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L’importance du titre marial θεοτόκος pour la dévotion et la théologie chrétienne n’a pas besoin d’être rappelée. Au viie siècle saint Jean Damascène la résumait ainsi :

C’est donc avec justice et en vérité que nous appelons la sainte Marie mère de Dieu (θεοτόκον). Ce nom, en effet, réunit tout le mystère de la divine économie, car si celle qui l’enfanta est mère de Dieu, assurément celui qui fut enfanté d’elle est à la fois Dieu et homme […]. Ce nom signifie l’unique hypostase et les deux natures (μίαν ὑπόστασιν καὶ δύο φύσεις) et les deux modes de génération de notre Seigneur Jésus Christ[1].

Mais l’explication formulée avec tant d’aisance par Jean est l’aboutissement d’un laborieux processus de réflexion dont on a parfois tendance à méconnaître certains des moments significatifs.

On connaît le rôle que cet appellatif dévotionnel joua dans le déclenchement de la querelle nestorienne au ve siècle. Cependant, si l’on cherche à reconstituer l’histoire de son appropriation théologique, et en particulier à voir comment il entra véritablement dans la réflexion christologique, il faut remonter au siècle précédent. Telle est la question qui sera abordée dans cet article. L’idée que je voudrais défendre est que le parcours du titre θεοτόκος avant les débats ayant mené au synode d’Éphèse (431) n’a pas toujours été le fleuve tranquille qu’on a aimé parfois imaginer[2]. Il y a au contraire quelques bonnes raisons de penser que la légitimité de son usage fut un point de controverse entre certains théologiens de l’école antiochienne, d’un côté, et Apollinaire de Laodicée et ses partisans, de l’autre, ce dernier jouant aussi le rôle de catalyseur. Entre ces deux blocs qui s’affrontent, et victimes en quelque sorte de leur extrême polarisation, se trouvent les Cappadociens, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse.

Cette histoire, on en conviendra volontiers, présente un certain nombre de ressemblances avec celle du siècle suivant, qui a vu notamment Cyrille d’Alexandrie s’opposer à Nestorius. En même temps, il convient d’avoir bien conscience des limites d’une telle analogie. En particulier, il me semble qu’il faut résister à la tentation de projeter la séquence théologique des années 430 sur les débats des années 370-390. Vers la fin du ive siècle, en effet, la situation est plus complexe qu’elle ne le sera une trentaine d’années plus tard. Ceux qui les premiers agitent la question du θεοτόκος ne sont pas les représentants de la tradition dite « antiochienne » comme Diodore de Tarse[3] et Théodore de Mopsueste, mais plutôt Apollinaire de Laodicée et ses partisans, qui y voient l’opportunité de faire triompher leur conception christologique. Le précurseur de Cyrille dans l’appropriation de ce titre n’est pas Grégoire de Nazianze[4] (ou Grégoire de Nysse d’ailleurs), mais ce même Apollinaire. Et, de façon générale, on peut dire que la présence très active d’Apollinaire brouille en quelque sorte le paysage théologique du ive siècle, qui de ce fait devient difficile à cerner, si l’on insiste à le regarder à travers les lentilles du siècle suivant. C’est donc une histoire légèrement différente qu’il nous faudra écrire ici. Nous essaierons par la suite de l’illustrer à partir de textes qui sont par ailleurs bien connus, afin de leur donner une lisibilité nouvelle et de contribuer par ce biais à la connaissance d’un chapitre important de la christologie.

I. Une référence énigmatique

Le point de départ dans cette discussion nous est fourni par la Lettre 101 de Grégoire de Nazianze[5]. Cette lettre fut rédigée pendant l’été de 382 et adressée au prêtre Clédonius, en charge des fidèles de Nazianze pendant que Grégoire, à la santé fragile, était absent pour une cure de bains thermaux à Xanxaris. Elle contient quelques indices importants pour nous orienter dans cette recherche et nous aider à comprendre la façon dont l’épithète mariale θεοτόκος se trouva projetée avec force sur les devants de la scène dans le débat christologique qui s’enclencha au dernier quart du ive siècle.

Après avoir brièvement décrit les agissements des apollinaristes à Nazianze, Grégoire introduit notre terme de manière un peu abrupte sous la forme d’une condamnation : « Si quelqu’un ne croit pas que la sainte Marie est mère de Dieu, il est séparé de la divinité[6] ». D’autres condamnations suivent, sur lesquelles nous aurons bientôt l’occasion de revenir. Puisqu’il n’y a pas d’élaboration supplémentaire, et qu’elle contient la seule occurrence du titre θεοτόκος dans la lettre, cette phrase a de quoi intriguer le lecteur. Comment faut-il la comprendre ? Quelle est la portée que Grégoire donne à ce titre ? Et quelle peut bien être sa fonction à cet endroit ?

Les interprétations modernes ne manquent pas, quoiqu’elles soient fort diverses. M. Starowieyski, par exemple, considère Grégoire comme un pionnier et lit dans ce passage une contribution majeure à la clarification du débat christologique[7]. Un peu dans la même ligne, F. Trisoglio pense lui aussi qu’il s’agit d’un emploi technique à valeur décisive pour les développements ultérieurs[8]. À l’autre bout, K. Spoerl trouve ironique, quant à elle, que Grégoire ait fait de ce titre, par ailleurs mentionné et accepté par Apollinaire, un critère de l’orthodoxie dans une lettre visant précisément à réfuter les apollinaristes[9]. Plus récemment, C. Beeley estime pour sa part que ce titre est destiné en réalité non pas à Apollinaire, mais à Diodore[10]. Bien qu’elles ne soient pas sans quelque fondement, ces explications me semblent pourtant se trouver en deçà de la véritable signification de la référence de Grégoire au titre de θεοτόκος, et je vais essayer d’indiquer pourquoi. Il est en même temps possible d’esquisser une interprétation différente et plus plausible de ce passage. Il suffit, pour y parvenir, de s’en tenir à l’opinion traditionnelle et donc de lire la lettre de Grégoire comme étant bel et bien dirigée contre les idées et les partisans d’Apollinaire. On est alors naturellement conduit à penser que les éléments nous permettant de saisir la signification de sa référence au titre θεοτόκος sont à chercher non pas chez Diodore, mais plutôt du côté de la christologie d’Apollinaire, et de la stratégie polémique qu’il a mise au point pour la faire accepter par ses contemporains. C’est ce détour en effet qui nous permettra de voir sous une lumière nouvelle le témoignage de la Lettre 101.

II. Bref rappel : l’unité du Christ selon Apollinaire

Dans les résumés et les réfutations hérésiologiques des ive et ve siècles, deux erreurs sont souvent associées à l’enseignement de l’évêque de Laodicée. La première concerne l’origine céleste du corps du Sauveur, qu’Apollinaire est dit avoir soutenue[11]. La deuxième consiste dans le rejet d’un intellect humain en Christ, sa place ayant été prise, selon Apollinaire, par sa divinité. Il serait toutefois pour le moins paradoxal que ces deux reproches correspondent en même temps à ce qu’il avait vraiment enseigné. Si le Christ n’est humain ni par sa chair, ni par son esprit, que resterait-il de la pertinence de son économie salvifique pour les hommes, qu’Apollinaire est si ardent à défendre ? Il est bien plus vraisemblable que la première erreur qui lui fut reprochée repose sur un malentendu, et s’explique par certaines expressions maladroites ou ambiguës, voire à dessein provocatrices, qui sont en lien avec la deuxième. Quand Apollinaire, suivant saint Paul, se plaît à parler du Christ comme de « l’homme venu du ciel » (1 Co 15,47), par exemple, il ne veut pas dire que son corps serait d’origine céleste. Outre les dénégations limpides et récurrentes sur ce point[12], ce serait en effet une extravagance parfaitement inutile de sa part. Il cherche plutôt à faire comprendre qu’en vertu de l’union étroite, carrément biologique, entre le Verbe et son corps, ce dernier doit être inclus dans le langage que l’on tient du premier sous tous les aspects. Sa chair n’a d’autre sujet, d’autre vie, d’autre identité et donc d’autre histoire que celle que lui confère le Verbe. Il y insiste d’autant plus qu’il veut souligner, sur la base du même passage de 1 Co 15,47, le contraste entre l’humanité nouvelle du Sauveur et le « vieil homme » corrompu par le péché, dont elle devient le modèle sur le plan sotériologique. D’où l’impression persistante qu’Apollinaire est comme amené à sans cesse envisager et parler d’un Christ anhistorique, éternel en quelque sorte. C’est une tendance de sa pensée qu’il a parfois du mal à maîtriser, et que ses adversaires ont raison de pointer du doigt[13]. Ce qu’il cherche à travers ce type de langage, c’est cependant surtout de montrer que le Christ est un. Lui attribuer une forme de dualité, c’est du même coup introduire un début de quaternité en Dieu. C’est le point sur lequel la théologie de l’Incarnation recoupe chez Apollinaire la problématique de la théologie trinitaire[14].

Dans un article sur la christologie d’Apollinaire, Henri de Riedmatten estimait que le système de celui-ci « ne vise pas tant à établir l’unité de personne du Christ qu’à exprimer en une définition de son humanité les données du Mystère de l’Incarnation[15] ». Cette unité apparaîtrait alors plutôt comme un corollaire, puisqu’Apollinaire chercherait moins à montrer que le Christ est un qu’à expliquer comment Dieu s’est fait homme. But ou corollaire, il n’est pas douteux cependant que l’unité du Christ est le thème qui revient le plus souvent dans ses fragments[16]. Cette unité ressort de la façon dont il conçoit la constitution du Sauveur comme étant « à la ressemblance d’un homme[17] ».

En définissant l’être humain comme un « intellect incarné », Apollinaire n’a de cesse d’insister que l’être du Christ doit être pensé selon les mêmes termes, à ce détail près que la « place » et la fonction de l’intellect ont été remplies dans son cas par le Verbe éternel[18]. Que ce soit dans les oeuvres « dichotomistes » ou dans les « tricotomistes », le Christ est décrit à chaque fois comme dépourvu d’intellect humain. Dieu s’est fait homme « en s’établissant comme intellect dans l’homme (νοῦς ἐν ἀνθρώπῳ κατέστη) », selon la formule de l’Apodeixis[19]. C’est au prix de cette exclusion de départ qu’Apollinaire est en position d’éviter deux écueils liés au paradoxe de l’Incarnation, portés au jour par les débats du ive siècle. D’un côté, il coupe ainsi court aux idées des Ariens sur le caractère muable (τρεπτός) du Christ, ce par quoi il est inférieur au Père[20]. De l’autre, il rend pensable l’unité de son sujet, pour éviter ainsi d’« élargir la formule de la Trinité à une quaternité (εἰς τετράδα […] τὸν τῆς τριάδος λόγον πλατύνεσθαι)[21] ». On voit sans mal comment ces deux préoccupations s’enracinent dans la querelle trinitaire. Mais Apollinaire, tout en tirant les enseignements de celle-ci, entend se projeter dans une autre histoire puisqu’il s’attelle déjà à la tâche nouvelle d’articuler une christologie enfin digne de ce nom.

Le fait que le Christ soit dépourvu d’un intellect humain contribue, certes, d’abord à le rendre égal au Père sous le rapport de sa divinité. Mais il assure aussi son impeccantia, avec les conséquences qui en découlent sur le plan sotériologique. Aux yeux des Ariens, le Christ était sans péché grâce à la rectitude parfaite que sa volonté parvint heureusement à maintenir, malgré le fait qu’elle ait été en principe muable. Or, selon Apollinaire, il l’était plutôt parce qu’il « n’était pas consubstantiel aux hommes sous l’aspect du plus important élément[22] », sa volonté étant littéralement divine ; elle n’était donc jamais défaillante à choisir le bien et à conduire le corps à la vertu sans lui faire violence[23]. Il faut même préciser davantage : le Christ a pu sauver et « diviniser » l’homme non pas simplement parce qu’il était Dieu véritable, mais parce qu’il était exclusivement divin dans son intellect. D’un côté, le Verbe est suffisant pour vivifier et mouvoir la chair. De l’autre, deux principes intellectuels et volitifs en lui auraient été susceptibles d’entrer en conflit[24], l’esprit humain étant, selon Apollinaire, captif de pensées viles[25].

Cette absence est aussi ce qui rend pensable pour Apollinaire l’unité de personne en Christ. Un intellect et donc une volonté humaine en lui seraient l’indice de deux substances complètes, qui ne peuvent pas en constituer une seule[26]. Elles signifieraient deux sujets autonomes, le Christ n’étant plus alors un Dieu incarné, mais un homme associé à Dieu dans une conjonction extérieure[27]. Il y aurait de fait « deux fils[28] », donc une « quaternité » à adorer. C’est la grande erreur qu’Apollinaire ne cesse de dénoncer chez Marcel d’Ancyre et Photin de Sirmium d’abord[29] et chez Diodore de Tarse par la suite. Or l’Écriture parle du Christ comme étant un seul et le même. Il faut donc admettre en lui une « union naturelle[30] » de la divinité et de la chair, à l’instar du composé humain. Une âme et un corps ne sont pas deux natures, mais une seule. Il y a, par conséquent, un seul prosopon en Christ parce qu’il y a une seule nature, mixte, duale, une nature sui generis faite de la chair et de la divinité, de même qu’un homme est un seul prosopon parce qu’une seule nature faite d’un corps et d’une âme.

III. Apollinaire et l’introduction du titre ΘΕΟΤOΚΟΣ dans le débat christologique

C’est sur cette base qu’Apollinaire en vient à tenter une appropriation théologique du titre θεοτόκος qui est révolutionnaire au ive siècle. En bref, son argument consiste à dire que seule une christologie comme la sienne est à même de rendre compte de manière adéquate de l’unité du Christ, en sorte de pouvoir ainsi rester fidèle jusqu’au bout au langage que les Écritures tiennent à son propos, en même temps que de rendre pleinement justice à certains éléments importants de la dévotion populaire qui en proviennent, dont bien entendu le titre θεοτόκος.

Cette ligne d’argumentation apparaît clairement dans la première Lettre à Denys. Ceux qu’Apollinaire y prend pour cible sont des gens qui, « tout en confessant que le Seigneur est Dieu incarné, retombent néanmoins dans la division pernicieusement introduite par les partisans de Paul (de Samosate) ». Ces derniers (Marcel d’Ancyre est sans doute visé, mais aussi Diodore, peut-être) séparent le Dieu venu du ciel et l’homme de la terre, l’incréé et le créé, le maître et l’esclave. L’unité du Christ étant de ce fait brisée, ils se trouvent par conséquent « voués à l’impiété, soit qu’ils vénèrent celui qu’ils disent esclave et créé, soit qu’ils ne vénèrent pas celui qui nous a rachetés par son propre sang[31] ». Et c’est à cette même impiété, continue Apollinaire, que sont réduits ceux qui affirment « deux natures (δύο φύσεις) ». Ils seraient donc au mieux des « samosatéens » qui s’ignorent. Quand ils affirment « deux natures », ils le font en tout cas au mépris des expressions comme « le Verbe s’est fait chair » ou « un seul Seigneur Jésus Christ, par qui sont toutes choses ».

En effet, s’il est appelé « un seul », celui né de la sainte Vierge, et que c’est le même « par qui tout a été fait » (1 Co 8,6), c’est qu’il y a une seule nature, vu qu’un seul prosopon n’admet pas de division en deux, puisqu’en vertu de l’incarnation ni la chair n’est une nature à part, ni la divinité n’est une nature à part, mais de même qu’un homme est une seule nature, de même aussi l’est devenu le Christ, à la ressemblance des hommes[32].

Sinon le Christ sera divisible non pas en deux, mais en de nombreuses natures, selon qu’il a chair, nerfs, os, sang, etc. Au cas où ils en seraient dupes, Apollinaire prend soin alors d’expliquer aux tenants des « deux natures » qu’à persister dans cette voie ils seraient en contradiction avec les expressions scripturaires.

Il ne serait plus possible, en effet, que le tout soit appelé à la fois « Fils de l’homme qui est descendu du ciel » (Jn 3,13) et Fils de Dieu qui est né d’une femme (Ga 4,4), si l’on admet la division en deux natures. Au contraire, on pourrait appeler ce qui est descendu du ciel Fils de Dieu, mais non pas fils de l’homme, et ce qui est né d’une femme fils de l’homme, mais non pas Fils de Dieu. Telle est la conséquence de la division « paulianique »[33].

Que ce soit sous une forme grossière (comme chez Marcel et Diodore) ou plus subtile (comme, par exemple, chez les Cappadociens), l’affirmation d’une humanité complète en Christ ne peut donc éviter de déboucher en fin de compte sur l’impasse des « deux fils » et de trahir ainsi le langage unitif que les Écritures tiennent sur lui.

L’argument est repris dans le De fide et incarnatione pour être étendu au cas du titre θεοτόκος[34]. La discussion tourne cette fois encore autour de l’unité du Christ, et en particulier autour de la nécessité d’admettre qu’« en vertu de son union à Dieu le Verbe », sa chair a part à l’attribut de homoousion. Non pas certes au sens où elle serait divine, mais en tant qu’elle est la chair de Dieu, formant donc à ce titre une seule physis avec lui[35].

Si donc nous croyons que notre Seigneur Jésus Christ est venu dans la ressemblance de l’homme, à partir de la conception virginale elle-même selon laquelle la Vierge est aussi montrée comme mère de Dieu (θεοτόκος) — et c’est cela le mystère de notre salut, à savoir que le Verbe de Dieu s’est incarné (Jn 1,14) —, il est inséparable et indivisible de Sa chair, et Sa chair a part au nom de la consubstantialité naturelle du Verbe, dont elle est la chair, au Père, si du moins nous confessons vraiment que le Verbe de Dieu s’est fait chair[36].

À refuser d’admettre le homoousion pour la chair du Christ, en d’autres termes à rejeter l’« union naturelle » du Verbe et de sa chair (« à la ressemblance de l’homme »), il faudra assumer toute une série de conséquences fâcheuses qu’Apollinaire expose ensuite brièvement.

Si au contraire elle (scil. la chair) est sans part (au nom de la consubstantialité), elle est totalement étrangère (scil. à ce nom). De fait, il n’y aurait plus de salut qui s’ensuivrait de l’incarnation pour les croyants, puisqu’elle subsisterait en dehors de la divine Trinité. En effet, rien n’est digne de vénération, ni à même de procurer le salut en dehors de la divine Trinité ; au contraire, l’incarnation sera montrée superflue par ces gens, et inopportune. Selon leur logique se trouveront fausses aussi les expressions des divines Écritures, telles que « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14), et « aujourd’hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la ville de David » (Lc 2,11) ; fausses également celles comme « Dieu fort » (Is 9,5) et « enfant » (Mt 2,8-21) et toutes les autres (expressions) semblables. En outre on ne pourra plus croire la Vierge être mère de Dieu (θεοτόκος), chose criminelle, impie et étrangère à toute âme pieuse[37].

Nous laisserons de côté ce qui, dans cet argument, touche à la sotériologie et au langage scripturaire, pour nous concentrer sur le titre θεοτόκος. La référence est laconique, mais capitale. En prenant en compte les autres fragments cités, le raisonnement d’Apollinaire se laisse facilement reconstituer. Sa visée est en fait double. D’abord, il s’empare de ce titre afin de lui rendre théologiquement justice. Grâce à une analyse de l’être du Christ qui apparaîtra mutilante aux Cappadociens[38], mais qui est néanmoins ingénieuse, il pense être en mesure d’expliquer de manière satisfaisante son unité. Le Christ est un parce qu’en l’absence d’un intellect humain, sa chair constitue avec sa divinité un composé vital analogue au composé humain. Un corps et une âme douée d’un intellect libre forment chez les hommes une seule nature. De même, chair humaine prise de la Vierge Marie et divinité constituent en Christ « une seule nature, une seule hypostase, une seule opération, un seul prosopon, le même étant tout entier Dieu et tout entier homme (μία φύσις, μία ὑπόστασις, μία ἐνέργεια, ἓν πρόσωπον, ὅλος θεός, ὅλος ἄνθρωπος ὁ αὐτός)[39] ». Voilà pourquoi « en enfantant la chair, c’est le Verbe que la Vierge enfanta depuis le début, et elle était mère de Dieu (καὶ ἡ παρθένος ἀπ᾽ ἀρχῆς σάρκα τεκοῦσα τὸν λόγον ἔτικτεν καὶ ἦν θεοτόκος)[40] ». Le titre θεοτόκος renferme donc pour Apollinaire une confession de la subjectivité unique du Christ grâce à l’« union naturelle » du Verbe éternel et de la chair.

Cette interprétation est ensuite orientée vers un emploi polémique, puisqu’il entend revendiquer la légitimité exclusive de son usage. Fort d’avoir trouvé et mis au point une explication juste de l’unité du Christ, il met ceux qui s’entêtent à affirmer « deux natures » au défi d’en faire autant, non sans leur fixer d’avance l’alternative. À refuser d’embrasser sa propre position, ils n’auront plus d’autre choix que de tomber tôt ou tard dans les travers de Marcel et de Diodore, et d’abord dans la monstruosité des « deux fils ». En bonne logique, ils pourront « appeler ce qui est descendu du ciel Fils de Dieu, mais non fils de l’homme, et ce qui est né d’une femme fils de l’homme, mais non Fils de Dieu[41] ». N’ayant donc pour sa part enfanté qu’un homme, la sainte Marie ne saurait plus être appelée θεοτόκος par ces gens[42]. C’est à ce type d’argumentaire, me semble-t-il, que cherche à répondre la référence figurant dans la lettre de Grégoire de Nazianze, vers laquelle nous pouvons maintenant nous tourner à nouveau.

IV. Retour sur la Lettre 101

En ouverture de cette lettre, Grégoire fait état de son indignation face au désordre provoqué dans la communauté de Nazianze par « de nouveaux venus ». Il n’y a pas de mystère sur leur identité : ce sont des gens qui « embrassent les opinions d’Apollinaire ». Ils furent suffisamment habiles pour y être d’abord reçus comme des « frères », et maintenant ils prétendent avoir été réhabilités par un synode occidental qui les avait condamnés auparavant. Seulement, possèdent-ils quelque document pour le prouver, selon la coutume des synodes ? Sinon Clédonius se doit de les réprimander fermement. La thèse centrale d’Apollinaire est alors rapportée : ces gens se trompent et cherchent à tromper les autres en prétendant que l’humanité du Christ, « notre Seigneur et Dieu », était dépourvue d’intellect. Ils se trompent, en effet, car le Christ est à la fois « homme entier et Dieu, afin que l’homme tout entier soit recréé, puisqu’il était tombé dans le péché[43] ». Après quoi vient une longue liste de condamnations :

1) Si quelqu’un ne croit pas que la sainte Marie est mère de Dieu (θεοτόκος) il est séparé de la divinité. 2) Si quelqu’un vient à dire que le Christ a passé à travers la vierge comme à travers un canal, sans avoir été formé en elle d’une manière à la fois divine et humaine […], celui-là est tout aussi bien étranger à Dieu […]. 3) Si quelqu’un vient à dire que l’homme a d’abord été formé et qu’ensuite Dieu s’est glissé en lui, il est digne de condamnation […]. 4) Si quelqu’un introduit deux Fils, l’un étant celui du Dieu et Père et le second étant celui de la mère, au lieu d’un seul et même Fils, que celui-là soit déchu de l’adoption promise aux hommes qui ont la foi droite […]. 5) Si quelqu’un vient à dire que la divinité a opéré dans le Christ par la grâce, comme dans un prophète, sans lui avoir été unie et sans lui être unie quant à la substance, qu’il soit privé de l’opération supérieure (de la grâce) et, au contraire, rempli de l’opération opposée […]. 6) Si quelqu’un n’adore pas le crucifié, « qu’il soit anathème » et qu’il soit mis au nombre des déicides ! […] 7) Si quelqu’un vient à dire qu’il a mérité d’être adopté comme Fils quand il est devenu parfait par ses oeuvres […] « qu’il soit anathème » […]. 8) Si quelqu’un vient à dire que le Christ a maintenant quitté sa chair sacrée, que sa divinité est dépouillée de son corps, qu’il est et qu’il viendra sans ce qu’il a assumé, que celui-là ne voie pas la gloire de son avènement ! […] 9) Si quelqu’un vient à dire que la chair du Christ est descendue du ciel et qu’elle n’est pas d’ici-bas de parmi nous, « qu’il soit anathème » […]. 10) Si quelqu’un a mis son espérance dans un homme privé d’esprit, il a vraiment perdu l’esprit et n’est pas digne d’être sauvé entièrement[44].

Que sont ces condamnations ? P. Gallay suggère qu’il pourrait s’agir des anathématismes formulés par le synode romain mentionné auparavant par Grégoire, puisque Mansi les a inclus à cet endroit dans sa collection[45]. Mais, outre le fait qu’elle ne s’appuie pas sur une source historique, cette suggestion n’est guère plausible : si les condamnations provenaient d’un synode dont il reconnaît l’autorité, Grégoire aurait eu évidemment tout intérêt à le préciser. En se penchant plus récemment sur la Lettre 101, C. Beeley les considère avec raison comme étant de Grégoire lui-même. Il a raison aussi lorsqu’il décèle dans un nombre significatif de ces condamnations (1-8) des renvois polémiques aux idées associées à Diodore[46]. Par contre, on ne peut plus le suivre lorsqu’il cherche à minimiser le caractère essentiellement anti-apollinariste de cette lettre, pour essayer de l’interpréter davantage comme une attaque contre Diodore. Non pas certes que Grégoire ait été complaisant envers Diodore et sa christologie, bien au contraire[47]. Mais cette lettre s’occupe avant tout des apollinaristes, étant d’un bout à l’autre destinée à repousser aussi bien leurs allégations que leurs erreurs, et dans cet ordre.

Telle est précisément, me semble-t-il, la fonction des condamnations formulées par Grégoire. Elles visent d’abord à éliminer les malentendus provoqués par les apollinaristes, et notamment l’assimilation abusive de la position théologique de Grégoire à celle de Diodore, avec toutes les difficultés qui y sont liées : impossibilité d’accepter jusqu’au bout le titre θεοτόκος, rejet de la naissance humaine du Verbe, affirmation de « deux fils », préférence pour affirmer une présence de Dieu en Christ « selon la grâce » au lieu de parler d’« union », refus d’étendre l’adoration du Christ à sa chair, etc. Voilà les principales erreurs associées à Diodore. Par une critique expéditive, Grégoire s’en dissocie donc vigoureusement dans les condamnations 1-8 (= § 16-29). Cette première série d’anathématismes s’achève par une précision clé intervenant à la fin du § 29, souvent ignorée et dont il est aisé de donner une traduction qui prête à confusion : « Et de même que nous disons ce qui précède pour écarter le soupçon, de même nous écrivons aussi ce qui suit pour corriger l’innovation[48] ». Et Grégoire de s’attaquer ensuite, dans les deux dernières condamnations, aux chefs de l’erreur apollinariste : l’origine céleste de la chair du Christ et l’absence d’un intellect humain en lui (9-10 = § 30-62). La précision du § 29 laisse donc clairement voir que les deux séries de condamnations (1-8 et 9-10) n’ont pas le même statut pour Grégoire, qui procède au fond de façon logique : afin de pouvoir s’opposer de manière efficace à l’innovation d’Apollinaire, il se doit d’abord d’écarter les doutes jetés par les nouveaux venus sur sa position.

La portée du titre θεοτόκος dans le § 16 devrait être maintenant transparente. On exagère un peu lorsqu’on veut y voir un moment décisif dans l’histoire de la formulation du dogme christologique. Grégoire est manifestement sur la défensive face aux critiques apollinaristes selon lesquelles ceux qui affirment deux natures en Christ ne peuvent plus en vérité appeler sa mère θεοτόκος. Ce n’est donc pas comme une intuition révolutionnaire qu’il mentionne le titre, mais pour repousser une telle insinuation, « pour lever le soupçon » que sa christologie serait crypto-diodorienne.

À l’évidence, cette mention ne suffit pas pour en faire un terme technique au sens où il l’était pour Apollinaire et le sera plus tard pour Cyrille d’Alexandrie, par exemple. Dans l’appropriation théologique de ce titre, Grégoire semble quant à lui s’arrêter à la moitié du chemin. Il condamne ceux qui ne l’acceptent pas, sans en proposer pour autant sa propre interprétation. La considère-t-il implicite dans les précisions qu’il va donner au cours de la lettre ? Ou bien ne s’estime-t-il pas encore en mesure de l’offrir ? On pourra spéculer. Toujours est-il que le titre θεοτόκος est extrêmement rare dans ses écrits[49]. De fait, à l’exception de la Lettre 101, 16, la seule autre occurrence se trouve dans l’Oratio 29, 4. Elle est sans connotation christologique marquée.

Je crois cependant que c’est pour cette même raison qu’il faut résister à la tentation inverse, celle d’obscurcir la mention de la Lettre 101, 16 en n’y voyant qu’un détail plus ou moins curieux, ou encore en suggérant qu’elle aurait été destinée à Diodore. Comment comprendre en effet que la seule référence polémique au titre θεοτόκος chez Grégoire de Nazianze apparaisse dans une lettre dirigée de manière explicite contre les apollinaristes ? À la lumière des analyses précédentes, c’est tout sauf un hasard. Elle doit au contraire être interprétée comme une réaction à l’argument développé par Apollinaire dans le De fide et incarnatione, § 5-6. Manifestement ses partisans arrivés à Nazianze persistaient à faire valoir cet argument face à Clédonius, à l’instar de leur maître. Et la première condamnation formulée par Grégoire en témoigne de façon indirecte.

V. La Lettre 3 de Grégoire de Nysse

Un témoignage convergent nous est fourni par la Lettre 3 de Grégoire de Nysse. Cette lettre, qui est contemporaine de celle de Grégoire de Nazianze, fut rédigée au retour d’un passage à Jérusalem, vraisemblablement dans le sillage du Concile de 381[50]. Grégoire y fait état des critiques qu’il a reçues de la part de gens avec lesquels il partage par ailleurs la foi nicéenne. Ces critiques, qui proviennent des « spécialistes en subtilités », ne sont malheureusement pas rapportées de manière précise. Grégoire dresse ensuite une ébauche de son enseignement sur le Christ et son économie salvifique, en insistant sur l’idée que l’incarnation n’a pas entamé l’immuabilité du Verbe, et finit par exprimer sa plus totale incompréhension face à l’hostilité dont il est victime. On en déduit donc que ces critiques devaient porter d’une façon ou d’une autre sur sa christologie. La série d’interrogations qui vient ensuite semble bien aller dans ce sens, puisqu’on y lit :

Annonçons-nous un autre Jésus ? En enseignons-nous un autre ? Produisons-nous d’autres Écritures ? Un de nous a-t-il osé appeler mère d’un homme la sainte Vierge mère de Dieu, comme nous entendons certains d’entre eux le dire sans retenue (μὴ τὴν ἁγίαν παρθένον τὴν θεοτόκον ἐτόλμησέ τις ἡμῶν καὶ ἀνθρωποτόκον εἰπεῖν͵ ὅπερ ἀκούομέν τινας ἐξ αὐτῶν ἀφειδῶς λέγειν;) ? Inventons-nous la fable de trois résurrections ? Promettons-nous des ripailles de mille ans ? Disons-nous qu’il faut reprendre les sacrifices juifs d’animaux ? Inclinons-nous les espoirs des hommes vers la Jérusalem d’ici-bas, en imaginant sa reconstruction avec des pierres d’une plus belle apparence[51] ?

De prime abord, le passage est assez ambigu et on peut hésiter sur l’interprétation qu’il conviendrait de lui donner. H. Lietzmann, par exemple, estimait que Grégoire s’y défend lui-même contre ces accusations et qu’il a donc été pris pour un apollinariste[52]. Il est cependant difficile de voir ce qui dans la christologie de Grégoire aurait pertinemment pu soulever le soupçon d’apollinarisme. Par ailleurs, on a du mal à concilier un tel soupçon avec la charge d’avoir pris à son compte le titre ἀνθρωποτόκος. En se penchant sur cette lettre, P. Maraval note pour sa part que les erreurs rapportées au § 24 (les trois résurrections, le millénarisme, la revalorisation des sacrifices juifs, le renouveau de Jérusalem), pour curieuses qu’elles paraissent, sont bel et bien associées avec Apollinaire par d’autres sources. Il attire également l’attention sur une lettre de Basile à Épiphane de Salamine d’après laquelle les idées apollinaristes avaient déjà fait une percée à Jérusalem bien avant le voyage de son frère (la lettre est datée de 376)[53]. Les critiques à l’encontre de Grégoire auraient-elles donc été le fait des apollinaristes, comme d’autres commentateurs l’ont suggéré[54] ? Bien qu’il ne la juge pas impossible, P. Maraval pense néanmoins devoir rejeter une telle interprétation, en raison notamment de la très faible connaissance des doctrines d’Apollinaire que trahit la lettre[55]. Il propose en revanche l’hypothèse que parmi les adversaires qui ont affronté Grégoire à l’occasion, se soit trouvé l’évêque de Jérusalem lui-même. Cyrille, au nom d’une conception christologique de type Verbe-chair, aurait pu objecter que l’intégrité humaine du Christ selon Grégoire compromettait son immuabilité, donc sa divinité. D’où l’insistance du Nysséen sur l’immuabilité du Verbe dans l’incarnation. Quant à la question « Un de nous a-t-il osé appeler mère d’un homme la sainte Vierge mère de Dieu, comme nous entendons certains d’entre eux le dire sans retenue ? », P. Maraval observe qu’elle « implique un net rejet de la formule antiochienne (scil. ἀνθρωποτόκος) » et poursuit : « […] certains de ses adversaires l’accusaient sans ménagement d’utiliser ce terme — ce qui nous montre bien que l’opposition qu’il a rencontrée […] était motivée par son affirmation de la pleine humanité du Christ, dont quelques-uns de ses contradicteurs exagèrent les conséquences[56] ». On ne peut que partager cette observation, et en même temps s’étonner qu’il n’aille pas jusqu’au bout de sa logique. À la regarder de près, la question rapportée par Grégoire trahit chez ses adversaires un degré de raffinement théologique plutôt élevé. Elle témoigne en tout cas d’une réflexion sur l’unité du Christ et sur son rapport avec le titre θεοτόκος telle que les Catéchèses de Cyrille, malgré la considération qu’on peut leur porter, sont loin de contenir. Il est par ailleurs tout aussi difficile d’imaginer qu’elle ait pu être articulée un peu ad hoc par des théologiens anonymes de Jérusalem, à l’instigation de leur évêque mécontent de la visite de son collègue de Nysse, comme le suggère encore P. Maraval[57]. En fait, à l’époque, seuls les écrits d’Apollinaire attestent une telle réflexion, et la question rapportée par Grégoire ne devient vraiment intelligible que sur le fond d’une opposition apollinariste.

Il est aisé de voir en quoi sa christologie aurait pu être trouvée fautive par ce genre d’adversaires. En gros, pour Apollinaire, la nature humaine devait être vidée en quelque sorte de son intellect pour recevoir la divinité du Verbe et s’unir à elle. Chez Grégoire on trouve une formule qui dit exactement l’inverse, en référence à Phil. 2,6 : « La divinité se vide afin de pouvoir être contenue par la nature humaine (κενοῦται μὲν γὰρ ἡ θεότης͵ ἵνα χωρητὴ τῇ ἀνθρωπίνῃ φύσει γένηται)[58] ». Mais c’est surtout l’expression « nature humaine » qui aurait posé problème pour les apollinaristes. Bien qu’il affirme la réalité de l’union dans des termes susceptibles de plaire à leur maître[59], Grégoire tient en même temps l’opinion que c’est une nature tout entière que le Verbe a assumée — « tout notre composé », « tout l’humain », « notre nature[60] ». Sans utiliser la formule même, Grégoire affirme donc deux natures en Christ. Or deux natures complètes ne peuvent constituer une véritable unité, un seul sujet. Deux natures signifient pour les apollinaristes « deux fils », comme on ne manquera pas d’accuser Grégoire de le professer[61]. De surcroît, il parle volontiers d’un « homme » : « l’homme uni à la droite de Dieu (τὸν ἑνωθέντα πρὸς αὐτὴν ἄνθρωπον) », « l’homme de Dieu (τὸν τοῦ θεοῦ ἄνθρωπον) », ou encore « l’homme né de Marie (τὸν ἄνθρωπον τὸν ἐκ Μαρίας)[62] ». Dans la Lettre 3 même, il parle de « l’homme formé en Marie (ὁ ἐν Μαρίᾳ ἄνθρωπος) ». C’est un langage que les apollinaristes ne pouvaient que tenir en horreur, une cible presque trop facile. Comment penser encore pouvoir appeler la sainte Marie θεοτόκος, après avoir dit qu’elle avait engendré un « homme » achevé ? En bonne logique, c’est ἀνθρωποτόκος qui lui conviendra plutôt. Voilà donc Grégoire aux prises avec la piété du peuple chrétien ! Certes, en réalité le Nysséen n’utilise jamais ἀνθρωποτόκος, pas plus qu’il ne se montre mal à l’aise avec θεοτόκος[63]. Mais ses nouveaux adversaires allèguent néanmoins une incompatibilité du titre avec sa christologie, comme ils le firent avec son confrère de Nazianze.

VI. Un fragment de Diodore de Tarse

La lettre de Grégoire de Nysse contient la première attestation dont nous disposons du terme ἀνθρωποτόκος dans un texte grec du ive siècle. On le considère en général comme un terme créé et promu par les théologiens antiochiens de préférence à l’« alexandrin » θεοτόκος. Il n’est pas invraisemblable en effet que la paternité du titre ἀνθρωποτόκος appartienne à Diodore, sans pour autant qu’il l’ait investi du caractère exclusif conféré au θεοτόκος par les apollinaristes. C’est ce qui ressort d’un fragment de Diodore préservé dans une lettre d’Euthèrios de Tyane à Alexandre de Hiérapolis. Euthèrios est un fervent partisan de Nestorius et il compose cette lettre pour protester contre la réconciliation de Jean d’Antioche avec Cyrille. Le document date donc de l’année 433 et survit uniquement dans une version latine. Il est précieux en ce qu’il nous dévoile la stratégie de Diodore de Tarse confronté à l’insistance d’Apollinaire sur θεοτόκος et à l’allégation de ne pas pouvoir l’assumer vraiment.

Pourtant (je veux bien) qu’on appelle Marie, en vertu de l’union, mère de Dieu (Dei genetrix). « La semence d’Abraham » (Hé 2,16) est en effet « Dieu fort » (Is 9,5), par suite de l’union avec Dieu le Verbe. Mais il faut la reconnaître aussi comme « mère de l’homme » (hominis genetrix). Si, en effet, en vertu de la nature, Marie est mère de l’homme, elle est mère de Dieu, non comme si c’était un enfantement naturel, mais parce que ce qui vient de David, étant homme par nature, a été uni au Dieu Verbe[64].

Malgré la brièveté du texte, on voit d’emblée que l’approche de Diodore est bien plus subtile que celle de Dorothée de Marcianopolis, par exemple. Quelques décennies plus tard, en effet, cet ami de Nestorius allait s’attaquer au sujet lors d’une prédication donnée dans la Grande Église à Constantinople et proposer d’anathématiser quiconque osait appeler Marie θεοτόκος[65]. À l’évidence, Diodore n’en est pas là encore, confiant comme il semble l’être de pouvoir relever le défi des apollinaristes sans avoir à procéder avec brutalité. Pour lui, s’obstiner sur ce titre, c’est avant tout passer sous silence la moitié du dogme christologique, occulter en quelque sorte l’humanité du Sauveur, la seule que Marie ait pu engendrer « en vertu de la nature ». À ses yeux, θεοτόκος n’est pas un révélateur de l’unique subjectivité du Christ, comme ses adversaires le voudraient bien. Leur insistance sur ce titre lui semble surtout le signe d’une christologie mal équilibrée. Diodore ne le rejette donc pas tout court, mais le relativise en proposant ἀνθρωποτόκος comme pendant indispensable. Du même coup, il suggère que l’enjeu de la question se situe non pas au niveau de l’unité du Christ (que seul θεοτόκος traduit fidèlement, selon Apollinaire), mais plutôt à celui de son humanité complète et, partant, de sa dualité (que vise à reconnaître comme il se doit le décalque ἀνθρωποτόκος).

La trouvaille de Diodore, si tant est qu’on puisse lui attribuer la création de ce décalque, était vouée à devenir une vraie aubaine pour les apollinaristes. D’ailleurs ils s’en sont vite saisis, pour en faire un usage polémique et le présenter non pas comme le complément du θεοτόκος, mais comme un substitut dont l’impiété est on ne peut plus criante, car en réalité il compromet l’idée de l’unité du Christ. Pour les apollinaristes, c’est donc ou bien θεοτόκος, ou bien ἀνθρωποτόκος ! C’est de cette tactique que dut être victime Grégoire de Nysse, comme en témoigne encore peu après sa lettre un fragment de Théodore de Mopsueste.

VII. Le De incarnatione de Théodore de Mopsueste

Composé au temps du presbytérat de Théodore, quelque temps entre 383 et 392[66], ce traité est dirigé contre Eunome et contre Apollinaire. Dans un fragment qui n’est préservé en entier que dans une version latine, on retrouve l’exploitation polémique du dilemme θεοτόκος-ἀνθρωποτόκος. Le texte semble décrire une situation concrète à laquelle Théodore se heurtait alors à Antioche, où la propagande apollinariste devait être particulièrement intense.

Que personne ne se laisse abuser par leurs questions artificieuses. Il est en effet scandaleux d’abandonner « une si grande nuée de témoins » (Hé 12,1), selon la parole de l’apôtre, et, pris au piège par des questions spécieuses, de se joindre au parti des adversaires. Qu’est-ce qu’ils s’ingénient à demander au juste ? « Marie est-elle “mère d’un homme” ou bien “mère de Dieu” (hominis genetrix an Dei genetrix) ? » « Et qui fut crucifié, Dieu ou l’homme ? » Certes, la solution claire de ces dilemmes se trouve dans ce que nous avons déjà avancé dans les réponses à leurs questions. Cependant, que soit dit encore maintenant ce qu’il faut répondre de manière abrégée, pour ne laisser aucune occasion à leurs raisonnements artificieux. Quand donc ils demandent : « Marie est-elle “mère d’un homme” ou bien “mère de Dieu” ? », qu’on leur rétorque : les deux, l’un par la nature du fait, l’autre par la relation établie. En effet, d’un côté « mère d’un homme » elle l’est par nature, puisqu’il était homme dans les entrailles de Marie, celui qui en sortit aussi. Mais, de l’autre, elle est « mère de Dieu », puisque Dieu était dans l’homme qui est né, sans être circonscrit en lui selon la nature, mais parce qu’il y était selon la disposition de sa volonté. Il est juste en vérité de dire et l’un et l’autre, mais pas selon la même acception, car le Verbe ne commença pas à exister dans les entrailles, à l’instar d’un homme, puisqu’il était avant toute créature. Voilà donc pourquoi il est juste de dire les deux, et chacun dans l’acception qui lui est propre[67].

La panoplie de ses adversaires était certes plus large. Dans le même traité, Théodore rapporte une autre objection venant des apollinaristes : « Mais ils nous sermonnent : “Si tu dis ‘deux natures complètes’, nous rétorquons forcément (que tu professes) ‘deux fils’”[68] ! » Et on voit que ces objections sont toutes d’une façon ou d’une autre liées au problème de l’unité du Christ. Le texte révèle aussi la ligne de défense de Théodore à propos du θεοτόκος, qui est comparable à celle de Diodore. Marie n’est mère naturelle que de l’homme dans lequel Dieu se trouve « selon la disposition de sa volonté ». En toute rigueur de termes, ce titre est donc impropre, et peut prêter à confusion en suggérant, par exemple, un commencement humain pour le Verbe éternel. De ce point de vue, ἀνθρωποτόκος est plus fidèle à la réalité des faits. Cela dit, Théodore ne semble pas avoir un attachement particulier pour ἀνθρωποτόκος, qu’il utilise essentiellement pour neutraliser la visée unitive du θεοτόκος et le déloger du centre du débat.

La situation rapportée par Théodore éclaire celle que Grégoire de Nysse a dû vivre un peu plus tôt à Jérusalem, et nous confirme qu’il s’y trouva confronté à des apollinaristes. L’exposé christologique dans des termes plutôt généraux que donne Grégoire dans la Lettre 3 montre surtout qu’il fut pris au dépourvu par la vigueur de leur attaque. Il essaye de répliquer tant bien que mal, par exemple en les renvoyant aux bizarreries attribuées à leur maître (les trois résurrections, le millénarisme, etc.)[69], mais ne va pas leur disputer l’interprétation du θεοτόκος, ni la légitimité de son usage.

VIII. Pseudo-Athanase, De sancta Trinitate dialogus IV[70]

Enfin, une mention notable se trouve dans le De Trinitate IV, texte qui est en réalité une disputatio christologique entre un orthodoxe et un apollinariste. En l’absence d’une introduction et de toute mise en scène, on est réduit à faire des conjectures sur le lieu et le temps de sa rédaction, qui restent de ce fait incertaines. On a toutefois pu identifier des rapprochements significatifs avec la tradition alexandrine. L’auteur semble en particulier être familier de la pensée et du vocabulaire de Didyme, dont on sait qu’il s’est opposé aux idées d’Apollinaire[71]. En même temps, l’existence d’un tel écrit suppose que la querelle apollinariste ait déjà pris une certaine dimension dans la conscience théologique, ce qui amène à considérer la fin des années 370 comme un terminus post quem. On aurait donc affaire à un écrit émanant d’un milieu didymien et datant probablement des années 380, peut-être même un peu plus tard[72].

Après avoir évoqué l’origine de la chair du Christ, les deux protagonistes étant d’accord qu’elle a été prise à la Vierge Marie et qu’elle est donc consubstantielle à nous, ils affrontent la question délicate de son âme, que l’apollinariste rechigne à admettre, avançant en revanche que la chair était vivifiée directement par le Verbe. Or l’auteur (« l’orthodoxe ») observe que la souffrance volontaire du Christ suppose l’existence d’une âme humaine à laquelle il a été uni. À la question de savoir si le Christ avait aussi un intellect humain (νοῦν ἀνθρώπου), il estime que ce type de langage est à bannir, car il suggère une division entre le Christ et son intellect, alors que c’est précisément l’ensemble formé par les deux (scil. le Verbe et l’intellect, τὸ συναμφότερον) qui est appelé le Christ. Vient alors une objection apollinariste bien connue, à la suite de laquelle l’auteur propose en bref sa compréhension du titre θεοτόκος.

L’apollinariste : S’agit-il donc de deux complets ? L’orthodoxe : Il s’agit de l’union de deux substances complètes. A. : De deux complets il ne peut pas résulter un complet. O. : Aux hommes, cela est peut-être impossible, mais c’est bien possible à Dieu […]. A. : Marie a-t-elle donc enfanté un homme ? O. : Non pas un simple homme, mais Dieu qui s’est fait homme. En effet, alors qu’avant le Seigneur était avec elle en tant que Dieu, il fut ensuite né d’elle comme jeune enfant lors de l’économie du salut, c’est pourquoi aussi Marie est mère de Dieu (θεοτόκος)[73].

Il n’est pas précisé sur la base de quoi se fait l’« union de deux substances complètes », mais il semble s’agir d’une union plus étroite que celle envisagée par Diodore. C’est cette union qui autorise que Marie soit appelée « Mère de Dieu ». Entre Apollinaire et Diodore, l’auteur se range donc du côté du premier, puisque le titre a pour lui avant tout une visée unitive, étant de manière explicite rapproché de l’idée qu’il y a un seul sujet en Christ. C’est le même Dieu le Verbe existant depuis toute éternité qui s’est fait homme dans les entrailles de Marie afin de sauver les hommes. En même temps, s’il est vrai que l’auteur se place dans une perspective analogue, sa position est moins vulnérable que celle d’Apollinaire. En effet, Diodore pouvait avec une certaine plausibilité soutenir la nécessité du décalque ἀνθρωποτόκος à côté du θεοτόκος par le refus d’Apollinaire d’admettre un intellect humain en Christ. Or, une fois que l’on affirme son humanité complète, on ne voit plus trop l’intérêt de ce décalque, à part de fournir un appui à une christologie divisive, puisqu’il ne ferait que redire ce qui est incontesté.

Conclusion

Sur la base des documents dont on dispose aujourd’hui, il apparaît donc que c’est Apollinaire qui nous offre la première tentative d’appropriation théologique du titre θεοτόκος au ive siècle[74]. Par contraste, les emplois antérieurs sont sans exception étrangers aux arcanes de la christologie[75]. Souvent, en fait, ces emplois reflètent simplement la piété mariale ambiante. Du point de vue des partis qui s’affrontent, ils sont loin d’être conclusifs : ils ne montrent pas de ligne de clivage entre les diverses sensibilités théologiques, entre les défenseurs et les adversaires de Nicée, par exemple. Alexandre d’Alexandrie, Arius, Eusèbe de Césarée, Marcel d’Ancyre, Eunome ou encore Basile de Césarée, ces auteurs si différents par ailleurs sont tous capables d’utiliser le titre, sans pour autant essayer d’élaborer une réflexion sur les significations qu’il pourrait receler. Il n’est pas encore perçu comme un élément important de la lex orandi qui a quelque chose à dire sur la lex credendi christologique. Apollinaire, lui, sut montrer que ce titre était non seulement une confession de la réalité de l’Incarnation de Dieu, mais aussi un indicateur de l’unité du Christ. Il en fit du même coup une arme contre ses adversaires antiochiens et, par ricochet, contre les Cappadociens. Sa manière de concevoir cette unité ne fut pas reçue, mais son insistance sur la centralité du θεοτόκος n’en marquera pas moins les esprits.

Dans sa tentative d’exploiter la teneur christologique de ce titre, Apollinaire semble avoir disposé d’un avantage par rapport à cette partie de ses opposants qui soutenait comme lui une position unitive. C’est notamment le cas des Cappadociens. Quand on lit leurs écrits de polémique anti-apollinariste, on n’a pas de difficulté à y reconnaître toute une série d’intuitions qui pèseront lourd sur la formulation du dogme christologique par la suite. L’impression que l’on peut avoir toutefois est qu’ils n’arrivent pas vraiment encore « à battre Apollinaire à son propre jeu », celui d’élucider la question de la subjectivité unique du Sauveur[76]. Quand Grégoire de Nazianze veut en parler, par exemple, il se trouve comme réduit à dire que « les deux sont une seule chose grâce à leur mélange (Τὰ γὰρ ἀμφότερα ἓν τῇ συγκράσει)[77] ». Grégoire de Nysse dit presque dans les mêmes termes : « […] les deux sont devenues une seule chose par leur mélange (ἓν δὲ τὰ δύο διὰ τῆς ἀνακράσεως γέγονε) ». La preuve pour lui, c’est qu’il y a bien communicatio idiomatum[78]. Il est toutefois permis de se demander : quel peut bien être le support de la communication des idiomes ? De quoi cet « un (ἓν) » est-il précisément le nom ? Tout comme Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze ne peut pas dire physis, car, pour des raisons qui sont essentiellement sotériologiques, il est trop attaché à affirmer l’intégrité de l’humanité du Christ et sa persistance dans l’incarnation. Mais il ne se résout pas non plus encore à dire hypostasis[79]. Apollinaire, lui, n’a pas de mal à dire et l’un et l’autre, il a même introduit le deuxième dans la théologie de l’incarnation[80], même s’il préfère le premier. Parfois, comme on l’a vu, il utilise les deux termes ensemble. Le Christ est « une seule physis, une seule hypostasis, un seul prosopon[81] ». Il n’y a pas de formule semblable chez les Cappadociens. Or il semble plus facile de rendre compte du titre θεοτόκος quand on dispose d’un mot qui nomme de façon claire le fondement de l’unité du Christ, et d’expliquer ensuite que θεοτόκος renvoie à celui-ci. Θεοτόκος « signifie l’unique hypostase et les deux natures », dira Jean Damascène trois siècles plus tard.

S’il a pu jouer un rôle, cet élément n’est cependant pas décisif pour expliquer pourquoi Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse n’ont pas essayé d’arracher le titre θεοτόκος à leur adversaire, et la preuve nous est offerte par le Pseudo-Athanase. Aux prises avec les idées attribuées à Apollinaire, cet auteur parvient à proposer une interprétation unitive du θεοτόκος, même en l’absence d’un terme technique, pour désigner ce par quoi le Christ est un. On aurait pu s’attendre à retrouver une telle interprétation de manière explicite chez les deux Cappadociens, mais force est de constater qu’elle n’y est pas. Quelle qu’en soit la raison, les analyses proposées plus haut nous amènent ainsi à conclure que, du moins sur ce point, c’est le chemin ouvert par Apollinaire plutôt que par Grégoire de Nazianze ou Grégoire de Nysse qu’empruntera Cyrille d’Alexandrie quelques décennies plus tard[82].