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Quels sont les liens entre les contours actuels de l’art engagé en arts visuels au Québec, chez les artistes adoptant des pratiques relevant de l’installation, de la performance, de l’intervention, et ceux de la médiation culturelle ? Cette dernière est-elle heuristique pour analyser l’art sociopolitique ? Quelles sont les similitudes et les dissemblances entre les deux notions de l’engagement et de la médiation culturelle – toutes deux, il faut bien l’avouer, assez floues et actuellement sujettes à des tentatives de (re)définition et à des questionnements en ce qui concerne leurs enjeux artistiques, sociopolitiques et institutionnels ? Voilà les questions soulevées dans cet article, non pas dans le but de résoudre définitivement la question, mais bien d’insister sur certaines interrogations qui nous paraissent centrales.

Comment procéderons-nous ? Nous réfléchirons aux ressemblances et divergences entre l’art engagé et la médiation culturelle. Seront ainsi explorés les définitions, le rôle de l’artiste et de son oeuvre, ainsi que le rapport aux institutions. Nous argumenterons que les congruences observées rendent, dans un premier temps, très attirant le concept de médiation culturelle afin d’étudier l’engagement actuel des artistes dans ce champ précis des arts visuels. Cependant, dans un deuxième temps, d’importantes discordances vont plutôt nous amener à rejeter la jonction entre ces deux notions.

Notre réflexion s’inscrit dans la poursuite des questions abordées dans notre thèse de doctorat (Lamoureux, 2007), qui portait sur les contours de l’engagement actuel chez les artistes québécois en arts visuels. Par le biais d’une recherche exploratoire qualitative, nous souhaitions contribuer aux analyses actuelles portant à la fois sur les nouvelles formes de mobilisations sociopolitiques et d’art contestataire constatées depuis les années 1990. Partant du constat d’une transformation profonde dans les balises et les modes d’expression de l’engagement, nous souhaitions explorer ce que l’art teinté de préoccupations sociopolitiques pouvait nous apprendre sur ce phénomène. En tant que politologue, nous avions l’intuition que l’observation de formes d’engagement qui débordent, qui sont un peu en marge de l’action politique habituelle, pouvait nous aider à décentrer notre regard afin de mieux saisir les tentatives actuelles d’élargir et de repenser l’espace politique. Le particularisme de cette étude était donc à la fois théorique et méthodologique. D’abord, elle se situait dans la discipline de la science politique à l’intersection de deux champs : la philosophie politique et la sociologie politique. Elle combinait aussi, du fait de son objet, deux corpus théoriques : d’abord, des analyses en sciences sociales portant sur l’engagement, la définition du politique et le rôle social joué par les artistes contestataires, et, ensuite, des analyses en histoire de l’art s’intéressant au milieu artistique, à ses institutions et à l’art engagé. En outre, elle a nécessité la réalisation d’entrevues auprès de 14 artistes [1], ainsi que l’étude de 3 oeuvres engagées [2]. Plusieurs des éléments exposés ici proviennent de ces entrevues. Il est essentiel, par contre, de préciser que nous n’avons en aucun cas abordé la question de la médiation culturelle avec les artistes, à l’exception d’une conversation informelle avec l’une d’entre eux : Devora Neumark [3]. Cet article ne vise donc pas à expliciter leur compréhension des liens entre l’engagement et la médiation culturelle ; il s’agit plutôt d’une réflexion personnelle sur ceux-ci.

Définition et exploration des concepts

Explorons les concepts d’art engagé et de médiation en deux temps : d’abord en insistant sur ce qui les rapproche, puis sur ce qui les éloigne.

Définition philosophique de la médiation et définition de l’art engagé

La médiation esthétique et culturelle, du moins selon son acception philosophique proposée entre autres par Caune (1999) et Lamizet (2000), entretient plusieurs similitudes avec la conception actuelle de l’engagement des artistes en arts visuels. Cette dernière se définit comme un rapport entre le sujet et le monde par le biais du rapport esthétique, un outil aussi qui « permet à un sujet d’entrer en relation avec d’autres par le biais d’une expression qui lui donne une place dans une communauté » (Caune, 1999 : 22). Ainsi, la médiation « représente l’impératif social majeur de la dialectique entre le singulier et le collectif [de la sociabilité] et de sa représentation dans les formes symboliques » (Lamizet, 2000 : 40). Par contre, elle n’est pas qu’un processus, au sens large, de mise en relation. Selon Caune (1999 : 19-20), la médiation est constituée de rapports à la fois courts, liés aux relations interpersonnelles (« affirmation de soi dans un rapport à l’autre »), et longs, liés à une participation dans la « production d’un sens qui engage la collectivité ». Elle combine donc immédiateté des relations et projection dans un futur, dans un projet partagé. Elle découle d’initiatives en provenance d’artistes et/ou d’intervenants culturels, mais elle peut être, comme l’affirment Caune (1999) et Jacob (2007), la résultante d’une oeuvre en elle-même.

L’art engagé chez les artistes adoptant des pratiques relevant de l’installation, de la performance, de l’intervention, quant à lui, présente quelques caractéristiques qui témoignent d’un éclatement profond de la définition de l’engagement (Lamoureux, 2007 : 309-320) : la notion de choix personnel devient décisive et s’exerce dans chacune des composantes de ce dernier (la conception, les motivations inspiratrices, les moments privilégiés, les manières de faire) ; la mise de l’avant d’une définition très personnelle de l’engagement qui n’est pas circonscrite par des critères extérieurs à la personne qui l’exerce et qui s’évalue en fonction de l’authenticité de l’action (cohérence entre les valeurs profondes de l’artiste, son rapport général au monde et sa création) ; la multiplication des motifs d’engagement (tout ce qui témoigne d’un sentiment d’inscription, d’appartenance au monde et d’un désir d’y contribuer) et des manières de l’incarner (il ne se réduit pas au contenu objectif des oeuvres ou au public ciblé par les artistes, il transparaît dans le choix de la forme artistique, dans l’inclusion des spectateurs, dans le lieu d’exposition, etc.) ; la prédominance d’une préoccupation, d’un souci pour les autres visant à contrer l’individualisme à outrance et la fragmentation sociale ; la poursuite d’objectifs restreints, souvent immédiats et en lien direct avec les spectateurs/participants ; l’exigence d’une autonomie idéologique et artistique très grande qui ne s’oppose pas, si elle est respectée, à certaines formes de regroupements et à des actions plus collectives ; et, finalement, la non-obligation pour l’artiste engagé de se situer à la marge du milieu culturel ou d’adopter un mode de confrontation en face à face avec le pouvoir.

Plus concrètement, cet art engagé prend une forme micropolitique misant sur l’investissement dans le « faire sens » de l’oeuvre ou par la participation. L’engagement par et dans l’art vise à stimuler une sensibilisation politique qui fait peu appel à la représentation symbolique et à une projection du monde fantasmé. Dans le « ici et maintenant », les artistes jouent avec le réel et se jouent du réel. Comme le précise Désy (2006 : 7), ce temps présent « n’est pas la consécration de l’immédiateté, mais une conception du futur qui se construit déjà dans le présent » et qui vise à répondre aux « situations oppressives réelles ». En outre, les artistes misent moins que par le passé – ce qui ne veut pas dire du tout – sur la diffusion d’un discours politique imagé, mais ils proposent une expérience concrète : vivre et faire vivre aux spectateurs/participants un moment transgressant les façons établies de voir, d’agir et de se faire entendre. La logique de ces pratiques les rapproche souvent plus de l’action sociale que de l’action politique, du moins si on adopte une définition restrictive du politique, comme institution de pouvoir et comme lieux déjà institués de participation démocratique.

Nos analyses montrent aussi que cet art engagé se déploie selon trois grandes stratégies qui ne sont pas mutuellement exclusives et, même, qui peuvent se retrouver au sein de la même oeuvre (Lamoureux, 2007 : 328-329). La première stratégie consiste en ce que nous nommons l’exposition publique d’une sensibilité politique. Les artistes proposent, par l’intermédiaire de leurs oeuvres, leurs perspectives, sensibilités, regards et prises de position sur des enjeux les touchant. La deuxième forme déployée consiste à proposer des expériences symboliques d’alternatives, au sens de la notion d’hétérotopie de Foucault (2001). Ces oeuvres et ces événements mettent donc, du moins potentiellement, en place un dispositif positionnant les gens en décalage par rapport aux normes, aux perceptions, aux règles de la vie usuelle. Les artistes investissent tous les lieux dans lesquels se manifestent les « effets » du pouvoir : les corps, les liens interpersonnels, l’espace urbain, les échanges marchands, etc. La troisième forme, quant à elle, consiste en la création en commun comme stratégie d’émergence de sujet/acteur. Elle a pour objectif, par le biais de la participation à un projet et de l’intégration dans les processus décisionnels, de favoriser l’émergence dans l’arène publique de personnes issues de groupes, de communautés vivant des situations de marginalité, d’inégalité, de stigmatisation, de discrimination.

Ces deux acceptions de la médiation culturelle et de l’art engagé permettent de dégager plusieurs caractéristiques partagées : un intérêt prononcé envers les « non-publics » ; une mise de l’avant d’une participation commune, d’échanges d’expériences, de sensations, de visions formelles et esthétiques ; une implication à l’encontre des inégalités de divers ordres et de l’exclusion qu’elles générèrent ; un souci de collaborer à une (re)construction du lien social ; et une promotion d’innovations culturelles, esthétiques, sociales, politiques par le biais d’initiatives extrêmement diversifiées en provenance de personnes issues de la société civile.

En outre, l’analyse de la médiation et de l’engagement fait ressortit des éléments conjoncturels qu’on peut recouper sous le vocable général de la crise culturelle des grands vecteurs de la modernité. Fait important à souligner, les artistes interpellés par la médiation ou l’engagement sont, d’autre part, sensibles aux mêmes phénomènes et, d’autre part, actifs, acteurs au sein des bouleversements culturels, sociaux, politiques. Sans faire ici une analyse approfondie ni exhaustive, nommons quelques éléments en jeu qui transforment profondément à la fois l’art, l’espace public, le politique et les modalités de l’agir sociopolitique.

Entre autres, il faut compter sur l’influence profonde dans le domaine artistique du postmodernisme qui conteste la vision normative, autonome et autoréférentielle de l’art moderne et autorise des éléments autrefois exclus : le contenu, la déhiérarchisation des genres et des styles, l’importance du contexte de monstration, le pluralisme, l’hybridité, l’hétérogénéité, la singularité. Il en découle une jonction plus étroite entre l’art, le social et le politique ; une expansion des pratiques qui misent non pas sur la création d’objets, mais sur le relationnel, la communication, la participation ; un foisonnement de démarches de plus en plus personnalisées ; et une remise en question de la prétention à la propagation de valeurs universelles, transhistoriques et transculturelles.

Ainsi, l’ambition des pratiques doit être relativisée : « Hier on attendait de la culture qu’elle soit cette force spirituelle qui transcende les particularismes et ouvre l’accès à l’universalisme. Aujourd’hui, les discours sur la culture s’expriment en termes orthopédiques et incantatoires » (Caune, 1999 : 44). En outre, ces mutations rendent plus difficiles l’accessibilité et la lisibilité de l’art. On assisterait à un « désarroi critériologique » (Michaud, 2005), à une « crise » des publics affectant l’offre culturelle générale et, encore plus, l’art contemporain. Ainsi, les nombreux espoirs placés dans la démocratisation de l’art ainsi que dans la démocratie culturelle semblent avoir été utopiques. Les arts peinent à élargir et à diversifier leurs publics et la culture commune (nationale, régionale, voire locale) est fortement mise à mal.

Le domaine artisticoculturel doit aussi compter avec l’omniprésence de la logique marchande et spectaculaire. La culture dite savante ou à la fine pointe des nouveautés formelles entre donc, de plus en plus, en compétition avec une culture commerciale et populaire. Les institutions de l’art en font évidemment les frais, mais plus largement l’espace public se trouve transformé par la « nouvelle synergie entre l’État, le marché et la culture » (Jacob, 2005 : 20). En outre, l’espace public ne peut aussi qu’être transformé par l’exacerbation des processus d’individuation et de personnalisation » (Ion, 2001), par la complexification de l’identité des acteurs sociaux devenue protéiforme, complexe et mouvante. Il s’ensuit l’adoption d’un mode d’expression dans l’espace public de plus en plus singulier et subjectif. Jeux volontaires des acteurs sociaux ? Impacts de la marchandisation du monde créant un espace dans lequel les échanges ne prennent que la forme instrumentalisée d’une promotion d’intérêts privés en concurrence ? Incapacité à penser en termes d’intérêts publics ou communs ? La question est complexe et témoigne certainement d’une crise de la représentation, mais tout comme Caune (1999) et Jacob (2005), nous pensons que les artistes ne sont pas simplement des « victimes » de cet espace public morcelé et marchandisé, mais aussi des acteurs conscients de la redéfinition de celui-ci, de ses enjeux et de ses défis. S’ils le « subissent » ou du moins s’ils ne sont pas toujours capables de contrer ses effets, ils sont aussi profondément engagés dans sa restructuration. Comme l’affirme Jacob (2005 : 139), les artistes contribuent à une « modification des représentations et des usages liés à l’espace public ».

Enfin, médiation et engagement ne peuvent se comprendre aujourd’hui sans référer à la « crise des métarécits » (Lyotard, 1979) et à la mise en cause du schème de l’avant-garde. Les artistes – et ils ne sont pas les seuls – n’interviennent plus de la même façon qu’auparavant dans les espaces sociaux et politiques ni avec les mêmes objectifs ; ces derniers sont plus restreints, micropolitiques. Le rôle avant-gardiste de grand clerc et de porte-parole, souvent tenu par les intellectuels humanistes, est fortement contesté. La fin des perspectives insurrectionnelles, du moins au sens léniniste de « l’attente du grand soir », produit, aussi, des changements dans les rapports aux institutions culturelles et politiques. Le renversement du pouvoir (sa transformation soudaine et brutale) n’est plus revendiqué. La stratégie adoptée s’éloigne, pour une majorité d’acteurs, qu’ils soient d’ailleurs institutionnels ou contestataires, d’un face à face entre la marge et le pouvoir. Les artistes protestataires acceptent d’être au sein des institutions culturelles et de bénéficier des subsides de l’État, tout comme le milieu institutionnel de l’art accueille en son sein la critique et l’État la finance. Doit-on en conclure pour autant, comme le signale Lafortune (2007 : 25), que « L’essor de la médiation dans les sociétés occidentales peut être vu comme l’expression d’une métamorphose de l’action publique, qui dresse une nouvelle manière de gouverner la cité et de fabriquer de la cohésion sociale, sans menacer l’ordre et les modèles de développement dominants » ? La question est fort pertinente et nous y reviendrons.

D’autres acceptions de la médiation culturelle

Malgré tous ces éléments similaires entre la médiation culturelle et l’engagement, le problème décisif, selon nous, en regard d’une réflexion sur leur proximité, est que la définition philosophique de la médiation n’est pas celle qui nous semble la plus décisive dans les réflexions actuelles sur le rôle culturel, social et politique de l’artiste et sur les rapports entre l’État, les institutions culturelles et le monde social. Ou, pour le formuler autrement, une telle compréhension de la médiation n’explique pas pourquoi, assez soudainement au Québec, cette notion prend une importance à la fois pratique, institutionnelle et théorique.

Selon nous, la raison expliquant ce phénomène est plutôt d’ordre sociologique et institutionnel. Et, la définition de la médiation culturelle adoptée par la Ville de Montréal (Programme montréalais d’action culturelle) et reprise par Joli-Coeur nous semble très caractéristique à cet égard :

On entend par les activités de médiation culturelle des initiatives qui créent une opportunité de rencontres et d’échanges personnalisés favorisant l’apprentissage et l’appropriation de la culture par les clientèles les plus éloignées de l’offre culturelle professionnelle. Ces actions mettent l’accent sur un travail de contact et permettent de faire le pont entre le citoyen et l’activité culturelle.

2007 : 1

Ainsi, d’un point de vue culturel et artistique, la médiation vise principalement deux choses : (re)créer des ponts entre l’art et le public puisque les stratégies adoptées depuis des décennies n’ont pas donné les résultats escomptés (dimension plus sociologique) et élargir et diversifier le public « consommateur » de culture et d’art (dimension plus institutionnelle). Du point de vue politique, la médiation est envisagée autant comme une stratégie de mise en relation, par le biais de l’art et de la culture, des diverses individualités fragmentées – recréer de la « culture commune » (Fortin, 2000) –, que comme une stratégie de participation à une meilleure inclusion des laissés pour compte. Il y a donc, là aussi, deux dimensions : celle des acteurs sociaux (artistes et animateurs culturels) qui souhaitent contribuer à « ressouder leur monde » et qui croient aux initiatives jaillissant de l’espace social, et celle des pouvoirs publics qui, d’en haut, non seulement favorisent ces initiatives, mais, par le biais de programmes de financement et de soutien, les orientent.

Il serait dangereux, selon nous, d’oublier que la réflexion actuelle a lieu d’une part dans une période de scepticisme et de désintérêt des citoyens envers la politique institutionnelle – ce qui n’est pas du tout la même chose qu’un désengagement envers les enjeux sociopolitiques – et d’autre part à un moment de stratégies institutionnelles liées à une remise en cause du providentialisme et à une propension à trouver des solutions aux problèmes sociaux et artistiques en « captant » les initiatives de la société civile (qui ont, entre autres, comme avantages d’être souvent réalisables à moindres coûts et avec une logistique bureaucratique moins lourde).

L’idée ici n’est pas de remettre en cause la validité des pratiques de la médiation culturelle ou de « démoniser » toutes les initiatives institutionnelles, mais de montrer l’importance des enjeux sous-jacents à l’intérêt actuel porté au Québec à ce concept. En outre, certains éléments mis en évidence par les définitions sociologiques et institutionnelles de la médiation culturelle divergent de façon assez importante de ceux de l’engagement, notamment en regard des notions de conflit, de médiation et de public. C’est ce que nous nous proposons maintenant d’explorer en nous questionnant sur le rôle de l’artiste et de son art, ainsi que sur les rapports entre le créateur et les institutions.

Le rôle de l’artiste et de son art

Plusieurs éléments importants concernant le rôle de l’artiste et de son art éloignent la médiation culturelle de l’engagement – du moins selon la représentation des artistes que nous avons interrogés et l’analyse de plusieurs théoriciens sur les caractéristiques actuelles de l’art engagé dans les arts visuels.

D’abord, la question du public n’est pas abordée de la même façon dont le fait notamment Lacerte (2007) lorsqu’elle analyse la médiation culturelle muséale dans l’art contemporain. Évidemment, il existe un constat généralisé selon lequel le public touché est plutôt étroit et difficile à diversifier. Et les artistes engagés qui réinvestissent souvent l’espace social sont préoccupés par cette question et désirent que leurs pratiques deviennent plus visibles et qu’elles rejoignent un nombre plus important de personnes. Cela dit, nous ne sommes pas en présence d’une préoccupation en matière d’ » audimat » ou de « consommation » de culture, comme le sont à certains égards les institutions du milieu de l’art. Il ne faut pas non plus simplifier les motivations expliquant ce retour marqué de l’art s’exposant dans l’espace social à l’unique volonté de toucher plus de gens. Dans nos entrevues, les raisons évoquées sont multiples : une jonction plus étroite entre l’art et la vie ; une part de risque plus grande ; la possibilité de rejoindre le « vrai monde » et surtout de toucher les gens, de les faire réagir plus facilement ; l’occasion de créer des projets moins intimistes, et donc aux répercussions plus grandes ; et la liberté, au sens où l’artiste est moins régi par les contraintes spatiales, temporelles et autres des lieux formels d’exposition. En outre, selon la majorité de nos répondants, les artistes ne recherchent pas un « public », mais des participants qui vont s’engager de plusieurs façons : dans la compréhension de l’oeuvre, dans la manipulation de celle-ci, dans la cocréation, etc. D’ailleurs, plusieurs favorisent un nombre limité de « spectateurs », mais avec lesquels une connexion plus étroite peut se développer. La participation du public prend ainsi une dimension décisive qui rapproche, selon Fortin (2000), l’art actuel de celui des années 1960, notamment des happenings. Cette proximité serait tributaire d’un retour de l’ » utopie » de la participation, cette dernière favorisant la « parole expressive » plutôt qu’ » analytique ». Ainsi, même le rôle « augmenté » qu’octroie Lamizet au public de la médiation culturelle nous semble trop faible en comparaison à sa place dans l’engagement : « le public est l’acteur constitutif de la médiation, et sans lequel elle n’est rien, puisque sans lui, le miroir esthétique de la sociabilité n’existerait pas […] il y a un public pour la valider pour en authentifier l’existence » (Lamizet, 2000 : 197). De plus, bâtir quelque chose en commun, dans l’interrelation et l’intercréation, comme c’est l’objectif de plusieurs artistes, du moins ceux des arts communautaires et de la manoeuvre, est bien différent de la posture « interventionniste » du médiateur culturel qui arrive avec un diagnostic, des stratégies et des buts à atteindre.

Deux précisions s’imposent ici. Nos entrevues ont été réalisées avec des artistes interpellés à propos de leur pratique et non pas avec des responsables institutionnels. Certainement que les préoccupations des uns et des autres diffèrent, même si plusieurs artistes interrogés travaillent aussi au sein d’institutions du milieu de l’art. De plus, certains artistes, comme Allard et Roy de l’Action terroriste socialement acceptable (ATSA), cherchent réellement à rejoindre le plus de monde possible. Par contre, leur objectif premier ne semble pas tant lié à la promotion de l’art (ce qui ne l’exclut pas non plus), mais à la « portée » de leur pratique engagée et donc aux répercussions plus politiques.

Autre différence importante dans sa dimension sociologique et institutionnelle : la médiation culturelle a tendance à cibler un « public » particulier, tels les gens du quartier, les personnes défavorisées socialement et culturellement, les enfants, etc. Or, un élément frappant dans le discours actuel des artistes engagés est leur désir de rejoindre « tout le monde » et, la plupart du temps, de ne pas catégoriser un certain public à conquérir – ce qui est d’ailleurs une transformation importante dans l’engagement lui-même : public dit éclairé et « monsieur et madame tout-le-monde » sont aussi importants. En outre, chez certains artistes, l’interrogation sur les « non-publics » dépasse la question de l’expertise, du manque de connaissances des codes culturels et artistiques, qui expliquerait la résistance à l’art, même si cette dimension est aussi présente. À titre d’exemple, pour Devora Neumark, le concept même de public doit être profondément repensé : « I don’t believe there is such a thing as a public, public is what gets created in a moment of an engagement, of social engagement. […] There’s a dynamic, interaction that happens when you show up » (citée dans Lamoureux, 2007 : 245). De plus, selon elle, aborder la question du « public » en insistant ainsi sur les « lacunes » des spectateurs est réducteur et problématique. Les difficultés sur le plan des aptitudes à comprendre les oeuvres artistiques ou même à tout simplement être interpellé par elles doivent être mises en lien avec les facteurs économiques, politiques, sociaux et culturels qui les engendrent. L’attitude de l’artiste est aussi déterminante : « What are the artists doing ? […] Quel type de projet ? Quel type d’art ? Quel type de langage ? Quel type de vocabulaire ? Quel type d’ouverture y a-t-il de la part des artistes ? » (Lamoureux, 2007 : 248).

De plus, comme le précisent Dufrêne et Gellereau (2004 : 201) : « Dire que les démarches de médiation vont permettre l’accès à la culture, c’est certes reconnaître des manques réels […] mais c’est du même coup se focaliser uniquement sur les institutions culturelles sans reconnaître de nombreuses pratiques privées et collectives comme culturelles […] ». Cette question est au coeur des arts communautaires, mais aussi de plusieurs autres conceptions des pratiques artistiques. En ce sens, l’engagement par le biais de l’art prend, parfois, la direction de projets qui créent une interaction étroite entre la démarche de l’artiste et la créativité des personnes participantes. Ces dernières ne sont pas interpellées en tant qu’individus auxquels l’artiste a à transmettre son savoir, mais comme personnes avec des aptitudes et des conceptions créatives avec lesquelles l’artiste conçoit un projet leur permettant d’être cocréatrices. De telles initiatives permettent, entre autres, de revisiter la distinction entre les cultures « élitiste » et « populaire », très présente dans l’idée de démocratisation de l’art.

À côté de la question des publics, il faut aussi s’interroger sur la posture octroyée à l’artiste. La plupart des définitions de la médiation oscillent, il nous semble, entre les deux rôles, un peu contradictoires d’ailleurs, de l’apôtre (l’expert) venu illuminer les masses et de « l’avocat médiateur », la personne neutre impliquée dans la résolution d’un conflit entre deux parties adverses. Or, ni une ni l’autre de correspond au rôle actuel que veulent jouer les artistes engagés.

Débutons par « l’avocat ». Comme nous l’explique (Joli-Coeur, 2007 : 3) : « La figure du nouveau médiateur est celle d’un tiers neutre et indépendant des parties médiées ». Or, on comprendra aisément que cette posture est totalement contradictoire par rapport à l’action de l’artiste engagé qui propose, par le biais de son oeuvre ou de son intervention, sa conception du monde ou des relations humaines. Cet artiste investit donc l’espace public en prenant position, en prenant fait et cause, même si les « discours » sont généralement moins normatifs, plus de l’ordre du constat, plus ouverts à la propre interprétation du public que par le passé. En outre, le rapprochement souvent fait avec un « médiateur judiciaire » fait de la médiation culturelle un type très particulier d’intervention, proche d’un métier en soi, pour lequel les artistes ne détiennent a priori aucune compétence particulière (Dufrêne et Gellereau, 2004). Il nous apparaît donc un peu téméraire, et ce, tant pour les artistes que pour les institutions, de leur octroyer une telle mission.

Le rôle de l’apôtre joué par le médiateur culturel correspondrait plus à celui de l’artiste engagé, du moins selon la représentation sociale de ce dernier. Nous reconnaissons ici pousser à l’extrême les images phares du médiateur culturel, mais même dans une version plus nuancée, dans toutes les acceptions de ce terme est posé un rapport entre l’artiste ou l’intervenant culturel connaisseur et des personnes qui ont besoin d’être conseillées, guidées, instruites pour accéder à une meilleure compréhension esthétique. Ainsi, le lien est facile à tisser avec l’artiste engagé, détenteur d’une compréhension éclairée du monde et l’exposant dans l’espace public afin d’instruire et de convaincre les autres.

Or, les artistes actuels, du moins ceux interrogés dans notre thèse, sont très conscients que cette attitude a été celle adoptée par plusieurs à d’autres époques. Ils s’en méfient et s’en distancient. Même chez des artistes comme Roy et Allard de l’Action terroriste socialement acceptable (ATSA), qui n’hésitent aucunement à prendre clairement position, à tenir des discours normatifs, voire même, parfois, un peu moralisateurs (comme de donner de fausses contraventions aux gens qui laissent tourner le moteur de leur voiture lorsqu’ils sont à l’arrêt), insistent sur le droit du créateur à explorer, à se tromper, à revenir sur ses convictions antérieures. Alors que dire de la majorité des artistes qui refusent aujourd’hui de « dénoncer » et qui proposent simplement leur vision, leur constat dans l’optique de susciter des questionnements et des débats ? Ou encore, chez ceux, comme Devora Neumark, qui prétendent que leur engagement se reflète dans leur attitude, leur ouverture et non dans la défense de quelque chose : « There’s nothing to defend. Ce que j’essaie de faire, c’est de vivre mes valeurs et d’avoir une écoute autour de moi avec les valeurs des autres » (citée dans Lamoureux, 2007 : 210) ?

Les artistes engagés actuels ne se présentent pas comme des « experts » d’une compréhension ni artistique ni politique. Au contraire, chez plusieurs du moins, de multiples stratégies sont mises en place afin de déconstruire cette relation entre initiés et non-initiés. Ces tentatives sont clairement liées à la remise en cause de la posture avant-gardiste prise au XXe siècle par l’intellectuel humaniste. Ce dernier perd ainsi non pas son droit de prendre position sur les questions d’intérêt public, mais l’idée qu’il peut le faire de façon plus pertinente, plus légitime que les autres. En ce sens, l’artiste peut participer au débat public, offrir ses perspectives sur le monde, susciter les discussions, les questionnements, mais de façon moins catégorique et surtout moins directive que par le passé. Pour ce faire, il laisse, le plus souvent, la réception des oeuvres ouverte et une large place à l’interprétation du public.

Cependant, il faut constater ici une certaine tension dans la question de l’expertise, de l’autorité. Celle-ci est plus complexe qu’il n’y paraît ou du moins plus ambiguë, puisque les artistes affirment, en même temps, que l’art est un outil privilégié de connaissance, que le créateur peut voir autrement le monde, que son métier l’oblige à prendre le temps de réfléchir, qu’il pourrait jouer un rôle particulier s’il était mieux intégré dans toutes les sphères de la société, etc. Il subsiste donc encore une croyance dans la singularité et la position privilégiée des artistes. On la retrouve subrepticement, au détour, dans chacune de nos entrevues.

Cette tension montre la complexité de la question de l’autorité en illustrant, notamment, les contradictions entre, d’une part, le refus de se percevoir et de se présenter comme des personnes détenant la vérité ou supérieures aux autres, et d’autre part, le souci de mettre en exergue la valeur de ce qui est réalisé et une certaine expertise acquise au prix d’un long processus d’apprentissage. C’est d’ailleurs souvent dans le rapport concret à l’autre que cette ambiguïté transparaît le plus et, chez les artistes, dans la difficulté qu’ils ont, malgré leur discours, à laisser une place prépondérante aux participants dans leur projet. De façon caricaturale, l’artiste conçoit l’oeuvre, le projet, et les autres acceptent ou non de participer à l’intérieur de balises déjà fixées. Et le problème se complexifie encore lorsqu’il est question du regard de l’autre. En effet, comment ignorer les rapports d’autorité et de pouvoir informels, même si ceux-ci ne découlent que d’une intimidation liée à l’expertise ou au statut mythifié de l’artiste ?

Finalement, une dernière question doit être abordée au sujet du rôle de l’artiste ou de son art. Il s’agit de la « finalité » particulière que lui octroient l’engagement et la médiation culturelle. Plusieurs rapprochements peuvent être faits : jumeler plus étroitement l’art et les publics, contribuer à une plus grande intégration culturelle, sociale et politique des non publics ou des personnes exclues et recréer un sens de la communauté. En outre, certaines conceptions de la médiation, comme celle-ci expliquée par Bélanger, proposent un rôle politique qui correspond à plusieurs démarches artistiques engagées : « la médiation est éminemment politique, en ce sens qu’elle n’est pas la recherche ou l’exercice d’une domination, mais de pouvoir agir ensemble » (Bélanger, 2007 : 28).

Cependant, plusieurs notions mobilisées dans les définitions de la médiation culturelle ne se retrouvent pas, chez les artistes que nous avons interrogés, dans la représentation de leur pratique : l’entente, le compromis, l’accord. Il est vrai que les pratiques artisticopolitiques tendent beaucoup plus vers la « non-rupture » (Fortin, 2000) que vers la provocation et le dissensus. Mais les « buts » n’exigent pas une réconciliation des positions. Il est plutôt question d’échanges, d’interrelations, de dialogues, de débats, ce qui implique la reconnaissance de l’autre comme interlocuteur pris en compte, mais non une complète identité de vue par rapport aux valeurs ou aux principes.

D’ailleurs, l’art engagé, du moins tel qu’il se révèle dans nos entrevues, a des objectifs plus larges que la transmission d’une position ou d’un savoir. Il répond à l’une ou l’autre des préoccupations suivantes. Premièrement, et de façon très présente, la volonté de débusquer le pouvoir partout où il se manifeste et de sortir des cadres normatifs de l’usuel, du quotidien, des façons convenues de faire, de penser, d’agir, de créer, de consommer, etc. Deuxièmement, le souci d’aborder et d’exposer par l’art des sensibilités propres à l’époque : l’environnement, le commerce équitable, la diversité, le féminisme, les effets de la mondialisation capitaliste, etc. Et troisièmement, la préoccupation envers les autres, au sens de recréer des liens intersubjectifs, d’offrir une occasion de participation citoyenne, ou encore de travailler en collaboration avec des groupes marginalisés ou stigmatisés.

Le rapport institutionnel des artistes

Fontan explicite très bien les deux pôles dans lesquels oscille la médiation culturelle. D’un côté, cette dernière envisage la culture « comme une source d’innovations sociales (nouvelles modalités de mobilisation d’acteurs sociaux […], d’innovations organisationnelles […] ou d’innovations institutionnelles » (Fontan, 2007 : 6-7). De l’autre, elle s’accompagne d’une « dimension normative et utilitaire […], comme [une] technologie visant l’adaptation des comportements » (Fontan, 2007 : 12). On le comprend aisément, si la première dimension rejoint davantage les initiatives artisticopolitiques engagées, la deuxième est plus problématique.

Ces deux pôles recouvrent une tension largement connue et analysée, entre autres par Maheu (1983), liée à certaines contradictions dans les luttes pour la constitution d’une sphère d’autonomie propre à l’action de la société civile. Ainsi, les acteurs sociaux (dont les artistes) exigent des espaces et des moyens pour agir à l’extérieur des cadres institutionnels, tout en réclamant des institutions les moyens financiers et stratégiques pour y parvenir ainsi que la reconnaissance. Ceci a pour résultat que l’implication institutionnelle se fait, souvent, au prix d’une certaine « distorsion », transformation, des projets initiaux et d’une certaine captation allant parfois jusqu’à la récupération (ne serait-ce que « l’aura » d’un pouvoir ouvert à la critique ou à l’expérimentation). Il serait donc non seulement utopique, mais faux de croire que les artistes engagés échappent à cette tension, l’institutionnalisation des centres d’artistes – anciennes galeries parallèles et lieux passés vivants et relativement autonomes de l’art expérimental et critique – le montre bien.

Cela dit, l’importance actuelle accordée au Québec à la médiation culturelle nous semble provenir beaucoup plus « d’en haut », du point de vue des institutions, que « d’en bas », des artistes eux-mêmes. Or, ceci est en contradiction avec non seulement le discours, mais aussi les stratégies de plusieurs des artistes engagés actuels qui, constatant, entre autres, l’ambiguïté dans laquelle se retrouvent les centres d’artistes, mettent sur pied de nouvelles initiatives pour réintégrer et se réapproprier par l’art l’espace social, pour rejoindre un public plus vaste et pour amoindrir l’influence (le contrôle ?) des institutions. À cet égard, l’Action terroriste socialement acceptable (ATSA), qui a créé son propre organisme sans but lucratif avec cotisation de membres, ainsi que des groupes comme Engrenage noir et Folie/culture sont de bons exemples. La « société civile » ici tente d’inverser le rapport institutionnel, de (re)prendre l’initiative, même si, et c’est important, il y a encore collaboration avec les institutions (ne serait-ce que par le financement). En outre, l’influence non négligeable de la dimension économique sous-jacente à la mise en oeuvre stratégique de la médiation culturelle par les institutions est absente de la conception et de la pratique de l’art engagé.

De plus, et cet élément est fondamental, le désir des artistes engagés en arts visuels n’est pas de consolider le pouvoir institutionnel, mais de le « déstabiliser », et ce, même si la très grande majorité ne vise aucunement un renversement de celui-ci. Cohen (1985) explique bien cette « nouvelle » stratégie des acteurs sociaux, qui par un « self-limited radicalism » tentent d’ébranler le pouvoir, d’étirer le plus possible ses limites, de contester ses règles, ses codes, mais sans chercher à le faire tomber. Ainsi, les termes utilisés par Fontan pour décrire un des aspects de la médiation, l’idée d’une « technologie visant l’adaptation des comportements » (Fontan, 2007 : 12), nous semblent très révélateurs d’un fossé infranchissable entre la conception institutionnelle de la médiation culturelle et l’action des artistes engagés. Ces derniers ne pensent pas leur action/création comme un moyen de répondre aux attentes de l’État ou du milieu de l’art, et, encore moins, comme une façon « d’agir sur » des publics ou des communautés locales particulières. Au contraire, l’idée est d’ » agir avec » ou de s’opposer à la logique de ce pouvoir surassocié à la domination. Comme l’action de plusieurs acteurs contestataires, les artistes engagés valorisent surtout une conception du pouvoir circulant entre les acteurs sociaux (Lamoureux, 2004 : 5).

En outre, et encore une fois, l’expression « technologie » nous semble révélatrice : la dimension idéologique et politique sous-jacente aux missions données par le législateur aux institutions culturelles est liée à une volonté de « régulation » à la fois culturelle et sociale, régulation visant à favoriser une meilleure « communication sociale » et une consolidation du lien social (Dufrêne et Gellereau, 2004). Cette définition donnée par Joli-Coeur est on ne peut plus explicite :

Ainsi, l’animation culturelle se transforme en médiation culturelle du moment où les pouvoirs publics prennent en charge ses idéaux dans le cadre de programme d’actions volontaristes en direction de certains publics (prisonniers, malades, handicapés), zones en difficulté (banlieues, zones rurales, groupes sociaux particuliers […].

Joli-Coeur, 2007 : 1

Or, deux dimensions ici sont profondément contradictoires avec la notion d’engagement telle qu’elle se révèle dans notre thèse. D’abord, la vision technocratique, le désir de « gérer » le plus efficacement possible l’absence d’un public large et diversifié et les effets de l’atomisation sociale, est totalement absente. Ensuite, loin de chercher à participer à la « régulation sociale », les artistes engagés visent à révéler les « technologies » d’intervention du pouvoir, au sens de la conception foucaldienne de la résistance. Est-ce qu’ils y parviennent réellement ? Cela est une autre question… Cependant, confondre l’engagement par l’art et la compréhension institutionnelle de la médiation culturelle nous semble une « trahison » des principes fondamentaux moteurs des pratiques artistiques engagées actuelles.

À la lumière de cette analyse, il nous semble donc problématique de lier les notions de la médiation culturelle et de l’engagement par le biais des pratiques en arts visuels. Non pas parce qu’il n’existe aucune similitude entre les deux, bien au contraire, mais parce que la multiplicité des définitions de la médiation culturelle escamote ce qui, selon nous, est décisif dans la réflexion actuelle : l’importance de la logique institutionnelle derrière l’attraction que subit cette notion au Québec ainsi que le rôle d’expert qui incombe à l’artiste transformé de fait en intervenant socioculturel. Or, ces dimensions disqualifient plusieurs des particularités de l’engagement actuel, dont de nouvelles initiatives émanant des artistes pour (ré)échapper à l’omniprésence institutionnelle et à son influence ; la mise de l’avant d’un pouvoir « avec » et non « sur » ; l’insistance à dévoiler les « effets » de pouvoir dans toutes les dimensions de la vie politique, sociale, privée ; les tentatives d’intervenir dans l’espace public sans mettre de l’avant une posture d’expert, etc.

Comme nous avons tenté de le montrer, ces nouvelles caractéristiques sont loin d’être sans ambiguïtés et sans contradictions. Entre le discours des artistes, leurs intentions, leurs pratiques, et les « effets » de celles-ci, il y a de multiples tensions. Cela dit, reconnaître ces dernières n’empêche pas de dévoiler et de prendre au sérieux les principes au fondement de l’engagement actuel. Et ceux-ci ne correspondent pas – et même s’opposent sur plusieurs plans – à une compréhension institutionnelle de la médiation.