Corps de l’article

Introduction

L’engagement se définit comme une promesse ou une convention (Becquet et de Linares, 2005) entre des parties ou avec soi-même. Une dimension morale est en jeu dans l’engagement. On s’engage car l’on se sent concerné et cela nous semble juste. On parle peu d’engagement dans le vocabulaire scientifique, dans la mesure où toute démarche associée à la science se veut objective et que l’engagement appelle davantage à des positions personnelles. Cette logique se retrouve aussi bien dans le monde de la recherche que dans celui de l’intervention sociale. En effet, la démarche d’intervention comporte des similitudes avec celle de la recherche en sciences sociales (Ouellette-Dubé, 1979), dans la mesure où elle nécessite l’application d’un protocole et d’un code déontologique ainsi qu’une position éthique pour éviter toute déformation subjective (Barus-Michel, 2007). Pour autant, les logiques gestionnaires actuelles de rationalisation et de pragmatisme des processus d’intervention induits par la nouvelle gestion publique (Bellot, Bresson et Jetté, 2013) laissent peu de place à l’exploration de la nécessité des affects dans l’intervention. La subjectivité des professionnels est en effet de plus en plus désavouée et délégitimée au profit du contrôle de pratiques déshumanisées (Linhart, 2015). Pourtant, dans les univers de la recherche et de l’intervention, l’engagement continue de poser des questionnements relatifs à une posture « juste » du professionnel ou de la professionnelle en action, car « il n’y a pas de vie sans engagement » (Cifali, 2018 : 11). Cet engagement requiert d’introduire une part de soi dans cette posture.

Dans l’intervention, les éléments personnels induisant les affects peuvent servir de levier pour créer du lien avec la personne. Les personnes qui font de la recherche, quant à elles, introduisent aussi dans leur enquête des éléments personnels qui viennent éclairer l’objet de leurs recherches. La scientificité conduit néanmoins à s’interroger sur les tensions entre une posture affectée et le rapport aux participant.e.s de la recherche ou concernant la distanciation (scientifique) nécessaire à l’analyse des données. Nous inscrivons le sens de posture affectée dans celui de corps affecté de Deleuze (1978), c’est-à-dire un état où la personne, intervenante ou chercheure, est traversée par des affects dus aux rapports entretenus dans le cadre de son travail.

Dans une articulation théorique et empirique, cet article propose ainsi une réflexion critique sur la posture affectée dans deux types de processus : celui de la recherche et celui de l’intervention en travail social. Dans ces deux milieux, en effet, cette posture affectée continue de poser problème face aux logiques et aux exigences de rationalité.

Comme le disait Barus-Michel (1986), un objet de recherche peut en cacher un autre : celui qui concerne personnellement le professionnel ou la professionnelle. Pour l’autrice, cette assertion vient sonder le pourquoi de nos liens d’investissement, que ce soit dans la recherche ou l’intervention. En d’autres termes, qu’est-ce qui pousse une personne à donner de soi-même, à s’engager, pour participer à la compréhension d’une problématique sociale? En tant que chercheur.e.s et intervenant.e.s, nos expériences personnelles s’inscrivent également dans les problématiques que nous abordons auprès de populations vulnérabilisées : les personnes descendantes de migrants racisées[1], les personnes LGBTQ+ racisées et migrantes, les enfants de couples mixtes.

Dans cet article, à travers nos objets d’engagement respectifs, nous ferons part d’expériences personnelles – notamment sur le fait de travailler avec ces populations avec lesquelles nous avons une proximité liée à l’oppression, ainsi que sur la façon dont cette proximité vient réactualiser un héritage et des formes d’exclusion vécues et révéler de nouvelles interrogations sur notre posture affectée – afin de proposer des pistes de réflexion. À ce jour, cette question a été soulevée par la littérature anglophone à travers le concept de insider, par exemple insider positionning (Obasi, 2021), qui fait référence, selon l’autrice, aux similitudes en matière de race, de genre ou de formation professionnelle lorsqu’on est une femme noire, travailleuse sociale et chercheure effectuant des entretiens avec des travailleuses sociales noires. On peut penser aussi au terme insider-researcher (Chammas, 2020), qui sous-entend que la chercheure effectue une recherche sur la communauté dont elle fait partie, ou qu’elle est originaire du lieu où se déroule la recherche. Toutefois, cette question est beaucoup moins fréquemment évoquée dans les recherches francophones, notamment concernant la racisation (Hamisultane, 2017b) ou encore une perspective décoloniale de l’histoire du travail social et de ses pratiques (Chapman et Withers, 2019). La visée de cet article consiste donc à répondre à ces manques.

Dans un premier temps, nous poserons le cadre théorique autour de l’engagement et du lien éthique. Puis dans un second temps, nous sonderons l’idée d’être affecté en regard de la posture clinique dans la recherche, notamment en nous fondant sur la sociologie clinique ainsi que sur la perspective anti-oppressive, qui peuvent être à la fois des approches épistémologique et méthodologique en travail social. Dans un troisième temps, nous nous appuierons sur des exemples empiriques tirés principalement de nos recherches et interventions, comme expériences personnelles d’engagement illustrant des postures affectées et les questionnements qu’elles soulèvent. Enfin, nous conclurons sur des réflexions, qui se veulent formatrices, autour de cette posture d’engagement dans le cadre de la recherche et de l’intervention.

1. L’engagement et le lien éthique

L’engagement s’inscrit de manière implicite ou explicite dans un contrat (Richez, 2005). Dans la recherche et l’intervention, l’engagement peut se constituer d’un contrat d’éthique qui oblige le professionnel ou la professionnelle à préserver un cadre confidentiel[2] et la sécurité des personnes. Pour autant, ce contrat ne statue pas sur la posture affectée des professionnelles et la manière dont le sujet se sent écouté et en confiance. Car l’engagement peut aussi être d’un autre ordre : celui de la disposition à l’autre. De ce fait, « l’engagement est un mot où le corps n’est pas absent, où soi n’est pas mis aux oubliettes pour occuper une place de pur savoir, où il en va de notre voix, de nos gestes, de notre manière de nous adresser, du rythme de nos activités » (Cifali, 2018 : 11). En d’autres termes, si cet engagement est une relation avec l’autre, il est aussi une relation à soi (Cifali, 2018). Cet engagement nous relie à une nécessité personnelle où la fragilité de l’autre peut être accueillie. Certes, elle peut l’être de bien des façons. Dans le cas de l’engagement que nous présentons ici – le fait d’être concerné.e.s personnellement par une problématique sociale –, cette fragilité que nous reconnaissons a peut-être « fait naître une attention, une préoccupation, une manière d’être, un autre nous-même » (Fleury, 2019 : 10).

Toutefois, cet engagement nécessite de se présenter à titre de « sujet éthique » (Cifali, 2018). Il ne s’agit pas d’être présent à l’autre avec sa propre histoire, mais d’ouvrir un nouvel espace où l’on conçoit de co-construire avec l’autre le sens d’une autre histoire.

2. Éléments épistémologiques et méthodologiques : posture clinique et perspective anti-oppressive en travail social

Être concerné personnellement par une problématique sociale et y intervenir, par exemple auprès d’une personne racisée alors que l’on est soi-même racisé, implique un processus de réflexion critique sur sa propre posture en acte. Dans ce cadre, être affecté conduit à une transition de posture. Pour Deleuze[3] (1978-1981), l’affect se constitue de la transition vécue d’un état à un autre. Dans le cadre de la question soulevée par cet article, cette transition opérée par le fait d’un état affecté s’inscrit dans les réflexions de la posture clinique, en recherche et en intervention.

Or, cette dernière peut avoir plusieurs sens, notamment celui du monde médical, d’un professionnel s’adressant à un patient ou une patiente pour établir un diagnostic clinique. Nous souhaitons nous attarder sur un autre sens de la clinique, celui de la démarche de l’écoute, de la présence à l’autre, ce que soutient particulièrement la sociologie clinique (Fortier, Hamisultane, Ruelland et al., 2017; de Gaulejac, Giust-Desprairies et Massa, 2013; Giust-Desprairies, 2004) et comme l’a aussi mis en relief Foucault (2015), qui soutient que « l’expérience clinique s’identifie à une belle sensibilité. […] C’est un regard de la sensibilité concrète, un regard qui va de corps en corps, et dont tout le trajet se situe dans l’espace de la manifestation sensible » (Foucault, 2015 : 171).

La posture clinique en sciences sociales concerne le travail social en ce qu’elle « n’appartient pas à une discipline ni n’est un terrain spécifique » (Cifali, 1999, dans Delaye, 2014 : 41). Elle est source de connaissance pour le travail social, « fait partie d’une culture professionnelle, colore […] [les] pratiques, fait référence commune, [et] donne un cadre de conduite et de pensée » (Delaye, 2014 : 47). Le domaine de la recherche et de l’intervention se doit alors de répondre à quelques conditions, dont certaines nous semblent pertinentes ici : être dans cette possibilité d’écoute de la parole de l’autre, et du sens qu’il ou elle donne à entendre. Ce sens n’est pas donné d’emblée, il prend du temps, de la confiance. Il implique également un espace sans préjugés et apparaît de surcroît dans une co-construction. Il existe une autre condition, relative à la réflexivité que la personne engagée dans la recherche ou l’intervention est capable d’entreprendre à son propre égard. Cette posture est « une élaboration, un approfondissement des déterminations de l’intervenant-chercheur au plus près de leur interférence sur le matériel recueilli et un inventaire consciencieux de ses fantasmes et de ses inscriptions sociales et culturelles » (Giust-Desprairies, 2003 : 105). Dans le cadre de nos engagements, cette question du fantasme prend tout son sens. La psychanalyse définit le fantasme comme un « scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient » (Laplanche et Pontalis, 2007 : 152). Ainsi, des éléments inconscients peuvent se présenter comme une structure sous-jacente qui vient participer au processus de recherche. De fait, être conscient de ses liens à l’objet est nécessaire pour maintenir la visée de la recherche afin qu’elle ne devienne pas un objet narcissique.

Cette réflexivité à l’égard de soi-même, cette connaissance de soi, est aussi identifiée comme un passage nécessaire dans la perspective anti-oppressive en travail social (Lee, MacDonald, Caron et al., 2017). Précisément, Lee, Macdonald, Caron et al. (2017) insistent sur une connaissance de soi dans le monde. En d’autres termes, cette connaissance de soi passe aussi par la compréhension des sources d’oppression multiples et intersectionnelles qui ont participé à construire l’identité de la personne rencontrée dans le cadre de la recherche et de l’intervention.

Comme nous sommes concernés par certaines problématiques, nous sommes confrontés à une double exigence : comprendre les sources d’oppression et les rapports de pouvoir qui ont contribué à construire l’identité de la personne participante et aussi comprendre ceux qui ont participé à notre propre positionnement social et rôle de chercheur.e.s-intervenant.e.s. Pour autant, comme le soulignent Lee, Macdonald, Caron et al. (2017), il ne s’agit pas d’opérer une introspection psychologisante. Cette connaissance de soi dans le monde est à envisager dans une utilité à la construction de connaissance scientifique et pratique. En d’autres termes : dans quelle mesure cette connaissance de soi permet-elle de mieux analyser le rapport à l’autre (ainsi que son récit, discours) sans que cette analyse soit façonnée par des éléments inconscients sous-jacents?

Cette réflexivité peut donc aussi accueillir en soi cet état affecté que nous avons souligné au début de cet article, dans la mesure où cet état peut être compris dans le cadre d’un processus clinique et anti-oppressif en travail social. Ce processus est un travail qui s’inscrit dans le temps et dans la réflexion.

La prochaine étape consiste à partager nos expériences cliniques dans le cadre de nos recherches et interventions, expériences qui convoquent cette transition d’état vers une posture où nous pouvons être affectés. Pour construire nos récits, nous avons tenu plusieurs rencontres de groupe pour discuter de ce que nous entendions par l’« engagement » et comment celui-ci pouvait venir nous affecter dans notre travail. Nos récits se sont déroulés selon un dispositif de sociologie clinique où les discussions n’étaient pas dirigées et se faisaient par libre association (Hamisultane, 2017a). Par la suite, chacun et chacune ont écrit de manière individuelle leurs propres réflexions, étayées par les thèmes qui ont émergé lors des discussions, puis les ont articulées pour construire cet article. Les récits suivants sont donc le résultat de ces réflexions collectives et personnelles.

3. Expériences cliniques dans la recherche et l’intervention

3.1 Le contre-don dans la recherche, par Sophie Hamisultane

Lorsque j’ai commencé à travailler sur et avec les personnes descendantes de migrants vietnamiens, j’ai été confrontée à des obstacles d’ordre éthique. Quelle position tenir en tant que chercheure clinicienne lors de mes entretiens de recherche lorsque j’entendais une souffrance qui résonnait comme un vécu personnel? Parce que j’étais une jeune chercheure, je découvrais qu’il fallait travailler ces aspects d’implication qui se posaient comme obstacles à ma démarche scientifique. Lorsque comprendre une souffrance revient à essayer de comprendre sa propre souffrance, s’impose une réflexivité sur les liens personnels sous-jacents à la problématique sociale à laquelle on s’intéresse – ceci afin que cet intérêt soit appréhendable dans le collectif et ne soit pas uniquement une démarche narcissique. Plusieurs années de psychothérapie psychanalytique ont jalonné mon parcours de chercheure et m’ont permis d’éclairer les tensions intérieures qui habitaient aussi mon identité professionnelle de chercheure-intervenante. Pour autant, se reconnaître à l’intersection du monde social et de mon histoire généalogique, et en ce que chacune des parties participe à construire et à comprendre l’autre, est un travail inachevé. Car :

« L’histoire est chargée d’affects. Il ne suffit pas de la raconter pour en saisir la trame. Il convient aussi de l’éprouver, d’explorer les différentes façons dont elle est incorporée. Les conflits qui la traversent sont porteurs de bouleversement plus ou moins intenses parfois jusqu’au traumatisme. Toute une partie de cette histoire est l’objet de reconstruction, de déformation, d’oublis, de dénégation voire de refoulement. »

de Gaulejac et Coquelle, 2017 : 53

Dans ce parcours, la démarche clinique dans laquelle je m’inscris me conduit continuellement à observer et interroger ma posture, mes intentions et agissements. Face aux récits par lesquels les personnes participantes témoignaient des formes d’exclusion vécues, face à leurs larmes de se remémorer des évènements de racisme ou des conditions d’existence discriminantes et persistantes, plusieurs interrogations ont émergé dans l’après-coup, notamment la question de la restitution des données en recherche. À l’instar du contre-don, la restitution des données se pose telle une normativité méthodologique dans les sciences sociales. Comme le soulignait déjà en son temps Mauss (1923-1924) : « Le don non rendu rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour. […] La charité est encore blessante pour celui qui l’accepte » ( : 104). Mais que signifie cette restitution? Qui concerne-t-elle? Et pourquoi? Il me semblait que l’engagement dans lequel je me situais nécessitait davantage qu’une restitution de données.

Je travaille avec des personnes descendantes de migrants, notamment racisées, et je fais également partie de cette identité sociale (insider-researcher). De ce fait, les récits donnés à entendre lors de mes recherches ne sont pas uniquement informatifs. Ils s’inscrivent dans une même compréhension d’un monde social dans lequel sont vécues les formes d’exclusion.

Ainsi, cet engagement me donne accès à dire autrement ce que je n’ai pu dire à l’époque à laquelle j’ai vécu des formes d’exclusion, à partager les mots des personnes participantes ainsi que leurs témoignages pour co-construire une représentation du monde en rendant visibles les oppressions. Ma posture affectée par une blessure psychique, toujours présente bien que soignée, m’a conduite à m’autoriser à faire un contre-don autre que la seule restitution des données lors des entretiens cliniques que je réalise sur des problématiques qui me concernent particulièrement. S’autoriser à le faire ne se fait pas sans difficulté, car l’identité professionnelle des chercheur.e.s est traversée par une histoire normative de la recherche objective et asymétrique, entre le savoir profane et le savoir scientifique. Ce rapport normatif est lui-même ancré dans ce que Brisson (2018) nomme la persistance de la centralité politique et intellectuelle de l’Occident, qui soulève une question essentielle : « pourquoi la décolonisation politique ne fut-elle pas accompagnée d’une décolonisation scientifique, contribuant à repluraliser le monde de la pensée? » (Brisson, 2018 : 7). La réponse se situe en partie pour moi dans cet acte d’auto-autorisation.

Ainsi, à la fin du processus de l’entretien de recherche, je demande si les personnes ont des questions, même personnelles, à me poser, précisant que j’y répondrais si cela est possible. C’est dans ces moments que j’accepte de m’ouvrir et m’autorise à offrir aussi un peu de mon histoire. Pour autant, pouvant me reconnaître dans le monde social comme sujet de mon histoire familiale, ce contre-don ne s’attache pas à un besoin de me raconter. Il serait plutôt celui d’accompagner l’autre dans les dimensions sociales de l’existence subjective (Cyrulnik, 2017), peut-être dans un souhait d’équité dans un contexte de recherche où les rapports de pouvoir ne peuvent être ignorés. Cet acte entraîne donc un changement de posture, un glissement de celle de chercheure vers une communauté de semblables, une communauté imaginaire d’appartenance (Hamisultane, 2017a).

3.2 Crises, traumatismes, survie et dépassement de la binarité en temps de COVID-19, par Edward Ou Jin Lee

Depuis 2008, je me suis impliqué auprès des communautés (dont je fais partie) queer et trans noires, autochtones et racisées dans le cadre de la recherche et de l’organisation communautaire à Tiohtá:ke dans les territoires Mohawk et Kanien’kéha, autrement dit à Montréal, au Québec. Lorsque la COVID-19 a frappé Tiohtá:ke/Montréal en 2020, le temps m’a semblé ralentir tout en s’accélérant à un rythme inimaginable. Le ralentissement temporel s’est produit lorsque je passais des heures à regarder les actualités liées à la COVID-19, essayant d’absorber autant de détails que possible. Parallèlement, l’accélération se faisait ressentir alors que je commençais à réaliser les impacts néfastes de la COVID-19 sur les communautés opprimées, y compris les communautés queer et trans racisées et migrantes. D’une manière différente, les délais dans mon esprit semblaient également se déformer alors que des pensées et des émotions intenses déclenchaient parfois mes souvenirs d’enfance. Si j’avais vécu dans ma jeunesse cette nouvelle réalité de la COVID-19 – en tant qu’enfant asiatique et créatif de genre ou en tant que jeune queer suicidaire dont les principales formes de survie comprenaient l’évasion dans les espaces sociaux queer et trans ainsi que les voyages en dehors de la ville – j’avoue que je ne sais pas si j’aurais survécu.

Durant cette période de pandémie, il y a eu d’autres situations de crise et de racisme fortement médiatisées : notamment le meurtre de George Floyd aux mains de la police du Minnesota aux États-Unis; la mort de Joyce Echaquan, femme autochtone de la Première Nation Atikamekw au Québec, qui a partagé une vidéo en direct sur Facebook dévoilant des professionnels de la santé faisant des commentaires racistes et anti-autochtones à son égard, quelques heures avant sa mort sur un lit d’hôpital; les fusillades de masse de huit personnes, majoritairement des femmes asiatiques, par un homme blanc de 21 ans, dans des salons de massages en Georgie aux États-Unis. Ces évènements ont provoqué des manifestations contre les violences policières, le racisme systémique, les racismes anti-noirs, anti-autochtones et anti-asiatiques.

L’ensemble de ces évènements, notamment la (re)montée du racisme anti-asiatique, a ravivé d’anciennes blessures en moi, et les traumatismes historiques enracinés dans ma famille et dans la diaspora coréenne au sens large ont refait surface dans ma mémoire. En retraçant les héritages coloniaux japonais et de l’impérialisme américain, Grace Cho (2008) soutient que les traumatismes intergénérationnels et silencieux sont « comme la chose sombre qui vit dans des espaces vides… (et) révèle comment le passé est dans le présent » ( : 29). Tels que décrit par Avery Gordon (1997), cette hantise révèle comment les peuples opprimés et colonisés se donnent un sens, un sens à leur souffrance et à leur volonté collective de survivre, car « un traumatisme indicible (unspeakable) ne s’éteint pas avec la personne qui l’a vécu en premier. Au contraire, il prend une vie propre, émergeant des espaces où les secrets sont cachés » (Cho, 2008 : 6). Ainsi, le traumatisme intergénérationnel se transmettra « d’une génération à l’autre » (Wesley-Esquimaux et Smolewski, 2004 : 2), ce qui hante la vie des personnes historiquement colonisées.

Cette prise de conscience m’a ramené au présent et à l’avenir compromis dans le contexte de pandémie des communautés queer et trans racisées et migrantes à Montréal/Tiohtá:ke. Afin de répondre aux situations d’urgence et de crise (la détresse, le suicide, la précarité financière et de logement, l’isolement social profond, etc.) qu’elles exprimaient, j’ai agi du mieux que j’ai pu. Chacune de ces situations a révélé la manière dont les personnes queer ou trans racisées et migrantes sont confrontées à de multiples formes de violences structurelles intersectionnelles (El-Hage et Lee, 2015) que des histoires coloniales et impérialistes intergénérationnelles (Lee, 2018) peuvent éclairer.

D’une manière ou d’une autre, le trouble temporel (et l’affect) que j’ai vécu face à la réalité de la COVID-19 ainsi que ma position de professeur ont créé des voies pour mobiliser des fonds de recherche et d’intervention afin de mettre en place des pratiques innovantes qui pouvaient répondre, autant que faire se peut, à la dévastation causée par la pandémie. En même temps, ma position de professeur d’université m’a éloigné de mes communautés, car certains des membres me percevaient comme étant en dehors des crises qui se déroulaient. Ils avaient raison, notamment car je n’ai pas vécu les violences et barrières visant les communautés noires, autochtones, musulmanes et migrantes nouvellement arrivées et ayant un statut précaire.

Dans le but de construire une posture d’humilité et d’apprenant, je me suis orienté vers les savoirs et les philosophies coréens, autant que ma compréhension du coréen (qui est ma première langue) me le permettait. Une caractéristique clé de la philosophie coréenne est sa critique des modes de connaissance binaires et dualistes (Bleiker et Young-ju, 2011) tels que les modes de connaissances occidentales, qui renforcent souvent les opposés et la binarité, laissant entendre, par exemple, que la raison est supérieure à l’émotion (Bleiker et Young-ju, 2011). Suivant ce modèle, je rejetais auparavant l’idée de me tourner vers l’introspection, que je percevais comme étant trop individualiste / « égoïste » et à l’opposé des actions collectives. Or, ce travail d’introspection (comme la reconnaissance de mes propres émotions et besoins) m’apparait, à présent, comme le fondement de ma capacité à m’engager dans des formes collectives d’organisation communautaire et de résistance.

3.3 Le choix d’un objet de recherche n’est jamais un hasard, par Josiane Le Gall

Une carrière de chercheure en sciences sociales s’est imposée à moi après un séjour de plusieurs années au Moyen-Orient au début des années 1980, alors que les rencontres humaines que j’y ai faites m’ont amenée à vouloir mieux saisir la complexité de la vie sociale. Depuis déjà près d’une trentaine d’années, je mène des projets de recherche sur la diversité culturelle, sociale, ethnique et religieuse au Québec, et je m’intéresse aux rapports entre groupes majoritaires et minoritaires. Les motivations qui m’ont poussée à choisir mes objets de recherche émanent clairement de mon histoire personnelle, alors que je suis à la fois enfant d’immigrants et d’un couple mixte. Car comme l’écrit Cyrulnik (2014), « l’aveu autobiographique du sujet » semble constituer un fondement essentiel du choix de l’objet en sciences. Je suis née et j’ai grandi à Montréal, à une époque où la diversité faisait beaucoup moins partie du paysage social qu’aujourd’hui. C’est ainsi que, enfant, j’étais presque toujours la seule à l’école à porter un nom à consonance étrangère. Parce que blanche et m’exprimant en français, j’ai toujours été associée à la majorité, et ce, même si mon histoire familiale et ma vie quotidienne me distinguaient indéniablement des autres. Ce faisant, on ne m’a jamais vraiment autorisée à exprimer ma différence, un peu comme mes parents à qui on a interdit de parler leur langue maternelle dans les années 1930 en France (le breton et l’espagnol). Ce déni du droit d’exprimer un fragment de ce qui me définit et qui constitue une richesse à mes yeux, de même que le silence concernant mes origines (on ne m’a jamais questionnée à ce sujet), ont toujours été source d’irritation et d’amertume. Parallèlement, parce que je ne faisais pas partie d’une minorité visible, je n’ai jamais été et je ne serai jamais victime de discrimination ou de racisme. Si, en tant qu’enfant d’immigrants, je partage certains éléments de ma trajectoire personnelle avec des personnes dites racisées, je ne peux saisir pleinement la souffrance qui se cache derrière leurs expériences. De même, mes objets de recherche et mes terrains d’études n’ont jamais été pour moi synonymes d’épreuve ou de « dangers émotionnels » (Boumaza et Campana, 2007). Cela dit, s’il s’agit moins d’une quête personnelle, ma propre histoire m’a tout de même rendue plus sensible aux injustices et aux discriminations ainsi qu’au rôle significatif que jouent les personnes issues de l’immigration au sein de la société québécoise. De là ma volonté de réaliser des projets qui visent à faire entendre la voix de ces personnes et à témoigner de leurs contributions, tout en se voulant une tentative de tendre vers une société plus inclusive.

Comme le rappelle Voloder (2014), derrière la revendication d’identités, d’expériences et de compréhensions partagées, se cache le danger d’homogénéiser les individus et leurs expériences. Au-delà de la revendication d’une certaine affinité entre le chercheur et les personnes étudiées, le réel enjeu consiste selon elle à réfléchir aux dispositifs dominants qui produisent, isolent et stigmatisent les populations. À cet égard, mes travaux sur la mixité me permettent d’explorer non seulement la dynamique du pluralisme et des processus d’inclusion et d’exclusion sociales (Rodríguez-García, 2015), mais également de nuancer certains débats liés à la diversité et à l’intégration souvent cristallisés autour des catégories exclusives « eux » et « nous ». À travers un projet sur les descendants de couples mixtes, je tente donc de comprendre de façon critique comment « l’autre » est créé, tout en saisissant le potentiel positif de la mixité.

3.4 Se dévoiler pour se reconnaître, par André Ho

Depuis le début de la pandémie de COVID-19, j’organise avec des bénévoles issues des communautés asiatiques des animations sur la plateforme Zoom pour que les membres du Groupe d’entraide contre le racisme envers les asiatiques (Facebook) puissent avoir l’opportunité de partager des sujets portant par exemple sur la santé mentale et les enjeux identitaires.

Lors d’une animation qui traitait de la santé mentale et des communautés asiatiques, les personnes participantes affirmaient pendant le tour de table d’introduction qu’ils et elles voulaient en apprendre davantage sur le sujet, alors qu’il avait été spécifié qu’il s’agissait d’une soirée de partage et non d’information. Dans les faits, les personnes participantes peinaient à prendre la parole ou à élaborer leurs propos malgré les techniques d’animation entreprises pour « réchauffer la salle ». Le silence du groupe se faisait de plus en plus lourd. Je me retrouvais, comme animateur et intervenant, dans un dilemme qui m’obligeait à choisir entre maintenir la distance professionnelle, une posture préconisée par la culture occidentale dans la relation d’aide, ou l’autodévoilement pour briser la glace dans l’espoir que les personnes participantes s’ouvriraient par la suite. Suivant mon intuition, j’ai décidé de partager mes histoires de dépression en tant que personne asiatique. Cette décision risquée m’a plongé dans le sentiment d’être un imposteur, dans la culpabilité et dans la peur de me faire discréditer par mes pairs, ayant dérogé de la posture dite professionnelle. Cependant, ce sentiment de faire un faux pas a été contrebalancé par une revigoration de la prise de parole de la part des personnes participantes. Ces dernières partageaient davantage leurs histoires intimes et se montraient plus impliquées dans les échanges.

Bien que ces rencontres Zoom se fassent dans un contexte informel, ce risque est à envisager. En tant que sino-vietnamien, je sais très bien que cela est la monnaie d’échange nécessaire pour créer un lien de confiance avec ces personnes. Cette monnaie prend d’autant plus son importance lorsqu’on traite des sujets difficiles (voire tabous), car cet échange fait glisser la posture de « l’expert de l’extérieur » à « un des nôtres qui partage son expérience ». En d’autres termes, dans mon rôle et dans cette expérience, il était nécessaire que je me dévoile pour que les personnes participantes se reconnaissent à travers mon histoire et puissent raconter leurs propres histoires. Ces partages de récits cultivent la reconnaissance mutuelle dans le groupe.

Depuis cette expérience, les liens se tissent entre moi, les bénévoles et les membres du Groupe. Nous avons vécu des moments intimes avec un niveau d’émotion très élevé : nous avons pleuré de colère et de joie ensemble. Bien que le sentiment d’imposteur s’atténue et que les liens de confiance grandissent, la préoccupation d’avoir une posture professionnelle éthique est toujours présente. Cette préoccupation reflète aussi mon engagement, car elle souligne à la fois les risques professionnels que je prends pour maintenir le lien avec mes communautés, et aussi les efforts de réflexivité déployés pour ne pas perdre le sens de mon objectivité dans mes pratiques.

Malgré l’assurance d’avoir « bien agi » dans ma pratique, l’enjeu de la reconnaissance des pratiques en relation d’aide culturellement adaptées dans les milieux institutionnels demeure un impératif dans mes préoccupations. Cette reconnaissance implique d’accepter certains comportements qui sont perçus comme des entraves à la distance professionnelle, comme partager de la nourriture, recevoir un petit cadeau, s’autoriser une certaine forme d’autodévoilement ou encore utiliser une langue ou un langage particulier dans certains contextes pour établir un contact avec la communauté. Autrement dit, la distance professionnelle, ou encore les codes des comportements préconisés dans la culture de la relation d’aide occidentale, peuvent aussi être un facteur d’exclusion sociale pour les personnes faisant partie des communautés marginalisées.

Je souligne aussi que les milieux qui encouragent les pratiques culturellement adaptées sont souvent des organismes communautaires ou des milieux dits informels. Cependant, l’informel dans une relation met aussi en contraste le « formel » d’une intervention qui se fait dans un milieu institutionnel, créant ainsi un clivage et une hiérarchisation sur le plan de l’importance et de la légitimation des interventions (le formel se situant en haut de la pyramide). Ce clivage limite ainsi l’engagement des milieux institutionnels à participer au changement social, car le système actuel renvoie le message selon lequel les besoins des personnes marginalisées ne seront reconnus que lorsqu’elles s’ajusteront aux normes culturelles des pratiques institutionnalisées.

La reconnaissance (et l’implantation) des pratiques en relation d’aide culturellement adaptées de la part des milieux institutionnels réduit ce clivage et renforce la confiance en soi et les liens de confiance chez l’intervenant.e issu.e des communautés en question faisant partie de l’objet de recherche ou d’intervention. Ce renforcement s’articule avec la cohérence entre les identités personnelles et professionnelles, réduisant ainsi le sentiment de l’imposteur.

Cette reconnaissance favorise aussi ma réflexion sur les enjeux éthiques, car je prends en compte les enjeux de la diversité sociale. Ce faisant, je développe de nouvelles pratiques inclusives, car les enjeux éthiques et cliniques sont réfléchis et adaptés en fonction de la réalité du terrain. Par exemple, au lieu de remettre en question la proximité et l’objectivité de l’intervenant.e issu.e de la communauté avec laquelle il ou elle travaille, je me pose les questions suivantes : « Comment renforcer le processus d’objectivation de l’intervenant.e, ou comment co-créer ou évaluer un lien de proximité cliniquement acceptable? »

3.5 Être travailleuse sociale et noire, par Charlène Lusikila

L’intitulé de ce texte reflète deux identités qui, quant à moi, s’avèrent en lutte constante. Être travailleuse sociale, c’est incarner une position de justicière, d’avocate, de médiatrice, de conseillère et bien d’autres rôles. Comme l’avance Strauss (1992), l’identité ne se rapporte pas seulement à « l’histoire des personnes », mais aussi à « l’histoire des sociétés » ( : 173). Alors, être noire, pour moi, c’est porter sur ses épaules le poids d’une histoire collective ancrée dans l’invisibilité, le déni de reconnaissance, mais aussi dans la combativité et la résilience. Ensuite, être noire et travailleuse sociale, c’est aussi constater, comme le proposent Este et Bernard (2003), l’invisibilité des communautés noires canadiennes au sein de la littérature scientifique portant sur les pratiques en travail social – une réalité qui perdure.

Ainsi, dans l’intervention auprès de personnes racisées, je suis sans cesse renvoyée à deux identités qu’il m’est souvent difficile de conjuguer. Les frontières se trouvent souvent diffuses, et d’incessants questionnements jalonnent mes interactions avec ceux et celles que je peine à percevoir uniquement comme des personnes que j’accompagne. En effet, ces personnes, ces parents, ces jeunes représentent plus que des personnes en besoin de soutien. Ils sont un constant reflet de ma racisation. À leur rencontre, j’ai parfois l’impression de me dissocier. L’émotion peut être si forte à la découverte de leur récit de vie qu’il me faut, d’une certaine manière, masquer cette résonnance. Il s’agit d’un choix bien éprouvant de devoir trancher dans ce qui ne peut être tranché : mon identité. En effet, la question identitaire convoque le sentiment « d’unité et de cohérence de la personne » (de Gaulejac, 2009 : 69). Cependant, cette cohérence n’a jamais constitué un acquis pour moi. Par conséquent, l’intervention auprès de personnes racisées s’avère donc un continuel remaniement identitaire. Un moment, je suis comme « une soeur, un membre de la famille » et à un autre, je deviens « une traîtresse ». Je ne sais jamais comment je serai accueillie à la rencontre de l’Autre avec qui je partage une histoire marquée par le racisme. Serai-je vue comme une travailleuse sociale ou comme une femme noire? Me sera-t-il possible de contenir toutes ces émotions qui crient : « je sais, je comprends ». De ce fait, pour moi, l’intervention auprès de personnes racisées se veut une aventure complexe, parsemée de remises en question et de doutes quant à mon identité professionnelle, mais aussi d’affirmation et de réconciliation avec mon identité noire. L’autorévélation représente une pièce maîtresse de mes interventions auprès de personnes racisées.

Je ne peux intervenir auprès de personnes racisées sans être pleinement engagée émotionnellement. Que je le veuille ou non, ces interventions me plongent dans le vif de mes émotions, faisant remonter doux souvenirs et profondes douleurs. Je revis l’histoire de mes parents, immigrants africains. Je me revois fillette et adolescente, tentant de déchiffrer pourquoi la noirceur de ma peau fait de moi quelqu’un de différent. Par conséquent, aujourd’hui, cette couleur de peau et toutes les émotions qu’elle continue à susciter en moi et chez les autres constituent le moteur de mon engagement universitaire et de mon engagement professionnel. Des engagements qui sont profondément salutaires dans ma construction identitaire professionnelle et qui me permettent, pour reprendre les mots de Maboula Soumahoro (2020), de « faire sens de ce qui est insensé ou difficile à cerner et expliquer » ( : 41). Ainsi, j’en suis venue à la conclusion que le meilleur soutien que je puisse offrir aux personnes racisées que j’accompagne, dans ma fonction de travailleuse sociale, doit s’ancrer dans une reconnaissance et une célébration de cette « identité racisée » que nous partageons et dans une reconnaissance et un respect de mon identité professionnelle. Une identité professionnelle qui, contrairement à mon identité raciale, constitue un choix. Un choix qui peut toutefois s’avérer fort coûteux, à cause du « poids de [ma] mélanine » (Fanon, 1952 : 147).

Conclusion

S’engager, vouloir aider et faire preuve de professionnalisme tout en tenant compte de ses affects est une posture complexe. Nous avons voulu montrer qu’une posture affectée ne peut être occultée dans la relation d’intervention et de recherche, notamment lorsqu’on est concerné.e par la communauté auprès de laquelle on intervient. Les souffrances, les cicatrices d’enfance et intergénérationnelles ne peuvent pas toujours rester refoulées, comme tendent à le préconiser certains cadres professionnels et scientifiques. Ces derniers, construits aussi dans un processus de déni historique des conséquences de la colonisation à différentes échelles de notre organisation sociale, participent à la difficulté actuelle de la nécessité de décoloniser ces cadres, notamment en travail social. Ainsi, ces témoignages nous conduisent à une réflexion qui se veut formatrice pour les étudiant.e.s. autour de la question d’engagement dans la recherche et l’intervention.

À travers nos différents témoignages, nous constatons que l’engagement, lorsque l’on travaille sur une problématique sociale qui nous touche personnellement, conduit à continuellement interroger sa posture en acte ainsi que son positionnement social. La posture affectée nécessite une prise de conscience encadrée par une réflexion clinique et anti-oppressive. Cette entreprise est complexe et se construit dans le temps. Elle pourrait se poser en quelques questionnements réflexifs à explorer que nous tirons d’une analyse des récits présentés : En quoi la souffrance entendue est-elle liée à la mienne? Est-ce que je connais ma place dans l’histoire sociale de la société dans laquelle j’ai été socialisée? Est-ce que je la comprends? Quelles émotions viennent créer des obstacles dans ma façon d’intervenir? Et pourquoi? Quels sont les leviers qui me permettraient d’intégrer mon vécu (et les cicatrices de la transmission) dans la construction de mon identité professionnelle? Que signifie prendre des risques en utilisant des éléments identitaires liés à ma racisation dans une intervention où la personne est racisée? Ces risques sont-ils légitimes? En tant que personne faisant partie de la majorité, comment oeuvrer pour réduire l’écart entre « eux » et « nous »? Quelles théories me permettent de soutenir mon engagement à réduire cet écart?

L’idée n’est pas d’apporter des réponses normatives. Il s’agit d’encourager tous les jeunes intervenant.e.s-chercheur.e.s travaillant avec des groupes racisés ou marginalisés, et concerné.e.s. en tant que insider, à prendre conscience de la complexité de leur propre identité en regard du monde social dans lequel s’effectuent les recherches et les interventions, et à mettre en travail, sans les rejeter, les émotions qui les habitent dans certaines situations professionnelles. Il s’agit aussi de chercher la meilleure façon d’accompagner leurs propres tensions et souffrances d’un vécu oppressif afin de les mettre au service de leurs actes d’engagement dans la recherche et l’intervention.