Corps de l’article

« Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. »

La Rochefoucauld, Maximes, 1665

Si les paroles de François de La Rochefoucauld résonnent comme un refrain de chanson populaire pour qui travaille sur la question des émotions et de leur gestion, peu de travaux en sciences sociales se sont intéressés de près à l’amour, et aucun n’a entrepris la difficile tâche de rendre compte de son origine et de son développement.

Malgré la prédominance des sentiments affectifs et amoureux dans la vie quotidienne des personnes, que ce soit à travers les productions littéraires, cinématographiques et culturelles (Bozon, 2016 ; Illouz, 2012 ; Péquignot, 1991), ou encore par le biais des discussions ordinaires avec amis et parents (Kaufmann, 1993), on ne connaît pas ou peu de choses sur la manière effective dont l’amour prend progressivement corps et s’impose aux individus dès leur plus jeune âge. Rien n’est dit ou presque sur la question de la genèse des sentiments amoureux, ni sur la fabrication des (pré)dispositions à aimer, laissant ainsi la quasi-totalité de ce champ de recherche aux soins d’autres disciplines scientifiques qui ont tendance à naturaliser, voire à biologiser le fondement et le fonctionnement socialement différenciés de ces sentiments.

Depuis une vingtaine d’années, la plupart des études qui ont cherché à comprendre l’étiologie de l’amour se sont concentrées sur l’analyse de leurs substrats psychologiques et génétiques, voire sur la description détaillée des processus biologiques, chimiques et cognitifs à l’oeuvre dans leur développement (Damasio, 1994 ; Dolan, 2002 ; Vincent, 2006). Selon ces différents auteurs, l’origine de l’amour serait à rechercher du côté des hormones, du système nerveux limbique ou de la théorie de l’évolution.

Aussi, dans ce domaine comme dans ceux qui touchent à la compréhension de la nature des autres émotions[1], c’est la (neuro)psychologie qui semble s’être imposée comme figure de proue, comme la science des sentiments amoureux (Cosnier, 1999). On en veut pour preuve les titres très explicites des ouvrages à grand succès commercial, comme ceux de Randolf Cornelius (1996) et d’Helen Fisher (2005) ou encore de Garth Fletcher et al. (2013), qui associent très clairement leurs spécialités, à savoir les théories développementalistes et évolutionnistes, à l’étude scientifique des émotions et de l’amour : La science des émotions, recherche et tradition en psychologie des émotions, Le cerveau amoureux, ou encore La nouvelle science de l’amour. Dans chacun de ces cas, les auteurs font de leur spécialité la science par excellence permettant de retracer et de comprendre la production des sentiments amoureux, ainsi que leur fonctionnement et leur physiologie : eux seuls seraient en mesure de décrire comment ils apparaissent, comment ils se développent, grâce à quels supports génétiques, neurologiques ou environnementaux.

Cette appropriation n’est pas sans conséquence sur la manière d’envisager et de percevoir les sentiments affectifs. En faisant de l’amour, de la tristesse ou de la joie des éléments innés, universels, idiosyncrasiques présentant une essence neurophysiologique, les chercheurs contraignent la façon d’analyser et de rendre compte de ces sentiments, en orientant la recherche vers les corps biologiques des individus, leurs cerveaux, leurs génotypes ou tempéraments. Ce faisant, ils contribuent à éluder le rôle des contextes historiques et sociaux dans lesquels vivent les hommes et les femmes, et passent sous silence les processus culturels qui pourraient être au principe de la formation de l’amour, de sorte que les émotions et leur genèse deviennent progressivement un objet de recherche étranger aux sciences sociales.

Mais l’origine de l’amour ne constitue pas pour autant un territoire réservé à une spécialité, pas plus qu’elle ne serait un « petit objet » interdit à la sociologie. Elle constitue seulement un thème qui lui est « socialement étranger », comme l’était la question du suicide avant qu’Émile Durkheim ne la reformule en un fait social devant être expliqué par d’autres faits sociaux.

Dès la fin des années 1980, plusieurs chercheurs ont appelé, dans et par leurs travaux, à prendre au sérieux les différentes émotions, y compris l’amour, et à les dénaturaliser (Hochschild, 1983 ; Kemper, 1990), c’est-à-dire à changer de focale et à les appréhender à partir d’un « oeil sociologique » plutôt qu’à partir d’un point de vue biologique, psychologique ou cognitif (Pollak et Thoits, 1989). Ces travaux ont invité les sociologues, historiens et anthropologues à s’emparer des sentiments amoureux dans la mesure où ils renseignaient non seulement sur les normes et injonctions de genre en vigueur dans un espace social et historique donné, mais aussi et surtout parce qu’ils donnaient à voir la manière dont les rapports de domination se (re)produisaient (Stets et Turner, 2006 et 2015).

Ce sont les chercheuses féministes qui ont été les plus actives à cet égard (Dayan-Herzbrun, 1982 ; García-Andrade, Gunnarsson et Jónasdóttir, 2018). Ce sont elles qui, les premières, ont incité à prendre en compte et à décortiquer « le pouvoir de l’amour ». Et si l’analyse de la formation et du développement du sentiment amoureux leur importe tant, c’est parce qu’il est, selon elles, au principe de la domination masculine (Jónasdóttir et Ferguson, 2015). Il en est le pivot, « l’idéologie » par laquelle les femmes en viennent non seulement à accepter la division sexuée des tâches et des rôles, mais également l’appropriation de leur travail et de leur corps par les hommes, et in fine leur condition de subordonnées. Comme l’indique Stevi Jackson (2015 : 43), « c’est parce les femmes se soucient (care about) de ceux dont elles s’occupent (care for) qu’elles ne reconnaissent pas cet arrangement comme de l’exploitation ». En d’autres termes, pour ces chercheuses, l’amour est ce qui maintient et perpétue l’ordre du genre en rendant naturelle et donc légitime la division sexuée des rôles (dans le couple), ainsi que les différents principes de domination que cette division suppose.

Malgré ces nombreuses invitations, les recherches sur les sentiments amoureux demeurent relativement rares. Les enquêtes qui se sont toutefois penchées sur le sujet se sont principalement attachées à mettre en évidence deux phénomènes : la présence et la persistance d’une homogamie sociale (y compris chez les jeunes) ; et l’existence d’expériences amoureuses socialement différenciées.

Toute une partie de la (relativement rare) littérature en sociologie de l’amour s’est d’abord employée à comprendre les mécaniques du coeur des individus, c’est-à-dire à souligner la manière dont ces derniers en viennent à sélectionner leurs amours. Ces études ont plus précisément mis en évidence qu’on ne tombe pas amoureux-se de n’importe qui, à n’importe quel moment, dans n’importe quelle situation. La plupart des relations électives se développent en effet entre personnes appartenant à un même milieu social ou issues d’espaces sociaux proches, occupant les mêmes lieux, partageant les mêmes styles de vie, de sorte que l’adage « qui se ressemble s’assemble » semble tout droit sorti de l’une de ces enquêtes empiriques (Bergström, 2019 ; Bozon et Héran, 2006 ; Juhem, 1995).

L’autre pan des recherches sur les sentiments s’est, quant à lui, attaché à rendre compte des expériences amoureuses des individus, et plus précisément de leurs variations en fonction du sexe et de la classe sociale. Il a notamment souligné que l’intensité et la forme des sociabilités amoureuses évoluaient d’une région à l’autre de l’espace social, suivant les propriétés sociales de ses parties prenantes, et notamment selon leur genre (Clair, 2008 ; Pagès, 2008). Ainsi, les relations amoureuses ne sont pas autant investies par les unes et par les autres, et ce, dès le plus jeune âge. La remise de soi[2] semble être plus forte et plus importante chez les femmes que chez les hommes ; ce sont d’ailleurs elles qui ont généralement la charge du travail affectif dans le couple (Bozon, 2016). Cette dissymétrie, liée aux dispositions et aux ressources économiques et culturelles respectives de chacun, n’est pas sans conséquence sur les relations femmes-hommes : elle place le plus souvent les premières dans une position de dépendance affective vis-à-vis des seconds, contribuant ainsi à la reproduction des rapports sociaux de sexe (Dayan-Herzbrun, 1982 ; Duncombe et Marsden, 1993).

Aussi intéressants et heuristiques que soient tous ces travaux, ils ne donnent aucune indication sur la façon précise dont se (re)produisent ces sentiments socialement différenciés et différenciants, ni sur les conditions sociales de leur possibilité. Se focalisant principalement sur l’analyse des expériences de l’amour et de leurs variations sexuées et sociales, ils ne se préoccupent bien souvent pas de rendre compte des différents processus qui participent à leur construction. Ils ne disent rien ou presque des mécanismes par lesquels les individus en viennent à apprendre leur intérêt ou désintérêt relatif pour les choses de l’amour, ou à incorporer progressivement leurs goûts et dégoûts pour leurs camarades (de l’autre sexe). Tout au plus, les études qui concernent les enfants tentent de fournir des éléments de réponse en évoquant, voire en invoquant, selon leur cadre théorique, soit la socialisation familiale (Martin, 2007) soit les « cultures enfantines[3] » (Arléo et Delalande, 2011), en d’autres termes l’importance des adultes et des parents ou celle du groupe de pairs — et des médias. Mais dans un cas comme dans l’autre, les rôles et les effets des prescripteurs de croyances et de comportements ne sont pas pris pour objet et sont bien souvent postulés. À en croire ces auteurs, les injonctions des pairs ou des parents auraient des conséquences directes, mécaniques et massives sur les enfants : elles s’imposeraient à eux de la même manière et avec la même intensité, quelles que soient les caractéristiques sociales des agents de socialisation et leurs pratiques effectives, à la manière d’une seringue hypodermique qui contaminerait immédiatement ceux qui entreraient en contact avec elle. À l’exception des travaux de Wilfried Lignier et Julie Pagis (2017), aucune de ces recherches ne met l’accent sur les différents dispositifs et cadres par lesquels s’opèrent en pratique les transmissions des normes sentimentales, les façons dont les différentes altérités significatives participent à la construction et à l’intériorisation des règles des sentiments amoureux des enfants. Autrement dit, bien que la plupart de ces travaux adoptent une perspective constructiviste et soulignent le caractère éminemment social et non simplement biologique de l’amour, ils ont tendance à passer sous silence les processus à travers lesquels ce sentiment est construit pour se concentrer sur les résultats de la socialisation, ignorant ainsi que l’amour a lui aussi une enfance.

L’objectif de cet article est d’explorer cet angle mort en s’intéressant à la socialisation à l’amour en train de se faire, et plus précisément au rôle actif et intentionnel des parents dans la fabrication des dé/goûts socialement et sexuellement différenciés des enfants pour les histoires de coeur[4]. À partir d’une enquête de terrain d’un an réalisée auprès de parents et d’enfants (cf. l'encadré « Méthodologie »), cet article s’attache à dépeindre les styles d’éducation sentimentale des familles et, plus précisément, à décrire leur contenu, leur administration et la façon dont ces derniers varient selon les propriétés sociales des parents. Après avoir défini et souligné l’intérêt de la notion d’éducation sentimentale (par rapport à celle de travail émotionnel), il met en évidence l’existence de deux principales formes d’éducation à l’amour : la première, la culture des sentiments, se caractérise par un intérêt et un investissement précoces des deux parents dans la vie sentimentale des enfants afin de leur enseigner les bonnes manières d’aimer ; la seconde est davantage basée sur le « laisser-faire ». Les parents pensent que l’amour est un sentiment naturel et féminin qui ne s’apprend pas, mais s’expérimente. Il viendra un jour, plus tard, au moment de l’adolescence et de la puberté. Entre ces deux pôles idéaux typiques existe une multitude de positions intermédiaires où les parents oscillent entre une position « naturaliste » et une position « volontariste », en s’orientant plutôt vers l’une ou plutôt vers l’autre selon l’âge et le sexe des enfants, et selon leur degré de familiarité avec les études développementalistes et neuropsychologiques. Ces différents styles d’éducation sentimentale ne se retrouvent pas au hasard : ils sont socialement situés et dépendent principalement de la définition de l’amour en vigueur dans le milieu social d’appartenance de la famille et des normes de genre sur lesquelles elle repose.

Qu’est-ce que l’éducation sentimentale ?

L’éducation sentimentale est définie comme l’ensemble des pratiques et dispositifs éducatifs intentionnellement mis en oeuvre par les parents (compris au sens large) dans le but de transmettre à leurs enfants les bonnes façons d’aimer, c’est-à-dire les bonnes façons de définir, d’afficher, d’exprimer et de gérer les sentiments affectifs — en fonction des situations et contextes donnés. Elle fait non seulement référence au contenu des règles de sentiments enseignées dans l’univers familial (c.-à-d. la façon dont l’amour est défini et [re]présenté, la manière dont il doit être exprimé, mis en scène et géré par les garçons et les filles), mais également aux différents moyens de les administrer (qui s’en charge prioritairement ? De quelle manière, avec quels supports et auprès de qui ?). Cette notion renvoie donc à la fois aux représentations dominantes de l’amour au sein d’un contexte familial et culturel donné, aux modalités manifestes et explicites de leurs transmissions différenciées aux enfants, mais également à leurs différents résultats en ce qui concerne l’intériorisation des dispositions à aimer.

L’éducation sentimentale ne doit toutefois pas être confondue avec le concept hochschildien de « travail émotionnel », même si elle en recoupe certains aspects. Le travail émotionnel est un concept relativement imprécis dans la mesure où il est susceptible de renvoyer à des actions, à des activités et à des acteurs différents. Dans sa forme la plus simple, il renvoie à « l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment », c’est-à-dire aux pratiques qui visent à évoquer, à façonner ou à réprimer ce qui peut être ressenti, et par qui (Hochschild, 2003 : 32). À la lecture de cette définition de prime abord claire et univoque, une question importante émerge toutefois : qui est ce « on » qui essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ? Est-ce la personne elle-même ? Quelqu’un d’autre ? Dans la suite du texte, la sociologue répond à ces questions en indiquant que « le travail émotionnel peut être accompli par le moi sur le moi, par le moi sur les autres et par les autres sur soi-même » (Hochschild, 2003 : 34). Autrement dit, il peut à la fois être un travail de soi sur soi-même, un travail des autres sur soi ou, de façon plus évidente, un travail de transformation des sentiments des autres.

En renvoyant à la fois aux socialisateurs et aux socialisés, c’est-à-dire aux personnes qui travaillent sur les sentiments des autres et à celles qui voient leurs sentiments être façonnés par d’autres, Hochschild introduit des éléments de confusion dans son concept, et le rend équivoque et polysémique. Elle met non seulement sur un même plan des processus de socialisation aux sentiments très différents qui voient les mêmes individus être tour à tour acteurs et récepteurs actifs du travail émotionnel, mais elle en vient également à rassembler sous un même vocable les modalités et dispositifs contribuant à la formation des dé/goûts pour les émotions, ainsi que leurs résultats en ce qui a trait aux dispositions à (bien) gérer ses sentiments.

Le recours au terme plus restrictif d’éducation sentimentale offre une alternative intéressante. Premièrement, il permet d’éviter les risques de confusion que peut générer la notion de travail émotionnel, tout en donnant la possibilité d’étudier précisément un de ses aspects les plus importants pour qui étudie la construction des sentiments durant l’enfance, à savoir le travail socialement et sexuellement différenciédes parents sur la manière dont les enfants expriment et gèrent ce qu’ils ressentent. Deuxièmement, il offre l’occasion de se concentrer sur un temps, un lieu et un aspect précis du processus de socialisation, à savoir l’enfance, le milieu familial et l’aspect intentionnel et recherché de l’apprentissage socialement situé des règles des sentiments amoureux. La notion d’éducation sentimentale permet non seulement de décrire et de mesurer le rôle et la place de l’univers familial dans le processus de transmission des dé/goûts pour les choses de l’amour, mais aussi et surtout de rendre compte de ce qui est transmis et comment, en fonction des ressources économiques et culturelles des membres de la famille et des normes de genre légitimes dans le contexte dans lequel ils vivent.

« Un jour, l’amour viendra » : une éducation sentimentale basée sur le « laisser-faire »

Le premier style d’éducation sentimentale qui se retrouve dans les discours et pratiques des parents est celui du « laisser-faire ». Il se caractérise par une mise à distance ou une remise à plus tard des questions ayant trait à l’amour et à ses expressions. Dans ces familles, majoritairement issues des classes populaires et des classes moyennes (inférieures), les sentiments amoureux ne sont pas un sujet de discussion avec les enfants, ni une priorité éducative. Cela s’explique en grande partie par leur définition de l’amour. Pour ces parents, le sentiment amoureux a un âge (adulte) et un sexe (féminin). Ce serait quelque chose de naturel, un processus chimique, voire biologique, qui se développerait au fil de l’âge et dont les enfants (surtout les filles) apprendraient les tenants et aboutissants en l’expérimentant.

Une définition « naturelle »/« biologique » de l’amour : l’âge et le sexe des sentiments

Si, pour la plupart des familles des classes populaires, l’amour est « essentiel dans la vie », il ne concerne pas ou peu les enfants qui ne connaissent, d’une manière générale, que des « amourettes » ou des « petites amours d’un jour ou deux, peut-être d’une semaine, mais pas plus ». Les enfants seraient trop jeunes pour savoir ce qu’est vraiment l’amour et pour s’intéresser à ce sentiment important. Ils n’auraient pas encore l’âge et l’expérience nécessaires pour pleinement s’y plonger :

Les enfants ne comprennent pas l’amour. Ils sont un peu trop jeunes pour ça. […] L’amour, c’est une affaire vraiment compliquée… C’est un truc d’adulte. […] Ils découvriront tout ça quand ils seront plus grands… quand ils seront au lycée et qu’ils auront leurs premières relations.

Papa de Nina, CM1, classes populaires

Cet âge adulte du sentiment est d’autant plus présent que les parents associent de façon très forte et très claire l’amour, la sexualité et ce qui est à leur origine : les hormones. Ainsi, pour la mère de Sylvain (CP, classes populaires), si l’amour n’est pas pour les enfants quelque chose « d’essentiel comme ça peut l’être pour nous [adultes] », c’est parce que « chez les enfants ça passe pas non plus par la sexualité ». Leur attrait pour l’amour et pour « l’autre sexe » [sic], poursuit-elle, viendra plus tard, au moment de l’adolescence et plus précisément de la puberté, « quand les hormones envahiront leur corps et commenceront à jouer leur rôle ».

En plus d’avoir un âge, le sentiment amoureux acquiert un sexe au fil des discussions avec les parents. Bien qu’ils soient théoriquement d’accord avec le fait que l’amour tienne une place équivalente pour les individus des deux sexes, les mères comme les pères pensent qu’il reste un sujet somme toute plus investi et abordé par les femmes, et qui ne trouve pas autant d’écho chez les hommes, lesquels seraient « plus pudiques ». Si « la personnalité » ou « le caractère » des gens explique en partie cette différence d’intérêt, les parents renvoient surtout à une question de « timidité masculine » et de différence de nature. Quand je demande, par exemple, à la mère d'Arthur (CE1, classes moyennes) ce qui pourrait expliquer la différence d’intérêt pour ce sujet entre les garçons et les filles, elle me répond en riant : « Moi, je suis une fille, je peux pas très bien vous dire pourquoi ils n’aiment pas en parler. J’ai pas été garçon quand j’étais petite, donc je peux pas savoir ce qui se passe dans leur tête […]. C’est sans doute la timidité masculine. Les hommes ne parlent pas vraiment de ce qu’ils ressentent, ça ne les intéresse pas, c’est pas dans leur nature. » Cet état de fait semble d’ailleurs se vérifier chaque fois qu’elle essaie de questionner l’un de ses garçons sur ce qu’il ressent. Elle n’essuie que des refus, et me dit qu’ils sont en cela « les dignes fils de leur père ».

Une éducation sentimentale peu « active »… et surtout le fait des mères

Cette définition « biologique »/« naturelle » de l’amour n’est pas sans conséquence sur l’intérêt et l’investissement des parents dans la vie sentimentale de leurs enfants. Sous prétexte qu’il ne s’agit pas d’une activité de leur âge, les parents prennent peu de leur temps pour discuter des amours enfantines, ou pour questionner les unes et les autres sur leurs éventuels problèmes de coeur. S’ils écoutent d’une oreille plus ou moins distraite ce que leurs enfants — et notamment leurs filles — leur rapportent, ils ne considèrent pas la chose très sérieusement (« c’est des petites amourettes sans importance ») et pensent avant tout que les relations entre enfants doivent rester entre enfants, que les adultes ne doivent pas intervenir, sauf en cas de « problèmes graves » (bagarres, insultes ou pleurs). Ce « laisser-faire » trouve donc son explication dans la croyance au développement naturel du désir et de l’amour (avec la puberté et son lot d’hormones), mais également dans la volonté très forte de laisser les enfants profiter de leur jeunesse (entre enfants) et de faire progressivement l’expérience de la vie (amoureuse) dans la mesure où « [en la matière], rien ne vaut l’expérience de la vie » (mère de Nina).

Toutefois, lorsque les demandes enfantines de conseils apparaissent trop urgentes ou pressantes, ce sont les mères qui prennent en charge la gestion des sentiments. Les pères n’y participent pas ou peu, en raison d’une moins forte disponibilité, d’un moindre intérêt et « parce que ce n’est pas tellement leur point fort » comme le rappellent à plusieurs occasions les mères de Nina et d'Arthur. Cette division sexuée de l’éducation sentimentale et ce moindre intérêt parental pour les sentiments ne sont pas sans conséquence sur la définition des sentiments affectifs et amoureux. Ils confirment aux enfants le sexe résolument féminin de l’amour et son âge, celui des adultes, légitimant ainsi la mise à l’index de cette thématique en raison de leur statut d’enfant et de garçon. On comprend d’ailleurs pourquoi presque toutes et tous m’ont dit, à un moment ou à un autre, alors que je les questionnais sur l’amour ou leurs éventuelles histoires de coeur, qu’ils n’avaient rien à me dire, que ce n’était pas intéressant, que c’était nul, que c’était un truc de filles ou de grands et donc, par définition, que ce n’était pas fait pour eux.

Les pratiques ou non-pratiques des parents semblent donc tout aussi importantes dans la définition que les enfants se font de l’amour. Cela se donne surtout à voir lorsque les comportements des parents — et notamment des pères — ne correspondent pas aux discours qu’ils ou elles tiennent à leurs enfants sur les sentiments et leur nécessité. Ainsi, déclarer un intérêt pour les questions de coeur ou insister sur la valeur des sentiments affectifs et amoureux et de leur mise en mots ne suffit pas à convaincre les enfants de leur importance, surtout si, dans le même temps, les mots ne s’accompagnent pas d’actes. C’est un peu ce que rapporte Johanna (CM1, classes moyennes) quand elle me dit ne pas vraiment croire sa mère lorsqu’elle lui affirme l’importance de l’amour dans la vie de tout un chacun, alors que son père lui-même ne semble pas s’y intéresser :

[M]on père aussi, il dit que l’amour c’est important, que c’est quelque chose de super et tout, mais en fait, c’est même pas vrai. […] Moi, j’ai l’impression qu’il s’en fiche. Il en parle pas, enfin presque jamais… même avec Raphaël [son frère]. Quand des fois je lui pose des questions, bah il dit qu’il ne sait pas ou nanana… […] On dirait qu’il est nul en amour [rires] et que ça l’intéresse pas…

Johanna

L’efficacité des mots des adultes semble donc ne pas dépendre seulement de la personne qui les émet, mais également de leur correspondance avec les actes et pratiques quotidiennes. Sans cela, les recommandations parentales risquent de rester lettres mortes aux yeux des enfants.

« La culture des sentiments » : une éducation sentimentale précoce et accompagnée

De l’autre côté de l’espace social, dans les familles fortement dotées en capitaux économiques et culturels, la forme comme le contenu de l’éducation sentimentale des enfants varient fortement en raison du changement de signification et de définition légitime de l’amour. Moins perçus comme naturels et moins assignés à un genre et à un âge spécifiques, les sentiments amoureux y sont plutôt considérés comme un élément indispensable au bien-être psychique des enfants et à leur développement cognitif et émotionnel. Pour cette raison, les deux parents estiment qu’il est nécessaire de s’intéresser et d’intéresser leurs garçons et leurs filles à leurs émotions et à ce qu’ils/elles ressentent, comment et pour qui.

L’amour : un élément nécessaire au bien-être des enfants et à leur développement

Dans les familles des classes supérieures, l’amour se présente et est présenté aux enfants de manière différente que dans les familles des autres milieux sociaux. Il est tout d’abord moins rattaché au sexe féminin. Dans ces familles, les pères et les mères s’accordent pour dire que « l’amour est essentiel à la vie de tous », qu’il « concerne tout autant les hommes que les femmes », et ce, même si « les conditions environnementales de nos sociétés font que, pour les hommes, on laisse pas place à l’expression ni des sentiments ni des émotions » (parents de Jeanne, CE2, classes supérieures). L’amour est ensuite moins directement associé à la sexualité, et donc à un âge. Les unes et les autres reconnaissent que « l’amour est l’affaire de tous, qu’on soit adulte ou enfant ». « Même à cet âge (8 ans), précise la maman de Julien (CE1, classes supérieures), l’amour a de l’importance. » C’est « quelque chose qui peut faire souffrir ou rendre heureux » et qu’il est donc « indispensable de prendre en compte pour le bon développement des enfants […], pour qu’ils soient épanouis et bien dans leur tête et dans leur peau ». Un dernier élément distingue enfin leur vision de l’amour de celles des classes moyennes et populaires : le caractère socialement construit du sentiment. Dans les familles des classes supérieures, l’amour n’est pas quelque chose de naturel, mais un sentiment dont la forme varie selon « l’environnement social », et qui peut et doit s’apprendre, non seulement pour le bien-être des enfants, mais aussi pour qu’ils « se comportent correctement avec leurs amoureuses et dans leurs relations affectives à venir ».

Une éducation sentimentale prise au sérieux et investie par les deux parents

Cette perception moins naturelle et moins genrée de l’amour se traduit en pratique dans la gestion des états d’âme des enfants. Contrairement aux autres catégories sociales, ce « travail de tous les jours » ne semble pas relever exclusivement des compétences et des attributions maternelles. Les pères y prennent davantage part et sont plus fréquemment invités à s’en occuper. Non seulement parce qu’en tant que « parent à part entière », ils se doivent de contribuer à parts égales à l’éducation de leur enfant, mais surtout parce que les mères déclarent avoir moins de temps à y consacrer en raison de leur emploi du temps chargé. Au-delà de cette raison prosaïque, dans ces familles où les deux parents travaillent et sont fortement dotés en capitaux économiques et culturels, il apparaît plus souvent « normal », voire « indispensable », aux membres du couple que les pères s’investissent dans la vie émotionnelle de leurs garçons et de leurs filles, d’une part, parce que s’intéresser au développement affectif et psychologique des enfants relève pleinement du rôle du père et, d’autre part, parce que c’est un des domaines dans lesquels les hommes sont considérés comme étant aussi compétents que les femmes du fait de leur passé d’ancien garçon (amoureux). Autrement dit, la thématique des sentiments tend à perdre son sexe et son âge dans ces régions de l’espace social. Les émotions, notamment l’amour, sont moins attribuées symboliquement et en pratique aux filles, aux mères et aux adultes, et concernent de façon plus légitime les pères et les fils.

On retrouve cette idée dans les propos des parents de Julien (CE1, classes supérieures). Si l’un et l’autre évitent de poser directement des questions sur les amours de leur enfant pour ne pas être « trop invasifs », ils prennent toujours soin de répondre à toutes ses interrogations et veillent à l’inciter à parler quand il semble triste ou avoir « quelque chose sur le coeur ». Pour l’y aider, le père comme la mère mettent à sa disposition des livres abordant les chagrins d’amour et d’amitié et prennent le temps de les lire avec lui, chaque fois qu’il le demande, notamment au moment du coucher. En procédant ainsi, ils mettent en cause le caractère adulte et sexué des sentiments et rendent possible, si ce n’est légitime, la curiosité de leur fils pour l’amour et ses expressions. Cette relative neutralisation de l’âge du sentiment et de son sexe passe aussi par la façon dont se déroule en pratique l’éducation sentimentale des enfants au sein de la famille. En étant l’interlocuteur privilégié des histoires d’amour de Julien et de ses soeurs, le père montre que les sentiments ne sont pas réservés aux adultes et aux femmes puisque lui-même, en tant qu’homme, s’y intéresse et y intéresse tous ses enfants, y compris son fils. Cette partition plutôt égalitaire de l’éducation des enfants est certes liée aux problèmes de disponibilité de la mère, mais elle est aussi souhaitée et revendiquée. Si certaines activités domestiques restent encore sexuées, comme la gestion de l’emploi du temps familial et les travaux domestiques, les deux parents considèrent qu’il est important pour Julien, ses soeurs et pour leur couple que le père et la mère s’impliquent tous deux dans l’éducation (affective) des enfants :

Chacun de nous a quelque chose à apporter. Y a pas vraiment de domaine réservé. On peut répondre aussi bien l’un que l’autre aux questions [sur l’amour] de Marie ou de Julien. Je suis pas plus compétente que mon mari. L’amour, ça l’connaît aussi [rires].

Il n’est donc pas étonnant de voir Julien afficher un certain goût pour les discussions autour de l’amour et « avoue[r] », selon ses propres termes, en parler de temps en temps dans le cadre familial et avec ses meilleurs copains « sans que ça [le] gêne ».

« Des "amourettes" qui ont leur importance » : variations entre les deux principaux styles d’éducation sentimentale

Entre ces deux idéaux types d’éducation sentimentale, on retrouve une multitude de positions intermédiaires qui empruntent à des degrés divers les contenus, formes ou dispositifs des deux précédents styles sans toutefois jamais atteindre l’un ou l’autre pleinement. Le mélange tend plutôt vers le premier ou plutôt vers le second selon l’âge et le sexe des enfants, et surtout selon le degré de connaissances et d’adhésion des parents aux études (neuro)psychologiques. Plus les parents sont au fait des recherches sur l’enfance et le développement (et sont proches des fractions intellectuelles des classes moyennes), plus ils tendront vers le modèle de la culture des sentiments. À l’inverse, plus les parents sont indifférents à la littérature grise sur l’éducation (sentimentale) des enfants (et proches des fractions économiques des classes moyennes), plus ils adopteront la perspective du « laisser-faire ».

Une définition intermédiaire de l’amour : entre nature et culture

Malgré la relative diversité interne de leurs représentations, les familles des classes moyennes s’accordent sur un point : l’amour est un phénomène à la fois naturel et culturel. C’est un sentiment (majoritairement présent chez les filles) qui émerge au fil du temps et sous l’influence des hormones, et un état d’âme qui nécessite dans le même temps un accompagnement par les parents chaque fois que les enfants en font la demande. Contrairement aux parents de classes supérieures, ils ne cherchent pas à faire parler les enfants de ce qu’ils ont sur le coeur, que ce soit pour des raisons de bien-être ou de développement émotionnel. Ils pensent que c’est un « domaine qui relève de l’intimité de l’enfant », que « c’est [avant tout] une affaire d’enfants ». Ils n’ont pas à intervenir en la matière, sauf « pour répondre aux questions qu’ils auraient… ou alors pour leur apprendre à bien se comporter avec les autres enfants et avec leurs copains et copines » (mère d’Émeline, CE2, fraction intellectuelle des classes moyennes). Si ces parents pensent que l’amour entre enfants existe, son caractère « trop éphémère » les empêche de prendre ce sentiment au sérieux. Pour eux, ce sont « des amourettes qui ont leur importance, mais qui ne sont pas comparables avec les histoires d’adultes ». « Ils sont très tristes pendant quelques jours, et ensuite ils passent à autre chose, comme si de rien n’était. […] Ils retombent amoureux et c’est reparti [rires] », poursuit la mère d’Émeline. La seule chose qui semble importer à ces parents est d’être présents et de répondre aux interrogations de leurs enfants en cas de besoin, tout en leur laissant le soin de cultiver leur « jardin secret » :

On ne questionne pas beaucoup Estelle et Robin [sur leurs amours]. S’ils veulent nous en parler, ils nous en parlent, mais on n’ira pas leur poser la question. On les embêtera pas là-dessus. En même temps, c’est des histoires d’enfants. […] Après, ce qui est important, c’est qu’ils sachent qu’ils peuvent venir nous voir s’ils ont des questions ou des problèmes. Pour le moment, ce n’est pas le cas.

Mère d’Estelle et de Robin, CM1, fraction intellectuelle des classes moyennes

Les parents issus des fractions économiques des classes moyennes approuveraient cette importance des sentiments « à l’échelle d’enfants » et la volonté de leur laisser de l’autonomie dans la gestion de leurs relations amicales et amoureuses. Ils se distinguent toutefois des précédents en attribuant plus volontiers un sexe et un âge à partir duquel les sentiments et l’accompagnement des parents (et surtout des mères) sont les bienvenus. Selon leurs expériences, l’amour concerne principalement les filles et se développe fortement au moment de la puberté. Ce serait donc durant l’adolescence et pour ces dernières que la période de suivi apparaîtrait vraiment nécessaire, et que les parents auraient à jouer un rôle d’accompagnateur.

Une éducation sentimentale fondée sur l’accompagnement

Les styles d’éducation des classes moyennes se situent sur un continuum entre celui des classes populaires et celui des classes supérieures : ils partagent avec le premier une vision plus ou moins naturaliste et développementaliste de l’amour (les enfants apprendront avec l’expérience et l’âge ce qu’aimer veut dire) et avec le second un souci plus ou moins aigu d’intervention. Celui-ci ne se traduit toutefois pas par le même degré d’investissement parental. Contrairement aux familles les plus dotées en capital économique et culturel, les parents des classes moyennes ne cherchent pas à connaître tous les états d’âme de leurs enfants. Ils ne scrutent pas avec minutie leurs changements d’humeur, les signes qui pourraient indiquer un moindre bien-être, ou les détails de leur vie affective. Plutôt que de les éduquer dès le plus jeune âge à bien aimer, c’est-à-dire à aimer de la bonne manière les bonnes personnes du bon sexe, ils souhaitent davantage accompagner les enfants dans la découverte progressive de leurs sentiments pour les enfants (de l’autre sexe). Comme me le rappelle la mère de Paul (CE1, classes moyennes), leur but est « d’être présents pour eux quand les choses deviendront plus "sérieuses", […] de pouvoir les aider avec… de leur donner des conseils notamment quand ça se passe mal », avant de conclure : « [P]our le moment, [Paul] est un peu jeune, la question ne se pose pas encore. Il a des amoureuses, mais ce n’est pas très sérieux, on verra cela plus tard. » Il n’est donc pas étonnant que, pour la plupart des enfants des classes moyennes, l’amour soit en soi un sujet important, mais qu’ils estiment n’être pas de leur âge. Ils sont sûrs que ce sentiment sera « au centre [de leur vie] à un moment, mais pas tout de suite » (Chloé, CM2, classes moyennes). Pour le moment, ils et elles préfèrent profiter de leurs copains/copines et découvrir avec elles et eux, à l’abri du regard (plus ou moins moqueur) des adultes et des plus grands, ce que sont les premières amours.

La principale variation entre les fractions intellectuelles et économiques des classes moyennes concerne l’administration de l’éducation sentimentale. À mesure que l’on se dirige vers les fractions économiques, le travail d’éducation sentimentale devient plus genré : il est principalement dirigé vers les filles (puisqu’elles font montre d’un plus grand intérêt en la matière) et essentiellement réalisé par les mères. Les pères n’interviennent que très ponctuellement, souvent en soutien à la mère et pour appuyer ses propos. Cette différence d’investissement des pères et des fils tient à l’adhésion à la vision naturaliste et psychologique du sexe féminin des sentiments, mais aussi au moindre intérêt porté aux manuels d’éducation et de développement de l’enfant (Diter, 2019). Contrairement aux fractions intellectuelles, les parents des fractions économiques des classes moyennes s’appuient peu sur les théories de l’attachement valorisées dans la littérature grise. Ils sont donc moins sensibles aux discours valorisant l’implication des deux parents dans l’évolution psychologique de l’enfant et dans l’acquisition de compétences émotionnelles. Ils sont plus enclins à penser que l’amour et l’amitié se développent progressivement, au fil de l’âge, et que leur rôle est de veiller à ce que les enfants ne manquent de rien et bénéficient d’un accompagnement (maternel) dans les différentes expériences amoureuses et amicales qu’ils vont faire au cours de leur adolescence.

Quand le « laisser-faire » naturalise l’âge et le genre des sentiments amoureux

Cette mise en perspective des différents styles d’éducation sentimentale est intéressante tout d’abord en ce qu’elle souligne à la fois l’importance de la définition des règles des sentiments et celle de leur administration dans la fabrication des dé/goûts enfantins pour les choses de l’amour. Ce ne sont pas seulement les représentations et les dires des parents qui forment les rapports plus ou moins distants des enfants aux sentiments, ce sont également leurs non-dits, leurs pratiques et leurs non-pratiques, ainsi que les caractéristiques sexuées et sociales de celui ou de celle qui assurera cette transmission. Si les mots d’ordre (et, ajouterons-nous, les mots d’amour et sur l’amour) socialisent (Lignier et Pagis, 2017), ceux ou celles qui les prononcent socialisent également. Les dispositions (à aimer) différeront selon que ce sont les deux parents ou seulement les mères qui s’investissent dans les discussions sentimentales auprès de leurs enfants, et ce, quand bien même les discours tenus seraient identiques. Dans un cas, les choses de l’amour perdront (relativement) leur âge et leur sexe et apparaîtront comme quelque chose de légitime, d’important, puisque des adultes, les mères et les pères, s’y intéressent et y intéressent leurs enfants des deux sexes. Dans l’autre, si ce ne sont que les mères qui contribuent, de temps à autre, à l’éducation sentimentale de leurs enfants, la couleur des sentiments sera bien différente. Ce ne sera plus quelque chose d’universellement important, concernant tout le monde, mais une pratique et un goût majoritairement perçus comme adultes et féminins, et ce, d’autant plus si les pères, en tant qu’hommes et adultes légitimes par excellence, affichent parallèlement un désintérêt pour la question, en prétextant un manque de temps ou de compétence chaque fois qu’ils sont mobilisés par les mères ou les enfants.

Deuxièmement, ces styles différenciés d’éducation sentimentale font écho aux travaux d’Annette Lareau (2011). Dans son travail, la sociologue américaine s’emploie à montrer que l’origine des différenciations sociales et culturelles se situe au moment de l’enfance et, plus précisément, dans les stratégies éducatives des parents, dont les rentabilités sociales et scolaires sont très inégales. Selon elle, il existe deux principaux styles de parentalité : d’un côté, le style d’« éducation concertée », plus répandu chez les classes moyennes et supérieures ; et, de l’autre, le style valorisant et favorisant la « réalisation du développement naturel » de l’enfant, qui se retrouve dans les familles des classes populaires. Le premier style se caractérise par une implication active des parents dans la vie quotidienne des enfants. Ces parents cherchent à développer au maximum les compétences émotionnelles et sociales de leurs enfants dans le but de maximiser leurs opportunités et réussites scolaires. Pour cela, ils remplissent leur emploi du temps de nombreuses activités extrascolaires, aussi bien sportives que culturelles. Le second style est, quant à lui, davantage basé sur le laisser-faire. Les parents s’investissent beaucoup moins dans les activités (extra)scolaires de leurs enfants et s’en remettent plus largement à la nature. Ils considèrent que leur rôle est de fournir les meilleures conditions matérielles possible pour le développement de leurs enfants et leur laissent une plus grande autonomie dans leurs loisirs. Les enfants feront les apprentissages par eux-mêmes au fil du temps et des expériences.

Cette opposition de style et d’investissement parental se retrouve très clairement entre les parents s’approchant de la « culture des sentiments » et ceux qui s’orientent plutôt vers le « laisser-faire » ou l’accompagnement lointain et à venir. Alors que les premiers considèrent que l’éducation sentimentale est importante et nécessite une réelle implication ou à tout le moins un suivi de leur part dès qu’un de leurs enfants vient les mobiliser à ce sujet, les seconds semblent un peu plus distants vis-à-vis de cette question. Pensant que l’amour n’est pas encore de leur âge et viendra au moment de la puberté, ils interrogent très peu leurs enfants sur leurs histoires de coeur, ou simplement « de temps en temps, par curiosité ». Contrairement aux tenants de la culture des sentiments, ils ne semblent pas penser que l’amour puisse et doive s’enseigner pour le bien-être des enfants. Certains (les fractions économiques des classes moyennes) veillent simplement, au moment de l’adolescence, à accompagner leurs enfants, et le plus souvent leurs filles, dans la « découverte de leur vie amoureuse ». Pour ces parents peu familiers des théories (neuro)psychologiques sur le développement des enfants, le sentiment est davantage perçu comme quelque chose de naturel qui se développera — surtout chez les filles — au moment des poussées d’hormones et dont les enfants feront l’apprentissage progressivement au fur et à mesure de leurs expériences amicales et amoureuses à venir.

Cette opposition entre classes supérieures et classes populaires, d’une part, puis fraction intellectuelle et fraction économique des classes moyennes, d’autre part, n’est pas sans conséquence sur les rapports aux sentiments des enfants et sur la manière dont ils définissent et identifient l’amour et l’intimité. Si la vision « constructiviste » des premières favorise davantage l’intérêt et l’investissement des garçons et des filles dans les choses de l’amour en défaisant en pratique le genre et l’âge des sentiments (par une participation plus fréquente des deux parents), la vision « biologique » des secondes semble quant à elle défavoriser l’implication des enfants — et notamment des garçons — dans la mesure où, en intervenant moins et en laissant davantage de place au laisser-faire, elle contribue à naturaliser aux yeux des enfants l’idée que l’amour a un âge et un sexe spécifiques, et qu’il serait dangereux d’y contrevenir sous peine de moqueries ou de rappels à l’ordre (Diter, 2015). En d’autres termes, le modèle de Lareau apparaît heuristique en ce qu’il permet non seulement de comprendre les inégalités de classe entre enfants, mais également la reproduction socialement différenciée des normes de genre durant l’enfance, élément central que l’auteure a peu interrogé dans ses travaux et qui mériterait plus d’attention dans les recherches sur le genre.

En conclusion, une dernière précision s’impose. Le fait que le style d’éducation sentimentale des classes populaires soit plus genré dans son contenu et dans son administration que celui des classes supérieures ne signifie en aucun cas que les premières sont nécessairement plus sexistes que les secondes. Cela signifie tout simplement que, dans les régions les plus basses de l’espace social, l’expression des sentiments constitue un enjeu plus important de distinction de genre que dans les autres milieux. On pourrait très bien imaginer que, pour d’autres pratiques, l’inverse soit vrai et que les classes supérieures les « genrent » davantage que les classes populaires dans la mesure où ces pratiques seraient au coeur de leurs définitions de la masculinité et de la féminité, comme l’ont par ailleurs montré Jean-Claude Passeron et François de Singly (1984) dans une enquête sur la socialisation des jeunes.