattes arrière, ours dansant, chat se bouchant les oreilles, etc.). Par ailleurs, si les personnages humains sont présents dans certains de ces scénarios ou saynètes, les animaux paraissent souvent bien plus raisonnables ou ingénieux que les hommes et femmes illustrés. Rabier conforte cette opinion à l’égard d’une société animale qui lui paraît moins pervertie (par l’appât du gain, la guerre et la violence, l’hypocrisie, etc.) que la société humaine. Citons plusieurs exemples significatifs : « Pourquoi il faut être bon avec les animaux[34] », planche publiée dans Le Rire : journal humoristique (11 décembre 1897), ou le dossier destiné aux adultes « Bêtes et gens », critique au vitriol des relations entretenues par l’espèce humaine avec le règne animal (L’Assiette au beurre, 1902, voir la figure 4)[35], voire encore sa critique et virulente illustration anticoloniale publiée en première page du Pêle-Mêle le 26 novembre 1899[36].

Figure 4

Benjamin Rabier, « Le Boucher », L’Assiette au beurre, Paris, 1902, Médiathèques de La Roche-sur-Yon Agglomération, numérisée et mise en ligne par la BnF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6566329f/f4.item# (consultation le 29 février 2024).

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Ces exemples exclusivement destinés aux adultes sont néanmoins des exceptions, car à l’opposé de la plupart des dessinateurs de son temps, Rabier ne semble pas concerné par la satire sociale ou politique : « La vie politique l’a laissé indifférent — on ignore d’ailleurs tout de ses opinions politiques — et il en donne en de rares occasions une image plutôt désabusée[37]. » Rabier choisit plus globalement une fantaisie simple et le registre d’un humour bon enfant, immédiatement compréhensible par un large public et s’adaptant à de nombreux contextes de lecture. Il alterne ainsi les commandes d’illustration d’ouvrages savants (Le Buffon de Benjamin Rabier[38], publié en 1913 par Garnier Frères et comportant 459 pages dont 250 figures et 35 planches illustrées), érudits (Le Roman du Renard[39], adapté et édité par Tallandier en 1909), ou plus utilitaires dont la réception dépasse l’Hexagone[40]) avec des créations qui lui sont propres. Citons également l’exemple, en 1909, de Scènes de la vie privée des animaux (éditions Garnier Frères). Cet album comporte quarante planches dont une pour laquelle ce créateur « touche-à-tout » se permet de réécrire, à sa manière, la fable du corbeau et du renard : aux deux protagonistes de la fable de Jean de La Fontaine se joint un troisième larron, un écureuil qui, connaissant ses classiques et donc par coeur la célèbre fable intervint pour récupérer le fromage[41] !

Simple illustrateur ou créateur d’un ensemble de scènes associant dessins et textes, Rabier développe de fait dans ses différentes réalisations tout un bestiaire qui s’adapte à des contextes de diffusion fort différents au sein desquels les lecteurs retrouvent la clarté du dessin, le jeu des expressions et le recours aux couleurs primaires, rendant particulièrement limpides les scènes et compositions proposées. Le dessin épuré prime largement sur le texte et devient compréhensible par tous, quel que soit l’âge du lecteur. Cette lecture par divers publics est aussi facilitée par le caractère non engagé et non polémique de l’oeuvre de Rabier, à l’exception des quelques exemples cités ci-dessus. Et si les relectures contemporaines du bestiaire de Rabier soulignent la cruauté et la bêtise de ces aventures qui incitent les plus jeunes « à se réjouir férocement des déboires » des différents protagonistes, notamment humains[42], il convient de rappeler que cette production s’inscrit dans le paysage littéraire et iconographique de la fin du 19e et début 20e siècle où les conceptions pédagogiques sont bien différentes de celles qui nous préoccupent aujourd’hui. Laurence Olivier-Messonnier relève ainsi que l’univers graphique et narratif construit par Rabier « reproduit les exigences morales d’une société en mal de repères tout en permettant à l’animal de s’émanciper et de tourner en ridicule ceux de ses congénères qui sont au service de l’homme[43] ».

Les diverses réceptions de l’oeuvre complexe de Rabier attestent par ailleurs de la capacité de ce créateur prolifique de capter l’air du temps en s’adaptant à de nombreux cadres de production. Reconnu comme dessinateur animalier, des galeries d’art exposent certaines de ses créations comme de véritables oeuvres d’art; il est l’auteur de plusieurs dizaines d’aquarelles, de dessins au trait, de lithographies et de quelques peintures à l’huile répartis aujourd’hui chez des particuliers ou dans des musées tels que celui de La Roche-sur-Yon. En juillet 1910, la galerie parisienne Deplanche expose ainsi une quarantaine de ses aquarelles. Dans la préface du catalogue de l’exposition, le poète Guillaume Apollinaire écrit : « Avant de connaître Rabier, je pensais qu’il fût bossu comme Ésope et distrait comme La Fontaine. Il n’est ni l’un ni l’autre. […] Au demeurant, malgré des différences très marquées, l’artiste qui nous occupe rappelle par plus d’un trait les deux fabulistes et avant tout parce que, s’ils écrivaient des fables, lui en dessine[44]. » L’historien d’art, François Robichon, souligne plus récemment les spécificités du monde animal de Rabier qui « a sa propre morale, qui le différencie de l’humanité, tout en le reflétant. C’est en cela que Rabier fait oeuvre de fabuliste, mais différemment des La Fontaine et Florian qui se sont servis des animaux pour incarner les vices et les vertus des hommes[45]. » L’historien d’art cite plusieurs exemples, parmi lesquels Maman Cabas. Dans cet album, Plumet, chien laid voulant une queue aussi belle que le renard, fait enfler la sienne au moyen de piqûres d’abeilles. Pris pour un renard, il est chassé de la ferme et tué par des chasseurs dans les bois (voir les figures 5 et 6). Les animaux de Rabier forment une véritable société, avec ses règles et sa morale.

Figures 5 et 6

Georges Trémisot, « Orgueil puni », Maman Cabas, illustré par Benjamin Rabier, Paris, 1900, Société Française d’éditions d’Art L.-Henry May, Médiathèques de La Roche-sur-Yon Agglomération, numérisées et mises en ligne par la BnF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6566549w/f27.item, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6566549w/f28.item (consultation le 26 février 2024).

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Dans l’exemple ci-dessus, comme dans le suivant, si l’homme y est déclaré supérieur à l’animal, chacun a son caractère propre et obéit à un ordre : social pour le premier, naturel pour le second. Ainsi dans ses Fables comiques (1928), le chien Faraud, le prétentieux, veut nager comme le canard : un magicien lui donne des pattes palmées et il se fait renverser par une voiture; puis il obtient des ailes et, en survolant le village, se fait tuer par un chasseur. « Vous voyez, mes enfants, dit Grognard, où peuvent conduire la présomption et la vanité. Acceptons sans récriminer la destinée qui nous est réservée. Le Créateur a bien fait toutes choses; vouloir corriger son oeuvre, c’est aller déjà dans le domaine de la folie. » Se moquer des petitesses de l’être humain, exalter l’esprit de la patrie avec Flambeau, chien de guerre, ou construire un conte philosophique avec Gédéon dans l’entre-deux-guerres, le bestiaire de Rabier est in fine capable de soutenir différentes logiques sociales en répondant à plusieurs usages simultanés ou successifs. Nous allons à présent approfondir la façon dont ce créateur aux multiples talents puise dans ce bestiaire pour répondre aux sollicitations de nombreuses marques et publicitaires.

III. La circulation d’un bestiaire de fabuliste sur différents supports

Peut-être pour échapper aux diktats de l’industrie de l’imprimé de plus en plus standardisée, où la concurrence entre les dessinateurs, illustrateurs et caricaturistes est rude et la pression des responsables de journaux très forte, Benjamin Rabier entame à partir du début du 20e siècle une carrière de dessinateur publicitaire. En cela, il rejoint ses contemporains tels que Cassandre, Cappiello, Paul Colin (plutôt spécialisés en réalisation d’affiches publicitaires) et des dessinateurs tels que Maurice Berty (illustrant des catalogues pour Le Bon Marché), Félix Lorioux (dessinant des réclames pour des constructeurs automobiles) et O’Galop (inventeur de Bibendum). Les atouts de Rabier pour les marques sont en effet nombreux. En premier lieu, sa notoriété auprès du grand public, son univers fantaisiste, son style identifiable par tous, sa longue expérience d’illustrateur presse et édition sont plébiscités par les annonceurs contemporains qui reconnaissent en son travail sa capacité à capter l’attention des petits et grands consommateurs : « Le procédé est ingénieux et dénote beaucoup de psychologie. L’oeil, qu’on promène indifférent sur la quatrième page du journal, est accroché par cette parabole ingénue, qu’a burinée le crayon si expressif de M. Benjamin Rabier…[46] » précise ainsi, en 1921, la revue La publicité. L’humour dont fait preuve le dessinateur dans ses créations, et ses « dessins amusants[47] », sont ainsi considérés comme d’excellents moyens pour les annonceurs d’attirer les regards, que ce soit des passants dans la rue ou des lecteurs dans les journaux. En second lieu, sa maîtrise de l’art de la composition et son talent de coloriste se conjuguent avec un avantage supplémentaire : celui d’un stock considérable de dessins, publiés ou non. Les marques peuvent ainsi puiser parmi des milliers de dessins, les réutiliser (voire y effectuer quelques retouches), et ce, à un coût bien moindre qu’une création et pour un usage immédiat. L’illustration publicitaire permet ainsi au dessinateur d’ajouter une ultime étape au cycle de vie de ses dessins. Ceci est d’autant plus facile depuis l’usage du « gillotage » (procédé de photogravure évoqué précédemment) qui permet de réutiliser les illustrations au gré des envies des imprimeurs. Les mêmes illustrations peuvent être publiées d’abord dans un journal, avant d’être reprises dans un recueil, puis dans un almanach, puis dans un album… Beaucoup d’illustrations de Rabier suivent ce parcours à étapes. Ainsi, certaines planches (« Le Centaure de Corneville », « La Pipe allumée » …), initialement publiées dans Le Journal amusant, ont ensuite été recueillies dans des albums (Écoutez-moi, Le Fond du sac…), puis utilisées à nouveau dans des images d’humour ou des cartes postales avant, enfin, de servir de supports publicitaires… Sur les 2000 dessins utilisés par les différentes marques qui ont sollicité Rabier, seuls moins d’une centaine sont des illustrations originales, créées spécialement pour l’occasion[48]. Citons le dentifrice Gibbs (« Le supplice de Tantale, n’avoir que deux dents pour du Gibbs », propos de l’éléphant dessiné par Rabier); le saucisson d’Arles L’Arlaten (« Le meilleur de moi-même », dit un cochon hilare); l’apéritif Dubonnet (« C’est l’heure où mon maître vient prendre son Dubonnet. Un jour, il m’en est tombé une goutte sur la langue… J’ai cru entrer au Paradis ! » dit un chien à la langue pendante) ; etc. Autre exemple, au-delà de La vache qui rit, celui de la marque de sel les Salins du Midi à qui Rabier propose d’utiliser comme logo la Baleine, déclinaison d’un personnage de l’album Gédéon traverse l’Atlantique paru en 1933[49].

Interpellé, comme d’autres illustres auteurs, peintres, dessinateurs, par le milieu professionnel publicitaire du début du 20e siècle, Rabier va encore plus loin dans cette imbrication des arts et de la sphère marchande. En effet, il peut être considéré comme pionnier dans la pratique de ce qui sera appelé bien plus tard « les produits dérivés ». Cette pratique de déclinaison d’une oeuvre en dehors de son secteur d’origine (ce qu’on appelle aujourd’hui le licensing ou les « droits dérivés[50] ») était pourtant, en France, très limitée à cette période. Karine Vandroux, documentaliste au Musée du jouet à Moirans-en-Montagne évoque le succès des personnages des albums et imageries de Rabier : « (…) reproduits en jouets à traîner, et présentés au public dès 1916, à l’occasion de l’exposition « Jouets artistiques », présentée à l’Union centrale des arts décoratifs. Vers 1925, le célèbre canard Gédéon [...] se voit également découpé dans du bois et doté de roulettes[51]. » Rabier ne délègue pas ces adaptations. Olivier Calon relève qu’« à partir de 1907, la conception et la décoration d’objets constituent, à côté des illustrations de presse et la réalisation d’albums, un volet important de l’activité de Rabier à laquelle il se prête de bon coeur : en plus de l’intérêt financier qu’il y trouve, il y voit l’occasion d’explorer des domaines nouveaux[52] ». Passionné par la réalisation de jeux et de jouets, il lance en 1908 une collection d’une douzaine d’animaux en bois articulés, produits par les éditions Pierre Lafite et Cie qui en détiennent le monopole. Les héritiers de l’auteur soulignent l’importance et la diversité des produits dérivés, et ce, dans différents secteurs. Il collabore également avec des fabricants de mobilier pour enfants (entre 1925 et 1927, commande de la société CAB — Chantiers et Ateliers de Bourgogne) : lit, table de chevet, coffre à jouets, série de fauteuils, tous décorés d’animaux) et des artisans des arts de la table (Les faïences de Sarreguemines pour deux séries de 12 assiettes composant soit une histoire à suivre, soit des scènes individuelles inspirées des fables de La Fontaine; Les porcelaines de Limoges pour décorer une série d’assiettes et de tasses ainsi que pour une dînette, des porte-couteaux illustrant 12 fables de La Fontaine et des porte-noms de convives). Enfin de nombreux autres objets divers et variés deviennent également des supports de créativité pour Rabier. Il est ainsi possible de trouver des lampes de chevet, des statuettes, des coussins, des puzzles, des jeux de l’oie, des décalcomanies, des découpages, des coloriages, des cahiers, des plumiers, des serre-livres, des sabliers, des cendriers, des boîtes à cigares ou cigarettes, des bijoux, des éventails, des manches de parapluie, etc.

Au fil des années, bien que toujours très attentif à l’écho que les objets qui portent son nom rencontrent dans le public, Rabier intervient de moins en moins directement dans leur conception. Ces derniers, dans la très grande majorité, deviennent de simples supports pour le bestiaire du fabuliste et reproduisent des scènes ou des dessins déjà existants sans entraîner une création graphique ou narrative ad hoc. Le travail d’exploration des différents corpus aujourd’hui accessibles en ligne effectué dans le cadre de cette recherche permet de souligner que, si l’on retrouve bien sur ces multiples produits dérivés l’univers graphique de Rabier (des animaux aux attitudes humaines, rieurs, pour ne pas dire moqueurs), celui-ci ne déploie pas dans ces créations un univers narratif particulier, à l’inverse de ce que l’on retrouve dans la presse et l’édition illustrées. De fait, à notre connaissance, la fable ne transparaît que dans une seule production manufacturée qui se caractérise par son aspect sériel puisqu’il s’agit d’une collection de 12 assiettes « Le cochon trouvé » (Les faïences de Sarreguemines)[53]. Cette série raconte ainsi l’histoire d’un fermier qui trouve un cochon (assiette n° 1) et pense pouvoir le transformer aisément en charcuterie : « Comme il est joyeux… il ne s’attend pas à être bientôt transformé en galantine truffée… » (assiette n° 2). Mais, reprenant en cela le principe humoristique et allégorique de la fable, Rabier se sert des assiettes suivantes pour révéler un cochon qui s’avère finalement bien plus malin que le fermier (car c’est un cochon de cirque (assiette n° 12) — voir les figures 7–9).

Figures 7, 8 et 9

Benjamin Rabier (illustrations), « Le cochon trouvé (n° 01) : Oh ! Le beau petit cochon abandonné... », « Le cochon trouvé (n° 02) : Comme il est joyeux... » et « Le cochon trouvé (n° 12) : Le retour de l’enfant prodigue », Faïencerie de Sarreguemines (fabricant), 1900–1925, propriété de La Roche-sur-Yon, musée municipal, numérisées et mises en ligne par Collections des musées de France (Joconde) : www.pop.culture.gouv.fr/notice/joconde/07760003929 ; www.pop.culture.gouv.fr/notice/joconde/07760003930 ; www.pop.culture.gouv.fr/notice/joconde/07760003928 (consultation le 29 février 2024).

-> Voir la liste des figures

Reste que nombre de ces objets s’inscrivent dans la culture matérielle de l’enfance et ces déclinaisons animalières enfantines rencontrent un tel succès qu’elles tendent aujourd’hui à invisibiliser les réalisations pour les publics adultes[54]. À une époque où l’enfant devient lui aussi un marché[55], les formes brèves de Rabier, ses scènes amusantes aux traits si reconnaissables ont réussi à se déployer sur des supports imprimés et manufacturés très divers, répondant à la demande d’éditeurs, de publicitaires et d’industriels évoluant dans des sphères professionnelles a priori hermétiques. Le dessinateur apparaît dès lors comme un artiste désireux de multiplier les débouchés pour son bestiaire en diversifiant ses collaborations professionnelles. Dans le reportage de francetvinfo précédemment cité, la journaliste évoque l’auteur en ces termes : « Sous ses airs de bonhomme, se cache un grand communicant. Rabier va en effet profiter de l’élan industriel de la Belle Époque pour décliner à l’envi ses dessins sur tous les supports. Il collabore aux journaux, crée des affiches pour les cabarets, on retrouve même ses personnages jusque dans les assiettes, le produit dérivé est né[56] ! » Si la naissance des produits dérivés ne peut lui être attribuée[57], il n’en demeure pas moins que le qualificatif de « grand communicant » est très intéressant parce qu’il renvoie au moins à deux prémices : d’une part, celle de la construction de grands groupes de communication telle que l’après-guerre en connaîtra, estompant les frontières entre les médias, et d’autre part, celle des logiques intermédiatiques qui se développent de façon accrue depuis la fin du 20e siècle, entremêlant les dimensions fictionnelles, créatrices et marchandes.

Conclusion

Avec Benjamin Rabier, le pluriel s’impose dans les formats, dans les supports, médiatiques ou non, et dans les genres. Au-delà de l’illustrateur, dessinateur, peintre, auteur, publiciste, Rabier, qualifié de « touche-à-tout », d’homme complexe et paradoxal[58], navigue donc dans des univers très différents et crée des fables teintées pour certaines de légèreté et pour d’autres empreintes de morale. Pour conclure, nous pouvons souligner à la fois le décloisonnement opéré par Rabier entre les supports et les publics d’une part et d’autre part les innovations en termes d’image animée, de traits spécifiques dans ses dessins et la création de tout un bestiaire fabuliste. S’il a lui-même participé à la marchandisation de ses propres oeuvres, il l’a fait, semble-t-il, de manière artisanale, dans un esprit plus créatif que financier. Ce faisant, il a néanmoins participé aux prémices du nouveau système médiatique qui allait se développer après la Seconde Guerre mondiale et qui nous semble aujourd’hui si contemporain[59]. Enfin, et au-delà de Rabier, le déploiement de ce bestiaire de fabuliste que nous avons tenté de suivre ici témoigne de la capacité de la fable animalière, qu’elle soit écrite ou dessinée, à être polyvalente, ou, pour reprendre le terme d’Yves Jeanneret au sujet des objets communicationnels, « polychrésique[60] ». Ainsi la fable animalière et imagée, reprenant des formes et sujets familiers qui captent l’attention, peut être reçue par les nombreux publics à qui elle s’adresse et solliciter la mémoire des destinataires.