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Il est possible d’interpréter l’histoire de la théologie à partir de différentes grilles. L’un des instruments les plus utiles demeure sans doute le schéma kantien et sa division en trois Critiques ; à partir de ce schéma, on peut entreprendre une lecture simple mais éclairante du développement de la pensée théologique, en y dégageant des phases théoriques, éthiques et esthétiques. Pour certains, il est possible d’interpréter l’histoire récente de la théologie comme une redécouverte de la troisième sphère de rationalité : après des phases théoriques et pratiques, les théologiens s’engageraient maintenant dans un « tournant esthétique » dont le référent ultime serait la Critique de la faculté de juger[1].
Indépendamment de la valeur de cette hypothèse générale, il paraît indéniable qu’une théologie — associée surtout mais pas exclusivement aux courants dits « postmodernes » — tend de plus en plus à inscrire sa démarche à l’intérieur d’un paradigme esthétique[2]. Dans ce vaste champ d’investigation, la question du rapport entre théologie et littérature retient notamment l’attention des chercheurs[3].
Une première manière d’aborder la question du rapport entre théologie et littérature est de poser d’abord l’autonomie, l’originalité et la spécificité des sphères théologiques et littéraires, pour ensuite envisager les possibilités d’interactions entre elles. Sur cette base, on peut chercher à montrer, par exemple, comment le discours littéraire illustre la vérité à laquelle se réfère le discours théologique ; on peut tenter de « discerner, dans l’oeuvre d’écriture, ce qui s’annonce religieux ou théologique et qui, cependant, ne se donne pas pour tel[4] » ; on peut chercher à identifier les « connivences » qui « lient » la théologie et la littérature — au plan « thématique[5] » ou par le biais d’une « anthropologie littéraire[6] » ; ou encore on peut tenter d’établir comment la théologie emprunte certaines stratégies discursives « appartenant » au champ littéraire. Il faut bien voir qu’il ne s’agit pas alors de penser l’acte théologique dans sa dimension littéraire mais d’identifier les échanges qui s’effectuent entre les sphères théologiques et littéraires.
Pour parler d’une inscription de la théologie dans un paradigme esthétique, il faut penser autrement la question du rapport entre théologie et littérature, en cherchant à établir en quoi l’acte théologique s’accorde aux règles du champ (ou du jeu) littéraire[7]. Il s’agit d’appréhender le geste théologique comme geste d’écriture, de chercher à en tirer les conséquences épistémiques et pratiques.
D’un point de vue épistémique, un tel rapprochement entre théologie et littérature pose une série de problèmes importants, touchant la compréhension même de l’acte théologique, notamment dans son rapport au langage, à la vérité et au sujet[8]. En fait, plus largement, ce qui est en jeu ici, c’est la détermination même de ce qu’il convient d’appeler « champ littéraire ».
D’un point de vue pratique, l’identification de l’acte théologique à l’acte littéraire pose notamment la question de l’inscription (possible, impossible) du discours théologique dans l’espace culturel et social[9] — au regard notamment de « la recomposition en cours des rapports entre public et privé[10] ».
C’est à ces questions que le présent dossier du Laval théologique et philosophique voudrait apporter des éléments de réponse, à travers la diversité même des angles d’approches et la multiplicité des cadres théoriques utilisés.
Parties annexes
Notes
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[1]
Voir K. Vanhoozer, « A Lamp in the Labyrinth : the Hermeneutics of “Aesthetic” Theology », Trinity Journal, 8 (1987), p. 25-56.
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[2]
On pourra lire : D. Cupitt, « The Poetical Theology », dans After God : The Future of Religion, New York, BasicBooks, 1997 ; P. Gisel, P. Evrard, dir., La théologie en postmodernité, Genève, Labor et Fides, 1996 ; H.A.-M. Mooney, « Bernard Lonergan and the Role of the Aesthetic in Theology », The Irish Theological Quarterly, 63 (1998), p. 362-378 ; E.F. Rogers, « Schleiermacher as an Anselmian Theologian : Aesthetic, Dogmatics, Apologetics and Proof », Scottish Journal of Theology, 51, 3 (1998), p. 342-379 ; C. Theobald, « Le christianisme comme “style” : relecture du thème “esthétique et théologie” », Recherches de science religieuse, 85 (1997), p. 589-600 ; Y. Tourenne, « Amorce d’une esthétique théologique chez Karl Rahner », Recherches de science religieuse, 85 (1997), p. 383-418 ; M. Viau, L’univers esthétique de la théologie, Montréal, Médiaspaul, 2002.
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[3]
Voir par exemple : G. Aichele, « Literary Fantasy and Postmodern Theology », Journal of the American Academy of Religion, 59 (1991), p. 323-337 ; G.D. Atkins, « A(fter) D(econstruction) : the Relations of Literature and Religion in the Wake of Deconstruction », Studies in the Literary Imagination, 18 (1985), p. 89-100 ; L. Boeve, « La conscience critique dans la condition postmoderne : de nouvelles possibilités pour la théologie ? », Nouvelle Revue Théologique, 122 (2000), p. 68-86 ; S. Holland, « Theology as a Kind of Writing : The Emergence of Theopoetics », The Mennonite Quarterly Review, 71 (1997), p. 227-241 ; D. Jasper, éd., Postmodernism, Literature and the Future of Theology, New York, St. Martin’s Press, 1993 ; F. Nault, « La lettre d’amour comme genre théologique », Théologiques, 8, 1 (2000), p. 105-124 ; M.C. Taylor, Tears, Albany, State University of New York Press, 1990 ; P. Wolf, « The Ontotheology of the Literary Aesthetic : Historical and Systematic Aspects », Literature & Theology, 12 (1998), p. 294-304 ; T.R. Wright, Theology and Literature, Oxford, Basil Blackwell, 1988.
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[4]
C. Duquoc, « Écriture et théologie », Lumière et Vie, 207 (1992), p. 108. On aura reconnu ici une caractérisation du projet de « théologie littéraire » de Jean-Pierre Jossua ; voir J.-P. Jossua, Pour une histoire religieuse de l’expérience littéraire, Paris, Beauchesne, 1985-1998 (4 tomes). Du même auteur, on lira aussi La littérature et l’inquiétude de l’absolu (Paris, Beauchesne, 2000) et les bulletins de « théologie littéraire » publiés dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques depuis 1987. Dans une perspective semblable, on pourra lire : F. Nault, « L’improbable “théologie” de Samuel Beckett (l’Autre, le désir, la trace) : à partir d’une hypothèse de Michel de Certeau », Science et Esprit (à paraître).
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[5]
« Théologie et littérature ont un objet commun — “l’objet” : la question du mal » (H. Bianciotti, « Littérature et théologie », La Foi et le Temps, 24 [1994], p. 59).
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[6]
Voir A. Gesché, « La théologie dans le temps de l’homme : Littérature et Révélation », dans J. Vermeylen, dir., Cultures et théologies en Europe : jalons pour un dialogue, Paris, Cerf, 1995, p. 109-142.
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[7]
Une démarche similaire consisterait à « penser la Bible comme littérature » ; voir P.-M. Beaude, « Bible, littérature et intertextualité », dans B. Descouleurs et R. Nouailhat, dir., Enseignement, littérature et religion, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 49.
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[8]
Pour un aperçu du type de questionnement envisagé ici, spécialement par rapport à la question du sujet, on pourra se reporter à la lecture de Circonfession de Jacques Derrida proposée par Jacques Julien dans sa thèse de doctorat : Dieu dit : demeure de l’Autre dans la chair du parler (Université Laval et Université de Sherbrooke, 2002).
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[9]
Voir R. Lemieux, « Sur la pertinence sociale de la théologie et des sciences religieuses », Studies in Religion/Sciences Religieuses, 27, 2 (1998), p. 131-143. On pourra lire également P. Gisel, La théologie face aux sciences religieuses, Genève, Labor et Fides, 1999. Gisel y évoque la « responsabilité pour le présent » qui habite le théologien (p. 51).
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[10]
M. Gauchet, La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 30.