Corps de l’article

Dans la vaste production récente des « Handbooks », les éditions d’Oxford ont fait paraître en 2012 un important volume de 1 247 pages, comprenant trente-six contributions, un index général, des cartes et illustrations, coordonné par Scott Fitzgerald Johnson, professeur attaché à l’institut de Dumbarton Oaks.

Le compte rendu d’une telle somme doit se faire selon deux axes différents : il faut d’abord évaluer l’architecture d’ensemble et ce qu’impliquent les choix éditoriaux en termes d’appréciation générale sur l’histoire de la période, sa périodisation et son extension géographique, avant d’en venir au contenu des trente-six contributions.

En ce qui concerne le premier point, la dédicace du livre à Peter Brown et Averil Cameron, la préface de l’éditeur (p. xi-xxx) et le plan choisi pour l’ouvrage affirment d’emblée l’orientation de l’oeuvre : a été ici privilégiée la longue Late Antiquity (de 200 ap. J.-C. à 800 ap. J.-C. environ), orientée à l’Est, et dont l’histoire est totalement marquée par le « cultural turn » auquel invitait le livre de Peter Brown, The World of Late Antiquity, paru en 1971. Les centres d’intérêt de l’éditeur lui-même déterminent aussi l’organisation du volume : Scott Fitzgerald Johnson est en effet spécialisé dans l’histoire des voyages et des pèlerinages dans le monde oriental très tardif et il s’intéresse à la littérature orientale en grec, en syriaque ou en copte. Il avait d’ailleurs coordonné en 2006 un livre sur la Greek Literature in Late Antiquity : Dynamism, Didacticism, Classicism, Aldershot, 2006. Tout cela explique l’importance donnée à la religion et aux cultures et l’intérêt nouveau accordé à la littérature tardive dans la partie II, on y reviendra.

Le volume est donc très peu « Late Roman » (selon la distinction d’H. Inglebert, dans son introduction, p. 3 et suivantes entre « Late Roman » et « Late Antique ») ; S.F. Johnson affirme ainsi dans sa préface p. xx : « […] the authors in the OHLA certainly do, from time to time, accept political borders for the examination of unifying structures, […] but the intra-Roman narrative of Gibbon has largely been abandoned in every quarter of the field ». C’est à l’évidence un monde romain tardif complètement déconstruit qui apparaît ici, où les marges comptent désormais autant, si ce n’est plus, que le centre. En ressort une vision d’un monde fragmenté en sous-régions aux particularités fortes, tel que l’ont déjà planté P. Horden et N. Purcell dans The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford, 2000. Dans la première et très longue partie consacrée à la « géographie et aux peuples » (p. 31-335), cette fragmentation est parfois soulignée avec force : ainsi dans le chapitre de C.H. Caldwell sur les « Balkans », p. 92-114, sont évoquées certaines micro-régions essentielles à l’histoire politique et militaire du « Bas Empire » — la vallée de la Save et le développement de la capitale de Sirmium, la côte dalmate et la construction du palais de Split, la Thrace —, sans que soient évoqués les liens pourtant réels qui unissaient ces espaces fragmentés entre eux. Pour en rester à l’exemple des Balkans, la péninsule n’y est pas assez décrite comme un axe essentiel de circulation et le couloir de passage des peuples « barbares » (même si l’établissement des Huns en Pannonie est rappelé), position qui explique qu’elle fut aussi le lieu de batailles décisives (comme Mursa ou Andrinople).

Ce traitement particulier de la période montre combien les institutions impériales, et notamment l’armée, intéressaient peu l’éditeur : les capitales du pouvoir romain, leurs administrations et leurs cours, en Occident comme en Orient, ne sont pas décrites et les institutions militaires ne sont abordées que dans certains chapitres régionaux, celui concernant les Balkans et celui de T. Greenwood traitant de l’Arménie (p. 115-141).

Le volume doit en somme se lire comme un complément des autres histoires générales, plus traditionnelles, de l’Antiquité tardive (pensons aux deux volumes, XIII et XIV, de la Cambridge Ancient History ou au bon manuel de St. Mitchell paru en 2007). Pour autant, ce regard historique décentré, ce refus de traiter les institutions qui unifièrent ce vaste Empire, « questioning the value of overused systematic frameworks » (p. xx), est-il toujours une manière pertinente d’aborder cette période ? C’est assurément une manière de présenter des régions et des thématiques moins souvent décrites, mais il faut tout de même rappeler, avec J. Walker (ch. 31), que les sources littéraires elles-mêmes ont un point de vue relativement centré. Les historiens de l’Église, sujets de l’Empire de Rome, et Eusèbe le premier, pensaient l’histoire du christianisme dans le cadre de l’Empire (p. 996 : « the roots of historical amnesia run deep »). Quant au rayonnement du nom de Rome bien au-delà des frontières de l’Empire (cf. H. Inglebert, p. 10-11), il n’est peut-être pas une raison suffisante pour justifier le complet décentrement de l’histoire tardo-antique, même si un « shared commonwealth » (p. 6) peut expliquer, dans la lignée du livre de G. Fowden, Empire to Commonwealth, Princeton, 1993, l’intérêt pour la Perse, l’Arabie ou l’Asie centrale. En somme, s’il est fort intéressant de mettre en lumière des régions d’ordinaire négligées, il est tout de même dommage que toutes les régions « centrales », certes souvent traitées, soient ici ignorées : l’Italie, l’Asie Mineure ou l’Afrique, dont la vitalité avait fait une région d’exception en Occident (cf. J. Liebeschuetz, Decline and Fall of the Roman City, Oxford, 2001). N’ont-elles donc plus aucun secret à livrer, plus rien à dire de l’Antiquité tardive ? Nous ne le croyons pas, pour notre part, du fait de la masse documentaire qu’elles recèlent — pensons aux écrits d’Augustin ou des Pères italiens et cappadociens ou aux riches productions hagiographiques ou homilétiques qui en proviennent — et des études récentes qu’elles suscitent de ce fait.

Parcourons maintenant rapidement, et suivant nos compétences, le contenu des différentes parties. La partie I, consacrée à la « géographie et aux peuples », est essentiellement orientée vers l’est, on l’a dit, le premier — et bon — chapitre de M. Kulikowski étant le seul à traiter de l’Occident, en restituant l’émergence des « royaumes barbares » comme des forces de pouvoir locales intégrées dans l’Empire et participant, au ve siècle, à la diplomatie et à la politique romaines. Ce chapitre est donc précieux et il est complété par le second chapitre de Michael Maas, qui se penche sur une définition de l’identité barbare et sur la place que ces groupes ethniques occupèrent dans l’Empire (résumant clairement une historiographie désormais abondante et fort contrastée sur l’histoire des groupes barbares et leur importance dans la fin de l’Empire d’Occident). Ce n’est donc pas dans cette première partie que l’on trouvera de tableau de la Gaule, de l’Italie, de l’Espagne ou de la Bretagne des iveve s., mais plus dans les chapitres de J. Banaji et C. Grey consacrés à l’économie et à la terre. L’Égypte reçoit quant à elle un traitement privilégié avec deux très bonnes études, claires et très à jour, l’une d’Anne Boud’hors sur la culture copte (ch. 8) et l’autre d’Arietta Papaconstantinou sur l’organisation de l’Égypte proto-byzantine (ch. 7), présentée comme une province parfaitement intégrée administrativement à l’Empire, mais à la culture toujours singulière. L’intérêt du chapitre d’A. Papaconstantinou est de décrire le début de la période arabe dans cette Égypte restée gréco-byzantine, apportant ainsi la synthèse qui manquait à cette période passionnante des vie-viiie siècles. La participation de la population égyptienne à l’installation arabe, au paiement d’une embolè aux soldats du califat et à la construction du Caire est ainsi rappelée, à la suite des travaux les plus récents (pensons à ceux de Federico Morelli, éditeur, notamment, en 2010 des Corpus Papyrorum Raineri XXX). La région d’Édesse, berceau de la culture chrétienne syriaque, est quant à elle abordée au chapitre 6, écrit par Philip Wood : l’auteur y analyse certaines productions syriaques tardives, comme la fameuse Doctrine d’Addai, texte composite qui contribua à donner à cette région une histoire et une identité communautaire proprement chrétiennes et fortement teintées d’antijudaïsme. Cette partie géographique contient deux autres chapitres intéressants et novateurs. Le chapitre 5, écrit par Étienne de la Vaissière (p. 142-169), est consacré à la nouvelle route de la soie qui, à partir du ive siècle, convoyait, grâce au passage de la Sogdiane et du royaume sassanide, les richesses de la Chine à Byzance. Quant au chapitre 9, que l’on doit à Christian Robin, c’est une somme considérable par son ampleur (presque 90 pages) et par son érudition : il rend compte, par l’examen des témoignages épigraphiques et archéologiques, de l’histoire complexe des tribus arabes installées aux frontières des empires (les royaumes jafnides et nasrides), mais surtout de l’histoire de la péninsule arabique, dominée par le royaume judaïsant d’Himyar, par l’Éthiopie chrétienne puis par les tribus de la Mecque. L’auteur y décrit avec clarté l’émergence de l’islam dans des tribus polythéistes au contact des grandes religions monothéistes, juive et chrétienne, de l’Antiquité tardive. Ce chapitre servira de base aux deux chapitres consacrés à l’islam dans la partie IV.

La partie II est quant à elle consacrée à la littérature tardive. La poésie est honorée de deux chapitres : le chapitre 10 de Scott McGill traite de la poésie latine tardive, en la réhabilitant à juste titre. On regrettera toutefois pour ce chapitre que les études de référence en langue non anglaise ne soient quasiment jamais citées (pensons aux travaux de J.-L. Charlet sur Prudence, Paulin de Nole ou Claudien ou à ceux de V. Zarini sur la Johannide de Corippe, épopée chrétienne pourtant citée p. 343). La poésie grecque est, pour sa part, abordée par un des meilleurs spécialistes de la question, Gianfranco Agosti, éditeur et traducteur de Nonnos de Panopolis. La maîtrise de la philologie va chez lui de pair avec une excellente connaissance du contexte socio-historique. Son appendice des poètes grecs de l’Antiquité tardive (dans leurs différentes éditions modernes) vient ainsi restituer la juste importance de la poésie tardive, parfois occultée par les autres genres majeurs (p. 362), alors qu’elle était toujours enseignée et appréciée, comme en témoignent les inscriptions métriques de cette époque. G. Agosti situe cette production tardive entre la fin du iiie s. — l’oeuvre de Soterichus d’Oasis — et le viie s. — les poèmes de Georges de Pisidie — à partir de deux critères : la recomposition des genres classiques et l’importance de la rhétorique. Un autre chapitre important est celui de Brian Croke (ch. 12), spécialiste de l’historiographie, dont la synthèse sur le sujet montre les progrès de la recherche en la matière. L’auteur, procédant par ordre chronologique et thématique, replace les productions historiographiques dans leur contexte, ce qui est fort appréciable : abréviateurs, historiens — de Rome comme de l’Église —, chroniqueurs, biographes, sont passés en revue de façon extrêmement claire et nuancée. Quant au chapitre 15 de Samuel Rubenson, il aborde la littérature monastique, notamment hagiographique, en s’interrogeant sur son rapport à la philosophie antique, mais c’est essentiellement le monachisme égyptien et sa littérature que l’auteur étudie, et rien ne sera dit des hagiographies gauloise, italienne, africaine, micrasiatique ou syrienne. C’est évidemment dommage, vu la richesse et l’originalité de chacune de ces régions en matière de production hagiographique (pensons aux travaux de Jacques Fontaine sur la Vie de saint Martin ou le Gallus de Sulpice Sévère). On regretta aussi le manque d’une étude consacrée à certains écrits chrétiens essentiels, dans l’Antiquité tardive, à la formation des esprits : les traités exégétiques et surtout l’homilétique. Car si le chapitre 13 d’Aaron P. Johnson, « Hellenism and its Discontents », scrute une définition polymorphe de l’hellénisme tardif, l’auteur reconnaît lui-même, p. 456, que son enquête (concentrée sur les écrits de Porphyre, de Julien et de certains historiens ecclésiastiques qui documentent la lutte des chrétiens contre les « hellènes », ainsi que de quelques philosophes) est nécessairement partielle. La matière est en effet immense et déborde de surcroît la question de la culture hellénique. Mais de fait, il est dommage que dans cette partie pourtant fort riche, aucun chapitre ne pose la question importante de l’unité de cette littérature : les recherches récentes tentent maintenant de le faire, autour du concept de troisième sophistique, qui permettrait d’aller au-delà du seul constat de la christianisation de la sophistique grecque et latine, pour souligner la vigueur de la littérature des ive-viiie siècles. Cette partie se termine en revanche par trois bons chapitres consacrés à des thématiques importantes : Edward Watts produit, au chapitre 14, une bonne synthèse sur l’éducation dans l’Antiquité tardive, insistant à juste titre sur son caractère aconfessionnel et sur l’attachement des contemporains envers leur système éducatif et les valeurs qu’il véhiculait ; la culture scolaire était certainement un des caractères unificateurs de l’époque et la sociabilité étudiante, bien décrite par l’auteur, un des ciments de la construction des élites. Mais sur le niveau d’alphabétisation générale, l’auteur (p. 468-469) suit peut-être trop les vues minimalistes de W.V. Harris, Ancient Literacy, Cambridge, 1989, quand d’autres travaux réévaluent à la hausse ce niveau (ainsi, les articles du collectif Literacy in the Roman World, Ann Arbor, 1991, dont certains, mais non tous, sont ici cités, et, pour l’Égypte byzantine, l’article d’E. Wipszycka, « Le degré d’alphabétisation en Égypte byzantine », Revue des études augustiniennes, 30 [1984], p. 279-296, non cité). Deux chapitres intéressants s’interrogent enfin sur d’autres aspects des productions savantes de l’époque. La physique et la métaphysique sont traitées par Gregory Smith au chapitre 16 : l’auteur montre bien la constitution de cette « pensée unique » tardive, bâtie autour d’un nouveau rapport à la vérité universelle et de fait alimentée par diverses traditions philosophiques, fusionnées dans ce qu’on a coutume d’appeler le néoplatonisme. Quant au chapitre 17, il est écrit par S.F. Johnson lui-même et se consacre à la littérature des itinéraires, à la cartographie et à la cosmologie tardo-antiques. Il y étudie la constitution d’un nouvel espace chrétien par l’écriture de nouveaux itinéraires et périples au ive siècle, qui reprennent et modifient les traditions grecques en la matière par l’ajout des citations bibliques et hagiographiques en lien avec les lieux saints visités.

Dans la partie III, consacrée à l’État romain tardif et aux structures sociales (p. 595-845), les chapitres sont aussi de grande qualité, même s’il manque certainement un chapitre sur l’administration et un chapitre sur l’armée. L’intéressant chapitre 34 de John Haldon qui ouvre la partie conclusive du volume et porte sur la « Comparative State Formation », traite, il est vrai, de l’État romain dans ses aspects géographiques ou fiscaux, en offrant au lecteur des réflexions de type weberien sur sa nature. Il ne remplace pas, toutefois, un tableau précis sur l’administration ou la fiscalité. Pour revenir à la partie III, le chapitre 18 écrit par Jairus Banaji (« Economic Trajectories ») dresse, avec une grande force évocatrice, le tableau de la société romaine tardive et de ses inégalités. La création du sou d’or par Constantin, mesure « révolutionnaire » selon Santo Mazzarino, a durablement jeté les fondements de cette inégalité entre possesseurs d’or et possesseurs de vile monnaie. La puissance de l’aristocratie foncière sénatoriale en Occident et celle de la « noblesse de fonction » en Orient, ici décrites magistralement, se sont encore accrues par cette possession de capitaux qui leur permettait d’augmenter leurs capacités d’investissements dans leurs domaines. Aidé des études archéologiques récentes sur certains sites de villae en Espagne, en Italie ou en Gaule, J. Banaji souligne ainsi les permanences des grands domaines fonciers (massae) en Occident, jusque dans le vie siècle avancé (citant le cas exemplaire de San Giovanni di Ruoti ou de la fabrique de Ciudadela de Roses en Catalogne, qui ne peuvent toutefois représenter la grande diversité des situations locales). L’auteur s’attache ensuite à l’économie de la Méditerranée orientale, restée très urbaine, au commerce florissant, exportant ses productions jusqu’en Occident, et dont l’auteur décrit la hiérarchie sociale selon les échelles de revenus, des salariés modestes aux membres de l’administration et aux aristocrates. Il revient ensuite sur l’organisation foncière, en décrivant, comme il l’avait fait dans son livre de 2001, de grands domaines dont une part était pour lui en gestion directe aux mains de paysans travaillant pour le maître (p. 611 : « […] the ousia was structured in terms of labor settlement [epoikia] rather than dispersed cash tenancies »). Todd Hickey a pourtant récemment encore reconnu aux paysans tenanciers une place importante dans les domaines égyptiens, tout en reconnaissant qu’une partie des travailleurs étaient salariés sur les vignobles des Apions (T.M. Hickey, Wine, Wealth, and the State in Late Antique Egypt. The House of Apion at Oxyrhynchos, Ann Arbor, 2012). Ce point fait donc encore débat et une partie importante de la recherche récente reconnaît peu cette place de la gestion directe dans les domaines (comme, par exemple, les articles de Domenico Vera). Une place importante est ensuite faite à juste titre aux questions environnementales, foncières et agricoles par un bon spécialiste des communautés rurales, Cam Grey, au chapitre 19 (« Concerning Rural Matters »). Pour dresser un vaste panorama, occidental et oriental, de la situation de l’agriculture, l’auteur a décidé de s’appuyer sur l’oeuvre d’un témoin privilégié pour notre période, l’Opus Agriculturae de Palladius, écrit au ve siècle, et très bon représentant de la perpétuation, dans les zones impériales, d’une agriculture raisonnée, quoiqu’en forte évolution. Malgré l’impression de mauvaises conditions climatiques donnée par une littérature millénariste et apocalyptique, il rappelle que l’Antiquité tardive fut assez chaude et le resta jusqu’à atteindre l’optimum médiéval autour de 1000 ap. J.-C. Toutefois, l’auteur n’évoque pas certaines théories récentes reliant l’épidémie ravageuse de la peste justinienne — dont l’importance pour le sort de l’Empire romain est à juste titre rappelée par John Haldon au chapitre 34 (p. 1 113-1 115) — à un micro-refroidissement qui serait survenu dans les années 530 après un obscurcissement des rayons du soleil. On s’accordera en tout cas absolument avec l’auteur pour ne pas voir dans le climat la cause d’un « déclin » de l’agriculture tardo-antique, qui n’est d’ailleurs avéré que dans certaines régions périphériques, touchées par les invasions et qui est dû ailleurs aux transformations du commerce interrégional et à l’abandon de terres pas assez rentables pour les propriétaires. Cam Grey décrit aussi, à raison, un paysage méditerranéen et européen où villes et campagnes sont encore liées par le mouvement des hommes et des marchandises, où les villas de l’élite continuent à être exploitées, quoique certains sites soient désormais utilisés comme monastères, ateliers artisanaux, etc. La grande diversité des situations géographiques et des formes d’exploitation de terre est aussi bien soulignée. Le chapitre se termine par un résumé de son livre de 2011 sur les communautés rurales, leur organisation économique autour du marché et de la spécialisation des professions, ainsi que sur leur capacité à agir collectivement pour se trouver des patrons ou agir en justice, ce dont témoignent les papyrus égyptiens de façon très éloquente (pensons aux pétitions rédigées par les possesseurs, ktètores, d’Aphroditè).

Le chapitre 20 que l’on doit à Kyle Harper rappelle ensuite de façon claire les recherches des deux dernières décennies concernant la place des femmes, des enfants et des pères dans les foyers tardifs et le rôle du christianisme dans la transformation des structures familiales et des rapports de genre. L’inégalité sociale et la place des pauvres dans la société tardive, pourtant l’objet d’études désormais nombreuses, ne sont ensuite abordées par Peregrine Horden au chapitre 21 que sous l’angle restreint du soin aux malades. L’analyse porte sur la question de la médicalisation des hôpitaux byzantins, thèse qu’avait promue T.S. Miller dans The Birth of the Hospital in the Byzantine Empire, Baltimore, 1985. Partant de la construction par Basile de Césarée dans les années 370, en un temps de disette et de pénurie, d’un ptochotropheion (hospice pour les pauvres conçu pour les nourrir et les soigner), il note la rapide croissance de cette institution charitable, dont les formes étaient très diverses, allant du lieu d’accueil pour les étrangers (xenodocheion), de l’hospice pour les vieillards ou la maison pour les pauvres (ptochotropheion) à la maison de soins proprement dite (nosokomeion), même si cette maison de soin n’avait rien, selon lui, d’un hôpital moderne. Toutes ces structures devinrent les institutions charitables courantes dans la ville byzantine. Les xenodocheia les mieux documentés, ceux de Constantinople, avec leur corps médical hiérarchisé, atteignirent au ixe s. le nombre de soixante et onze ; et l’on comptait dans la même ville quarante-quatre nosokomeia. Ce modèle avait d’ailleurs essaimé partout : au viie siècle, on comptait de nombreux « hôpitaux » à Alexandrie et en Moyenne Égypte, dont sept pour la seule Hermopolis. Si ce chapitre est en soi intéressant, on regrettera toutefois qu’il n’évoque pas les autres formes de charité aux « pauvres », lesquels englobaient une population bien plus vaste que les seuls malades : l’institution de la matricule des pauvres, universellement répandue dans l’Empire et attachée aux évêques, n’est ainsi pas évoquée, et c’est dommage.

Les chapitres suivants traitent des rapports au droit et à la citoyenneté des sujets de Rome et des barbares entrés dans l’Empire. Ralph Mathisen reprend au chapitre 22 (« Concepts of Citizenship ») certaines des conclusions auxquelles il était parvenu dans son important article de 2006, « Peregrini, Barbari, and Cives Romani. Concepts of Citizenship and the Legal Identity of Barbarians in the Later Roman Empire », American Historical Review, 111, 4, p. 1 011-1 040, en montrant que la constitution de 212 n’avait pas en réalité affaibli la citoyenneté romaine, comme on le dit ordinairement, mais l’avait transformée, en la faisant désormais se décliner suivant les identités privilégiées par chacun : selon le principe, toujours vivant, des deux patries, la citoyenneté locale fut un premier élément d’identité, l’attachement à Rome venant en second. Le christianisme apporta ensuite un nouvel élément de définition du citoyen tardif : dans les régions soumises à la loi impériale, seul le chrétien jugé orthodoxe disposait à partir du début du ve s. des pleines capacités du citoyen, tandis que les hérétiques, païens, juifs ou manichéens étaient frappés par la loi d’incapacités diverses. Finalement, les barbares eux-mêmes purent utiliser, de façon plus métaphorique que juridique, le terme de ciuis pour qualifier leur identité ethnique. Il y avait donc des identités légales multiples. Quant aux groupes barbares récemment arrivés dans l’Empire, ils prirent le statut des anciens pérégrins provinciaux : faisant usage du droit romain, ils pouvaient finir par accéder, pour certains d’entre eux, à la citoyenneté romaine. Dans le chapitre 23, Kevin Uhalde, de l’Université de l’Ohio, traite ensuite des questions de justice et d’égalité, en soulignant à raison la permanence d’un traitement privilégié des honestiores en matière pénale. Pour les chrétiens de cette époque, les lois humaines étaient bien imparfaites face à la justice des lois divines. L’auteur ne rappelle pas cependant les appels à l’équité de certains empereurs comme Constantin, qui, dans une loi de novembre 331 (Code théodosien I, 16, 7), émit le désir que les juges soient à l’écoute de tous, riches et pauvres (d’autres références concernant le rapport des pauvres à la justice se trouvent dans l’article de C. Humfress, « Poverty and Roman Law », dans M. Atkins et R. Osborne, éd., Poverty in the Roman World, Cambridge, 2006, p. 190-191). Jill Harries consacre ensuite le chapitre 24 à la fabrication de la loi et aux usages du droit dans l’Antiquité tardive. C’est un chapitre important, qu’elle maîtrise en bonne spécialiste du domaine ; on regrettera seulement que la bibliographie citée ne soit qu’en langue anglaise, alors que des colloques récents tenus en France ont produit des essais importants sur le Code théodosien (autour du projet de la traduction en français des seize livres du Code), et qu’en Allemagne, Detlef Liebs a tant fait pour la connaissance de la science jurisprudentielle dans l’Occident des ive-ve siècles. Le chapitre 25 d’Andrew Gillett restitue clairement, et de façon intéressante, la place de la communication écrite et orale dans les relations politiques et sociales de l’Antiquité tardive, insistant sur la « révolution » qui se serait produite dans les modes de communications (p. 824). Le corpus des lettres latines, grecques, syriaques ou coptes de cette époque tardive est en effet gigantesque et son importance est assurément le signe d’une nouvelle époque. A. Gillett interroge aussi sur la question des collections de lettres privées, de constitutions impériales ou de décrets des papes : le passage de la lettre individuelle à la collection est bien un objet de réflexion intéressant, tant la collection modifie les données textuelles et les rapports sociaux et idéologiques sous-tendus par l’échange épistolaire. Enfin, l’importance de la lettre comme moyen de communication entre amis, mais aussi comme outil de pouvoir et de commandement au sein de l’administration publique et ecclésiastique, est ici soulignée, à la suite de nombreuses études sur la question. On regrettera toutefois, là encore, que la bibliographie de ce chapitre soit uniquement en langue anglaise et on signalera la parution d’un livre récent en français qui aurait pu y figurer : J. Desmulliez, R. Delmaire et P.-L. Gatier, Correspondances : documents pour l’histoire de l’Antiquité tardive, Lyon, 2009. Le sujet intéresse assurément la recherche actuelle puisqu’est encore paru : B. Neil et P. Allen, dir., Collecting Early Christian Letters, from the Apostle Paul to Late Antiquity, Cambridge, 2015.

La partie IV, consacrée aux religions de l’Antiquité tardive, fait la part belle au christianisme — ce qui, comme le souligne H. Inglebert p. 17, ne saurait étonner vu le nombre des chrétiens dans l’Antiquité tardive et l’importance de cette religion dans la redéfinition des autres groupes religieux qui lui faisaient face — et à l’islam — la partie la plus neuve pour l’antiquisant. Le paganisme n’est abordé que sous l’angle de ses rapports au christianisme, ce qui est assez banal : le chapitre 26, dû à Jaclyn Maxwell, est assez nuancé sur les rapports entre païens et chrétiens. La bibliographie la plus récente n’est malheureusement pas toujours citée et le livre dense de P. Brown et R. Lizzi, éd., Pagans and Christians in the Roman Empire : the Breaking of a Dialogue (iv-vith Century ad), Zurich, Berlin, 2011, qui va dans le sens de l’auteur, mais porte une attention, me semble-t-il, plus grande à la chronologie, aurait permis peut-être d’aller plus loin. Le christianisme est ensuite abordé sous l’angle des structures ecclésiales, par le récit de la montée du pouvoir de l’évêque à partir du iie siècle. Ce chapitre de D.M. Gwynn est une synthèse claire et bien informée, mettant bien en valeur l’abondante historiographie internationale, comme l’est aussi le chapitre 29 d’A.M. Yasin sur la monumentalisation des édifices de culte et la création d’un espace sacré chrétien, marqueur, selon R.A. Markus, du nouveau christianisme à partir de Constantin. La place des évêques romains est justement décrite par D. Gwynn, p. 894, « a shadow of the power and prestige of the medieval papal monarchy », même si ce pouvoir est en réalité en germe dès les ive-ve siècles : un pape comme Léon le Grand (440-461), par ses prétentions à intervenir, avec l’appui de Valentinien III, dans les affaires des Églises gauloises, ainsi que dans les querelles christologiques de l’Orient et dans les affaires diplomatiques de l’Occident, en est un bon exemple. Le chapitre 28 de S. Wessel, quoique adoptant un intéressant point de vue sur l’utilisation des faux dans les controverses théologiques pour la définition de l’orthodoxie, reste tout de même étroit et ne rend pas compte des dimensions politiques et géo-ecclésiologiques de ces controverses, qui ont tant structuré l’histoire de cette période (on renverra à ce sujet aux travaux de P. Blaudeau). Le judaïsme, religion pourtant importante dans les cités tardives, n’est pas traité dans un chapitre à part, pas plus que ne l’est le manichéisme, dont l’étude a été renouvelée notamment par les travaux de S. Lieu. Les manichéens ne sont abordés que dans le fort intéressant chapitre consacré par J. Walker au christianisme oriental. L’auteur en profite pour décrire l’enseignement du prophète Mani, né en Perse dans une secte de baptistes (p. 999), et souligner la diversité religieuse des pays allant de la Mésopotamie à l’Inde. Les chapitres 32 et 33 complètent ensuite utilement l’étude de C. Robin sur l’Arabie. R. Hoyland (« Early Islam as a Late Antique Religion ») et S.J. Shoemaker (« Muhammad and the Qur’ân »), s’interrogent sur la place de l’islam dans l’Antiquité tardive : s’agissait-il d’une religion singulière, née dans la lointaine Arabie, et dont le texte sacré aurait lui aussi, dans l’histoire des « religions du livre », une place à part par la rapidité supposée de sa rédaction ? Les deux auteurs plaident pour replacer l’islam dans le contexte historique de son apparition, en le reliant d’un côté aux traditions païennes des premiers siècles de notre ère et de l’autre aux traditions monothéistes implantées dès la fin du iiie s. en Arabie : la révélation du prophète a des traits des révélations bibliques (p. 1 090). À travers une revue de l’historiographie — surtout occidentale — sur la question de l’interprétation de la vie de Mahomet et de sa révélation, J. Shoemaker plaide donc essentiellement pour une relecture du Coran au prisme de la critique biblique.

Dans la dernière et cinquième partie, l’Antiquité tardive est mise en perspective, par une comparaison entre l’État romain et d’autres types d’Empires (chapitre de J. Haldon, que nous avons déjà évoqué) et par le regard sur l’Antiquité tardive d’un byzantiniste, Petre Guran, qui montre quelle Antiquité tardive survécut à Byzance, quelle hagiographie, quels romans ou quels traités chrétiens modelèrent les esprits de ce Moyen Âge grec (ch. 35) et d’un spécialiste de la Renaissance (ch. 36 de Christopher S. Celenza).

Enfin, dans l’index, on a noté quelques erreurs, certainement imputables à la masse des données recueillies : ainsi, le rhéteur Procope de Gaza (cité p. 474-475) a disparu sous l’entrée dédiée à l’historien Procope de Césarée ; quant à l’historien et philosophe de la fin du ve siècle, Q. Aurelius Memmius Symmachus iunior, arrière-petit-fils de l’orateur Q. Aurelius Symmachus (cité p. 422-423), il a été éclipsé par son célèbre aïeul.

En conclusion, ce volume est une somme de chapitres aux qualités et à l’intérêt manifestes, souvent abordés avec une réelle rigueur scientifique, une bibliographie riche, internationale — quoique pas dans tous les cas — et à jour ; certains sont même destinés à demeurer des synthèses importantes. Il ne couvre toutefois pas tous les champs de l’Antiquité tardive, on l’a noté. Certains chapitres restent en effet trop cantonnés au champ restreint de la spécialité de leur auteur pour servir de synthèses utiles à des étudiants. Mais malgré les manques relevés ici et là, on saluera tout de même, pour finir, la vision vaste donnée sur l’Antiquité tardive et le souci de mettre en valeur des zones de la recherche actuelle trop rarement éclairées dans ce genre de synthèse.