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Le concept classique de kénose est, depuis quelques années, l’objet d’un nouvel investissement théologique et philosophique. Le concept est abordé directement en christologie, dans les théologies s’inscrivant résolument dans la pensée dite de la postmodernité. Il l’est aussi en philosophie, notamment dans les travaux de Gianni Vattimo ou encore de Slavoj Žižek, où il renvoie moins à la mort sur la croix du Dieu des chrétiens qu’à une mort ou un effacement de la figure de Dieu dans le champ du pensable. Le concept de kénose dénote la trace de l’effacement, le tracement d’une perte. Sans toujours être nommé ou directement évoqué, le concept de kénose est également à l’oeuvre dans les théories qui interprètent l’histoire occidentale en termes de désenchantement (Max Weber, Marcel Gauchet) ou de désacralisation des mythes (René Girard).

Il n’est pas anodin de remarquer que ces reprises de la kénose se font dans un climat intellectuel marqué par la pensée dite « postmétaphysique[1] » et par le dépassement des idéologies de la sécularisation. Ces développements théologiques et philosophiques suggèrent qu’une intelligence des liens entre christianisme et modernité passe par une réappropriation du concept de kénose.

Tel est l’horizon de questionnement de ce dossier, qui réunit des textes issus du colloque « Du don à l’abandon : penser la kénose aujourd’hui », qui s’est tenu à Québec, à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval les 25 et 26 mai 2010. Il s’agissait du deuxième colloque organisé par le groupe de recherche « Christianisme : régulations et subversions » (C.R.E.S.), qui réunit des professeurs de la Faculté de théologie de Montpellier et de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Un premier colloque, intitulé « Don, grâce et participation », s’était tenu à Montpellier les 15 et 16 juin 2009[2].

Étant issus des travaux d’un colloque, les articles composant le présent dossier ne constituent pas les différentes étapes d’une démonstration ou encore d’une perspective d’ensemble « orientée » — encore qu’on pourra y reconnaître un « air de famille » (Wittgenstein). Les articles de ce dossier ne constituent pas davantage des chantiers qui auraient été préalablement identifiés et qui, de la sorte, se compléteraient l’un et l’autre. Le lecteur est plutôt invité à suivre le fil de lecture qui lui plaira : il naviguera sans problème d’une contribution à l’autre, au gré de ses intérêts.

La mise en ordre des articles à laquelle nous avons procédé obéit néanmoins à une certaine logique. Après la contribution de Pierre Gisel, qui insiste sur les risques d’une « focalisation sur la seule kénose », le lecteur est invité à entrer comme tel dans la thématique du dossier qui cherche à vérifier la pertinence d’une reprise du concept de kénose. Les articles de Jean-Daniel Causse (pour la psychanalyse), de Martin Cloutier (pour Georges Bataille) et de Guilhen Antier (pour Søren Kierkegaard) constituent autant d’explorations qui vont dans ce sens. À mi-parcours, la contribution de Guy Jobin fait état des mutations de l’idée de kénose dans la pensée contemporaine. La seconde partie du dossier, par un retour plus direct aux sources (patristiques et bibliques) du christianisme, est consacrée à la mise en exergue d’une « politique de la kénose » (avec l’étude de Robert Hurley sur le chapitre 2 de l’Épître aux Philippiens) et d’une « écriture de la kénose » (avec l’étude d’Anne Pasquier sur le christianisme ancien). Il est apparu pertinent de conclure le dossier par la contribution de François Nault sur la « kénose de la parole », afin de lui faire jouer un certain effet de clôture. Mais on aurait tort d’en déduire que les contributeurs du présent dossier sur la kénose considèrent avoir prononcé le dernier mot sur le sujet…