Corps de l’article

La solution des « petits gestes » s’avère en fait largement reprise dans de nombreux pays et se trouve couramment défendue non seulement par des acteurs politico-administratifs, mais aussi par des acteurs ayant un profil plus militant (associations écologistes, etc.). Pour les acteurs institutionnels, elle permet d’ailleurs d’éviter d’aborder de manière frontale la question des modes de vie et des contraintes plus structurelles pouvant peser sur les habitudes de consommation. L’attente est que ces « petits gestes » – supposés aisés à reprendre puisque proches de ce qui est fait tous les jours – deviennent des pratiques de routine et fassent sentir leur effet par leur accumulation.

Rumpala, 2009 : 977

De plus en plus de villes se lancent à l’heure actuelle dans des projets d’alimentation durable faisant la promotion des circuits courts, de l’agriculture biologique et urbaine ou encore des modes de production et de consommation alternatifs. En théorie, ces initiatives, qui s’inscrivent en porte-à-faux à l’égard du référentiel industriel et productiviste dominant le secteur agroalimentaire, visent à améliorer le bien-être des populations, à encourager l’attractivité des espaces urbains ou encore à susciter des espaces de concertation ou de conscientisation. Mais en pratique, la promotion d’une alimentation dite saine et durable, qui répond à des formes d’activisme urbain et entend effacer les stigmates corporels causés par l’isolement social et/ou la précarité, peut engendrer l’effet inverse, à savoir marginaliser ou exclure les populations les plus défavorisées. L’alimentation durable, dont les principes et les pratiques correspondent à l’éthos culinaire des classes moyennes et/ou dominantes (Bourdieu, 1979), peut en effet servir de cheval de Troie à des processus croissants de gentrification urbaine guidés par un substrat hygiéniste (Allen et al., 2003). Des travaux issus des critical food studies nord-américaines vont en ce sens. Ainsi, dans leur ouvrage A Recipe for Gentrification: Food, Power, and Resistance in the City, Alison Hope Alkon, Yuki Kato et Joshua Sbicca (2020) soulignent que des efforts bien intentionnés pour accroître l’accès à la nourriture dans des quartiers urbains défavorisés peuvent être un déclencheur précoce de la gentrification, que certains qualifient de « gentrification verte » (Alkon, Cadji et Moore, 2019). À vrai dire, comme le démontre Julie Guthman (2008a et 2008b), dont les travaux sont à replacer dans le contexte des différences ethnoculturelles états-uniennes, les mouvements alimentaires alternatifs reflètent davantage les désirs des white middle classes que les aspirations des communautés ethniques pauvres qu’ils sont censés servir. Pour l’auteure, ces mouvements font ainsi preuve de « colorblindness », au sens où ils restent aveugles aux différences ethniques et culturelles, tout autant qu’à la façon dont ces dernières construisent des rapports sociaux à la commensalité et des habitudes alimentaires qui diffèrent de ceux des communautés plus favorisées et souvent plus caucasiennes.

Dans le contexte français, certains agents promoteurs de l’alimentation durable[1], qu’il s’agisse d’agents politico-administratifs ou d’agents aux profils plus militants, font de la lutte contre la malbouffe un projet d’assainissement des villes : si leurs initiatives visent prioritairement à transformer des pratiques alimentaires individuelles pour lutter contre l’obésité, elles s’envisagent aussi dans une logique de pénétration plus diffuse qui aspire au collectif dans l’environnement, en particulier urbain[2]. Pour le dire autrement, la volonté de transformer les corps humains par l’inculcation de nouvelles normes de consommation durable traduit un désir de transformer la ville, son dessein et son projet (Bricas, 2017 ; Montillet, Tricaud et Rousseau, 2017). C’est aux ressorts de cette inculcation des conduites alimentaires et aux étiquetages qu’elle produit, mais aussi aux résistances qu’elle engendre, que nous proposons de nous intéresser en prenant appui sur les résultats d’une recherche-action menée sur le projet urbain Tast’in Fives (TIF), mis en oeuvre par la mairie de Lille et financé par l’Union européenne. Quelles formes cette inculcation des conduites prend-elle ? Qui en sont les promoteurs et/ou les éventuels opposants ? Comment les publics cibles de ce projet urbain se l’approprient-ils, la retraduisent-ils ou la rejettent-ils ? Il s’agit, en somme, d’interroger la manière dont les normes de l’alimentation dite « saine et durable » sont construites et portées par des entrepreneurs de cause qui, ce faisant, désignent, qualifient et étiquettent les publics qui ne s’y conforment pas totalement.

Réhabiliter un quartier urbain par l’alimentation durable

TIF est un projet de réhabilitation urbaine autour de l’alimentation durable qui vise à rénover une ancienne friche industrielle située au coeur du quartier populaire de Fives. Porté par la Ville de Lille avec l’appui d’une dizaine de partenaires institutionnels et associatifs[3], ce projet souhaite réunir, au sein d’une grande halle de l’ancienne usine sidérurgique Fives-Cail-Babcock, des activités de production et de consommation alimentaires, d’agriculture urbaine, mais aussi de restauration et de services liés à l’alimentation. C’est dans ce cadre qu’une « cuisine commune » (qualifiée comme telle dans le projet) destinée à l’usage des habitants et des structures associatives du quartier a été conçue par les porteurs du projet afin, pour reprendre leur propos, d’améliorer le bien-être des habitants, d’accroître leur employabilité, d’encourager la mixité sociale ou encore de renforcer l’attractivité du territoire. Or, le choix de l’alimentation durable comme dénominateur commun de cette réhabilitation urbaine est tout sauf anodin. Pour l’expliquer, il nous faut d’abord présenter ce quartier.

Fives est un ancien quartier ouvrier de 20 000 habitants fortement touché, depuis les années 1980, par des fermetures d’usines et l’arrivée de populations précaires en quête de relogement à la suite des requalifications urbaines qui se sont succédé dans d’autres quartiers de la périphérie lilloise, notamment le quartier Lille Sud. Particulièrement enclavé par les voies de chemin de fer qui le coupent du centre de la capitale des Flandres, ce quartier assiste à une précarisation croissante de sa population qui se matérialise par un pourcentage relativement élevé de logements insalubres et par un taux de chômage (12,3 % environ[4]) supérieur aux taux moyens des populations nationales et de l’agglomération. Or, pour les autorités locales et beaucoup de structures associatives interrogées, les stigmates encore perceptibles de cette précarité urbaine se voient surtout dans la « flânerie désoeuvrée » de nombreux groupes de jeunes hommes aux stations de métro, ainsi que dans la multiplication de commerces de restauration rapide (kébabs, fast-food, etc.) le long de la rue Pierre-Legrand, qui constitue l’axe routier central du quartier. Aussi, depuis le tournant des années 2000, Fives fait l’objet d’un réinvestissement massif des pouvoirs publics, qui misent sur la rénovation de son parc immobilier pour attirer les classes moyennes et supérieures. Comme le souligne Antonio Delfini, « après avoir perdu près de 10 000 habitants en l’espace de dix ans, entre le début des années 1960 et le début des années 1980 […], le quartier devient le réceptacle d’investissements publics puis privés qui transforment progressivement sa physionomie et sa composition sociale[5] » (2017 : 25-26). C’est dans ce contexte territorial que le projet TIF doit être analysé : en proposant une offre alimentaire dite de qualité qui correspond aux aspirations des classes urbaines moyennes et supérieures, les pouvoirs publics souhaitent transformer l’image de ce territoire afin de lutter efficacement contre la pauvreté. L’idée est en somme de remplacer l’image d’un quartier où règne la malbouffe par celle d’un quartier où l’on trouve une alimentation jugée saine et diversifiée, et où les repas collectifs et autres événements festifs organisés au sein de la cuisine commune, ou ailleurs, constituent le ciment de la mixité sociale et du vivre-ensemble. Le pari est audacieux, mais est rendu possible grâce à l’obtention, début 2016, d’un financement européen de 5 millions d’euros en appui au projet TIF, dont environ 80 % sont investis dans le bâti. C’est dans le cadre de ce financement européen que la mairie de Lille a sollicité la Maison des sciences de l’homme et de la société Lille–Nord-de-France pour mener une recherche-action sur le projet.

Méthodologie d’enquête

Le présent travail est tiré de cette recherche-action, pour laquelle nous avons réalisé une enquête ethnographique au sein des ateliers de cuisine organisés par les principaux partenaires du projet. Il s’agit, au total, de plus d’une centaine d’heures d’observation participante durant lesquelles, profitant de notre statut de résidents dans le quartier à la différence des autres partenaires impliqués, nous avons « mis la main à la pâte » en nous présentant tantôt comme des animateurs à part entière des ateliers de cuisine, tantôt comme de simples participants invités par les organisateurs. De même, nous avons mené plus de 50 entretiens approfondis (d’une heure en moyenne), qui se sont déroulés dans la cuisine, auprès des organisateurs de ces ateliers et de leurs publics, entretiens pour lesquels nous avons privilégié une analyse classique, à la ligne, sans l’aide d’aucun logiciel.

Ce matériau de recherche nous a permis de prendre toute la mesure de la tension entre, d’un côté, la volonté de produire et de consommer autrement et, d’un autre côté, la question de l’intégration sociale de populations marginalisées ou précarisées dont on souhaiterait qu’elles consomment différemment (Courcier, Lebreton et Gibout, 2021). C’est cette tension que nous proposons d’analyser en deux temps, en nous intéressant d’abord aux sources de cette gouvernabilité que nous qualifions de moralisation douce, à ses principaux ressorts et aux rapports de domination qu’elle engendre concrètement, avant d’en examiner les angles morts et de cerner les résistances auxquelles elle se heurte.

Une moralisation douce

« Il faut changer les habitudes alimentaires des populations en difficulté dans le quartier afin de leur permettre d’accéder à un mieux-être » (un chargé de mission de la mairie de Lille) ; tel est le message très régulièrement promu dans des documents institutionnels, au cours des réunions entre partenaires ou lors de nos échanges avec certains d’entre eux. Or, cet objectif n’est que très rarement formulé aussi explicitement en public ou lors des ateliers. Plutôt qu’à une moralisation brutale et culpabilisatrice, telle qu’on la trouve, à la fin du xixe siècle, dans l’inculcation de normes individuelles imposées par le haut aux classes populaires (Boltanski, 1969), on assiste à une « moralisation douce » qui utilise des voies détournées de la domination et se laisse deviner dans les interstices des activités proposées, maintenant, à l’instar d’autres secteurs d’action sociale (Fauquette, 2019), le déséquilibre dans la relation entre « sachants » et « apprenants ».

Éduquer comment ?

Comme le rappelle, entre autres, Gérard Seignan (2012), « au xixe siècle, l’hygiène sociale souhaite moraliser les comportements individuels pour garantir la santé publique et atténuer les fatigues du corps. S’accroît ainsi l’exigence d’une plus grande attention à soi ». Deux siècles plus tard, cette tendance s’est quelque peu étiolée sous l’effet de plusieurs variables lourdes : les institutions disciplinaires sont entrées en crise après mai 1968, la récession économique et la désindustrialisation ont affaibli les structures d’encadrement de la classe ouvrière, alors que le développement de la consommation de masse et de la publicité a permis la diffusion de normes concurrentes – vectrices d’un lâcher-prise – par les industriels. Cela étant, les normes diététiques des classes dominantes continuent de s’imposer aux classes populaires à travers une entreprise normative portée par les pouvoirs publics et le corps médical qui cherchent, ce faisant, à encadrer ces dernières. Le succès des messages préventifs nous enjoignant de manger 5 fruits et légumes par jour, ou de ne pas manger trop gras ou trop sucré, en est la meilleure traduction. Mais la moralisation à l’oeuvre s’est quelque peu édulcorée. Pour le dire autrement, l’inculcation de règles tire aujourd’hui moins la ficelle de la moralisation franche ou de la conduite impérieuse à suivre. C’est aussi ce que l’on peut observer dans les ateliers de cuisine du projet TIF. Plusieurs éléments tendent à l’attester, qui s’inscrivent dans la lignée des propos d’Olivier Schwartz (2011) sur les classes populaires et le changement de nature des rapports de domination à l’oeuvre, et traduisent une moralisation qui s’affiche comme douce ou plus diffuse même si elle peut prendre des détours empreints d’une vraie violence symbolique.

Il y a d’abord une valorisation implicite de la sobriété qui s’exprime à travers les mots, les regards, ou encore les gestes de la responsable d’atelier. Cette valorisation de la sobriété produit une distinction assez évidente entre des plaisirs qui sont perçus comme des plaisirs « nobles » ou « sains » (ces mots ont été prononcés par l’une des animatrices elle-même à plusieurs reprises), et d’autres plaisirs qui sont perçus comme « mauvais », ceux-là mêmes qui résultent de l’abandon des corps à la jouissance facile et immédiate, à entendre ici comme « bassement nourricière » (Bourdieu, 1979). Cette valorisation de la sobriété s’accompagne d’un éloge de la saisonnalité. À vrai dire, manger de saison est, comme le soulignent Camille Adamiec, Marie-Pierre Julien et Faustine Régnier (2020), un impératif de classe. La note de terrain ci-après en témoigne.

Valoriser la sobriété

Mon collègue et moi avons observé une dizaine d’ateliers de cuisine jusqu’à présent. Nous remarquons que, dans tous les ateliers auxquels nous avons pu participer, les animateurs ne parlent jamais de poids, ou très peu, de diététique ou de médecine ; la diététique fait même l’objet d’un rejet explicite. Comme le souligne l’animatrice au début d’un atelier : « [N]ous ne sommes pas là pour vous parler de diététique. On est là pour prendre du plaisir, pour améliorer notre bien-être à tous avec des aliments sains. » Cependant, derrière cette quête du plaisir, la moralisation n’en demeure pas moins perceptible : si elle ne se dévoile pas ouvertement, elle se ressent, s’incorpore, se traduit par des gestes et des regards plus ou moins complices, notamment lorsque l’animatrice principale et des participants (appartenant aux classes bourgeoises) partagent le même éthos culinaire, ou plus ou moins accommodants, lorsque des participants « font des sorties de route » en « gardant la main lourde » avec le sucre ou le beurre (il en va ainsi, par exemple, lorsque l’animatrice et madame Laurent, professeure à la retraite, s’aperçoivent que l’une des dames du centre social remet du sucre, à plusieurs reprises, dans une casserole. L’animatrice et madame Laurent se font un petit clin d’oeil pour que l’une d’entre elles intervienne, discrètement). Les animateurs insinuent alors que c’est certainement trop, qu’il faudrait peut-être penser à privilégier tel ou tel aliment plutôt que tel autre : « Madame Bernard, je pense que vous mettez un peu trop de beurre. D’ailleurs, vous pouvez vous en passer. Je sais que c’est bon, hein, le beurre [rires], mais essayez plutôt avec de l’huile d’olive ou même autre chose, comme de la purée d’amande. C’est moins mauvais. » Les animateurs prodiguent aussi quelques conseils aux participants lorsqu’ils sont à l’ouvrage, et n’hésitent pas à leur reprendre délicatement un ustensile des mains pour leur montrer le geste à accomplir (« Madame Michel, je vous conseille de mettre moins d’huile et de tourner délicatement votre poêle, comme cela [elle mime le geste], afin de l’étaler. Et vous savez, il vaut mieux en mettre moins. Ça ne changera pas le goût et c’est meilleur pour la santé. ») De même, l’une des animatrices[15] interroge souvent les participants lors de ses passages furtifs pour s’assurer qu’ils n’ont pas commis d’erreur. Elle se penche parfois au-dessus des casseroles ou des poêles pour humer le mélange des saveurs et trempe une cuillère dans la sauce ou dans la soupe pour peaufiner son verdict. Il lui arrive de « rattraper le coup » (comme elle le dit à plusieurs reprises avec un léger sourire : « Attendez, Madame Gonzales, donnez-moi la casserole, je vais essayer de rattraper le coup, car je pense que vous avez mis trop de sel ») en ajoutant de l’eau ou des épices, ou bien de tourner le bouton de la cuisinière. Chacun de ces sauvetages est accompagné d’une explication pour que les participants apprennent à ne plus commettre la même erreur ou, à tout le moins, sachent y faire face en situation analogue. À la fin des ateliers, les animateurs présentent les prochains ateliers :

[O]n fera faire plusieurs recettes avec du quinoa, car c’est vraiment une graine qui vous apporte beaucoup de protéines, et en plus c’est bon pour la santé, car ça ne contient pas de gluten. On va vraiment éviter les aliments avec du gluten. On essayera aussi de faire des plats de notre région, mais de telle sorte qu’ils soient plus digestes. Ce sera tout aussi bon, mais plus frugal, vous serez surpris. On essayera aussi de cuisiner sans viande []. On va évidemment manger des fruits et légumes de saison, c’est vraiment très important de respecter ça. Les aliments sont meilleurs, c’est meilleur pour vous et pour la planète. On ne peut plus se permettre, à l’heure actuelle, de manger des fraises en hiver. On a besoin de retrouver de la simplicité.

On distingue ensuite un essaimage de règles et de normes sociales qui, dépassant largement la production culinaire et la manducation, guident les corps et les consciences vers un « savoir-être » auquel il faut se conformer : le rituel du lavage des mains en est un exemple, comme nous l’analysons dans l’extrait qui suit.

Acquérir un savoir-être

L’atelier de cuisine va débuter quand monsieur Gaston, un homme d’une quarantaine d’années sans emploi, arrive en retard. Jeanne, l’animatrice, qui n’avait jusque-là rien dit, me fait un clin d’oeil, attend quelques secondes et s’exclame : « Avant de commencer, n’oubliez pas de vous passer les mains à l’eau ! » Notons que ce rappel à l’ordre ne se fait jamais dans les ateliers de type 1. Tout se passe en effet comme si ces remontrances, qui tendent à ne pas se faire passer comme telles en s’adressant à un collectif indistinct, ne visaient implicitement que les populations précaires.

En outre, la manière dont la responsable de l’atelier annonce ces règles de vie en société, la mine agacée qui se lit sur son visage lorsque des rires inconvenants se font trop entendre, ou encore ses appels au calme répétés, laissent transparaître une infantilisation des publics ressentie aussi par certaines participantes. L’extrait de notre journal de terrain ci-après est à ce titre révélateur.

Un public trop dispersé

Malgré plusieurs tentatives, les explications de l’animatrice sont noyées dans les bruits assourdissants de la cuisine en ébullition. Des dames rigolent en s’échangeant des blagues qui rompent avec la solennité habituelle de ce type d’atelier. L’animatrice, qui n’aime pas faire preuve d’autorité, s’agace sans trop élever la voix. Le visage grave, les sourcils froncés, elle multiplie les prières discrètes de retour au calme et rappelle qu’il faut « bien s’écouter les uns les autres » : « S’il vous plaît, s’il vous plaît, on ne parvient plus trop à s’entendre, je ne sais pas ce qui vous arrive aujourd’hui, vous êtes en forme ! » (Elle se met alors à sourire, pour euphémiser son rappel à l’ordre.)

Cette moralisation passe également par une dénégation du social (Larchet, 2016). La thématique du lien social, objet phare de ces ateliers de cuisine, remplace celle des inégalités sociales (Tissot, 2007 ; Palomares et Rabaud, 2006). Dans le même ordre d’idées, les questions de discrimination et d’injustice sociospatiale sont évacuées sous la bannière du mélange des cultures, et les problèmes d’accès à une alimentation dite de qualité dans le quartier – pour une population à faible revenu – sont maquillés par de petites astuces pour acheter à des prix raisonnables. Pour le dire autrement, l’alimentation est vue comme un moyen de panser les maux sociaux et territoriaux que l’on prend soin de taire et d’éloigner. Nous sommes ainsi dans ce que l’on pourrait qualifier d’happycuisine – néologisme que nous avons construit sur la base de la notion d’happycratie créée par Edgar Cabanas et Eva Illouz (2018) : tout se passe comme si la cuisine était indiscutablement vectrice d’une mixité sociale harmonieuse rendue possible par la convivialité et le vivre-ensemble auxquels on enjoint à l’individu de se conformer.

Nous parlons ici de l’individu, car derrière cet élan autour du vivre-ensemble se cache une puissante individualisation des pratiques et, par extension, des problèmes collectifs (Comby, 2014). C’est en effet à l’individu que l’on s’adresse, et non à la collectivité, de même que ce sont ses modes de vie personnels que l’on souhaite transformer : l’idéal, nous répète-t-on ici et là, serait que l’individu se mette à confectionner ses plats chez lui plutôt que de consommer des plats préparés, qu’il passe plus de temps à respecter sa nourriture pour se respecter lui-même et se sente ainsi mieux dans sa tête et dans son corps. En somme, qu’il reproduise de façon mimétique ce qu’il a appris en atelier, ou plutôt ce qu’il a retenu de ce qu’on croit lui avoir appris grâce aux armes de la bienveillance et de la convivialité. Comme l’indique Yannick Rumpala dans l’extrait cité en exergue à propos de la politique des petits gestes dans le domaine de l’environnement :

Pour les acteurs institutionnels, cette politique des petits gestes permet d’éviter d’aborder de manière frontale la question des modes de vie et des contraintes plus structurelles qui peuvent peser sur la situation. L’attente est que ces petits gestes, supposés aisés à reprendre puisque proches de ce qui est fait tous les jours, deviennent des pratiques de routine et fassent sentir leur effet par leur accumulation.

D’où notre usage du concept de « moralisation douce », que nous définissons comme la volonté partagée par des agents dominants (issus des classes moyennes et moyennes supérieures) d’inciter des agents dominés (issus des classes populaires et défavorisées) à changer leurs pratiques pour adopter des modes de consommation et de production que ces mêmes agents dominants perçoivent comme plus « responsables » et plus « sains ». Il s’agit d’inciter sans explicitement contraindre ou, conformément au paternalisme libertarien de la théorie du nudge et à ses techniques dites d’influence douce, de pousser les individus vers de meilleurs choix sans pour autant limiter leurs libertés (voir, entre autres, Thaler et Sunstein, 2008 ; Campbell-Arvai, Arvai et Kalof, 2014).

C’est là tout le rôle du responsable d’atelier, que l’on peut rapprocher de celui de l’entrepreneur de morale chez Becker (1963), dont la tâche quasi missionnaire consiste à montrer aux individus le chemin pour accéder à leur propre bien-être[17]. Au fond, le responsable d’atelier, qui n’habite pourtant pas le quartier, est « celui qui veut que les autres fassent ce que lui pense être juste » ; il se lance donc dans une croisade discrète pour la réforme des moeurs alimentaires (Gusfield, 1963 ; Cardon, Depecker et Plessz, 2019). Or, comme nous le précise le chef de projet lors d’une réunion partenariale : « [L]es habitants ne se rendent pas nécessairement compte qu’on leur apporte un avenir radieux. »

Éduquer qui ?

Cet objectif d’assainissement s’adresse principalement aux publics que les institutions (para)municipales rencontrées qualifient, non sans un certain flou, de « précaires » (publics des ateliers 2 et 3). De fait, la moralisation douce et la responsabilisation des publics sont inégalement réparties et divisent, dans le discours des porteurs de projet, le corps social et urbain en deux catégories distinctes d’individus. L’étiquetage (Becker, 1963) fonctionne à plein régime.

On peut d’abord identifier le groupe des individus qui sont considérés comme de « bons mangeurs[18] ». Ces derniers, issus des classes moyennes et intellectuelles supérieures, prêtent attention à leur nourriture, prennent le temps de lire les emballages alimentaires, se rendent dans des magasins bio ou des coopératives agricoles, dosent raisonnablement leur assiette et respectent les heures des repas, qu’ils confectionnent eux-mêmes. Ces « bons mangeurs » se rapprochent de l’homo medicus de Patrice Pinell (1992), à savoir un individu autonome, responsable et capable de se surveiller lui-même, et n’ont pas à être « éduqués » puisqu’ils sont les entrepreneurs de leur propre alimentation (Peretti-Watel et Moatti, 2009) et partagent le même éthos culinaire que les responsables d’ateliers.

On distingue ensuite le groupe des individus issus principalement de classes populaires qui, à l’inverse, font fi des normes diététiques ou environnementales, ne prennent pas le temps de déguster leurs plats, ne respectent pas nécessairement les règles d’hygiène ou se montrent trop distraits à la tâche. Ils constituent le public cible : ce sont en effet ceux sur lesquels les entrepreneurs de la moralisation douce veulent avoir de l’emprise pour qu’ils changent leurs habitudes alimentaires ou, pour reprendre les mots de Laurence Ossipo (1997), s’inscrivent dans un processus de conversion vers le végétarisme et, idéalement, le véganisme. D’ailleurs, parmi ces individus, les porteurs de projet distinguent souvent ceux sur lesquels la moralisation douce peut avoir des effets (publics issus des catégories populaires incluses dans le troisième type d’atelier) de ceux pour lesquels « la précarité est trop lourde pour se préoccuper de l’équilibre alimentaire » (public des ateliers de type 2), autrement dit les « intouchables ». Comme le reconnaît Lise, animatrice d’ateliers culinaires, trentenaire, issue d’une classe moyenne intellectuelle comme l’ensemble de ses collègues : « [O]n ne peut pas être partout à la fois. Il y a des gens précaires socialement et qui sont trop loin dans le déséquilibre et la malbouffe. » Cela l’amène à exclure certains individus qui « ne veulent pas faire d’effort » ou dont elle craint qu’ils tentent d’imposer leurs propres pratiques alimentaires et aient un effet perturbateur sur le comportement des personnes engagées dans l’atelier culinaire.

Bien évidemment, ces catégories de publics sont des idéaux types construits a posteriori pour décrire la manière dont les pouvoirs publics et certains porteurs du projet TIF segmentent la population du quartier et/ou les participants aux ateliers. Or, cette catégorisation est perçue et entretenue par certains usagers de la cuisine qui nouent souvent de très bonnes relations avec les responsables d’ateliers dont ils partagent les préoccupations sur l’alimentation durable. Ce sont souvent des habitants qui appartiennent à une petite bourgeoisie, moyennement dotée en capital culturel mais tirant profit de revenus stables. Il s’agit la plupart du temps de retraités, propriétaires de leur logement, qui sont engagés dans des collectifs de défense de l’environnement, dans des coopératives agricoles et/ou dans des associations pratiquant la marche nordique, le yoga ou le vélo. Ces derniers promeuvent ainsi une forme d’hédonisme individualiste (il faut veiller à son bien-être, prendre soin de son « capital » santé, manger mieux et moins, etc.) qui fait à la fois l’éloge de la sobriété alimentaire et de la salubrité publique, comme si l’un n’allait pas sans l’autre (Le Pogam, 1997). Pour le dire autrement, ils font l’éloge d’un corps sain et d’une ville propre[19], éloge qui passe par l’expression d’un dégoût pour la nourriture grasse, calorique ou industrielle, ainsi qu’un dégoût pour les déchets qui jonchent les rues du quartier et qui sont à la fois perçus comme des preuves de la mauvaise éducation des jeunes en situation d’errance et de l’incivilité, voire du sentiment d’insécurité, qui y règne. Dans ce contexte, les ateliers de cuisine sont une manière de transfigurer les vices des villes contemporaines, consommatrices à l’excès. Comme le souligne une responsable du projet : « [E]n luttant contre l’obésité, on change le quartier » ; entendons ici : « En changeant les corps, on change la ville qui en est le réceptacle. »

Or, cet éloge d’un corps sain et d’une ville propre n’est pas sans créer certaines résistances craquelant le vernis de l’happycuisine empreinte de moralisation douce.

Des sources de résistance

Si l’on peut considérer qu’il y a effectivement des formes de résistance à l’impératif du « bien manger », elles ne s’affichent pas nécessairement comme telles ou ne sont pas toujours conscientisées. À vrai dire, il semble compliqué de s’opposer frontalement à cet impératif tant il est socialement valorisé, à l’instar des discours humanitaires que Philippe Juhem (2001) qualifie de « discours sans adversaires ». Les publics précaires peuvent toutefois marquer leur distance critique à travers 4 registres différents.

Des registres de résistance « discrète » dans les ateliers de cuisine

Le premier de ces registres est l’humour. Il s’agit la plupart du temps de discours ironiques à l’encontre de la consommation d’une l’alimentation biologique, ou de moqueries destinées à ceux qui sont qualifiés, non sans un certain flou, de « bobos ». L’observation ci-après en est un exemple.

Loin d’être anecdotique, l’usage de l’humour permet ici un contournement habile, pour ne pas dire une subversion socialement acceptée, du conformisme social auquel sont soumis les participants des ateliers de cuisine (Scott, 2009). Comme le rappelle Robert Aird, l’humour peut constituer « l’arme des faibles » servant à « compenser un sentiment d’infériorité, de sujétion et de frustration » en suscitant momentanément, chez le dominé, « un sentiment de domination et un renversement des positions » (2010 : 12).

Le deuxième registre est l’expression d’un dégoût alimentaire, qui peut aller jusqu’au refus de goûter à une autre alimentation. C’est ce que l’on a observé, à plusieurs reprises, lorsque la responsable de l’atelier demande aux participants de s’exprimer sur ce qu’ils préfèrent ou détestent manger. Certains légumes, tels que les légumes anciens ou les choux, ou encore les légumes verts, sont décrits avec aversion : « Je ne mangerai pas d’épinards ou de choux, je déteste cela. Je n’aime pas les légumes, quelle horreur ! » ; « Je ne mange pas de haricots verts, c’est affreux, beurk ! » Au-delà d’une simple réaction spontanée, cette répulsion peut être lue de deux façons : soit comme un refus, plus ou moins conscient, de se conformer aux normes sociales imposées par le groupe des « dominants » ; soit, à l’instar des enfants d’ouvriers étudiés par Paul Willis (2011) qui rejettent les normes de l’école, comme une forme d’intériorisation du rapport de domination. Il s’agit alors de « faire de nécessité vertu » en refusant de se conformer à des normes qui paraissent socialement inaccessibles.

Le troisième registre de résistance est l’indiscipline et les appropriations sauvages du lieu. Les refus inavoués (parce qu’inavouables) de faire la vaisselle, les stratégies pour ne pas être vus en train d’ajouter du sucre et/ou du beurre, la transgression des règles du tri sélectif ou encore le non-usage du compost en sont des exemples récurrents. Nous nous situons là dans ce que Michel de Certeau (1990) qualifie de « braconnage », à savoir des actions plus ou moins conscientes de contournement de la norme. On pourrait également, en nous référant à ce même auteur, reprendre son opposition classique entre la stratégie, en tant qu’arme des dominants, et la tactique, en tant qu’arme des dominés. Les actes d’indiscipline semblent en effet relever d’oppositions tactiques à cette inculcation de normes qui s’impose dans l’espace de la cuisine. En période estivale, nous avons par exemple constaté à plusieurs reprises l’installation, par des membres des familles de participants aux ateliers, de barbecues « sauvages » à proximité du lieu – et d’espaces-temps de convivialité bruyante entre habitants du quartier – suscitant l’agacement des animateurs des ateliers culinaires, soucieux de maintenir un « environnement calme et propice à la réalisation d’une cuisine saine et agréable ». Ceux-ci n’hésiteront d’ailleurs pas à solliciter la mairie et la police municipale dans le but de faire « quelques rappels à l’ordre élémentaires ».

Le quatrième et dernier registre de résistance est le silence et/ou la fuite[20]. Ces manifestations de désapprobation et/ou de désarroi sont assez rares, mais révèlent une puissance émotionnelle perturbatrice, comme le laisse transparaître la note ci-après.

Cette observation fait ressortir la violence symbolique involontaire à laquelle est soumis Gérald, dont la présence est invisibilisée jusqu’à notre intervention, et la manière dont celui-ci y répond. Par la parcimonie de ses mots et son expression corporelle, Gérald démontre en effet que les propos hygiénistes tenus par le reste de l’assemblée n’ont que peu d’emprise sur lui, si ce n’est qu’ils provoquent sa fuite.

Des résistances plus directes à l’extérieur des ateliers

En dehors des ateliers de cuisine, des discours critiques se font parfois entendre sur la moralisation des comportements et la gentrification urbaine comme effet induit par le projet. Ces discours critiques proviennent souvent d’individus qui ont eux-mêmes recours à l’alimentation alternative mais qui expriment, du fait de l’importance de leurs capitaux culturels ou militants, une méfiance à l’encontre de la prétention politique à vouloir changer le quartier ou à « éduquer » culinairement les classes populaires. Attachés à la mixité sociale du territoire, ils fréquentent tout aussi bien des petites épiceries arabes que des cantines vertes ou des coopératives agricoles. C’est le cas par exemple, parmi plusieurs habitants rencontrés, de Jocelyne, membre de la classe moyenne mais issue d’un milieu populaire, qui nous explique être très « attachée » à la mixité sociale de Fives ainsi qu’à sa fréquentation éclectique des commerces de bouche[21]. Elle nous avoue, presque gênée, ne pas avoir toujours recours à une consommation alimentaire éthique, responsable et saine : « Les sandwichs, avec le travail, c’est presque obligatoire… » Cependant, Jocelyne adjoint à ses propos une critique très forte de la « moralisation » (terme qu’elle utilise d’elle-même sans qu’on le lui ait insufflé au cours de l’entretien) :

[J]e vous avoue que, si c’est pour faire – je vais le dire de manière un peu ironique – des ateliers macro-bio, c’est-à-dire « on mange bien, ni trop ni trop peu, pas de sel, pas de gluten, etc. », je n’y vais carrément pas, quoi ! Je ne supporte pas ! Mais je pense que c’est un effet de mode : évidemment, personne n’a envie de mal bouffer, d’avoir des pesticides dans son assiette. Mais ça m’énerve, les donneurs de leçons… La moralisation… La morale, moi, je veux que ce soit moi qui me la fasse…

Le discours de Jocelyne est heuristique en ce sens qu’il signale les injonctions contradictoires auxquelles les publics « favorisés » font parfois face : on repère, d’un côté, une critique de l’accent hygiéniste et potentiellement gentrificateur des projets d’alimentation alternative et, d’un autre côté, une volonté de s’y conformer.

La malbouffe comme marquage social et culturel

D’autres formes de résistance sont perceptibles qui se manifestent, entre autres, par la visibilité de certains modes de consommation le long de l’artère centrale du quartier : des groupes de jeunes hommes, souvent formés en fonction de l’origine ethnique ou géographique, attroupés à l’entrée des points de restauration rapide, prennent leur repas en buvant des canettes (de bière ou de cola) ou en fumant du cannabis, assis sur les rebords des vitrines ou accoudés à leurs voitures. Certes, ces pratiques, qui existaient avant le projet TIF, ne sont pas, à proprement parler, des actions conscientisées destinées à affirmer un désaccord à l’encontre de celui-ci. En revanche, ces modes de consommation alimentaire, qui s’inscrivent dans un ensemble plus large de pratiques, à l’instar des rodéos urbains, servent d’appropriation de l’espace et renforcent le sentiment d’appartenance au quartier et au groupe. Il s’agit d’un marquage territorial et identitaire qui se manifeste, notamment, par la présence de détritus alimentaires, de mégots de cigarette ou de petites bonbonnes de gaz hilarant qui jonchent les trottoirs, présence qui doit être perçue comme participant, inconsciemment souvent mais aussi parfois volontairement, à une résistance à la gentrification à l’oeuvre (Giroud, 2013 ; Havlik, 2020).

Les consommations alimentaires ostentatoires de ces groupes de jeunes renvoient, plus largement, à des résistances structurelles du tissu économique de la malbouffe dans ce quartier en voie de gentrification. Comme nous l’avoue un propriétaire de kébab : « J’ai investi ici parce que c’est mon quartier. Je pense qu’ils [la mairie] veulent d’autres commerçants, mais je n’ai pas envie de bouger. » Tout se passe comme si le kébab, et plus largement les commerces de restauration rapide, constituaient un îlot de résistance face aux transformations urbaines en cours.

Conclusion

Si nous avons pu éclairer quelques-uns des ressorts de la moralisation douce alimentaire et la manière dont ils agissent comme instrument de contrôle politique sur les corps comme sur l’organisme urbain, cette enquête n’est pas une traque de la moralisation à tout crin. En d’autres termes, notre étude ne vise pas tant à « démasquer » des moralisateurs qui s’ignorent qu’à examiner les rapports de domination qui transparaissent derrière le consensus de la durabilité alimentaire et leurs effets concrets.

Or, notre analyse s’avérerait incomplète si elle ne prenait pas en compte le rôle que ce travail lui-même a pu jouer dans la structuration de ces relations de pouvoir. Aussi faut-il revenir sur la genèse de notre enquête. Impliqués en tant que partenaires à part entière dans le projet, nous avons commencé notre travail sociologique par l’élaboration d’une revue de littérature que nous avons résumée aux commanditaires en mettant en lumière des « points de vigilance » : parmi ceux-ci, nous évoquions, entre autres, le risque d’une culpabilisation des individus en surpoids, les effets pervers des attitudes paternalistes ou encore la marginalisation, dans les politiques d’alimentation durable, des populations en grande précarité. Ce n’est que quelque temps plus tard que nous avons pris toute la mesure des effets performatifs de ce travail sur les acteurs. Les exemples sont nombreux : à plusieurs reprises, les responsables des ateliers nous ont souligné qu’ils avaient fait l’effort de respecter une certaine mixité sociale, comme s’il s’agissait là d’une demande de notre part, de même qu’ils prenaient le soin de nous solliciter pour savoir s’ils adoptaient « la bonne attitude » à l’égard des publics en précarité (« ne sommes-nous pas culpabilisants ? » ; « devrions-nous leur laisser plus de marge de manoeuvre dans la confection du repas ? »). De fait, la moralisation douce dont nous avons dressé ici les contours trouve aussi une partie de ses sources dans l’intériorisation, par les acteurs, de la critique sociologique, ce qui nous invite à nous démarquer de la posture d’extériorité du chercheur qui est, en particulier en situation de recherche-action, « partie prenante du processus complexe et indéterminé » qu’il analyse (Nicolas-Le Strat, 2003).