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Une lecture critique de Schmitt […] serait fort utile.

J. Derrida[1]

Je voudrais d’abord rappeler deux scènes, trop belles pour être vraies, qui tournent toutes deux autour d’un même motif, celui de l’anastasis, c’est-à-dire la « levée du corps » ou encore la résurrection.

La première scène est bien connue, elle nous est rapportée par les Actes des apôtres : c’est la rencontre de saint Paul avec les philosophes grecs à l’Aréopage (Ac 17,16-33). Ce récit est l’occasion de mettre en récit une thèse centrale de Paul, à savoir que le discours de la sagesse est maintenant dépassé ou hors jeu. On y raconte comment les philosophes écoutèrent Paul jusqu’à ce qu’il évoque la résurrection des morts ; à partir de ce moment, certains se moquèrent de l’apôtre tandis que d’autres lui dirent simplement : « Nous t’entendrons là-dessus une autre fois » (Ac 17,32). Cette scène imaginée par saint Paul peut être rapprochée d’une formule de la première lettre aux Corinthiens : « La folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu plus forte que les hommes » (1 Co 1,25). La supériorité de la folie sur la sagesse et la supériorité de la faiblesse sur la force organisent, suivant Alain Badiou, « la dissipation de la formule de la maîtrise sans laquelle la philosophie ne peut exister[2]. » L’événement de la résurrection marquerait donc la fin effective, la « péremption », du discours philosophique. La théologie chrétienne serait quant à elle appelée à s’arrimer à ce discours, à peine soutenable, de la folie et de la faiblesse de Dieu.

La seconde scène, en un sens aussi fictive que la première, est toute récente. Elle a presque lieu sous nos yeux. Je n’aurais pu l’inventer moi-même, elle s’invente — elle vient, improbable — à l’instant, ou presque. La scène implique deux philosophes cette fois-ci, Jacques Derrida et Jean-Luc Nancy, et concerne également le motif de la résurrection. Dans l’avant-propos du recueil Chaque fois unique, la fin du monde, rassemblant quelques adresses à des amis disparus, Derrida écrit que la résurrection doit être récusée, à la fois dans son « sens commun » — c’est-à-dire « qui fait lever et marcher des corps revenus à la vie » — et au sens de « l’anastasis dont parle Jean-Luc Nancy[3] ». Suivant Derrida, celle-ci continuerait, « fût-ce avec la rigueur de quelque cruauté », de faire oeuvre de consolation ; car « elle postule et l’existence de quelque Dieu et que la fin d’un monde ne serait pas la fin du monde ». Derrida se réfère ici aux analyses de l’anastasis proposées par Nancy dans Noli me tangere, où la résurrection est présentée non pas comme un « retour à la vie » mais comme « la gloire au sein de la mort : une gloire obscure dont l’illumination se confond avec la ténèbre du tombeau[4] ». Pour Nancy, la foi dans la résurrection est irréductible à la foi dans la régénération d’un cadavre ; elle consiste plutôt dans « l’assurance d’une tenue devant la mort ». Ainsi « ni régénération, ni réanimation, ni palingénésie, ni renaissance, ni reviviscence, ni réincarnation : mais le soulèvement, mais la levée ou bien le lever en tant que verticalité perpendiculaire à l’horizontalité du tombeau[5] ». Cette tenue ou cette levée ferait la résurrection, elle ferait l’anastasis, tout à la fois le relèvement et le soulèvement. Nancy rappelle en effet qu’insurrection est aussi un sens possible du terme grec anastasis. Si bien qu’une interprétation politique de la résurrection apparaît possible.

Nancy est revenu sur les propos de Derrida, sans prétendre « récuser la récusation » mais en cherchant plutôt à « l’éclairer autrement », en partant pour cela de la question du salut[6]. Nancy rappelle d’abord la condition minimale pour qu’un salut soit digne de son nom : « Il doit saluer sans salvation, mais il doit saluer ». Loin de consoler — au sens d’un apaisement de la douleur ou du retour d’une présence — et loin de nier la désolation, le salut toucherait « l’intouchable, sous la forme d’une adresse qui lui confirme sa disparition, qui lui redonne en quelque sorte son absence […] et le monde en elle fini ». Désirant détourner « la valeur entendue » de l’anastasis comme résurrection, Nancy la réduit ainsi à un redressement, à la levée « du sens abîmé en vérité lancée, appelée, annoncée et saluée ». Mais est-ce vraiment là une réduction et y a-t-il vraiment détournement ? Nancy lui-même reconnaît que l’on n’apprécie peut-être pas toujours à sa juste valeur la particularité de la position croyante au regard de la machination religieuse, et que l’on méconnaît souvent la subtilité du dispositif religieux lui-même : « Assurément, les religions, comme les métaphysiques, ne cessent pas de faire valoir une captation salvatrice et une consolation rassurante. Toutefois, “Dieu” ou “l’autre monde” ne nomme très manifestement jamais une continuité, encore moins une continuation de ce monde à travers un passage furtif. Le tombeau n’est pas un passage, c’est un non-lieu qui abrite une absence[7]. » Irréductible à l’attente calculée et intéressée d’un bonheur futur, la foi consiste d’abord à « s’adresser à ce qui passe » : « La foi consiste […] à s’adresser ou à être adressé à l’autre du monde, qui n’est “autre monde” qu’au sens d’autre que le monde, celui qui chaque fois finit sans rémission. »

Dans cette perspective, « Dieu » apparaît — sans apparaître — comme l’altérité en laquelle « l’altération du monde, de tout le monde, se fait absolue ». Et le discours croyant, dans sa forme chrétienne à tout le moins, apparaît comme une prière : « ni demande, ni trafic d’influences », mais « louange suppliante » ; « elle célèbre et elle déplore, elle demande une rémission et elle déclare l’irrémissible ». Et attention, c’est ici que la scène devient intéressante, au moment précis où Nancy prélève, dans quelques textes récents de Derrida, des citations où le lexique de la résurrection apparaît. Ainsi, se demande Nancy, Derrida ne serait-il pas lui-même celui qui pratique « sans le savoir » « “un hymne, une louange, une prière” tourné vers l’autre de la vie présent dans la vie même, “une imploration de surrection, de résurrection”, telle que c’est elle-même, l’imploration, qui est la résurrection[8] ? » Sinon pourquoi Derrida évoquerait-il une musique grâce à laquelle

[…] le moi-même, mort mais soulevé par cette musique, par la venue unique de cette musique-ci, ici et maintenant, dans un même mouvement, le moi-même mourrait en disant oui à la mort et du coup ressusciterait, se disant, je renais, mais non sans mourir, je renais posthumement, la même extase unissant en lui mort sans retour et résurrection, mort et naissance, salut désespéré de l’adieu sans retour et sans salvation, sans rédemption mais salut à la vie de l’autre vivant dans le signe secret et le silence exubérant d’une vie surabondante[9] ?

Deux philosophes qui s’accusent et se défendent, chacun à leur tour, de trop croire à la résurrection, ou encore d’y prêter crédit plus qu’ils ne l’admettent expressément : décidément, la scène est trop belle pour la passer sous silence. Mais je ne la rapporte pas simplement pour venger l’échec de saint Paul à l’Aréopage ; je la rapporte surtout parce que ces deux scènes m’apparaissent former une unité profonde, dans la tentative de déterminer une position subjective de vulnérabilité et de faiblesse au regard d’un Autre, d’un Dieu, Lui-même posé comme faible. Dietrich Bonhoeffer est l’un de ceux qui a cherché à penser, pour notre temps, cette idée improbable d’un Dieu faible : « La religiosité de l’homme le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le deus ex machina. La Bible le renvoie à la souffrance et la faiblesse de Dieu ; […] le Dieu de la Bible […] acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance[10]. » Ainsi, la Bible constituerait le lieu où Dieu serait enfin libéré « du masque de la toute-puissance[11] ».

Il y a là une proposition théologique qui m’apparaît devoir être validée à l’interne en quelque sorte, c’est-à-dire du point de vue de la tradition chrétienne. Par ailleurs, le travail théologique sur une proposition touchant l’interprétation de la résurrection, du salut ou de Dieu n’est pas importante strictement du point de vue confessionnel ; elle a aussi des incidences sur la construction de l’imaginaire social et politique. C’est pourquoi il revient à l’instance théologique, notamment, de veiller à ce qu’on ne fasse pas de Dieu un « chef de guerre[12] ». En ce sens, le discours chrétien comporterait-il nécessairement une dimension politique ? Jouerait-il nécessairement un rôle sur cette scène ? Quel rôle ? Voilà quelques-unes des questions que je voudrais soulever, de façon partielle et latérale en quelque sorte, détournée presque, en cherchant à reconstruire les moments d’un débat déjà ancien mais qui m’apparaît revêtir une grande actualité : le débat entre le théologien Erik Peterson et le juriste Carl Schmitt[13].

La thèse d’Erik Peterson qui est à l’origine de ce débat a été avancée en 1935, au cours de la deuxième année du régime de Hitler donc, dans un ouvrage intitulé Le monothéisme comme problème politique[14]. Peterson y soutient que l’élaboration du dogme trinitaire par l’Église ancienne (essentiellement au quatrième siècle) a constitué une rupture avec la théologie politique, si bien que le discours chrétien impliquerait nécessairement la liquidation de tout projet de théologie politique. Cette thèse s’appuie sur une enquête historique dont je voudrais retracer rapidement les grandes étapes.

Selon Peterson, le monothéisme est devenu un problème politique au sein du judaïsme hellénistique, quand Philon a introduit — à des fins apologétiques — l’idée de monarchie de la philosophique grecque, en l’associant à l’idée juive du « Dieu unique ». Se référant au Dieu d’Israël à travers la symbolique perse du « roi des rois » qui, retiré dans son palais, gouverne par l’intermédiaire de ses serviteurs, Philon tente de penser le principe monothéiste par le biais d’une comparaison avec la monarchie impériale. Au deuxième siècle, les apologistes chrétiens vont procéder de la même façon, reprenant l’idée d’une monarchie divine, telle qu’on la retrouve chez Philon, pour l’appliquer au régime monothéiste chrétien et polémiquer avec le polythéisme païen.

Le débat entre Origène et Celse aurait donné lieu, toujours suivant la lecture de Peterson, à un premier tournant décisif dans l’évolution de la théologie politique chrétienne. L’interprétation de la métaphore du roi perse est au coeur de ce débat, et de l’opposition entre les tenants du monothéisme et les tenants du polythéisme. Philon et les apologistes chrétiens défendent l’interprétation monothéiste contre l’interprétation polythéiste en affirmant qu’« on n’a pas le droit d’honorer les serviteurs à la place du roi[15]. » Celse s’interroge pour sa part sur la portée politique de cette interprétation de la métaphore : « Le satrape, le gouverneur et le prêteur ou le procureur du roi des Perses ou des Romains, et aussi ceux qui détiennent de plus petits commandements, administrations ou services ne peuvent-ils pas causer de grands maux si on les néglige[16] ? » Adoptant nécessairement des vues exclusivistes et intolérantes, les chrétiens risquent d’introduire la révolte (stasis) au sein de l’Empire à cause de leur monothéisme. Aussi, à l’idée dangereuse d’un Dieu unique — idée difficilement indissociable de la conviction d’être le parti « élu » de Dieu —, Celse oppose les vertus du polythéisme, dont le régime impérial constitue la traduction politique. Ainsi, pour Peterson, la critique de Celse vise le monothéisme exclusif des chrétiens, dans ses incidences politiques : « Celui qui détruit les cultes nationaux détruit aussi en dernière instance les particularités nationales et attaque en même temps l’Imperium Romanum qui respecte la place des cultes et des particularités nationales[17]. » Pour Celse, le monothéisme poursuit un projet impossible : « Ah ! S’il se pouvait que les habitants de l’Asie, de l’Europe, de la Lybie, Grecs et barbares, s’accordent pour observer une seule loi jusqu’aux extrémités de la terre ! […] Pour penser cela, il faut ne rien connaître[18]. »

C’est en réaction à cette critique de Celse qu’Origène aurait été conduit à poser les premiers jalons d’une théologie politique chrétienne[19]. Rappelant que le Christ est né dans le contexte de la Pax Augustana, Origène cherche à montrer comment le destin du christianisme est lié à celui de l’Empire, dont l’unité politique a permis la diffusion de l’Évangile[20]. Ce qui s’annonce ainsi, c’est bien l’idée d’un Empire chrétien[21]. Par ailleurs, Origène maintient une « réserve eschatologique », faisant de l’unification de la terre un événement « encore à venir » : « […] un jour le Logos dominera toute la nature raisonnable et transformera chaque âme en sa propre perfection, au moment où chaque individu, n’usant que de sa simple liberté, choisira ce que veut le Logos et obtiendra l’état qu’il aura choisi[22]. » Origène ouvre ainsi un débat, opposant les tenants d’une interprétation politique de la « paix chrétienne » et les tenants une interprétation eschatologique, deux voies contenues, à certains égards, dans le texte d’Origène.

Eusèbe de Césarée — l’ennemi déclaré de Peterson — constitue le principal représentant de l’interprétation politique[23]. On retrouve chez Eusèbe « la vieille théorie de la royauté sacrée dans la théorie du souverain image de Dieu[24] », à laquelle vient se greffer une théologie de l’histoire interprétant le règne d’Auguste et l’instauration de la Pax Augustana comme une oeuvre providentielle. Eusèbe en vient ainsi à évincer la « réserve eschatologique », encore présente dans la théologie politique d’Origène. Comme celui-ci, Eusèbe constate que la venue du Christ est liée à un contexte particulier : la paix d’Auguste a succédé au temps des royautés nationales et des guerres, ce qui a grandement favorisé la diffusion de la doctrine chrétienne. Cette alliance stratégique de deux puissances — celle de l’Empire et celle du Christ — a permis la propagation de l’annonce de la Bonne Nouvelle apportée par le christianisme, « pour le plus grand bonheur de tous » :

Voilà que soudain deux grandes puissances — l’Empire romain, devenu une monarchie à ce moment-là, et la doctrine du Christ, qui toutes deux ensemble étaient florissantes au même moment —, comme si elles partaient du même point, apaisaient toutes choses et les ramenaient à l’amitié. La puissance de notre Sauveur fit disparaître les polyarchies et le polythéisme des démons, en proclamant l’unique royauté de Dieu à tous les hommes, Grecs et Barbares, et à ceux des extrémités de la terre. L’Empire romain, parce que les causes de la multiplicité des États avaient été abolies, soumettait ceux que l’on voyait, en s’efforçant de lier tout le genre humain dans une même unité et harmonie et en rassemblant le plus grand nombre de nations diverses, en s’apprêtant à atteindre aussitôt que possible les extrémités elles-mêmes des terres habitées, pendant que la doctrine salutaire, assistée de la puissance divine, préparait pour lui toutes choses et les rendait plus faciles[25].

Ainsi la paix d’Auguste est interprétée par Eusèbe comme la paix annoncée par les prophètes de l’Ancien Testament. Eusèbe opère par là une véritable « politisation du message révélé[26] ». Le nouage entre le monothéisme chrétien et l’empire romain va se réaliser pleinement avec la victoire de Constantin, puis sa conversion au christianisme. Eusèbe de Césarée, le « théologien de cour », est celui qui aura cherché à fonder théologiquement la monarchie impériale, en la présentant comme une imitation de la monarchie divine : « […] paré de l’image de la royauté céleste, regardant vers le haut, il gouverne et dirige ceux d’en bas à la manière de son modèle, confirmé qu’il est par l’imitation d’une autorité monarchique. Cela, le roi de toutes choses l’a accordé à la seule race des hommes parmi les êtres qui sont sur terre, car c’est la loi du pouvoir royal qui définit une autorité unique sur tous[27]. » Le destin du christianisme au destin de l’Empire et de l’empereur, qui ne pourront dès lors qu’être chrétiens. Pour le meilleur, et peut-être surtout pour le pire[28].

Saint Augustin propose une voie alternative à l’interprétation politique d’Eusèbe. Ayant une perception moins idéaliste de l’Empire, saint Augustin réintroduit la « réserve eschatologique » évincée par Eusèbe de Césarée. Tandis que ce dernier considère Constantin comme l’agent de la paix messianique, saint Augustin rappelle que les guerres n’ont pas cessé. Si la paix romaine a bel et bien constitué le cadre de vie de la Cité de Dieu sur terre, saint Augustin n’hésite pas à souligner les effets négatifs de l’unité impériale et à critiquer l’ambition impérialiste de Rome[29].

Bien qu’il insiste sur l’importance de la « réserve eschatologique », Peterson établit également un lien entre la liquidation chrétienne de toute théologie politique et la doctrine trinitaire :

La doctrine de la monarchie divine devait se briser sur le dogme trinitaire, et l’interprétation de la Pax Augustana (comme accomplissement des prophéties vétérotestamentaires) sur l’eschatologie chrétienne. De ce fait, le monothéisme n’est pas seulement théologiquement liquidé comme problème politique et la foi chrétienne libérée des chaînes qui l’attachaient à l’Imperium Romanum, mais encore une rupture de principe est consommée avec toute « théologie politique » qui abuse de la proclamation chrétienne pour légitimer une situation politique[30].

Ainsi, suivant Peterson, la théologie politique d’Eusèbe et sa théologie trinitaire hérétique sont liées : en établissant un lien entre la monarchie divine et l’empire romain, Eusèbe s’est rendu incapable de soutenir une doctrine trinitaire orthodoxe. De fait, même s’il admettait la définition de Nicée, Eusèbe l’interprétait de façon erronée, « en abîmant le Fils dans la monarchie de Père[31] ». À l’inverse, les Cappadociens vont permettre un dépassement définitif de la théologie politique par leur formulation achevée du dogme trinitaire : une fois bien formulé, le dogme trinitaire va miner l’idée d’une « monarchie divine » qui perdra dès lors son caractère théologico-politique. Comme témoin de cette formulation achevée du dogme trinitaire, Peterson cite le début du troisième Discours théologique de Grégoire de Nazianze, prononcé en 380 à Constantinople :

Les plus anciennes opinions sur Dieu sont au nombre de trois : anarchie, polyarchie et monarchie. Les deux premières ont amusé les enfants des Grecs ; qu’elles les amusent ! En effet, l’anarchie, c’est le désordre ; la polyarchie, c’est la discorde, et ainsi l’anarchie, et ainsi le désordre. Les deux conduisent au même point : le désordre, et celui-ci mène à la ruine, car le désordre, c’est la préparation de la ruine. Nous, c’est la monarchie que nous honorons ; non pas une monarchie délimitée par une seule personne — car il est possible que cette unique personne, se trouvant en discorde avec elle-même, devienne multiple —, mais une monarchie constituée par l’égale dignité de nature, l’accord de volonté, l’identité de mouvement et le retour à l’unité de ceux qui viennent d’elle — ce qui est impossible quand il s’agit de la nature procréée[32].

Une fois formulé correctement, l’énoncé dogmatique peut exercer sa fonction normative ; c’est pourquoi la reconstruction historique de Peterson peut s’arrêter ici. Le dogme trinitaire signifie que « les chrétiens confessent la monarchie de Dieu : non pas cependant la monarchie d’une seule personne dans la divinité, mais la monarchie du Dieu un et trine. Un tel concept d’unité n’a plus aucune correspondance dans la créature[33] ». C’est précisément cette non-correspondance, c’est-à-dire l’impossibilité d’identifier simplement la monarchie impériale à la monarchie divine, qui rend impossible, suivant Peterson, la justification religieuse de ce régime politique, et en fait de tout régime politique quel qu’il soit.

La thèse de Peterson, pour intéressante qu’elle soit, apparaît contestable à différents niveaux.

D’abord, l’idée que la théologie trinitaire orthodoxe ait structurellement exercé une fonction subversive à l’égard du théologico-politique est difficilement défendable d’un point de vue historique : dans les faits, la théologie trinitaire s’est parfois alliée à une théologie politique pour légitimer les pouvoirs politiques en place ou, à tout le moins, a exercé d’autres fonctions que la pure subversion du théologico-politique ; et, à l’inverse, la doctrine monothéiste a pu servir d’instance critique à d’autres moments.

D’autre part, la conception de la théologie qui supporte la démonstration de Peterson est pour le moins contestable. Les analyses de Carl Schmitt m’apparaissent — sur ce point — toucher juste. Schmitt rappelle la thèse de Peterson, formulée dans son essai de 1925, « Qu’est-ce que la théologie ? », thèse selon laquelle « c’est seulement par le dogme que la théologie se libère de ses liens avec les sciences les plus douteuses de toutes, celles que l’on appelle sciences humaines (Geisteswissenschaften)[34]. » Adhérant à « une théologie du dogme absolu », Peterson conçoit le discours théologique comme un prolongement, « sous forme d’argumentation concrète », du « Logos devenu chair » : « Le dogme, avec sa prétention d’autorité, continue l’Incarnation et représente l’instance concrète avec laquelle Dieu harcèle l’homme dans l’histoire[35]. » Carl Schmitt porte un jugement très sévère sur cette théologie du dogme, y voyant une tentative « pour se ménager une sécurité théologique et dogmatique à l’abri des crises[36]. » En donnant accès à une vérité se dérobant à une instance terrestre, le dogme échappe en quelque sorte au champ de l’histoire, et ce faisant au champ politique. Cette tentative de dépolitisation de la théologie apparaît en fait à Schmitt tout à fait illusoire. Et il cherche à le montrer en soulignant les contradictions ou les ambiguïtés de Peterson. Schmitt rappelle le contexte de crise dans lequel le livre de Peterson sur le monothéisme politique est paru : ce livre est paru deux ans après l’accession de Hitler au pouvoir. Or, même s’il ne traite pas ouvertement de cette crise, Peterson « le fait — on est en droit de le dire — de façon détournée, grâce à une limitation extrêmement savante, philologique, théologique et philosophique, aux premiers siècles de l’imperium romanum[37]. »

Cependant, le problème majeur, selon Schmitt, est moins le caractère caché de l’objectif de Peterson que la stratégie adoptée : celle-ci consiste à proposer une solution ancienne — la distinction augustinienne des deux cités — à un problème nouveau, moderne. Restant attaché à la doctrine traditionnelle des deux sociétés parfaites — l’Église et l’État —, et maintenant la possibilité d’une distinction entre ces deux substances pures, Peterson ne réalise pas qu’il est aujourd’hui impossible de distinguer un champ purement politique et un champ purement théologique : en modernité, le devenir historique n’est pas le théâtre d’un combat entre des « substances », mais celui d’un « conflit entre des organisations et des institutions, une lutte entre des instances[38]. » En d’autres termes, l’État et l’Église « ne sont plus des domaines objectifs qu’on puisse distinguer de manière univoque selon les matières et les substances[39]. » Selon un mouvement historique retracé ailleurs par Schmitt — dont Hobbes constitue un point de passage incontournable[40] —, nous sommes passés du monde des substances au monde des instances ou encore des sujets : « Spirituel/temporel, au-delà/ici-bas, transcendance/immanence, idée et intérêt, superstructure et infrastructure ne sont plus définissables qu’à partir des sujets qui s’opposent[41]. » Par ailleurs, ces instances qui s’opposent doivent s’entendre sur les « matières mixtes », sans pouvoir recourir pour autant « à une métaphysique commune qui d’avance les mettrait à l’abri de leurs conflits d’interprétation[42] ». Dès lors, pour Schmitt, la vraie question est : « Qui résoudra, pour l’homme agissant dans son autonomie de créature, la question de ce qui est spirituel et de ce qui est temporel, et de ce qu’il en est dans les choses mixtes, celles-là mêmes dont dépend, dans l’intérim entre la venue et le retour du Seigneur, toute l’existence de cet être double, spirituel et temporel, qu’est l’homme[43] ? » Il s’agit donc de savoir qui interprète et qui décide ? Cette question est au coeur du projet (théologico-politique) de Carl Schmitt.

S’agissant de comprendre l’État et le problème de la souveraineté, Schmitt soutient qu’on n’a d’autres choix que de prendre comme point de départ l’état d’exception[44]. En effet, ce n’est pas dans les situations ordinaires que s’exerce la souveraineté de l’État mais dans les situations extraordinaires ou exceptionnelles, quand il s’agit de décider. Qu’est-ce au juste qu’une « situation exceptionnelle » pour Schmitt ? Ce n’est pas une situation chaotique, mais une situation qui appelle un ordre ne relevant pas d’une norme juridique. Le droit, qui s’occupe des situations normales, s’avère inutile dans les situations anormales. La décision du souverain, dans l’état d’exception, est donc absolue, dans la mesure où elle est totalement déliée de l’ordre juridique. Dans l’état d’exception, le droit est rendu invalide, il est suspendu en quelque sorte, au nom d’un droit supérieur : celui de l’autoconservation. Il faut préciser encore qu’on ne décide pas d’un état d’exception, celui s’imposant plutôt de lui-même et appelant la décision du souverain.

La triste actualité des thèses de Schmitt est évidente[45]. Qu’un chef d’État viole le droit international et se lance dans une guerre illégale et manifestement illégitime n’est pas, dans la perspective de Schmitt, un acte répréhensible. Face à une situation exceptionnelle, quelqu’un a agi là en souverain. Interrompant le cercle infini de la discussion, il a décidé. Pour Schmitt, c’est cette décision qui est décisive ; c’est elle qui éclaire le droit international et ses institutions, manifestant que la « force de la vie » gagne toujours, à la fin, et que c’est à cette force qu’une action politique doit se rapporter, si elle est véritablement politique. En décidant de faire la guerre, contre les institutions du droit, le chef d’État institue l’ordre et inscrit ainsi son action dans le champ politique.

Pour Schmitt, la politique est le lieu de la différence entre l’ami et l’ennemi : « La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi[46]. » Toutes les notions vraiment politiques se rapportent à un antagonisme de base. En d’autres termes, la guerre est l’horizon ultime de toute décision authentiquement politique. Renvoyant à des enjeux existentiels profonds — des questions de vie et de morts —, la politique m’oblige à identifier l’ennemi, à m’en défendre pour (continuer d’) être ce que je suis. Schmitt souligne clairement cet enjeu : l’altérité de l’autre, l’étranger, constitue la négation de ma forme d’existence. C’est donc « l’état de guerre » qui révèle « l’état naturel » de l’humanité : lorsque la vie de l’individu est mise en danger, il est placé devant la nécessité de déterminer ce qui est pour lui l’essentiel, là où son salut repose, ce pour quoi il serait prêt à sacrifier sa vie. Dans la guerre, c’est le choix de chaque individu qui détermine « si l’altérité de l’étranger représente, dans le concret de tel cas de conflit, la négation de sa propre forme d’existence, et donc si les fins de la défense ou du combat sont de préserver le mode propre, conforme à son être, selon lequel il vit[47] ». Précisons encore que, pour Schmitt, « notre type d’existence » n’est pas prédonné et ne peut, dès lors, servir de critère afin de déterminer l’ennemi. C’est plutôt, à l’inverse, de la décision prise à l’égard de l’ennemi que découle le choix de notre type d’existence, comme Schmitt le dit bien dans sa Théorie du partisan : « L’ennemi est notre propre remise en question personnifiée. […] L’ennemi n’est pas une chose à éliminer pour une raison quelconque et à cause de sa non-valeur. L’ennemi se tient sur le même plan que moi. C’est pour cette raison que j’ai à m’expliquer avec lui dans le combat, pour conquérir ma propre mesure, ma propre limite, ma forme à moi[48]. »

Confronté à une alternative absolue, il faut décider ; il faut choisir son camp et déterminer qui est son ami, qui est son ennemi. Pour Schmitt, une telle alternative relève de l’espace moral, puisqu’il s’agit d’une alternative entre le bien et le mal : la décision politique présuppose « les oppositions du bien et du mal, de Dieu et du Diable, des oppositions où demeure à la vie à la mort un ou-ou, qui ne connaît aucune synthèse ni “tiers terme supérieur[49]” ». La différence politique entre l’ami et l’ennemi se trouve ainsi liée à un fondement religieux. La décision politique consistant à déterminer « qui est l’ennemi » constitue, en même temps, une question religieuse : une politique authentique revêt nécessairement la forme d’une « guerre sainte », dont l’enjeu est le triomphe de la (vraie) religion[50].

Remettant en cause, avec Schmitt, l’idée d’une liquidation chrétienne de toute théologie politique, il s’agit encore d’examiner de près la théologie politique dont il se fait le promoteur. Ce qui implique de considérer Carl Schmitt comme un théologien, ce que lui-même refusait de faire : « Je suis juriste, et pas théologien[51]. » Commentant cette affirmation, Jacques Derrida s’explique mal le refus de Schmitt de se reconnaître « théologien » :

Quant à se défendre d’être théologien, on se demande bien qui a dit, et de façon souvent si convaincante, que tous les concepts de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ; et qu’il faut partir de la théologie pour les comprendre, comme pour comprendre les concepts de décision, d’exception et de souveraineté. À quoi joue donc cet homme quand il se dit « juriste » et non « théologien » ? Ne devait-il pas être le premier à sourire de cette distinction[52] ?

Sans s’être engagé dans un travail comparable à celui de Max Weber sur les rapports de l’éthique protestante au capitalisme ou à celui de Marcel Gauchet sur les ressorts politiques du dogme de l’Incarnation[53], Schmitt a constamment joué sur les registres politique et théologique, montrant les passerelles existant entre eux. Ainsi, il considère qu’une « considération scientifique sur la démocratie » devra s’élaborer « dans l’espace de la théologie politique », l’idée politique que « tout pouvoir vient du peuple » étant structurellement (et historiquement) liée à la croyance théologique que « tout pouvoir d’autorité vient de Dieu[54] ».

Par ailleurs, le contexte dans lequel s’inscrit la dénégation de Schmitt est intéressant. En effet, il affirme qu’il n’est pas un théologien juste après avoir souligné que « les théologiens ont tendance à définir l’ennemi comme quelque chose qui doit être anéanti[55]. » Ici encore, Derrida se demande ce que Schmitt veut dire au juste lorsqu’il soutient que « les théologiens inclinent à définir l’ennemi comme quelque chose qui doit être anéanti » : veut-il dire « que contrairement à ce que prétendent certains “théologiens”, le concept d’ennemi ne doit pas être anéanti ? C’est bien ce qu’il avait toujours dit en effet. Ou bien que l’ennemi lui-même ne serait pas “quelque chose qui doit être anéanti” ? Or, n’avait-il pas défini ainsi l’ennemi, et plus d’une fois ? N’a-t-il pas répété que l’ennemi, c’est d’abord ce qui doit être mis à mort “physiquement[56]” ? » Cela nous conduit à nous interroger sur la nature de la théologie de Schmitt, et à avancer qu’il ne s’agit pas, qu’il ne s’agit plus, d’une théologie chrétienne. Je rejoins ici Lucien Pelletier quand il affirme que la référence de Schmitt à la dogmatique chrétienne est « sélective » : en vérité « il n’en retient que ce qui peut conforter sa propre conception du politique, son éthique héroïque, et laisse tomber tout ce qui relève d’une éthique de l’altérité[57] ». Qu’est-ce donc que retient Schmitt du discours chrétien, et comment l’interprète-t-il[58] ? Laissant de côté sa théologie du miracle, sa théologie de l’autorité (son ecclésiologie), j’aimerais m’attarder un peu sur son traitement du dogme trinitaire et la conception de Dieu qui lui est liée.

Schmitt insiste largement sur le dogme trinitaire et sa portée politique. Il se réfère au même texte de Grégoire de Nazianze, précédemment cité, auquel Erik Peterson se réfère, mais en l’interprétant d’une tout autre façon. Là où Peterson voit dans cette formulation du dogme de la Trinité la dissociation des sphères du divin et de l’humain, et dès lors le point de rupture de toute théologie politique, Schmitt retient pour sa part qu’« au coeur de la formulation la plus irréprochable de l’épineux dogme, apparaît le mot stasis, au sens de révolte[59] ». Évoquant l’histoire du concept de stasis, Schmitt note qu’elle révèle une « contradiction riche de tension dialectique ». Il apparaît en effet qu’un premier sens de « Stasis » est « repos, état de repos, position, arrêt (status) » ; le terme s’oppose, ici, à la notion de mouvement (kinesis). Mais il y a un second sens du mot « stasis », déjà évoqué, renvoyant plutôt au « trouble (politique) », à la révolte, à la guerre civile. C’est ce second sens que Schmitt retient, s’appuyant même sur l’autorité du Nouveau Testament, où stasis renvoie toujours, ou presque, à une révolte ou à un tumulte[60].

La stasis intervient dans les récits de la passion (Mc 15,7 ; Lc 23,19-25) et renvoie à une émeute qui a pu être « une manifestation d’hostilité aux Romains ou à un conflit interne au judaïsme, manifestation et conflit inconnus par ailleurs[61] ». La mort de Jésus, sa mise à mort, apparaît ainsi indissociable du climat de trouble et de révolte où elle s’inscrit. Les théologiens chrétiens sont justifiés d’avancer une interprétation proprement politique de la crucifixion de Jésus. Schmitt rappelle que, pour Jürgen Moltmann, « Jésus n’est pas né providentiellement durant l’ère de paix inaugurée par Auguste : bien au contraire, c’est au nom de la Pax romana qu’il a été crucifié par Ponce Pilate. Ce fut une condamnation politique[62]. » Saluant l’effort déployé par Moltmann pour « mettre en avant la signification politique intense que renferme l’adoration d’un tel Dieu crucifié et qu’on ne saurait sublimer dans le “théologique pur[63]” », Schmitt rejette néanmoins l’idée d’une « crucifixion au nom de la Pax romana », voyant là « une projection a posteriori ou un transfert rétrospectif de la Pax americana dans l’époque de Pilate. »

Schmitt, pour sa part, s’attache à faire du Christ un « hors-la-loi » : « La crucifixion était une mesure politique contre des esclaves et des hommes mis hors la loi[64] ». Il renchérit dans Ex captivitate salus :

Le dernier refuge pour un homme torturé par des hommes est toujours une prière, une oraison jaculatoire au Dieu crucifié. Quand la douleur nous dépouille, nous le reconnaissons et il nous reconnaît. Notre Dieu n’a pas été lapidé en tant que Juif par les Juifs, ni décapité en tant que Romain par les Romains. Il ne pouvait pas être décapité. Une tête au sens juridique, il n’en avait plus parce qu’il n’avait plus de droit. Il est mort de la mort des esclaves, la crucifixion, qu’un conquérant étranger lui infligeait[65].

La mort sur la croix de Jésus et l’adoration d’un « Dieu crucifié » a ainsi une portée politique, parce que la figure d’exception du Christ y apparaît comme une figure hors la loi, hors de l’espace juridique.

La stasis intervient encore au coeur même du dogme trinitaire. Se rapportant au texte de Grégoire de Nazianze, Schmitt y voit l’Un posé en révolte (stasiazon) contre lui-même ; si bien que « c’est une véritable stasiologie théologico-politique qui apparaît au coeur de la doctrine trinitaire », interdisant l’occultation du « problème de l’inimitié et de l’ennemi[66] ». Il faut alors poser la question : qui est l’ennemi ? Pour Schmitt, c’est d’abord l’ennemi concret : « Les concepts d’ami et d’ennemi doivent être entendus dans leur acception concrète et existentielle et non point comme des métaphores ou des symboles, il ne faut pas les atténuer en y mêlant des notions économiques, morales ou autres, ni surtout les interpréter psychologiquement[67] ». L’ennemi est en outre toujours l’ennemi public : « L’ennemi, ce ne peut être qu’un ensemble d’individus groupés, affrontant un ensemble de même nature et engage dans une lutte pour le moins virtuelle, c’est-à-dire effectivement possible. L’ennemi ne saurait être qu’un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif à une collectivité, et particulièrement à un peuple tout entier, devient de ce fait affaire publique[68]. » En fait, non seulement l’ennemi est public, mais « c’est la sphère même du public qui surgit de la figure de l’ennemi[69]. »

La distinction rigoureuse du privé et du public s’arrime à une autre distinction entre l’ennemi comme hostis et l’ennemi comme inimicus. Il s’agit pour Schmitt de distinguer rigoureusement l’hostilité (publique et nécessaire) de l’inimitié (privée et condamnable). Dans l’ordre politique, le contraire de l’amitié est l’hostilité, et non pas l’inimitié : « Ennemi signifie hostis et non inimicus au sens plus large ; polémios et non ekhthrós[70] ». C’est cette double distinction du public et du privé, de l’hostilité et de l’inimitié, qui permet à Schmitt de « sauver » le précepte évangélique de l’amour des ennemis : « Le passage bien connu : “Aimez vos ennemis” (Math. 5,44 ; Luc 6,27), signifie diligite inimicos […] et non :diligite hostes vestros ; il n’y est pas fait allusion à l’ennemi politique[71]. » Et pour illustrer son propos, Schmitt a recours à un exemple, encore une fois, tristement actuel : « […] dans la lutte millénaire entre le christianisme et l’Islam, il ne serait venu à l’idée d’aucun chrétien qu’il fallait, par amour pour les Sarrasins ou pour les Turcs, de livrer l’Europe à l’Islam au lieu de la défendre[72]. » L’ennemi politique ne doit pas être l’objet d’une haine ; il ne faut pas nourrir de sentiment d’inimitié à l’égard de son ennemi (public). Mais le commandement de l’amour des ennemis n’est pas un principe politique ayant un sens dans la sphère publique : « […] c’est dans la sphère de la vie privée seulement que cela a un sens d’aimer son ennemi, c’est-à-dire son adversaire ». L’injonction biblique n’implique donc pas « que l’on aimera les ennemis de son peuple et qu’on les soutiendra contre son propre peuple[73] ».

À l’appui de ces distinctions, Schmitt invoque Platon, qui soulignerait « fortement l’opposition » entre l’ennemi politique (hostis/polémios) et l’ennemi privé (inimicus/ekhthrós), en la mettant en relation avec une autre distinction : la guerre et la dissension (ou le soulèvement, l’émeute, la guerre civile)[74]. Voici le passage en question de la République :

Quand les Grecs se battent contre les Barbares, et les Barbares contre les Grecs, nous dirons qu’ils se font la guerre et qu’ils sont par nature ennemis. Cette hostilité, il faut l’appeler guerre. Mais quand les Grecs entreprennent contre des Grecs une action de ce genre, nous dirons qu’ils sont par nature amis, mais que dans cette situation la Grèce est malade et en proie à la dissension interne. Ce type d’hostilité, il faut le nommer dissension[75].

Suivant Schmitt, « l’idée qui domine ici est qu’un peuple ne peut se faire la guerre à lui-même et qu’une guerre civile n’est jamais qu’autodestruction et ne saurait signifier la naissance d’un État nouveau, voire d’un peuple nouveau[76]. » Voulant insister sur l’opposition entre l’ennemi politique (l’autre, l’étranger, le Barbare) que je dois combattre et l’ennemi privé (le même, le Grec) que je dois aimer — ou éviter de combattre, ou avec qui je suis appelé à me réconcilier[77] —, Schmitt mésestime les deux gestes révolutionnaires de Platon. Le premier geste, le plus évident, consiste à déplacer la ligne de partage entre le même et l’autre, en prenant comme unité de mesure du même, de la parenté, non pas la « cité » mais la « race grecque ». C’est bien là, suivant Georges Leroux, qui commente le passage de la République qui nous intéresse, un geste « révolutionnaire[78] ». Cependant, ce geste révolutionnaire n’est pas dépourvu d’ambiguïté dans la mesure où la promotion de l’idéal hellénistique semble s’opérer aux dépens du Barbare. De façon très prudente, Leroux note en effet que « le caractère quasi naturel de l’hostilité à l’endroit des Barbares […] semble ici la position de Platon » ; il ajoute, cherchant presque à sauver Platon, que le caractère quasi naturel de cette hostilité « est sans doute exagéré par la volonté de renforcer l’idéal hellénistique[79]. » Mais Platon se sauve lui-même, d’une certaine façon. En effet, le second geste révolutionnaire de Platon, plus extraordinaire encore que le premier, consiste à dépasser l’opposition qu’il vient d’introduire entre Grecs et Barbares, et du même coup la distinction rigoureuse entre la guerre et la dissension. Je m’engage ici dans une piste de lecture ouverte par Jacques Derrida, qui souligne que Platon, après avoir soigneusement distingué la guerre entre les Grecs et la guerre (des Grecs) contre les Barbares, procède à l’« effacement » de cette distinction en prescrivant que « les Grecs se comportent à l’égard de leurs ennemis, les Barbares, comme ils le font entre eux aujourd’hui[80]. » Voici le passage de la République sur lequel s’appuie Derrida, et qui est passé sous silence par Schmitt :

Puisqu’ils sont Grecs, ils ne dévasteront pas la Grèce, ils n’incendieront pas les demeures et ils ne s’entendront pas non plus pour voir, dans chaque cité, tous les citoyens comme leurs ennemis […]. Quant à moi, dit-il, je m’accorde à dire que c’est ainsi que nos citoyens doivent se comporter envers leurs adversaires grecs ; à l’endroit des Barbares, ils se comporteront comme les Grecs le font à présent les uns à l’égard des autres. Établirons-nous donc cette législation à l’intention des gardiens : ne pas ravager la terre, ne pas incendier les maisons ? Établissons-la, dit-il, et statuons qu’il s’agit, comme les précédentes, d’une bonne législation[81].

Cet autre geste de Platon, aussi révolutionnaire semble-t-il aux yeux de Derrida, n’est peut-être pas, lui non plus, dépourvu d’ambiguïté, dans la mesure où on peut l’entendre de deux façons. On peut interpréter ce passage de la République dans la perspective de Derrida, comme une injonction à agir à l’égard du Barbare commeil faut agir à l’égard du Grec : sans désir de destruction ou d’asservissement mais en vue de la réconciliation[82]. On peut aussi interpréter l’injonction de Platon comme une incitation à la violence. Lorsqu’il invite ses citoyens à se comporter à l’endroit des Barbares « comme les Grecs le font à présent les uns à l’égard des autres », Platon pourrait se référer à une situation concrète de violence ; Leroux considère en effet que « cette mention implique l’existence d’une violence répandue entre les cités grecques[83] ».

Le texte de Platon — auquel Schmitt et Derrida font dire des choses bien différentes, opposées en fait — ouvre donc un espace d’interprétation, qui oblige à décider, à choisir son camp.

L’Occident, en position de Dieu (de toute-puissance divine et de légitimité morale absolue) devient suicidaire et se déclare la guerre à lui-même.

J. Baudrillard[84].

La modernité se définit non pas comme la liquidation du théologique, mais plutôt comme le transfert des grands concepts théologiques à la théorie de l’État. C’est la thèse célèbre que Carl Schmitt avance dans sa première Théologie politique (1922) : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. Et c’est vrai non seulement de leur développement historique, parce qu’ils ont été transférés de la théologie à la théorie de l’État […], mais aussi de leur structure systématique, dont la connaissance est nécessaire pour une analyse sociologique de ces concepts[85]. » Or, parmi les exemples de tels transferts, Schmitt retient la proposition théologique du « Dieu tout-puissant » devenu « le législateur omnipotent ». Le choix de cette proposition, parmi d’autres possibles, n’est évidemment pas innocent.

S’il est impossible d’isoler une sphère du « théologique pure », il s’avère nécessaire de pratiquer une herméneutique du soupçon au regard des affirmations théologiques. La question des intérêts est incontournable, ce qui oblige de distinguer ce qui relève de « raisons théologiques » dans un discours sur Dieu de ce qui appartient à une autre logique. À cet égard, on pourrait se risquer à avancer, à la suite de Jean Ansaldi et dans l’horizon des questions ouvertes par Jacques Lacan, que l’idée d’une toute-puissance divine relève essentiellement de l’obsessionalité[86].

Poser un Dieu tout-puissant revient à « poser un Autre absolu, un Autre tyrannique, un Autre non affecté par le manque et non inscrit dans la finitude du langage ; en un mot, un Autre qui n’est pas tant un lieu de désir qu’un lieu de jouissance[87] ». Face à une telle figure de Dieu, il ne reste au sujet qu’à entrer dans une logique de séduction :

Ayant besoin de la toute-puissance de l’Autre pour accéder lui-même à la toute-puissance, l’obsessionnel s’épuise à séduire cet Autre, en lui prêtant une volonté qui n’est que l’envers de son propre désir. Dans cette course, il se doit de se poser en des lieux de savoir : Dieu tout-puissant des commencements créationnels, littéralisme biblique, infaillibilité au niveau des structures ecclésiales, maîtrise ultime sur les valeurs morales. […] Quel est le Dieu qui sous-tend de tels discours ? Il n’apparaît pas pour ce qu’il est : on continue d’appeler « Dieu d’amour » une divinité dont la manière de fonctionner mériterait un autre qualificatif[88].

Cet Autre absolu, tout-puissant, et donc sans manque, totalement « pris dans sa propre jouissance », est-il encore chrétien ? N’est-il pas plutôt une figure divine périmée au regard du renversement opéré par la croix ? Pour Ansaldi, « c’est au pied de la croix, là où Dieu se donne en finitude dans la mort de son Fils, que peut s’articuler une exigence qui se glisse à distance de l’obsessionalité. […] C’est en effet là qu’il s’offre pleinement comme le Dieu d’un désir enraciné dans un manque et non comme un Dieu jouissant à partir de son plein[89]. » En d’autres termes, ce qui se joue dans la figure du Crucifié, c’est le renoncement par Dieu lui-même de la puissance divine et de la présence. Le Dieu qui se vide (de) lui-même, dont parle saint Paul, est le Dieu qui se définit par son absence, par son manque d’être. Et cette mort de Dieu dans le Christ est le lieu même d’une parole sur Dieu, le seul lieu désormais disponible, nécessairement parole d’à-Dieu, parole de deuil et de prière.

Ainsi, en défaisant le théisme — c’est-à-dire « la présence de la puissance qui assemble le monde et assure son sens[90] » —, le christianisme aurait contribué à rendre « problématique » le nom de Dieu, en lui retirant « tout pouvoir d’assurance ». Car « l’assurance chrétienne ne peut avoir lieu qu’au prix d’une catégorie complètement opposée à celle de la croyance religieuse : la catégorie de la “foi”, qui est la fidélité à une absence et la certitude de cette fidélité en l’absence de toute assurance[91]. » Au nom du christianisme, de ce qui en lui défait les aspirations à la toute-puissance et à ses assurances, on peut ainsi fomenter la révolte, l’insurrection, contre ceux-là mêmes qui invoquent, dangereusement et en vain, la toute-puissance divine. Si bien que, comme le souligne Gianni Vattimo, « au lieu de se présenter comme un défenseur du caractère sacré et intangible des “Valeurs”, le chrétien agira comme une sorte d’anarchiste non violent, comme un déconstructeur ironique des prétentions des ordres historiques[92]. » Ce n’est peut-être pas beaucoup, comme geste politique, mais ce n’est pas non plus tout à fait rien. Pour le chrétien, il s’agira d’en appeler, non pas à un Dieu plus fort, tout puissant, mais à un Dieu autre. Il s’agira d’appeler ce Dieu, mon Dieu, de l’appeler « mon Dieu », de l’appeler sans l’appeler. À « Dieu ».