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L’un des principaux problèmes d’interprétation de la philosophie de Fichte dans sa phase tardive, en particulier à partir de la Wissenschaftslehre de 1804, tient à sa conception d’un Absolu originairement clos sur lui-même mais qui en vient à se manifester et à se déployer dans la multiplicité du savoir. Que signifie au juste cette « phénoménologisation » de l’Être absolu et en quel sens le savoir de la Doctrine de la science peut-il être considéré comme l’image de cette unité première ? Mais d’abord : pourquoi l’Être absolu se manifeste-t-il ? Dans les versions tardives et combien complexes de la Doctrine de la science et dans plusieurs de ses écrits dits « populaires », Fichte s’est épuisé — littéralement — à expliquer cette articulation, immanente à la conscience finie, de l’être et de son phénomène, de l’Absolu et de son Savoir-image. La question de la manifestation devient dès lors pour lui la question philosophique par excellence.

Alors que l’Absolu d’indifférence de Schelling se perd dans l’univers des différenciations du monde et du savoir sans jamais retrouver son origine intacte, l’Absolu fichtéen s’apparente à l’expérience d’un devenir qui laisse entendre l’identité de l’Être et de la Vie. L’idée d’un Absolu se manifestant — plutôt que se perdant — dans le logos, et uniquement en lui, donc d’un Absolu à la fois identique et distinct du savoir qui le révèle, trouve son inspiration théologique dans le Prologue de l’Évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu », qui forme pour ainsi dire le noyau dur du christianisme sélectif de Fichte.

On ne s’étonnera donc pas que le thème de l’Absolu et de sa manifestation revête le plus souvent chez Fichte une signification religieuse. Deux des articles de ce dossier insistent sur cette dimension de sa pensée, en particulier à partir de l’Initiation à la vie bienheureuse (1806), où Fichte a livré l’essentiel de sa philosophie de la religion. Gaetano Rametta reconstruit de manière systématique dans son texte, « La philosophie fichtéenne de la religion », le lien interne de la religion et de la Doctrine de la science, tel que Fichte le conçoit dans son écrit de 1806, mais aussi dans la Doctrine de l’État de 1813, où le savoir philosophique est ressaisi comme une expérience de transformation du moi fini réalisant son unité avec la vie infinie de l’Absolu. Dans mon article, « Le savoir comme image de l’Absolu dans la philosophie de la religion de Fichte (1804-1806) », je tente de montrer que la pensée religieuse de Fichte peut être interprétée comme une réfutation de la conception schellingienne de la chute (Abfall) du monde phénoménal hors de l’Absolu. Contre Schelling, Fichte défendra jusqu’à la fin la relation d’immanence — qui est une relation d’identité-différence — du savoir et de l’Absolu, ce en quoi sa pensée tardive s’inscrit dans la continuité de la philosophie transcendantale.

Le texte de Marco Ivaldo, « The Doctrine of Manifestation in Fichte’s Principien (1805) », est la traduction anglaise d’une importante étude parue d’abord en italien. Cette étude a le grand mérite d’aborder la question de la manifestation à partir du spectre entier des domaines d’application de la Doctrine de la science, tels qu’envisagés par Fichte dans son écrit sur les Principes de la doctrine de Dieu, du droit et de la morale. Ici réapparaît le thème, cardinal dans la philosophie tardive de Fichte, de la genèse du savoir comme image de l’Absolu, dont la Wissenschaftslehre cherche à exposer la trame conceptuelle. Celle-ci doit pourtant s’exemplifier, trouver toute son application, non seulement dans une doctrine de Dieu, mais aussi dans une doctrine de la morale, du droit et de l’État, de la nature et de l’art (un programme que Fichte n’aura pas achevé sur ces deux derniers points), donc dans ce qu’on pourrait appeler l’ensemble des champs de signification de l’expérience de la conscience finie.

Roberto Formisano montre dans sa contribution, « Immanence et existence. Michel Henry et le problème de l’ontologie, entre Heidegger et Fichte », comment le thème fichtéen d’un Absolu en soi et de sa manifestation a influencé la pensée phénoménologique de Michel Henry dans son maître ouvrage, L’essence de la manifestation (1963). C’est en effet à partir de Fichte, mais pour élaborer sa propre conception de la phénoménalité, que Michel Henry précisera sa critique de l’ontologie heideggérienne en ressaisissant la question de l’être et du phénomène comme autorévélation et vie autonome de l’Absolu.

Le texte de Claude Piché, « La lettre tue particulièrement dans la Doctrine de la science », vient compléter ce dossier, en rappelant que l’entreprise de la Doctrine de la science a dès le début été conçue par Fichte comme une expérience de pensée que chacun doit faire pour soi et non comme un corps de doctrines. Le philosophe peut au mieux être le pédagogue de cette expérience vivante, que Fichte ne concevait pas autrement que par un contact direct avec ses auditeurs. Mais en même temps, la tâche du philosophe est de trouver la forme adéquate de la démarche spirituelle de la science : la reprise incessante de la rédaction de la Wissenschaftslehre par Fichte n’avait pas d’autre but.