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C’est vrai : la théologie est un pays, un pays qui a des reliefs très diversifiés. Certaines régions sont bien accidentées et exigent, pour les arpenter, des équipes de marcheurs, voire de grimpeurs bien rodés ; d’autres provinces sont formées de grandes étendues où il faut savoir durer parce que de longues distances sont à parcourir… Je pourrais filer cette belle métaphore de « la théologie comme pays » ; il me plaît surtout de rappeler qu’il y a « des pays de la théologie » : l’Allemagne, par exemple, dont la rumeur disait à une époque révolue qu’elle a la théologie universitaire la plus développée. Certains exégètes prétendaient même que l’allemand était la toute première langue biblique…

I. Formation en Allemagne et départ pour la France

Pour commencer cette relecture de mon itinéraire au pays de la théologie, je reviens donc très brièvement à ce que je dois à ma formation, commencée à l’Université de Bonn, au lendemain du concile de Vatican II (en avril 1966), et je dirai pourquoi, à un moment précis, j’ai changé de pays.

Nos enseignants à Bonn nous initiaient à une solide culture historique en théologie et nous donnaient le sens de la continuité de la recherche, chaque génération devant apporter sa propre pierre à l’édifice de l’intellectus fidei qui nous dépassait tous. La distinction facultaire entre chaires favorisait la formation de cercles d’élèves autour de tel professeur (Schülerkreis) qui se réunissaient régulièrement chez lui, à la maison.

Je me souviens de quelques-uns de mes maîtres : Heimo Dolch, élève de Heisenberg, converti au catholicisme, devenu prêtre et, finalement, professeur de théologie fondamentale, homme qui savait nous communiquer son honnêteté intellectuelle ; Heinrich Schlier, bien connu chez les exégètes, dont l’enseignement sur l’épître aux Romains reste une source intarissable pour moi ; ou encore le moraliste Franz Böckle, dont le courage dans les débats éthiques de la société allemande suscitait notre admiration. Dans ces « séminaires » ou « cercles », on apprenait surtout l’art du débat, parfois stimulé par la présence d’amis de la Faculté protestante dans la même Université.

De grandes oeuvres émergeaient du nécessaire apprentissage scolaire de la théologie et nous rappelaient sa visée spéculative, héritée de l’idéalisme allemand et de l’école de Tübingen : les Écrits de Rahner, le premier tome de l’Esthétique de Balthasar ou encore la théologie de l’espérance de Moltmann. On n’hésitait pas à faire des pèlerinages, à Münster par exemple pour écouter Rahner et Thüsing discuter de christologie. Un étonnant mélange de modestie et d’ambition nous était ainsi insufflé. Les notes de bas de page de leurs ouvrages en sont l’illustration vivante : rien n’est avancé sans s’appuyer sur les prédécesseurs ou collègues, non sans discuter avec eux ou apporter du nouveau, voire envisager le « tout » de la foi un peu autrement. Voilà ce qu’était le laboratoire vivant de la théologie allemande quand j’ai commencé à apprendre mon métier.

Alors pourquoi avoir quitté ce monde ? En soixante-huit, lors de mon premier séjour à l’Institut Catholique de Paris, j’avais bien compris que le sol culturel et ecclésial se dérobait sous nos pas. Une grande inquiétude intérieure par rapport à l’avenir du christianisme s’était saisie de moi, sans qu’elle ait trouvé résonance dans mon univers d’origine. Aujourd’hui, je dirais que ce temps bien solitaire et ce travail intérieur d’interrogation radicale m’ont guéri définitivement de tout « dogmatisme » et m’ont initié à l’art d’aller jusqu’au bout des questions, de ne rien lâcher dans la recherche de la vérité et chercher à « théologiser », si je puis dire, à partir de vraies questions humaines (et non à partir de celles que le milieu ecclésiastique et universitaire voulait, à l’époque, m’imposer).

Deux aspects de la théologie française, nouveaux pour moi, commençaient à me fasciner : son enracinement pastoral dans une Église marquée par l’Action catholique et son rapport à une tradition spirituelle que je découvrais en lisant Morel sur saint Jean de la Croix, Gaston Fessard sur saint Ignace, et Jean-François Six sur la petite Thérèse.

Certes, je suis aujourd’hui davantage conscient des limites de cette double tradition, toujours menacée par une méfiance à l’égard du travail intellectuel gratuit, tradition plus éclectique et essayiste, moins soucieuse d’une recherche continue et moins propice au débat, surtout quand la fragilité grandissante risque d’être recouverte par une intellectualité mondaine. Mais sur le fond, le rêve de Jean-Baptiste Metz d’une théologie comme « biographie » individuelle et collective, je le voyais réalisé dans la spiritualité ignatienne et la Compagnie française : un corps social et des sujets, cherchant à se situer de manière apostolique dans l’histoire et la culture en inventant, au jour le jour, leur avenir avec Dieu au sein de l’Église, tout en relisant leur histoire dans la perspective d’une continuelle refondation.

Un texte de Michel de Certeau est devenu décisif pour ma propre manière de faire de la théologie : « Le libretto des Exercices spirituels est un texte fait pour une musique et des dialogues qu’il ne donne pas. Il se coordonne à un “hors-texte” qui est pourtant l’essentiel. Aussi ne tient-il pas la place de cet essentiel. Il ne se substitue pas aux voix[1] ». Un Maurice Blondel aurait sans doute signé cette formule ; lui qui était devenu le référent philosophique de l’action sociale des chrétiens dans la société et qui s’était très tôt intéressé à la pratique effective des spirituels, stipulant que, « même supposée adéquate, la pensée est hétérogène à l’action et n’y supplée pas ».

II. La « crise moderniste » ou la question initiale de la théologie

Je viens de parler de mon inquiétude par rapport à l’avenir de l’Église et par rapport à l’avenir de la foi, pendant les années qui ont précédé mon entrée dans la Compagnie en 1978. Ce sont ces années-là que j’ai consacrées à ma thèse sur « Maurice Blondel et le problème de la modernité », le « modernisme » étant le champ historique où je pouvais articuler de manière plus précise mon inquiétude spirituelle et lui donner la forme d’une véritable question théologique. Gilles Routhier y fait allusion dans sa contribution.

Je suis revenu à plusieurs reprises à ce dossier et j’ai l’impression d’y voir plus clair seulement aujourd’hui. Mon ouvrage sur Blondel est sorti en 1988 ; le centenaire de L’Action de Blondel en 1993, de la Lettre sur l’apologétique en 1995, de L’Évangile et l’Église de Loisy en 1902-1904 et l’édition critique de ses « Essais d’histoire et de philosophie religieuses » en 2010 ont été quelques-unes des étapes parcourues. Trois aspects de cette recherche sur le modernisme et sur Blondel méritent quelques brèves réflexions.

1. Le modernisme (1893-1914) peut être défini comme l’entrée d’une nouvelle pratique historique et plus globalement des sciences humaines naissantes dans l’univers catholique. La crise que cette entrée a provoquée était d’une rare violence, parce que le catholicisme intégral et intransigeant ne pouvait accepter un regard externe sur lui, regard qui l’obligeait à faire la différence entre ce qu’il représente dans une société en voie de laïcisation — « production » religieuse parmi d’autres —, et ce qu’il dit, à partir de sa foi, de lui-même et du monde dans lequel il vit. Sans doute cette différence était-elle difficile à établir en raison d’un « positivisme » latent, tant du côté de la dogmatique catholique de l’époque que du côté des sociétés européennes, toutes sous l’emprise d’une volonté hégémonique de maîtrise des évolutions de la culture par la doctrine ou la science.

Non sans influence lui aussi, le courant de la théologie libérale, avec lequel le magistère confondait le modernisme, situait l’essentiel de la foi sur le plan de l’affectivité et du sentiment religieux, esquissant déjà ce qu’on appelle aujourd’hui le « christianisme émotionnel », qui se forme dans les niches de nos sociétés sécularisées. Les soi-disant « modernistes », Alfred Loisy par exemple, avaient une conscience vive de la différence entre le regard externe et le regard interne sur la tradition de l’Église et tentaient de répondre à ce défi en introduisant dans la foi un principe d’interprétation historique et contextuelle.

La crise moderniste est-elle terminée ? Oui sans doute, si l’on prend en considération son enracinement historique. Mais non, si l’on est sensible à certains phénomènes de répétition tout au long du xxe siècle : des réflexes « positivistes » continuent en effet à oeuvrer dans l’Église et la société, souvent accompagnés d’une « émotionnalisation » à l’extrême des questions de sens ; ce qui conduit à discréditer, voire à diaboliser tout effort de réinterprétation globale de la foi au sein de la société actuelle.

2. Or, cette réinterprétation ne peut pas contourner la question essentielle que je viens d’évoquer, presque en passant. Pour l’observateur externe de la tradition chrétienne, celle-ci est une « production » religieuse de l’humanité, certes unique mais restant une parmi d’autres. Le croyant ne peut pas ne pas se laisser atteindre par cette perspective et l’intégrer dans sa manière de vivre et de penser sa foi. C’est précisément sur ce point que portait mon inquiétude.

Pour repenser l’acte de « foi » dans ces conditions — l’acte de « foi » élémentaire ou anthropologique à la racine de toute existence humaine et l’acte de « foi » proprement christique et théologal — il me faudra repasser par Emmanuel Kant ; ce que je n’ai fait que pendant les années quatre-vingt-dix du dernier siècle. Kant est en effet le premier à avoir dessiné les contours d’une « foi » raisonnable dans sa théorie des postulats, récemment réinterprétée par Jürgen Habermas. Faute de pouvoir reprendre ici l’ensemble de cette argumentation anthropologique et spirituelle, je me contente d’un raccourci ; il m’est fourni par Thomas Mann dans sa magnifique tétralogie de Joseph et ses frères (1933-1943). On sait que l’auteur s’est confronté en ces années difficiles avec beaucoup d’honnêteté à l’exégèse critique. Voici comment il remonte, par le biais de la mémoire de Joseph, à Abraham et montre comment lui, « songeur rongé d’inquiétude », fut « poussé sur le chemin par l’inquiétude de Dieu (Gottesnot) » et comment il l’a « découvert » :

Il s’appelait Abîram, ce qui pouvait signifier « mon Père est sublime » mais aussi, avec raison, « père du Sublime » ; car dans une certaine mesure, Abraham n’était-il pas le père de Dieu, puisqu’il l’avait contemplé et qu’en pensée il avait concrétisé son image (ausformen und hervordenken) ? Assurément, les qualités insignes qu’il lui attribuait étaient l’apanage primordial du Seigneur, Abram n’en était point le créateur ; toutefois, ne les avait-il pas en quelque sorte engendrées en les discernant, en les enseignant, et en leur conférant, par l’esprit, une réalité ? À n’en point douter, les toutes-puissantes vertus de Dieu existaient substantiellement en dehors d’Abraham, mais elles étaient en même temps en lui et émanaient de lui aussi ; à certains moments, il était impossible de les dissocier de la puissance de sa propre âme à lui Abîram, tant elles étaient étroitement unies et confondues dans la connaissance. C’était là le point de départ de l’alliance […][2].

Ou encore ce bref résumé dans le quatrième volume :

Dieu avait mis en son coeur l’inquiétude, afin qu’il travaille sans relâche à le concrétiser par la pensée (ausformen und hervordenken) et le Seigneur récompensa la créature qui créait en esprit le Créateur, en le comblant de promesses insignes. Il conclut une alliance avec lui afin que chacun se sanctifiât par l’autre […][3].

Ces passages-clés du roman explicitent avec force la créativité interne à la « foi » anthropologique — sa capacité d’explicitation et d’extrapolation (le « ausformen » et le « hervordenken ») — ; ce qui est précisément l’enjeu principal de la crise moderniste. Quant à la perspective proprement théologale ou « doxologique » de la foi, elle émerge du centre même de cette postulation anthropologique de Dieu. Thomas Mann le suggère très discrètement : si, sur le plan philosophique, le chrétien ou l’homme biblique paraît d’abord comme croyant qui donne existence à « Dieu », cet acte d’« invention », si l’on ose parler ainsi, consiste, d’un point de vue proprement théologique, à donner à Dieu le statut de « sujet » ; ce qui implique une « inversion » du regard ou « une conversion » du sujet humain qui aborde désormais le « réel » avec étonnement (thaumazein), adoptant « en quelque sorte » le regard même de Dieu sur lui : « dans ta lumière, nous voyons la lumière », chante le psalmiste, relayé par toute une tradition qui utilise la métaphore de « l’image » et du « miroir » pour attribuer le travail de la sagesse en l’humanité à Dieu (cf. Sg 7,26 et suiv. ; 1 Co 13,12 ; 2 Co 3,18).

3. Mais en 1988, je n’avais pas encore atteint ce point de vue apaisé sur la foi. Maurice Blondel ne m’avait que partiellement tiré d’affaire. Celui que, outre Rhin, on a appelé le Hegel français, m’a cependant aidé à mieux comprendre les enjeux de la crise moderniste. C’est le troisième point qui mérite quelques remarques. Son analyse de l’interprétation néo-scolastique de la doctrine catholique, taxée d’« extrinsécisme », met en relief les deux défauts majeurs de ce système : l’extériorité entre les vérités de la foi et notre humanité, l’utilisation abusive de l’argument d’autorité pour dépasser cette extériorité. L’« historicisme » qui y est opposé prône l’historicisation radicale du christianisme mais risque de faire disparaître le sens de l’absolu ou d’identifier celui-ci à la totalité de l’histoire.

Se situant au-delà de ces écueils, la méthode d’immanence de Blondel m’a beaucoup marqué. Je dirais même que c’est le principal fruit que j’ai tiré pour toujours de la longue fréquentation de cette pensée : elle consiste à pointer l’essentiel de la foi chrétienne non pas dans tel ou tel objet à croire, tel dogme à accepter, mais dans la forme du don qu’il nous « présente » ; or, de l’insuffisance en nous que révèle ce don, il faut qu’il y ait trace dans la philosophie la plus autonome. S’il y a adhésion à la foi, elle ne peut pas être seulement soumission à une autorité ; il faut qu’elle vienne du fond même de notre humanité et qu’elle corresponde à une exigence intérieure ; ce dont la philosophie est le garant, sans jamais pouvoir se substituer à la libre option effective de l’homme ; c’est ce que je viens de montrer avec Thomas Mann. J’ai donc développé dans mon premier ouvrage[4] une épistémologie de la théologie fondamentale dans la matrice de la pensée blondélienne, appuyée sur sa manière de concevoir le « vis-à-vis » de la philosophie et de la théologie, tout en laissant sa place aux sciences et aux sciences humaines, troisième partenaire du débat qui a chez lui une certaine consistance.

Mais on ne voit pas, chez Blondel, comment ce nouveau partenaire susciterait une quelconque capacité d’apprentissage du côté de la théologie, toujours conçue comme synthèse logique du dogme catholique. Vis-à-vis de Loisy, le philosophe avoue sa cécité exégétique. Je me suis donc intéressé, dès ce travail sur Blondel, à l’histoire de l’exégèse critique et du dogme, et au point critique de « contact », au sein de l’herméneutique théologique, entre les sciences humaines sous la forme des sciences religieuses, d’un côté, et de l’intelligence de la foi, de l’autre[5].

D’où l’élargissement de ma réflexion à la position du christianisme dans la modernité, dont la crise moderniste n’est qu’un épisode, percevant déjà que deux aspects plus fondamentaux de notre ethos contemporain et postmoderne échappent à la matrice blondélienne : le pluralisme radical des convictions axiales de l’humanité et la conscience que celle-ci prend de sa précarité radicale et de sa « miraculeuse » capacité de résister au mal. Ce n’est que plus tard que je me suis intéressé au courant plus récent de la philosophie réflexive, en particulier à la figure de Jean Nabert et à sa méditation sur le mal[6] qui a donné lieu à un article dans les RSR, intitulé « Résister au mal », publié en 2002 et repris dans Le christianisme comme style. C’est en écrivant ce texte que mon inquiétude intérieure par rapport à la vérité de la foi chrétienne s’est vraiment apaisée.

III. Collaborations et ouvertures ou l’incarnation du sens

Quand j’ai publié en 1988 mon ouvrage sur Maurice Blondel, une nouvelle étape de mon voyage au « pays de la théologie » avait déjà commencé. Elle est marquée par des collaborations et des grandes amitiés qui m’ont procuré des ouvertures inespérées, au moment de mon arrivée en France, et cela sur plusieurs terrains.

1. Philippe Charru a déjà fait état de notre longue collaboration qui a commencé en 1980. Elle a été et est toujours décisive dans mon itinéraire de théologien. Et je voudrais très brièvement dire ce qu’elle représente.

L’aventure de l’art moderne nous éloigne définitivement du lien intrinsèque entre religion et art en Occident et signe l’autonomie du Beau ; Philippe Charru l’a rappelé. Or, l’esthétique contemporaine reste traversée par une sourde inquiétude au sujet du sacré et la théologie chrétienne risque de s’appuyer sur un vague concept d’« art sacré » pour raviver la nostalgie de la « belle totalité » esthético-théologique du Moyen Âge, telle qu’elle s’exprime dans tous les styles « néo » du xixe et du xxe siècle, ou pour esthétiser à outrance la proposition de la foi, le tout étant porté par une articulation métaphysique des transcendantaux du Beau et du Vrai. Je pense que ce type d’approche à la fois pratique et théorique n’honore ni la créativité de l’art contemporain ni l’expérience de « sainteté » qui, en christianisme, ne peut jamais être confondue avec le « sacré ». J’y reviendrai plus loin. C’est en tout cas à l’endroit de cette bifurcation, bien identifiée par Philippe Charru dans son bel ouvrage — Quand le lointain se fait proche. La musique, une voie spirituelle[7] — que nos travaux sur J.-S. Bach[8] et mon approche du christianisme comme style tentent de proposer une autre articulation entre ce qui est « saint » et ce qui est reçu comme « beau ».

L’attention à l’incarnation du « sens » nous rend d’abord sensibles à un type d’acteur — appelé parfois « critique de l’art » ou commentateur — qui se situe entre le « monde de la vie quotidienne » (Habermas) et « les beaux-arts », affaires aussi de « spécialistes » entretenant avec les sens de la vue et de l’ouïe un rapport qui n’est plus immédiatement accessible aux capacités auditives et visuelles ou à l’imagination de « l’amateur ». C’est précisément à cet endroit que se situe le travail du « critique » et de l’herméneute, du vulgarisateur ou encore de celui qui se définit comme « initiateur » ou « passeur ». C’est particulièrement à propos quand il s’agit d’ouvrir et de convertir — à même le corps — nos yeux et nos oreilles, pour rendre possible une expérience esthétique à des sens anesthésiés ou atrophiés par la rationalité stratégique. J’ai découvert, dans la collaboration avec Philippe Charru, une parenté notable entre celui qui tente d’ouvrir les oreilles à autrui, l’aidant à entendre et à voir avec ses yeux intérieurs ce qu’il n’a jamais entendu et vu, et l’animateur d’un groupe d’évangile, qui, en bon passeur, veut aider ce groupe à entrer, par lui-même et avec ses propres moyens, dans une intelligence à la fois rigoureuse et intérieure du texte biblique, sans être immédiatement pris dans les conventions d’une lecture proprement « religieuse ». Et la même posture vaut dans bien d’autres domaines, comme par exemple l’enseignement de la théologie, la formation permanente, etc. Chaque fois, l’enjeu est de laisser advenir autrui par lui-même à l’intelligence intérieure et absolument personnelle de ce qui lui est proposé ; finalité qui nécessite la présence du passeur et sa discrétion, voire son retrait.

Mais revenons à l’expérience esthétique en son rapport à l’expérience biblique de sainteté, les deux étant ultimement la manifestation d’une gratuité absolue. C’est un deuxième aspect déjà souligné par Philippe Charru dans sa contribution. On pourrait situer l’expérience artistique en aval et en amont de la sainteté biblique. En amont d’abord, parce que ces oeuvres d’art travaillent nos sens, les déroutant parfois en déplaçant leurs repères, les convertissant peut-être en les conduisant vers leur « circumincession » imaginaire : perception globale, apte à voir et à entendre autrement les autres et le monde. En aval ensuite, parce que découvrir un jour la beauté de la sainteté biblique peut créer et aiguiser une sensibilité spirituelle rendue capable de percevoir — avec les arts et au-delà — la sobre beauté de la création dans « l’Ouvert » d’un monde sans temple (Ap 21,22).

2. Un deuxième terrain de recherche et de collaboration s’est ouvert pendant ces années, sans connexion avec le premier. Mais des convergences heureuses se sont établies. C’est ce que je voudrais montrer dans la suite. Depuis 1989, j’ai travaillé avec l’Association « Foi et culture scientifique » de la banlieue sud de Paris et avec le Réseau Blaise Pascal qu’elle a contribué à mettre en place. Ces groupes et réseaux de scientifiques ont été pour moi, dès leur début, un lieu important d’apprentissage et de confrontation à des disciplines intellectuelles dont je ne suis pas spécialiste. D’y participer régulièrement est une manière d’entendre d’autres « voix » — le troisième partenaire du débat dont il a été question à propos de Blondel —, de me laisser interroger par elles et d’entrer ainsi concrètement dans un acte de réinterprétation de la foi évangélique. Sur deux points essentiellement : les rapports entre sciences et foi qui déterminent l’histoire de la modernité, et le renouvellement de la théologie de la création ; deux questions abordées dans l’ouvrage L’univers n’est pas sourd dont la rédaction collective a demandé plusieurs années.

Pour ce qui est des rapports sciences et foi, nous avons développé un modèle d’articulation critique qui n’en reste ni à une simple confrontation ni à l’ignorance mutuelle, et qui refuse tout mélange des langages ou concordisme : les sciences ne cessent d’interroger la théologie sur les représentations du monde, véhiculées par les Écritures et la tradition, et l’obligent à sortir de toute confusion entre la révélation que Dieu fait de Lui-même et ce que l’humanité peut découvrir et construire ; de leur côté, la théologie et la philosophie ne cessent d’interroger les scientifiques sur le rapport libre qu’ils entretiennent avec leurs disciplines quand ils produisent des théories et scénarios englobants de la genèse de l’univers et du vivant (théorie du Big Bang et de l’évolution).

Quant à la théologie de la création, elle est conduite dans ce processus d’apprentissage vers son expérience la plus originaire, à savoir que le « réel » est pour le croyant don absolument gratuit : créé « de rien » et « pour » rien. Or, n’est-ce pas le propre du Donateur de Se cacher dans ce qu’il donne, pour ne pas obliger ou endetter le récepteur ? Cette invisibilité radicale de Dieu, les sciences « sécularisées » nous la font éprouver ; c’est aussi ce qui, d’un point de vue théologique, rend possible la créativité culturelle et l’indépassable pluralisme de la donation de sens que celle-ci implique. Je rejoins ici enfin, au coeur de la théologie de la création, non seulement ma question initiale, portant sur la créativité de la foi — l’acte de foi consistant précisément à nous faire entrer dans l’univers du don —, mais aussi l’expérience de « gratuité » que nous faisons quand nous entrons dans le « monde » spécifique de l’art.

Ces développements restent, certes, au sein du paradigme du « sens », inauguré par Kant et poursuivi soit par l’herméneutique des textes (Schleiermacher) avec son extension narrative et une philosophie de l’histoire culturelle et religieuse de l’humanité (Troeltsch), soit par la théorie de la communication, fondée sur le « linguistic turn » et une épistémologie des sciences (Habermas). Mais l’évolution gigantesque des techno-sciences ne donne pas seulement à l’humanité un pouvoir inimaginable d’auto-manipulation, elle rend aussi incertaine la limite entre le vivant et l’humain et fait peser de graves menaces sur l’avenir de la vie humaine sur cette terre.

Cette situation modifie le paradigme du sens, faisant davantage apparaître que le « sens » n’est crédible que s’il est incarné dans des personnes en relation et dans des mini-laboratoires de socialisation discrète et d’un prendre soin de l’homme, de son environnement et de leur avenir avec compétence et bonté. La question théologique du « sacrement » peut trouver ici un début de renouvellement, dans la mesure où celui-ci passe nécessairement par une prise en compte de la corporéité de l’être humain en relation significative avec autrui dans leur devenir et leur avenir incertains.

3. Cette dernière remarque me conduit vers un troisième terrain, celui de l’Église locale qui, comme je l’ai signalé au début, m’avait attiré dès ma formation. D’après nos Écritures et le concile de Vatican II, l’Église est par essence décentrée par rapport à elle-même et n’existe que dans sa relation au Christ et à la société, à la création même ; position « instable » qui n’est pas facile à tenir. Dans mon expérience personnelle, l’Église est d’abord celle qui a éveillé ma foi, qui m’a fait don du baptême et qui, par l’ordination, m’a mis dans la lignée de ceux, innombrables, qui à la suite des Douze, de Paul et de tant d’autres ont annoncé l’Évangile. L’Église est ensuite celle que je n’ai cessé de rencontrer localement dans le travail d’évangélisation. Après un temps significatif passé parmi des scientifiques dans une grande paroisse de la banlieue sud de Paris, deux lieux ont été et sont encore plus particulièrement significatifs pour moi, l’Église d’Algérie et celle du département de la Creuse, département rural, presque totalement déchristianisé ; peut-être parce que c’est là que j’ai compris la différence entre une Église en « réforme permanente » et une Église « en genèse » ou « naissante ».

Une nouvelle bifurcation s’est en effet présentée ici sur mon chemin intellectuel et spirituel, elle aussi liée à la rencontre de quelques personnes ; d’abord avec un ami et théologien jésuite, le Père Édouard Pousset, qui m’a permis de comprendre le risque d’un universalisme abstrait qui guette la théologie et m’a montré concrètement ce que le déplacement effectif dans une « Galilée » comme la Creuse peut produire d’un point de vue intellectuel. Oui, le mot « déplacement » dit au mieux ce qui m’est arrivé au pays de la théologie, déplacement de l’Allemagne vers la France, déplacement et dépaysement dans le monde du beau et le monde des sciences, déplacement en Creuse. La théologie risque toujours de confondre son universalité ou celle de l’Église avec les grands vecteurs de la mondialisation comme elle a souvent naïvement mélangé, dans le passé, mission et colonisation. L’enjeu ultime consiste pour elle à reconsidérer la forme qu’elle se donne, à l’accorder au « recadrage » évangélique de l’universel, au Royaume de Dieu qui advient à l’improviste, ici et maintenant comme « événement », et se donne ses propres manières de diffusion.

Certes, la visée d’une « réforme permanente », caractéristique de la chrétienté occidentale et reprise par Vatican II, est une manière courageuse et indispensable d’élargir la conversion sur le plan collectif et institutionnel. Mais que faire quand le catholicisme se trouve « exculturé », et l’Europe et le Québec transformés en « pays de mission » ? Nous sommes alors ramenés à la situation d’implantation, telle que les Églises des pays dits de mission l’ont connue, voire au récit des Actes des apôtres ; bref à ce que la parabole du grain de sénevé suggère de la fécondité messianique cachée dans des groupes, « si petits et pauvres qu’ils puissent être souvent, ou dispersés » (LG 26).

Nous l’avons expérimenté en Creuse et ailleurs, avec Édouard Pousset et avec ceux et celles, surtout Marie-Jo Deniau, avec qui nous avons élaboré le « concept » de « pastorale d’engendrement », désirant nous rendre attentifs aux étapes de la mystérieuse genèse de la foi ecclésiale : l’hospitalité qui consiste à aller visiter « quiconque », la lecture des Écritures à plusieurs dans des maisons, la surprise qui vient des gestes et paroles messianiques qui guérissent et ouvrent à la dimension corporelle et « sacramentelle » de la foi au Christ et au repas de la Cène, la découverte de la responsabilité apostolique et de la dimension « universelle » de la tradition chrétienne, l’entrée dans la prière et la doxologie de la communauté. En 1999, nous avons mis en place une formation particulière pour des jeunes, étudiants et jeunes professionnels qui forment maintenant un tout petit réseau de femmes et d’hommes portés par une expérience spirituelle forte. Tout cela est documenté dans plusieurs ouvrages[9].

4. Pendant toutes ces années je n’ai pas cessé de participer à des réseaux nationaux et internationaux de théologiens : les revues Concilium et Recherches de Science Religieuse (que je dirige actuellement) ou encore l’Association Européenne de Théologie Catholique. La présence dans ces réseaux a été pour moi et est encore une chance inestimable. Elle m’a surtout permis de rencontrer des personnes dont la cohérence et la pensée n’ont cessé de me stimuler. C’est à Concilium que j’ai fait la connaissance de Giuseppe Alberigo qui m’a intégré dans l’équipe internationale, formée par l’Istituto per le scienze religiose de Bologne, pour rédiger la première histoire de Vatican II. C’est lors de mon premier séjour à Bologne, qui remonte à 1998, que j’ai rencontré pour la première fois Gilles Routhier, précisément dans le cadre d’une collaboration internationale d’une quarantaine de chercheurs sur le concile Vatican II. J’y reviendrai dans quelques instants.

L’histoire de la théologie après le concile Vatican II se déroule en effet d’abord sur un plan transculturel ; mais j’ai assisté, dans les rencontres annuelles de Concilium pendant la semaine de Pentecôte, à l’émergence de plus en plus forte d’une théologie contextuelle. Antérieurement, 1989 reste pour ma génération un marqueur décisif ; j’en retiens la curieuse impression que « l’histoire » s’est remise enfin à bouger et suscite progressivement une nouvelle créativité dans nos multiples laboratoires locaux. J’avoue cependant que, pendant la dernière décennie du xxe siècle, j’ai vécu, de plus en plus difficilement, une sorte de tension quotidienne entre ces appels internationaux, avec leur risque d’abstraction, et l’attirance toujours plus grande pour le « local », pour des « rencontres » régulières avec des chercheurs bien situés, l’attirance pour l’enracinement, voire l’incarnation dans ce que la rencontre du beau nous permet de vivre, bref pour ce que j’ai appelé plus haut des « mini-laboratoires » ou des « microclimats ».

IV. Le temps des synthèses

À la fin de ces années, mes multiples engagements sur des terrains si divers m’ont fait prendre conscience du risque de dispersion et éprouver, comme une nécessité intérieure, le désir d’unifier et de recentrer ma manière de faire de la théologie. Plusieurs travaux m’ont aidé à engager cette nouvelle étape.

1. D’abord mon ouvrage sur La révélation, paru en 2000, que je considère comme la matrice de tout ce qui a suivi.

Il fallait repenser le concept de « révélation », mis dans une position centrale par le concile Vatican II, le sortir de son utilisation apologétique ou légitimatrice dans la néo-scolastique et le penser de telle façon qu’il réponde à la question initiale de la théologie, portant — on s’en souvient — sur la force créatrice de la foi. Il fallait ensuite le penser dans la matrice scripturaire, devenue de plus en plus décisive, et sur les trois terrains qui forment notre expérience humaine : (1) les rencontres qui nous constituent, chacun en son unicité, sur un itinéraire qui se déroule entre la naissance et la mort, (2) l’histoire avec sa configuration propre à l’époque moderne et postmoderne et (3) l’univers, tel qu’il est abordé par les sciences et tel qu’il nous abrite, nous offrant un espace de vie et un habitat.

Une formule brève pourrait résumer l’acquis quant au concept de révélation : « Dieu n’a rien à nous révéler de ce que nous pourrions trouver ou découvrir un jour par nous-mêmes ; il n’a qu’une seule “chose” à nous révéler, à nous communiquer gratuitement : c’est Lui-même, son intimité, et Lui-même comme notre destinée ». Cette concentration ultime sur l’essentiel se modifie progressivement au gré des différentes « fins » approchées et traversées par l’humanité durant ces deux derniers siècles (le silence de Dieu ou la sécularisation — la traversée du mal radical ou la fraternité non subvertie — l’unicité de notre globe dont il faut prendre soin) ; elle libère en définitive l’histoire et sa créativité et met les hommes dans une position de liberté par rapport à Dieu, étant autorisés à puiser librement en eux-mêmes et dans la création les sources de vie qui les font accéder au mystère de l’intimité de Dieu.

Le versant christologique et pneumatologique de cette petite théologie fondamentale n’est que suggéré dans l’ouvrage sur la Révélation. Il est explicité dans un deuxième ouvrage, paru sept ans plus tard.

2. Le christianisme comme style[10] est en effet l’esquisse d’une théologie « systématique » qui tente une réinterprétation globale de la tradition chrétienne, après ce qu’on pourrait appeler la fin du « paradigme dogmatique », à savoir l’amalgame intégraliste entre la régulation de l’identité chrétienne, toujours nécessaire, et une vision chrétienne du monde. Introduire à cet endroit la notion de style permet de désigner la foi chrétienne comme une manière d’habiter le monde, formé nécessairement d’une pluralité de « mondes » culturels et religieux ; approche bien évidemment préparée par mes travaux en esthétique menés avec Philippe Charru et par mon enracinement dans la tradition ignatienne.

L’enjeu principal de cette « manière » est de maintenir le lien spirituel entre le Christ et les temps messianiques qu’il a inaugurés, dans la tension indépassable entre la Galilée et l’ouverture aux nations : le Christ n’est jamais seul parce que sa présence suscite un jeu fécond de relations au sein duquel la Nouvelle de Bonté radicale dont il est le porteur crédible se découvre déjà à l’oeuvre en celui dont il suscite la foi ; jeu relationnel complexe et non sans répercussions politiques, mortelles en son cas, qui est le surgissement toujours surprenant du Règne de Dieu.

J’ai tenté d’approcher cet « événement » messianique à partir de l’expérience « universelle » d’hospitalité et de profiler la figure particulière que celle-ci prend, dans le Nouveau Testament, dans la sainteté que le « Saint de Dieu » (Ac 2,27 et Jn 6,69) communique aux siens et découvre déjà à l’oeuvre chez beaucoup d’êtres humains, au moins de manière latente. La création, pour y revenir dans notre contexte actuel, est en effet livrée gratuitement à une multitude de générations, chacune la recevant « en héritage » pour la transmettre un jour à d’autres. Or, le rapport faussé que les humains entretiennent avec leur propre mortalité a des effets destructeurs sur eux en tant qu’êtres corporels et sur leurs relations, il produit un comportement de domination sauvage et d’exploitation à l’égard de leur environnement. Comment la mutation évangélique de ce rapport à la mort par le Messie — la Résurrection — n’introduirait-elle pas une autre manière d’habiter au sein de la création qui y aspire selon Paul avec des gémissements ineffables ?

Fidèle à la perspective centrale de Blondel, à sa méthode d’immanence, cet ouvrage veut rester entièrement ordonné à un « hors-texte » de multiples « voix » qui résonnent, aujourd’hui encore, au sein de la création ; c’est ce que le sous-titre, Une manière de faire de la théologie en postmodernité, suggère. Le théologien ne peut pas se laisser enfermer dans une approche herméneutique, pourtant essentielle depuis la crise moderniste ; tout en étant sensible à une lecture stylistique des Écritures à la manière d’Erich Auerbach[11], il est livré à l’homme ordinaire d’aujourd’hui, espérant qu’il accède à l’intelligence de la Bonne Nouvelle qui sommeille déjà en lui… se rappelant aussi que Jésus n’a rien écrit…

Les quatre parties de l’ouvrage déploient cette « manière de faire » en proposant un diagnostic du moment présent (I), en traitant, selon une ligne française, la tradition spirituelle du christianisme comme lieu par excellence d’une relativisation du paradigme herméneutique (II), en réfléchissant au rapport de la théologie aux Écritures, matrice culturelle de l’Occident et livre de l’Église où celle-ci puise l’Évangile de Dieu (III) et en déployant, pour finir, le mystère chrétien dans une perspective stylistique, visé par la formule brève : « Croire en Dieu… dans l’Église… située dans l’ouverture messianique de la création » (IV).

3. Ce n’est qu’après cette publication que j’ai pu revenir à mes travaux sur Vatican II ; sur ce terrain, j’ai croisé, il y a longtemps déjà et à maintes reprises les travaux très décisifs de Gilles Routhier et je l’ai rencontré personnellement à Bologne, à Paris, à Louvain et surtout ici, à plusieurs reprises à l’Université Laval, lors de deux colloques et de différents travaux en commun. C’est ainsi que les liens avec cette Faculté sont nés.

Je n’ai pas besoin d’exposer maintenant en détail les thèses et acquis du premier volume de mon ouvrage sur La réception de Vatican II. Accéder à la source. Il a fait l’objet d’une journée de travail en septembre 2010, analogue à celle-ci. Dans mon esprit, il s’agit encore d’une tentative de synthèse, inachevée pour le moment parce qu’il manque encore le second volume sur « l’Église dans l’histoire et la société ». Sur mon itinéraire dans le « pays de la théologie », Vatican II a joué un rôle décisif : la mutation décisive, inaugurée par le Concile, se laisse comprendre comme sortie du « paradigme dogmatique » et inauguration d’un nouveau paradigme, qualifié par le terme conciliaire de « pastoralité ». Ma manière de parler du « christianisme comme style » poursuit ce changement paradigmatique et tente de penser les éléments constitutifs de cette « pastoralité », celle de Jésus et celle de l’Église, tout en montrant comment cette mutation s’inscrit réellement et véritablement dans l’ensemble de la tradition chrétienne.

Qu’on me permette encore un dernier mot quant à la suite de mon voyage au « pays de la théologie », imprévisible certes mais marqué par tant de désirs, de rêves et un sentiment d’urgence.

V. La sainteté — mystère du monde

L’ensemble de ces travaux, sortis de mon inquiétude initiale et de la forme théologique que j’ai pu donner à ma question, appelle en effet un autre travail systématique plus ample. Comment le caractériser ? Quelle forme lui donner ? Utiliser encore la terminologie de la « dogmatique » ? Mais elle serait en contradiction avec le paradigme stylistique si souvent évoqué aujourd’hui, même si le symbole de foi reste structurant en théologie chrétienne. Ou parler en termes de théologie systématique ? Mais ne serait-ce pas réintroduire un modèle de rationalité spéculative ou stratégique qui ne convient pas à l’« événement » dont il s’agit de rendre compte ; événement à la fois unique parce que christique et sans cesse en émergence imprévisible, ici et maintenant.

Je rêve en effet d’un travail qui ne contredirait pas, dans sa forme même, la forme évangélique que prend la foi aujourd’hui ; un ouvrage qui garderait le caractère initiatique que j’ai pu maintenir dans mes cours, organisés encore selon les vieux traités : christologie et trinité, anthropologie et création, ecclésiologie, sacrements et agir chrétien, etc. ; un ouvrage à multiples entrés parce que quelque chose de la relation fondamentale entre le passeur et celles et ceux qu’il veut initier à une intelligence intérieure, inséparable de la foi elle-même, devrait y être inscrit, donnant au lecteur le goût de faire son propre chemin.

La seule chose qui s’impose à l’heure actuelle à moi, c’est un titre qui contient l’essentiel : « La sainteté — mystère du monde ».

La sainteté : je l’ai évoquée à plusieurs reprises, celle qui dit l’identité ultime du Christ ; celle qui caractérise la foule anonyme de ses compagnons depuis la fondation du monde. Sainteté dont je soulignerai toujours le versant éthique et le versant théologal. Le versant éthique : la cohérence entre ce que quelqu’un pense, dit et fait et le maintien de cette coïncidence avec soi-même dans la relation avec autrui, régulée ultimement par la formulation positive de la Règle d’or : « Tout ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux » ; l’appliquer, cela suppose la mystérieuse capacité qui nous habite tous, de nous mettre à la place d’autrui — avec sympathie et compassion active — sans jamais quitter la nôtre. Or, quand la cohérence avec soi-même et l’application de la Règle d’or, sympathie et compassion, sont menacées par l’inimitié et la violence, une troisième caractéristique de la sainteté doit intervenir, celle-ci étant précisément d’ordre théologal ; il s’agit de la liberté par rapport à sa propre vie : « La vie, personne ne me la prend, c’est moi qui la donne », dit le Christ johannique.

Ce sont ces trois caractéristiques de la sainteté que nous découvrons quand nous contemplons le Christ et la foule anonyme de celles et de ceux qui lui sont liés. L’unité de ces trois caractéristiques relève d’une « démesure » ou d’un « excès » ; et pourtant dans telle ou telle situation, et par tel être toujours unique, nous découvrons cette démesure comme étant à sa mesure : voire ces êtres, les entendre et être renvoyé par eux à notre propre humanité, c’est faire l’expérience de la grâce.

Eberhard Jüngel avait intitulé sa célèbre dogmatique « Dieu mystère du monde ». Étant présupposé ce que j’ai dit de la discrétion du Dieu caché — caché dans le don qu’il ne cesse de nous faire —, je préfère parler de la « sainteté » comme mystère du monde.

Il est impossible de vivre sans croire que cela vaut la peine, croire au moins que cela vaut la peine de continuer ; « acte de foi » que, dans certaines situations dramatiques, il faut réitérer. La foi chrétienne est suscitée par la présence du mystère de sainteté dans notre histoire et dans l’univers. Elle donne existence à Dieu, certes ; mais poussée par un sentiment d’immense gratitude, elle reçoit le Saint de Dieu, ses compagnons qui maintiennent le monde en vie et le tout du réel comme grâce offerte, par le Dieu trois fois saint, à celles et ceux qui veulent entrer dans son intimité.

La composition de mon ouvrage commence à se dessiner dans mon esprit : sans doute vais-je distinguer un versant fondamental, organisé autour de l’expérience élémentaire de la « foi » et un versant systématique, tel que la dernière partie du « Christianisme comme style » l’a mis en place selon la formule : « Croire en Dieu… dans l’Église… située dans l’ouverture messianique de la création ».

Je voudrais terminer cet itinéraire, chers collègues et amis, en vous exprimant toute ma gratitude. Mes remerciements vont d’abord à vous qui avez pris de votre précieux temps pour lire mes travaux, parfois longs et sinueux, les recevoir en quelque sorte et les discuter : François Nault, Anne Fortin, Marc Dumas, Gilles Routhier et Philippe Charru. J’ai été très surpris et ému quand le Recteur de l’Université Laval m’a annoncé que la Faculté de théologie et de sciences religieuses avait souhaité qu’un doctorat honoris causa me soit décerné. Je remercie très vivement Marc Pelchat, doyen de cette Faculté, pour ce beau geste qui nous relie davantage. Merci pour ce beau colloque, merci surtout de m’avoir donné l’occasion de relire mon itinéraire au pays de la théologie. Vous m’avez encouragé à continuer sur cette route sur laquelle Dieu me réservera sans doute encore quelques bonnes surprises.