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Avec Le règne de l’homme, Rémi Brague délaisse l’exposé strictement philosophique pour tenter une véritable démonstration au sens le plus implacablement scientifique du terme. Ici le philosophe, en apparence du moins, laisse place à l’historien des idées. Brague y cible ce qu’il nomme le projet moderne, visant à constituer une « anthropologie sans contexte » dans laquelle l’humanité de l’homme, et son inscription dans le monde, se réaliseraient à partir de l’homme même. Projet d’une autonomie absolue donc, qui déliée de la nature et de Dieu rompt avec l’anthropologie cosmologique de l’Antiquité et avec l’anthropologie théologique du Moyen Âge. Entendue au sens strict, du reste, l’anthropologie elle-même est fondée scientifiquement par ce projet, au-delà des questionnements philosophico-théologiques de la condition humaine propres aux époques antique et médiévale : « L’anthropologie n’apparaît qu’avec la modernité. Auparavant, la question de l’homme concernait moins l’essence de celui-ci que le paradoxe de sa condition » (p. 111).
Suivant pas à pas les multiples propositions et expressions de ce projet, dans toutes ses nuances et diversifications, l’ouvrage tâche donc d’en établir l’existence et la consistance, et d’en prouver l’échec. Institué au début du xviie siècle par la césure fondamentale du Novum Organon de Francis Bacon, substituant formellement le règne de l’homme au royaume des cieux (p. 92), relayée par la philosophie pratique de Descartes, ce projet se cristallise logiquement sur l’idée de progrès, qui guide l’humanisation à construire. Il ne peut dès lors se terminer que sous la forme de l’accomplissement ou du désastre : un progrès qui s’arrête signe soit l’achèvement soit l’échec du projet qui le sous-tend. Or, et c’est là toute la force de la méthode historique adoptée, neutralisant toute interprétation externe qui forcerait cet arrêt supposé pour laisser parler le projet lui-même via ses agents, il s’avère que celui-ci finit, dès le xixe siècle, par expliciter son aboutissement paradoxal dans l’idée de dépassement de l’homme au nom même de son règne. La formule célèbre du Zarathoustra de Nietzsche n’en est que la plus brillante cristallisation promise à une grande postérité, que ce soit dans les antihumanismes positiviste, artistique ou politique, les divers nihilismes du « dernier homme » et de la valeur de la vie, ou l’apologétique technique dont le mode transhumaniste n’est que l’extrême figure accomplissant, en renversant leur sens, les utopies scientistes qui l’ont précédé. L’anthropologie sans contexte se révèle ainsi n’être rien d’autre qu’un « anthropocentrisme sans homme » (p. 198), d’autant plus inquiétant que sa contradiction interne pourrait bien impliquer son imposition à marche forcée. La visée de Brague n’en reste pas moins foncièrement philosophique, dès lors que la thèse sous-jacente est bien que les principes mêmes du projet moderne recèlent les conditions de son échec, ce qu’avoue d’emblée la préface : « Il m’a donc fallu prendre une vue globale du projet moderne. Et admettre ce qui me fait trembler, à savoir que ce projet est voué à l’échec, ou même, qu’il a échoué en son principe. Priver l’humain de tout contexte mène à le détruire » (p. 7).
On l’a compris, l’objet de cette étude n’est pas tant la période même des Temps modernes que l’idéologie, au sens large de conception du monde, et même, plus essentiellement encore, au sens heideggérien d’« image du monde » (Weltbild), qui s’y développe et finit par y dominer. L’exposé historique se fait le vecteur de l’analyse de la relation essentielle des trois termes fondateurs que sont la modernité, le projet et la domination. Le concept recteur de « projet » porte avec lui les trois idées fondamentales de la modernité, qui sont aussi ses dimensions temporelles, à savoir la table-rase du passé, l’autonomie présente de l’agent et le progrès assuré vers l’avenir (p. 14). Mais l’essence même du « pro-jet » est bien de s’imposer dynamiquement dans l’être, en quoi il ne peut être qu’un projet de domination. Il est en ce sens l’envers de la tâche, qui serait en quelque sorte la version prémoderne du guide de l’action humaine, mais en tant que reçue par l’agent, et non pas imposée par lui au monde. Autrement dit, s’il existe bien des précurseurs aux éléments fondateurs de ce projet, ce dernier ne se constitue que par un renversement du sens qu’il convient de leur donner, et par leur conjonction, inédite jusqu’alors. C’est ce que s’attache à montrer la première partie de l’ouvrage, intitulée logiquement « Préparation », et suivie chronologiquement d’un « Déploiement » et d’un « Échec ». Brague y réussit le tour de force de montrer simultanément la continuité et la rupture que constitue l’émergence du projet moderne. S’il ne s’établit évidemment pas sur rien, mais précisément sur les « anthropologies » antique et médiévale, il le fait en opposition franche. Ainsi la spécificité, la dignité et même la supériorité de l’homme dans le cosmos, ou dans le monde créé, sont bien le support de formes d’humanisme prémoderne, mais qui en aucun cas ne se traduisent par le devoir de soumettre la nature, qui accompagne le nouvel humanisme s’ouvrant à la Renaissance. Que l’homme soit « le meilleur des vivants » signifie qu’il s’insère dans la hiérarchie cosmique dont il reçoit la tâche de penser l’harmonie et le nivellement, ou qu’il reçoit de Dieu la responsabilité sur le monde créé en même temps que la tâche de s’élever vers son Créateur : « Pour la théologie de l’Église encore indivise, la divinisation est un objectif légitime et voulu par Dieu. Elle fait l’objet d’un commandement de Dieu ; ce n’est pas l’homme qui l’exige, mais Dieu qui l’ordonne » (p. 47).
Une telle divinisation n’a donc rien à voir avec un quelconque culte de l’homme ; elle en serait plutôt l’envers exact. De même, l’idée de maîtrise n’est pas inventée par la modernité. Elle constitue autant « l’idéal humain antique » (p. 51) de la maîtrise et de la formation de soi, que celui de l’ascétisme chrétien, mais comme maîtrise tout intérieure dont le sujet « commence par se recevoir d’ailleurs » (p. 52). Le projet moderne se distingue violemment de ces préfigurations par son mouvement d’extériorisation de soi par lequel la maîtrise, inséparable de toute notion de dignité, devient domination. Ce mouvement est aussi celui de la réalisation même de l’humanité de l’homme, devant désormais se conquérir dynamiquement, et non plus s’accueillir statiquement avec les devoirs qu’elle impose. Cette dynamique d’extériorisation réalisant l’humanité est le fond même du projet, dont la physique mathématique, le droit et l’art fournissent les premiers champs d’application. La conception renaissante de la dignité de l’homme comme règne la cristallise par le rapprochement inédit « entre l’idée de noblesse de l’homme et la capacité qu’il a de transformer la nature par le travail » (p. 67).
Mais l’impulsion décisive est bien celle donnée par l’Instauratio Magna de Francis Bacon, qui assigne à la science une orientation technique en vue « de réparer la Chute » (p. 93). Le savoir se sépare de la contemplation statique pour se figer sur le pouvoir dynamique, en même temps qu’en sens inverse s’hybrident action et production, la praxis devenant synonyme de la poiêsis. La deuxième partie de l’ouvrage décrit le déploiement progressif de ce double projet de domination de la nature et de culte d’une humanité à réaliser. Les Lumières lèvent l’hypothèque de la doctrine chrétienne du péché originel ; l’idéalisme allemand élève la domination de la nature à une exigence morale, en même temps qu’il fixe « l’indétermination essentielle de l’homme » (p. 136) qui supporte effectivement son auto-affirmation ; le positivisme assigne l’action à la transformation de la nature, et la raison à la connaissance non plus des causes mais des lois permettant cette transformation ; le pragmatisme fait de la maîtrise « le but ultime et le critère du vrai » (p. 145). Un tel programme d’asservissement de la nature au règne de l’humanité trouve dans les Révolutions industrielles un champ d’applications infini, dont il est le moteur conceptuel. La découverte et la maîtrise de l’électricité, qui permet « la communication d’énergies de diverses provenances, qu’elle rend commensurables, comme la monnaie fait pour les marchandises » (p. 147), en constituent un jalon majeur. Brague retrouve ici ce qui faisait le fond de l’interprétation heideggérienne de la technique, à savoir l’imposition de l’équivalence énergétique. Dans cette « ivresse industrielle », l’humanisme lui-même change de sens. L’homme devant être la seule origine de l’homme, l’humanisme devient exclusif, c’est-à-dire athée, ce qui ne signifie d’ailleurs pas sans foi, le progrès étant d’abord l’objet d’une croyance.
En quoi un tel déploiement devrait-il être considéré comme un échec ? D’abord en ce qu’il n’est pas sans victime, que ce soit dans la résurgence de formes périphériques d’esclavage, la misère du prolétariat ou les divers désastres écologiques. Mais plus fondamentalement, le paradoxe est que le règne de l’homme aboutit à son humiliation, par la prise de conscience progressive de la « nature parasitaire de la modernité » (p. 190) décelée en leur temps par Péguy et Chesterton. Le mépris pour l’homme accompagne dès l’époque des Lumières la revendication de son autonomie absolue. L’auto-affirmation de l’humanité souveraine passe par une déchéance de l’homme concret. Là encore, Brague illustre une intuition fondamentale de Heidegger, mais aussi de Lacan, exprimée dans son Kant avec Sade, et qui était déjà celle de Kierkegaard, à savoir que le traitement scientifique de l’homme lui-même, selon les principes de Bacon, aboutit à le rabaisser à un simple objet de contrôle, nourrissant « derrière la bruyante autosatisfaction […] une secrète désespérance de l’homme en soi-même » (p. 196). Avec la nature, c’est donc finalement l’homme qu’il s’agit de refaire, selon les principes du projet, c’est-à-dire, en fin dernière, selon les exigences de la production : « Là où l’action (praxis) est réduite à la fabrication (poiêsis), l’homme perd ce qu’il était seul à pouvoir mettre en oeuvre, puisque lui seul “agit” en rigueur de termes. Il n’y a donc plus de raison qu’il puisse se soustraire à la production, dont il lui faut devenir lui-même l’objet » (p. 206-207).
L’homme réel se voit donc sacrifié au culte de l’humanité projetée, et finalement à celui de la domination en tant que telle, que porte le devoir de surhumanité : « […] le modèle de la domination domine l’homme lui-même » (p. 253). Au-delà des manifestations de son humiliation, à travers la rationalisation industrielle de la vie entraînant sa dévalorisation systématique, la tentation eugéniste, voire le transhumanisme, cette bascule du projet moderne en dialectique autodestructrice culmine dans une valorisation littéraire, scientifique et philosophique du suicide, non seulement individuel mais aussi collectif, voire spécifique, qui finit par prendre figure de solution métaphysique aux impasses du projet. Dans sa révocation de Dieu, l’humanisme exclusif avait découplé l’Être du Vrai et du Bien, s’arrachant au principe classique de leur convertibilité. Au-delà de la dévalorisation de la nature et de l’homme même, il en est résulté une forme d’idolâtrie « du dernier dieu, qui est la Mort » (p. 249), perverse parce que diffuse, et d’autant plus inquiétante qu’elle se recouvre du drap flatteur du progrès accompli. Si « la liberté absolue mène à l’autodestruction » (p. 258), la seule question qui reste est bien de savoir si l’homme « peut vouloir survivre sans une instance extérieure pour l’affirmer » (p. 270). Sortir des impasses mortifères du projet moderne impose à l’historien de céder sa place au théologien. Ce qu’il fallait démontrer.