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Les politiques d'immigration fixent, dans les pays occidentaux riches, les modalités de la sélection, de l'accueil et de l'intégration des immigrants, hommes, femmes et enfants, qui tentent l'aventure du passage des frontières. C'est ainsi que plusieurs politiques européennes jouent avec les notions de quota et de seuil de tolérance pour fermer leurs frontières à l'immigration ou les ouvrir, de manière très spécifique, à certains types d'immigrants. De la même manière, les politiques d'immigration canadienne et québécoise se conjuguent pour, à la fois, déterminer les besoins démographiques, sociaux et professionnels du pays et sélectionner les populations qui semblent les plus adéquates. Dans l'élan, et bien que les diverses sociétés le fassent de manière différenciée, ce sont aussi les voies de l'accueil et de l'intégration qui sont tracées par ces politiques. Plus spécifiquement, et plus implicitement aussi, la participation attendue des immigrants accueillis est alors définie à l'aune des mesures d'insertion et de citoyenneté prônées et opérationnalisées, et selon les diverses tendances du moment : insertion par le local, convergence culturelle ou intégration pluraliste (Helly, 1996; Vatz-Laaroussi, 2001).

La politique québécoise fixe de manière quasi contractuelle les droits et devoirs des nouveaux arrivants face à la société d'accueil. Au travers d'un contrat dit moral et tacite, et pour avoir la chance de s'insérer dans la société d'accueil, ceux-ci se doivent d'adhérer aux valeurs privilégiées par la société, soit le français comme langue commune, la démocratie pluraliste comme mode de vie et de représentation publique et l'égalité entre les hommes et les femmes comme norme privée et sociale.

La responsabilité individuelle de respecter ou non ce contrat repose clairement sur les nouveaux arrivants, qui se doivent de faire leurs ces valeurs ou, à défaut, à tout le moins de s'y conformer. Et c'est précisément à travers cet exercice progressif de conformité et d'adhésion aux valeurs communes que les nouveaux arrivants s'engagent à devenir des citoyens bien intégrés et responsables, devant les institutions estimées aptes à juger de leur respect du contrat. Dans ce contrat, la responsabilité de la société d'accueil est moins valorielle, beaucoup plus concrète et matérialisée par le visa d'entrée et de séjour ainsi que par les services de francisation et d'accueil qui sont mis en oeuvre et offerts aux personnes immigrantes. Il s'agit alors de la mise en balance des responsabilités individuelles des uns avec une responsabilité sociétale et politique des autres [1].

Mais les orientations de la politique d'immigration montrent aussi que la responsabilité d'intégration est le plus souvent déléguée à des organismes spécialisés, à des experts de l'intégration ou à des professionnels de l'intervention sociale [2] (Vatz-Laaroussi, 2001). Par contre, la responsabilité de la population québécoise pour l'insertion et l'intégration des nouvelles populations est peu questionnée. Si les recherches abondent sur les processus d'intégration des migrants au Québec, au Canada ou en France (Berry, 1996; Piché et Bélanger, 1995; Gaillard, 1997), fort peu portent sur les stratégies ou modalités d'accueil mises en oeuvre par les populations dites natives. L'immigration, l'accueil et l'intégration nous permettent de questionner le concept de responsabilité, d'en saisir les contours mouvants et d'en dessiner des frontières qui combinent l'individuel, le collectif, le politique et le social mais qui exacerbent aussi certains des paradoxes en jeu.

Afin de réfléchir sur cette idée de la responsabilité comme composante du lien social et politique, nous illustrerons notre propos par une recherche [3] effectuée au Québec auprès de familles immigrantes et natives jumelées au travers d'un programme d'accueil et d'adaptation subventionné par le ministère des Relations avec les Citoyens et de l'Immigration et mis en oeuvre par des organismes communautaires locaux. Après avoir décrit les modalités de ces jumelages et la méthodologie de notre étude, nous analyserons comment les divers types d'interaction renvoient à un partage plus ou moins équilibré de la responsabilité d'intégration.

Nous chercherons à identifier les porteurs de responsabilité et de quelle responsabilité il est question, en référence aux trois modalités — répondre de, à et devant — proposées par certains auteurs (Derrida, 1994; Muller, 1998), qui nous renvoient en fait à la responsabilité identitaire (de soi), à la sollicitude (aux besoins ou à la vulnérabilité de l'Autre) et à la responsabilité citoyenne (devant les institutions).

Nous nous intéresserons finalement aux frontières et aux mouvances entre la responsabilité individuelle et la responsabilité collective. Analysant ainsi comment la responsabilité des uns peut être un statut ou une valeur, celle des autres, un poids ou encore une culpabilité, nous conclurons sur les usages politiques et sociaux de la notion de responsabilité, sur son appropriation par les acteurs individuels ou collectifs et par les sociétés occidentales, mais aussi sur ses effets pervers.

L'analyse des programmes de jumelage au travers des acteurs

Les programmes de jumelage

Les expériences de jumelage entre immigrants et membres natifs de la société d'accueil sont apparues dès 1985 dans divers organismes et régions du Québec. On les appelait alors parfois parrainages [4] et elles ont pris par la suite la forme d'autres types de jumelages préexistants en Amérique du Nord [5]. Depuis la dernière décennie, ces jumelages ont été systématisés dans le cadre du Programme d'aide à l'établissement des immigrants (PAEI) financé par le ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration. Leur objectif global est de favoriser l'établissement des nouveaux arrivants au Québec en leur offrant, par l'intermédiaire d'une relation personnalisée :

  • une aide pratique (logement, emploi, école),

  • une opportunité de socialisation à la culture québécoise,

  • l'occasion d'effectuer des apprentissages linguistiques, culturels et sociaux,

  • l'opportunité d'une communication linguistique, civique et institutionnelle,

  • la participation de la population native à l'accueil.

Concrètement ce programme prend des formes diversifiées d'une région ou d'un organisme à l'autre. Individuel ou familial, il repose avant tout sur le pairage d'individus, les uns nouveaux arrivants, les autres natifs du Québec ou arrivés de longue date. Ce pairage est effectué par la personne qui coordonne le programme dans l'organisme, le plus souvent un intervenant social, un psychologue ou un spécialiste de la relation d'aide, selon un mode d'évaluation qui repose sur la prise en compte des motivations, intérêts, besoins et caractéristiques de chacun, tout autant que sur la recherche d'affinités et de points de convergence ou de rencontre. Bien évidemment, les motivations des natifs sont fort différentes de celles des immigrants. Dans l'évaluation qui préside au jumelage, les diverses motivations sont mises en système avec la culture d'origine de l'immigrant, les niveaux scolaires des deux parties ou encore le statut familial des uns ou des autres.

Cependant, la majorité des intervenantes le disent, il y a, dans ces jumelages, une alchimie relationnelle et culturelle qui dépasse largement le cadre des corrélations motivationnelles ou sociales. Certaines familles d'un même niveau scolaire et d'un même type de composition (âge et nombre d'enfants par exemple) vivront un échec rapide de leur jumelage alors que d'autres, aux âges, statuts sociaux et cultures distanciés, l'évalueront comme une réussite à long terme, marquante pour l'ensemble de leur vie. Si certains facteurs sociologiques ou culturels expliquent partiellement cette évolution du jumelage, la question du partage des responsabilités est centrale dans la définition de la réussite du jumelage d'une part, dans celle de l'intégration du migrant dpart.

Mais que sont censés vivre ensemble ces nouveaux jumelés ? Là encore, de nombreuses différences émergent selon les organismes. Pour les uns, le besoin est avant tout fonctionnel, les natifs doivent aider les nouveaux arrivants à connaître les services et institutions locales. Pour cela, ils se doivent de les guider selon leurs besoins spécifiques. Il en est ainsi dans le cas des programmes qui favorisent des jumelages avec des personnes, essentiellement réfugiées de pays et cultures distants, arrivées depuis moins de six mois et donc en processus d'adaptation fonctionnelle. Pour d'autres organismes, le besoin identifié est celui de l'intégration : les activités sociales communes sont alors perçues comme des occasions, pour les nouveaux arrivants, de l'apprentissage et de l'expérimentation du français, d'une familiarisation avec la culture québécoise et de la mise en oeuvre de contacts sociaux dans la société d'accueil. Les programmes visent alors des arrivants, immigrants indépendants ou réfugiés, installés depuis plus de six mois au Québec et profitant souvent de contacts dans leur communauté culturelle d'origine pour leurs premières adaptations fonctionnelles. Finalement, d'autres types de jumelage se limitent à répondre à un besoin relationnel et vont privilégier l'instauration d'une amitié entre les familles ou individus mis en contact. Il ne s'agit plus d'aider concrètement à l'établissement ou aux apprentissages nécessaires mais bien de créer un lien socio-affectif entre des individus qui n'auraient peut-être pas eu la chance de se rencontrer de manière informelle.

Bien entendu, ces divers investissements du programme de jumelage renvoient à une distribution diversifiée des responsabilités individuelles et sociales de l'accueil, de l'adaptation et du lien social, mais aussi à une redéfinition, par les acteurs, de ce qui les constitue. En effet, les modalités de suivi des jumelages sont extrêmement lâches dans les divers organismes : on organise quelques rencontres ou activités collectives souvent peu fréquentées; on effectue quelques relances téléphoniques pour demander si les jumelés sont toujours en contact; on réalise un sondage écrit après un an pour vérifier le taux de satisfaction des uns et des autres et compléter les statistiques de l'organisme [6] ; on se tient à disposition en cas de difficulté ou de conflit. Cependant, dans la majorité des cas, une fois le jumelage formalisé, ses acteurs sont les maîtres du jeu : l'État leur délègue, par l'entremise professionnelle de la mise en oeuvre du pairage, la responsabilité de l'accueil, de l'adaptation, de l'insertion, de l'intégration et de la cohésion sociale. La définition du besoin par l'expert délégué par l'État ne dit encore rien, en effet, sur les pratiques de responsabilité des acteurs et sur la nature de la réponse des natifs à cette injonction à participer à l'accueil des immigrants (Walker, 1998)

Une méthodologie centrée sur les acteurs

En plus des contextes organisationnels et locaux qui dessinent les contours de ces jumelages en fonction des missions que se donnent les organismes, des orientations socio-politiques qui y prévalent ou des perspectives régionales d'accueil de nouvelles populations, il a paru important d'identifier les sens donnés par les acteurs à ces rencontres à la fois formalisées et informelles, à la fois socialement programmées et personnellement investies, à la fois interindividuelles et interculturelles. C'est dans une perspective constructiviste et interactionniste que nous avons voulu identifier les jeux interactifs des acteurs, reposant sur la dynamique de leur identité culturelle mais aussi sur leurs trajectoires sociales et finalement sur leurs rapports citoyens aux sociétés d'origine et d'accueil. Les redéfinitions du lien social issues de ces jeux sociaux et relationnels représentent dès lors une perspective originale et pertinente pour analyser les recompositions des pratiques de responsabilité de ces mêmes acteurs.

Après un premier volet d'entrevues avec les coordonnateurs des programmes de jumelage dans les organismes, nous avons rencontré en entrevues semi-directives soixante-quinze familles jumelées, dont la moitié dite « natives » de la société d'accueil (un ou plusieurs membres de la famille, selon les possibilités linguistiques et selon l'implication de chacun dans le jumelage) [7]. Les thématiques abordées lors de l'entrevue reposaient sur la démarche de jumelage, sur son expérience subjective ainsi que sur le bilan effectué par les acteurs. Les données, multiples et complexes, ont été analysées de manière cumulative au travers de trois axes heuristiques intégrateurs : le processus organisationnel, le processus relationnel, la question de l'insertion-intégration. C'est par ces trois axes que se sont dessinés les types de jumelage et de partage de responsabilités présentés dans la suite du texte. Nos axes d'analyse des jumelages se combinent dans une typologie des jumelages qui prend en compte les positions respectives des jumelés et leurs définitions et représentations de la relation idéale. Cette typologie permet aussi de saisir comment ces définitions de la relation de jumelage dessinent des champs de responsabilité diversement découpés et partagés.

Une typologie des jumelages : le partage des responsabilités

Le jumelage bénévolat

Présent le plus souvent dans les régions du Québec traditionnellement homogènes et dans des organismes qui visent des populations très nouvellement arrivées, le jumelage bénévolat se définit au départ par le choix de l'organisme d'aider de manière fonctionnelle des nouveaux arrivants très démunis, mais aussi par les motivations des natifs et par l'isolement des immigrants. Les familles natives prêtes à s'impliquer dans cette relation n'en sont généralement pas à leur premier bénévolat. Pour elles, le jumelage est une expérience bénévole de plus. Il s'agit le plus souvent de couples plus âgés, à la retraite et qui disent que « le bénévolat, ça les occupe ». Ils sont souvent actifs et connus dans le milieu, ce qui leur permet notamment de faire connaître les ressources locales à leurs familles jumelées. Cependant, très peu ont une expérience avec les migrants et peu s'intéressent à la culture différente de l'autre. « Ces gens-là on veut les aider parce qu'ils sont dans le besoin et parce qu'on imagine ce que ce serait si ça nous arrivait ou si ça arrivait à nos enfants », expliquent plusieurs de ces couples qui vont se mettre à la disposition des nouveaux arrivants lors de leur première rencontre, pour « les aider, répondre à leurs besoins ». Ce type d'aide humanitaire, construit sur la proximité symbolique qui évoque une improbable similitude (Clement, 1996), finit en fait par nier le contexte social et politique à l'origine de l'arrivée de ces immigrants au pays.

Plusieurs perçoivent et espèrent que ce bénévolat implique de leur part un engagement personnel important puisqu'il les conduira peut-être vers une amitié. L'aide, le don et l'amitié se trouvent alors conjugués dans les motivations de ces « natifs bénévoles ». Par contre, les immigrants qui entrent dans ces jumelages le font souvent de manière très inconsciente : réfugiés de pays en guerre, fuyant des situations de répression et de violence, ayant une trajectoire de ruptures et de fuite, ils arrivent un jour dans une petite localité du Québec dont ils ne parlent pas la langue et ne savent rien. On leur annonce alors qu'ils sont jumelés avec une famille, un couple ou une personne des environs qui va les aider. Le jumelage ne fait donc pas suite à une demande de l'immigrant, mais à celle formulée par l'« expert », le médiateur de la société d'accueil, qui se trouve à définir, à la place de l'immigrant, les besoins auxquels les citoyens natifs sont invités à répondre.

Concept nouveau et contextualisé à la culture d'accueil, le jumelage est perçu par les immigrants comme typique de l'accueil québécois, mais parfois aussi comme une situation gênante parce que porteuse de dépendance et de honte. En fait ces deux notions, la gratuité de l'aide et la dépendance, se retrouvent tout au long de ces expériences de jumelage comme des marqueurs de la relation en jeu. Il s'agit d'instaurer un équilibre précaire entre ce qu'on donne, ce qu'on reçoit et l'indépendance de chacun, pour aller vers un jumelage réussi. La responsabilité des natifs se définit ainsi dans ses pratiques immédiates de réponse aux besoins de l'Autre (Goodin, 1985) perçus par les natifs et, la plupart du temps, discrètement formulés par les immigrants. L'expérience elle-même permettra à chacun de faire l'apprentissage des règles d'interaction (négociation, refus, excuses, etc.), du « bon usage » des responsabilités respectives (Walker, 1998).

Étant donné cette dynamique de l'aide et de la dépendance, ces jumelages sont plutôt soit a-culturels, les différences culturelles étant effacées au profit des besoins, soit assimilationnistes, la culture de la famille immigrante étant perçue comme un parasite dans la compréhension de la relation bénévole qui définit les espaces de besoins et les modalités de l'aide selon la culture québécoise. De nombreuses anecdotes nous ont été racontées sur ce plan et la définition des besoins de base a parfois été un objet de mésentente : « Eux, tout ce qu'ils voulaient, c'était une télévision, pour savoir ce qui se passait à l'extérieur. Moi, je pense qu'ils avaient plus besoin d'une laveuse et de vêtements bien chauds… Mais quand je leur demandais, ils disaient : une télévision ». Ainsi, si les natifs acceptent bien de répondre à l'appel de l'aide et de l'accueil, les malentendus témoignent du fait que l'injonction à répondre aux besoins de l'autre ne comporte jamais en soi une définition claire de la nature de la réponse, qui doit plutôt être négociée dans l'interaction, dans la pratique même de la responsabilité (Walker, 1998).

Certains de ces « jumelages bénévolat » sont perçus comme des réussites par leurs membres. C'est principalement le cas lorsque le couple d'accueil est plus âgé, en quelque sorte disponible pour de nouvelles relations affectives, les enfants ayant grandi et quitté le foyer familial, qui paraît vide aux parents. C'est aussi le fait des familles immigrantes qui ont vécu le plus de pertes au cours de leur trajectoire, qui arrivent démunies sur le plan matériel et isolées sur le plan social, qui n'ont pas de communauté d'origine vers laquelle se tourner. Il arrive alors que ces jumelages aboutissent à une forme de recomposition familiale, à une adoption symbolique, qui continue à combiner les obligations de chacun, le don et les liens affectifs en construction. Certains immigrants appellent leurs jumeaux « papa et maman », et ceux-ci disent les considérer comme leurs « enfants et petits-enfants », allant même jusqu'à susciter des rivalités avec les enfants biologiques : « Le jumelage ça se fait avec le temps et avec l'amour. Ils savent si c'est vrai, cet amour-là, comme avec nos enfants, et ça doit être gratuit ». Ces liens deviennent permanents et inconditionnels au même titre que les relations parents-enfants et ont les mêmes conséquences : il en est ainsi de la culpabilité ressentie par la famille immigrante lors de son départ de la localité par exemple, qui vient tout à coup rappeler la présence d'une dette, le plus souvent occultée, mais qui n'en crée pas moins un certain devoir de reconnaissance.

Ces jumelages mettent dès lors en oeuvre des pratiques de responsabilité très individualisées et centrées sur les aspects socio-affectifs. Le bénévole est responsable de la qualité du don qu'il fait à ses jumeaux, de la permanence de son engagement et de sa continuelle disponibilité. L'immigrant, par contre, est plutôt perçu comme le récepteur privilégié de ce don, par là même responsable de sa bonne utilisation. Comme à un enfant, on lui donne toutes les chances pour se développer et faire sa vie au Québec. À lui de savoir en profiter. Ainsi, la famille native porte la responsabilité de l'Amour gratuit qu'elle fournit bénévolement, a-culturellement, intemporellement et inconditionnellement à ses jumeaux migrants, qui demeurent les principaux responsables de leur intégration en terre québécoise, celle-ci étant jugée selon leur capacité à utiliser pleinement le potentiel transmis gratuitement et affectivement.

Le jumelage engagement social

Plus rare et plus présent dans la ville de Québec, le jumelage engagement social est là encore dessiné par les orientations des organismes qui sélectionnent les jumelés et définissent le besoin à combler, mais aussi par les attentes des familles natives. Dans ce cas, il est plus souvent question de motivations humanitaires et du devoir moral de la société d'accueil, de sa responsabilité par rapport à l'intégration des immigrants. Les familles natives qui entrent dans un projet de « jumelage engagement social » se considèrent le plus souvent comme des ambassadrices de leur société et veulent accompagner les immigrants dans leur apprentissage des nouveaux codes culturels, des habitudes de la vie quotidienne et de l'environnement local. Ils vont donc aider les immigrants à remplir leur part du contrat passé avec leur société d'accueil.

Contrairement aux familles bénévoles dont il a été question plus haut, ces natifs ne s'engagent pas dans une prise en charge intensive et personnalisée de l'immigrant. Il est ici beaucoup moins question d'une responsabilité se définissant en termes de réponse aux besoins de l'autre que de la responsabilité, un peu floue et théorique, de soi-même comme citoyen devant la société; un citoyen va donc soutenir de nouveaux arrivants pour les aider à devenir eux-mêmes des citoyens, à s'intégrer. Cette responsabilité de type « participation civique » conduit peu les natifs à manifester de la curiosité pour la culture ou le parcours de la famille migrante. Les activités privilégiées seront les fêtes publiques, comme la Saint-Jean Baptiste ou le festival de Québec, considérées comme des exemples de la manière dont « on fête au Québec », mais aussi des activités sportives familiales (visite au chalet de la famille accueillante; initiation aux sports d'hiver), qui peuvent placer les nouveaux arrivants en situation asymétrique, leur montrant la bonne façon de vivre et de se comporter au Québec alors qu'ils n'ont pas les ressources pour le faire.

Les familles immigrantes, là encore, ont peu conscience du jumelage dans lequel elles s'engagent et manifestent souvent ici leur insatisfaction vis-à-vis de la distance maintenue et du peu d'engagement de la famille native :

Les familles québécoises, elles n'aiment pas quand vous avez des problèmes; elles vous aiment quand vous êtes joyeux, quand vous voulez vous amuser, sortir… Je croyais que j'allais avoir une amie à qui je pourrais raconter mes problèmes… mais ils n'ont pas de temps pour ces problèmes. Il n'y a du temps que pour les spectacles, pour sortir.

De tendance plutôt assimilationniste, ces jumelages sont spécifiques par la distance maintenue entre leurs participants, par la position quasi pédagogique du natif, qui place ainsi l'immigrant dans la position d'un élève. Souvent, ces jumelages ne se prolongent pas dans le temps. C'est ainsi que, pour les natifs, plusieurs jumelages peuvent se succéder, ce qui paraît impossible dans la densité relationnelle du jumelage bénévole. Là encore, on s'engage pour montrer la bonne voie aux immigrants et leur fournir les informations nécessaires à leur intégration. C'est la seule responsabilité portée par les natifs : celle de fournir des occasions d'exposition typiques de la culture locale (la visite à la cabane à sucre, la promenade dans les lieux touristiques du Vieux Québec). Par contre, la responsabilité individuelle de la réponse adaptative et intégrative repose toujours sur le migrant, sur sa motivation, sa volonté et, en fait, son obligation de remplir sa part du contrat. Et plusieurs familles natives se plaignent ainsi de leurs jumeaux, à qui ils ont fourni les bonnes occasions d'acculturation, mais qui n'ont pas su les saisir.

Si on accepte les immigrants, il faut faire les efforts pour les intégrer. Je pense que c'est notre responsabilité à nous, les Québécois, d'aller les chercher puis de les intégrer. C'est pas toujours facile. On a des fois l'impression que l'immigrant fait pas tous les efforts qu'il devrait (Une famille native).

Plusieurs interruptions rapides de jumelage semblent ainsi reposer sur une évaluation différente des responsabilités mutuelles de l'engagement dans la relation : « Nous, on espérait qu'ils allaient téléphoner après la première rencontre… On voulait pas être gênants. On a appelé quelques fois mais on sentait qu'ils n'étaient pas disponibles… Et ça s'est fini comme ça, on ne s'est jamais revus » (une famille immigrante de Québec). Encore une fois s'exprime le malentendu sur les attentes respectives et sur la définition de la nature des responsabilités de chacun.

Le jumelage engagement politique

Le jumelage engagement politique, qui est proche du précédent dans le sens que le natif s'engage souvent de lui-même dans le processus de jumelage pour des raisons sociales et collectives, en diffère du fait qu'il se concrétise plus souvent à Montréal, milieu historiquement cosmopolite, et que l'engagement est plutôt motivé par des raisons politiques qui prennent en compte l'histoire internationale et celle des familles immigrantes. Les raisons de l'engagement sont alors plus proches du militantisme et renvoient aussi aux positions politiques québécoises vis-à-vis des immigrants. Il s'agit en quelque sorte d'un type d'aide humanitaire, mais qui, contrairement au jumelage bénévolat, construit sa proximité symbolique sur un sentiment d'appartenance commune à l'humanité plutôt que sur une similitude hautement improbable du type « si ça nous arrivait » (Clement, 1996).

Certains de ces jumelages se concrétisent d'ailleurs avec des revendicateurs du statut de réfugié, mettant les aspects politiques au centre de la relation. De manière générale, ils se produisent plutôt entre jeunes familles ou entre des individus. Les familles natives ont alors une sensibilité et un intérêt importants pour la culture de l'autre. Plusieurs ont vécu à l'étranger auparavant ou ont une expérience dans le milieu interculturel montréalais. Les immigrants avec qui ces jumelages réussissent sont au contraire de ceux qui apprécient les jumelages bénévoles, des familles d'un niveau scolaire et social élevé, qui ont, elles aussi, voyagé au travers de plusieurs pays d'immigration et qui accordent une priorité aux échanges interculturels plutôt qu'aux apprentissages concernant la seule culture québécoise. Les relations sont interculturelles et les échanges d'informations, d'histoires ou d'opinions sont réciproques. Ainsi, bien qu'on se situe toujours dans un registre de référence à la participation civique, l'engagement réciproque des familles paraît en quelque sorte contribuer non pas, comme dans le cas précédent, à exprimer sa responsabilité de « citoyen national » envers d'autres futurs citoyens du pays d'accueil, mais plutôt à faire des deux familles des familles « citoyennes du monde », dans un pays qui renouvelle sa propre définition de la citoyenneté.

Dans certains de ces jumelages, les immigrants expriment leur satisfaction d'être reconnus comme des êtres complexes d'histoire et de culture :

On n'a pas beaucoup appris sur le quartier mais on a échangé sur la société… Les opinions politiques des fois étaient divergentes, des fois convergeaient… On en parle mais on n'est jamais tombé dans le champ de bataille (Une femme roumaine jumelée à Montréal).

Du fait de cette réciprocité des échanges interculturels et de leur contextualisation sociale, historique et politique, ce type de jumelage tend à partager la responsabilité de la relation entre les divers acteurs. Il est cette fois moins question d'intégration mais plus de connaissance-reconnaissance mutuelle. La responsabilité de la relation mais aussi de l'intégration du migrant et de la cohésion de la société est partagée, réciproque et perçue comme une valeur collective plus que comme un poids individuel. C'est dans ce cas qu'on peut sans doute le plus parler de responsabilité sociale. Et c'est là aussi qu'on parlera des réseaux, tant de ceux de la famille native, de son quartier ou de son milieu que de ceux de la communauté d'origine de la famille migrante : il y aussi une responsabilité partagée d'y faire circuler la richesse interculturelle et le pluralisme de la société. Une femme native de Montréal l'illustre dans sa position d'accueil :

Ici, c'est les Nations Unies. Les voisins proches, c'est des Grecs, des Chinois, des Portugais. Quand ils se sentent bien, ils amènent d'autres gens avec eux, de la famille ou de leurs amis. Quand un nouveau arrive dans le quartier, je lui souhaite la bienvenue, je vais lui apporter une fleur… faire une marche et sonner à sa porte. C'est ma responsabilité.

Le jumelage amitié entre jeunes familles

Le jumelage amitié entre jeunes familles présente quelques caractéristiques du jumelage engagement politique. En particulier, la relation d'amitié visée dès le départ du jumelage, tant par l'organisme que par les deux familles participantes, repose avant tout sur la réciprocité des échanges. Plus que dans les autres jumelages, les familles immigrantes s'engagent en ayant une idée de ce que peut être un jumelage, de ce qu'elles peuvent y trouver ou y donner. Les organismes les recrutent parmi les immigrants arrivés depuis au moins six mois, parfois plus, et utilisent les réseaux des communautés culturelles ou les publicités locales pour cela. Avec ces jumelés, les premières phases d'adaptation et d'apprentissage (de la langue ou du système québécois) semblent dépassées. L'immigrant a déjà rempli une part importante de son contrat d'intégration, du moins sur le plan fonctionnel. Dès la rencontre, familles natives et immigrantes sont ainsi dans une position plus égalitaire et leurs motivations réciproques sont beaucoup plus proches qu'elles ne l'étaient dans les autres jumelages. Tous souhaitent des rencontres, des échanges personnalisés et permettant de vivre une situation d'altérité avec l'espoir qu'elle débouche sur une amitié plus solide. Les deux familles sont aussi conscientes qu'il y a plusieurs degrés d'amitié, qu'il existe un processus de construction et de solidification de ce type de relation et que tout jumelage ne débouchera pas forcément sur une relation dense et inconditionnelle.

Au contraire des jumelés bénévoles du premier type, plusieurs jeunes familles natives souhaitant un jumelage amitié ne sont pas prêtes à s'engager dans une relation forte : elles ont peu de disponibilité temporelle et souvent aussi peu de disponibilité affective. Au moment où elles éduquent leurs jeunes enfants et où elles commencent à aider leurs parents vieillissants, elles n'ont que peu de place pour de nouvelles relations affectives. Par contre, elles manifestent souvent une ouverture et un intérêt envers la différence, veulent élargir leurs connaissances du monde et des cultures, pensent que ces rencontres peuvent représenter une richesse supplémentaire dans leur vie et parfois pour leurs jeunes enfants. Comme les précédentes, ces familles ont souvent voyagé. Quelques-unes participent à des rencontres collectives interculturelles, elles ont de l'intérêt pour les langues étrangères et pour les sorties familiales originales. Les immigrants qui s'insèrent dans ces jumelages insistent eux aussi sur la réciprocité de la relation souhaitée : ils ne sont pas prêts à recevoir sans donner eux-mêmes et seront souvent les premiers à inviter les jumeaux pour des soirées à domicile ou à leur proposer de parler à certains moments leur langue d'origine (en particulier l'espagnol) pour leur permettre de l'apprendre. La réciprocité dans la relation renvoie dès lors à sa perspective interculturelle : les repas typiques, les fêtes religieuses ou traditionnelles des deux cultures mais aussi les événements spéciaux (anniversaires, fête des mères, naissances) seront des points forts de la relation puisqu'ils permettront une exposition valorisée à la culture et aux traditions de l'autre famille.

Si la reconnaissance et même la valorisation de certains traits culturels respectifs laissent croire qu'on se place dans un registre semblable à celui du jumelage engagement politique, l'absence de l'engagement militant ne permet pas de considérer le jumelage amitié comme l'expression d'une responsabilité citoyenne. Nous sommes plutôt placés devant des expériences d'enrichissement personnel mutuel qui nous renvoient vers une définition de la responsabilité identitaire; chacun est responsable de construire soi-même son identité et son avenir, en relation avec les autres (Lamb, 1996). Et c'est une conception de la responsabilité toujours associée à l'idée de l'individu moderne, libre de ses choix relationnels, qui va juger de leur pertinence par rapport à ses propres besoins et pour qui existe toujours la possibilité de réévaluer la nature et la force de son engagement (Charbonneau, 1998; Walker, 1998).

Ainsi, si la réciprocité est un des axes prioritaires de cette relation, la liberté en est le second, principalement investi par les familles québécoises. Celles-ci insistent beaucoup, dès le démarrage du jumelage, sur la liberté individuelle qu'elles veulent garder vis-à-vis de leurs jumeaux : elles ne veulent pas se sentir responsables d'eux, dans le sens pratique de répondre aux besoins de l'Autre vulnérable, et ne considèrent pas leur jumelage comme un devoir. Elles se sentent libres de l'interrompre s'il ne leur convient pas, et ce sont elles aussi qui insisteront sur la liberté de chacun, et en particulier des enfants, de participer ou non aux rencontres.

Mes enfants, ils ne se plaisaient pas avec notre famille jumelle. Ils n'avaient pas accroché avec les enfants. Alors je leur ai dit qu'ils n'étaient pas obligés de venir quand on les rencontrait. Pour eux, ce n'était pas intéressant de rester bloqués devant le Nintendo. Leurs amis, ils les choisissent eux-mêmes. Je ne veux pas les obliger.

La liberté renvoie alors à une individualisation de la relation et de l'engagement de chacun dans l'amitié. Cette valeur est aussi toujours mise de l'avant par les familles natives lorsqu'elles parlent de leurs attentes vis-à-vis des jumeaux : « Il ne faut pas qu'ils se sentent obligés. Si on leur apporte du vin quand on va chez eux, ils ne doivent pas se sentir redevables, ils sont libres d'en apporter ou pas la prochaine fois. Ils doivent se sentir libres avec nous ». Par contre, les familles immigrantes sont, dans cette relation, plus centrées sur la volonté de proximité avec leurs jumelles que sur leur liberté éventuelle, cette notion pouvant aller ici aussi jusqu'à créer des malentendus : pour les immigrants, la liberté devient une composante valorisée de la relation quand l'amitié est solide, proche et intime. On se sent alors libre de faire des confidences, d'exposer ses opinions ou de taquiner l'autre. Pour les familles natives, la liberté individuelle est au contraire parfois mise en opposition avec la profondeur de la relation : c'est en son nom qu'on n'évoquera que peu l'histoire ou les idées de l'autre, par peur de le brimer, mais en lui signifiant par ailleurs un manque d'intérêt ou ce qu'il peut prendre pour de l'indifférence.

L'amitié interculturelle de ces jumelages est favorisée par un même rapport des individus qui y participent à la religion, à la politique, à la famille ou à la société, ce qui rappelle que les relations favorisant la construction de la responsabilité identitaire sont habituellement choisies sur une base affinitaire (Fischer, 1982). C'est dans ce mode de jumelage que les similitudes d'âge et de statut social et familial, mais aussi de niveau scolaire, influencent le plus la réussite de la relation et sa transformation en amitié durable. Les responsabilités de la réussite ou de l'échec de la relation peuvent être partagées mais elles restent très individualisées et même personnalisées à chaque individu participant au jumelage. Ainsi, on nous dira fréquemment que « si le jumelage a échoué, c'est une question de personnalité. En fait on n'avait pas d'affinités ». Notons cependant que cette évaluation personnalisée de l'engagement dans le jumelage est surtout le fait des familles natives, les immigrantes analysant plutôt les échecs en termes de non-réciprocité ou de manque de compréhension culturelle :

On voulait connaître des Québécois pour lier une amitié interculturelle, pas juste qu'ils nous montrent des choses ici (une famille d'ex-Yougoslavie).

On voulait des amis… Mais après la première rencontre, ils ne nous ont pas téléphoné. On a pensé qu'on n'était peut être pas bien pour eux… Ou qu'ils ne voulaient pas s'engager avec nous… Alors ça a fini comme ça (Une famille chinoise).

L'analyse de ces « jumelages amitié » permet de cerner la notion de responsabilité relationnelle telle qu'elle est portée par les familles québécoises, associée au choix personnalisé et à la liberté individuelle incompressible, et telle qu'elle est assumée par les familles immigrantes, renvoyant à la réciprocité et à l'engagement. S'il n'est ici pas question d'accueil ni d'intégration mais plutôt d'interactions sociales, c'est sans aucun doute parce que, pour les uns et les autres, l'amitié souhaitée est considérée comme une composante socio-affective de la vie en société, sans pour autant représenter un indice ou une modalité privilégiés d'insertion sociale. Il est d'ailleurs notable que ces amitiés, lorsqu'elles s'installent, dépassent rarement le cadre du noyau familial, et plus encore que, lorsqu'elles le font, elles s'étendent plutôt dans le réseau de la famille immigrante que dans celui des natifs. C'est alors comme si elles permettaient l'intégration de la famille native dans la communauté immigrante plutôt que celle de la famille immigrante dans la société locale.

Responsabilité individuelle ou collective : les glissements de sens

L'accueil, une responsabilité de femmes et surtout une responsabilité individuelle

Il apparaît que l'accueil des immigrants est, au travers du programme de jumelage, identifié comme une responsabilité individuelle, quasi personnelle des acteurs qui veulent bien la prendre et qui l'investissent au gré de leur disponibilité et de leur capacité d'engagement. Ainsi, il est clair que la responsabilité investie par les familles natives se situe sur une échelle d'engagement personnel allant du « moins » — du citoyen investi de la responsabilité de l'assimilation de l'Étranger et du garant de la cohésion sociale, dans le cas de certains jumelages engagement social — au « plus » de la réponse à l'appel de l'Autre vulnérable et en besoin (dans le cas des jumelages bénévolat réussis), en passant par la diversité des jumelages amitié où chacun est responsable de la construction, par le biais de la relation avec l'Autre, de sa propre identité personnelle. En fait, seuls les jumelages engagement politique semblent situer l'accueil comme une responsabilité collective et sociale qu'on n'a pas le choix de prendre au gré de ses affinités, de ses intérêts ou de ses affects.

Il est clair aussi que les notions de dépendance et d'autonomie sont centrales dans l'analyse de cette définition de la responsabilité. C'est lorsque la dépendance, voulue ou réelle, est forte que la responsabilité est la plus asymétrique. L'autonomie est parfois synonyme de liberté; la responsabilité assumée est alors très individualisée et peu investie. Elle est parfois vue comme indice de réciprocité et c'est alors que la responsabilité de l'accueil mais aussi des échanges est perçue comme collective.

Finalement, un troisième aspect n'a pas été analysé dans les types de jumelages présentés plus haut, il s'agit de la place que les femmes y occupent. En effet, en particulier du côté des familles natives, le jumelage est principalement une affaire de femmes. Ce sont le plus souvent elles qui se présentent à l'organisme, qui sont motivées à entrer dans le programme et qui y entraînent, plus ou moins, leur conjoint et le reste de leur famille. Ce sont elles qui organisent les rencontres, les sorties, les activités et, plus encore, ce sont elles qui souhaitent entrer dans une relation plus individualisée, dans une « vraie amitié de femmes » avec leurs jumelles, pensant partager avec elles une culture féminine universelle et peut être les aider plus vite à s'émanciper de cultures qu'elles voient comme opprimantes [8]. Ainsi, si elles sont traditionnellement porteuses des soins et de l'aide qui définissent cette conception de la responsabilité comme réponse à la vulnérabilité de l'Autre (Goodin, 1985), les femmes québécoises continuent ici à s'identifier à celles qui gèrent et définissent l'accueil sous leur toit, comme dans leur société. Il est significatif que nous ayons rencontré en entrevues nombre de couples immigrants alors que, du côté québécois, les entretiens avec les femmes uniquement ont été très majoritaires. Associant ainsi l'accueil des immigrants à une fonction féminine, la société québécoise tend, par l'intermédiaire de ses acteurs, à favoriser une perspective humaniste, relationnelle et éminemment individuelle et à rappeler une fois de plus le rôle particulier des femmes dans les pratiques de sollicitude (Gilligan, 1993; Walker, 1998).

L'intégration, une responsabilité individuelle attribuée aux immigrants

Le programme de jumelage et son investissement par les acteurs permettent aussi de différencier les enjeux de l'accueil et de l'intégration. La responsabilité de l'accueil est donc déléguée, par le biais des professionnels des organismes, aux femmes québécoises, actrices individualisées invitées à devenir des hôtesses chaleureuses et aidantes. Mais la responsabilité de l'intégration, elle, repose quasi intégralement sur les seuls immigrants. Pour reprendre une image que nous avons déjà utilisée pour illustrer le statut des immigrants dans les régions du Québec (Vatz-Laaroussi, 1999), tout se passe comme si « on sortait le meilleur pour accueillir la visite », tout en se dépêchant de lui confier la responsabilité de son implantation ou de sa décision de repartir.

Si on reconnaît ainsi au nouveau venu, comme à chaque membre de la société, la responsabilité de définir lui-même son avenir et son identité, il doit le faire dans les cadres d'une certaine identité québécoise bien balisée. Une étude menée par Micheline Bonneau (1999) auprès d'élus locaux dans une région du Québec (le Bas-Saint-Laurent) montre de même qu'ils sont prêts à accueillir des immigrants dans cette région en difficulté au plan socio-économique, car ils perçoivent leur potentiel de diversité comme une richesse, mais qu'ils mesurent ensuite leur intégration à leur conformité au reste de la population. La richesse de l'altérité valorisée dans l'accueil se trouve ainsi mise au ban de l'intégration.

Plusieurs types de jumelage, en particulier le jumelage bénévolat et le jumelage engagement social, qui se placent dans une position assimilationniste, mais aussi, de manière plus implicite, les jumelages amitié interculturelle, qui s'en préoccupent peu, désignent l'immigrant comme l'acteur quasi unique de son intégration, et c'est lui qui sera blâmé (Clement, 1996) si l'exercice n'est pas jugé réussi. Une Montréalaise explique ainsi la responsabilité d'intégration — voire d'assimilation — confiée à sa jumelle chinoise :

Je lui ai dit, vous arrivez ici, vous avez rien, on vous accueille et après vous voulez rester entre vous… C'est pas comme ça que ça marche… Après je me suis rendu compte qu'ils mangeaient toujours avec des baguettes, qu'ils savaient pas manier les ustensiles et qu'ils l'apprenaient pas aux enfants. Alors je lui ai dit, je te comprends pas.

Plus encore, l'échec des jumelages est souvent associé, par les familles natives, à un manque d'intégration de leurs jumeaux. Il en est ainsi pour les départs en Ontario de plusieurs familles accueillies à Saint-Jérôme, que les familles natives jumelées smal : « C'est comme s'ils n'avaient pas voulu nous le dire. C'est vrai, nous on a tout fait pour eux… Et voilà, un jour ils partent, ils ne nous disent rien. C'est leur problème d'intégration ». Lest alors perçu comme un don mais aussi comme une dette (Godbout et Charbonneau, 1996), ce qui est d'ailleurs intériorisé par plusieurs familles immigrantes qui se sentent redevables envers la société québécoise et qui, de ce fait, prennent à part entière le blâme, la faute de leur non-intégration.

Je sens que j'ai une énorme dette envers ce pays… Eux [les jumeaux], ils nous ont appuyés de façon merveilleuse… Ils nous ont donné des outils pour nous intégrer ici… Un de mes objectifs est de m'intégrer au plus vite et de donner… Nous ne pouvons pas penser à partir sans avoir donné quelque chose de nous-mêmes (Femme d'ex-Yougoslavie).

Ainsi, quand le jumelage ne fonctionne pas, la responsabilité est rarement imputée à la distance culturelle ou à un mauvais pairage de l'organisme ou encore au manque de moyens de rencontre, mais bien plus souvent à la famille, qui ne s'est pas engagée dans la relation ou dans son intégration. Toute pratique de responsabilité, quel qu'en soit le type, suppose aussi l'apprentissage mutuel de règles d'interaction, de négociation et de communication qui ne sont jamais données et connues a priori, mais vont s'actualiser au fil des expériences communes (Walker, 1998). Il y a toujours le risque que les règles ne soient pas bien comprises de part et d'autre, au milieu des malentendus divers, culturels ou autres.

Par ailleurs, la présence d'amis dans la communauté d'origine, qui apparaît dans notre étude comme un élément favorisant la réussite des jumelages d'amitié ou d'engagement social ou politique, est plus souvent perçue par les jumeaux natifs (mais aussi par les politiques d'accueil) comme un parasite peu propice à une intégration valable. La bonne intégration est celle qu'on réussit seul, à force de volonté et de débrouillardise. Prescrite à l'immigrant, la responsabilité de son intégration se trouve dès lors individualisée à la fois par les acteurs et par les politiques de la collectivité d'accueil.

Il n'est alors pas étonnant de constater que l'objectif le plus difficilement atteint du programme est celui de la sensibilisation du milieu à l'interculturel. En particulier dans les régions en dehors de Montréal, rares sont les familles natives qui élargissent leur jumelage à d'autres membres de leurs réseaux ou de leur parenté. Plusieurs d'entre elles ont essayé mais se sont vite rendu compte que leur démarche était perçue comme individuelle et étrange, voire menaçante pour leur communauté. Elles gardent alors la relation du jumelage pour elles. La responsabilité de l'accueil et celle de l'intégration sont ainsi individualisées, nucléarisées, appartenant aux seuls acteurs des jumelages. Les uns, natifs, s'en saisissent par intérêt personnel ou par souhait de participation bénévole plus que comme représentants de la société d'accueil. Les autres, migrants, l'intériorisent comme une dette personnelle, envers la société d'accueil représentée par ceux qui leur démontrent de l'intérêt.

Conclusion : l'accueil et l'intégration, une responsabilité sociale ?

Si on observe ainsi, dans la diversité des expériences de jumelage, la présence de définitions différentes de la responsabilité, toutes n'engagent pas de la même manière les natifs invités à répondre à l'injonction de l'accueil de l'immigrant. Ce dernier demeure le principal responsable de son intégration, de son avenir, qui renvoie ainsi au contrat passé avec la société d'accueil à son arrivée au pays. Comme tout individu moderne, il pourra, par ailleurs, construire son identité en relation avec les autruis représentatifs de son nouveau pays; les jumelages amitié en sont l'illustration. Ces jumelages engagent les natifs aussi peu que toute autre forme d'amitié.

Ce n'est pas du tout le cas pour les jumelages bénévolat. Ici, c'est plutôt la réponse à la vulnérabilité et aux besoins de l'Autre qui devient la motivation première des natifs qui sont prêts à s'engager dans un rapport de quasi-obligation voué à demeurer fortement asymétrique, à l'image des relations intergénérationnelles et de la responsabilité parentale.

La responsabilité citoyenne est aussi présente dans ces expériences de jumelage. Dans les jumelages engagement social, elle met en action des citoyens natifs qui paraissent se sentir investis d'une certaine mission envers les immigrants, qu'il faut aider à devenir de bons citoyens, comme eux-mêmes. Dans les jumelages engagement politique, la citoyenneté mise en oeuvre suggère plutôt l'enrichissement et la transformation même de la société au contact des nouveaux citoyens.

L'analyse des jumelages permet d'identifier deux processus autour de la responsabilité d'accueil et d'intégration des immigrants dans une société occidentale comme le Québec. Le premier est sans aucun doute la tendance forte à morceler les responsabilités collectives en multiples responsabilités individuelles et à les décentraliser vers les niveaux les plus éloignés des pouvoirs publics et décisionnels, en conformité avec la tendance générale de notre société à la désinstitutionnalisation (Giddens, 1991). Certaines orientations des politiques sociales, plaçant les acteurs au centre des systèmes sociaux et leurs stratégies au coeur du changement, tendent à privilégier la perspective socio-constructiviste, dont un des effets pervers est bien la dispersion, voire la fragmentation des sens, des actions et des identités. Les programmes de jumelage qui se sont multipliés durant ces dernières années au Québec sont une illustration particulièrement frappante de cet émiettement des responsabilités et ce, d'autant plus que cette perspective théorique se conjugue avec la conception psychologique et personnaliste de la relation interculturelle telle qu'elle est développée en Amérique du Nord mais aussi en Europe (Hily, 2001). L'engagement de la société d'accueil à l'égard des nouveaux arrivants est ainsi déléguée de la collectivité dans son ensemble, par la médiation d'experts, à des individus citoyens censés la représenter. Mais que représentent-ils au juste ?

La seconde tendance perçue est celle qui transforme la responsabilité structurelle politique et étatique de recevoir les immigrants sélectionnés et de veiller à leur installation-implantation en une responsabilité relationnelle. Le rapport à l'autre et la responsabilité identitaire sont certes importants dans les processus à l'oeuvre autour de l'immigration-intégration. Mais ne prennent-ils pas soudain toute la place, occultant certains éléments structurels majeurs dans l'installation des nouveaux arrivants ? Il s'agit là d'une tendance, notée par ailleurs (Bowden, 1995; Weeks, 1995), à redéfinir la citoyenneté en référence à la sphère de l'intimité.

Au Québec, plusieurs recherches ont démontré que si les immigrants restaient peu en région, c'est essentiellement pour des raisons d'emploi inexistant ou ne correspondant pas à leurs formation et compétences (Vatz-Laaroussi, 1999; Conseil des communautés culturelles et de l'immigration, 1996). La question du rapport à l'autre est un élément secondaire dans la satisfaction que les immigrants déclarent éprouver à vivre dans les régions du Québec. Pourtant, plusieurs orientations politiques et de très nombreuses études sont centrées sur ce rapport d'altérité, ainsi érigé en problème principal ou en solution dans le processus d'intégration-rétention. Il y a là une forte présomption de culpabilité de l'altérité qui permet d'éviter les questions, toujours présentes, des discriminations systémiques ou organisationnelles et des inégalités.

Le passage à la responsabilité citoyenne recouvre, dans les politiques québécoises, la même tendance à diversifier et personnaliser la participation sociale mais aussi à occulter les orientations de représentation et de communautés. La responsabilité du citoyen ne risque-t-elle pas de rendre opaques celle de la cité, d'une part, celle des groupes représentatifs d'autre part ? En ce sens, il serait sans doute fort important de penser une recomposition des responsabilités fort éloignée des explications actuelles en termes de blâme et d'imputabilité, mais plus proche des théories de l'empowerment et de la conscientisation collective, tenant compte des rapports structurels de domination et des interactions de sens et d'action.