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L’ouvrage de Paul-Marie Fidèle Chango porte sur l’histoire des études comparées du Qohélet avec les vestiges littéraires et philosophiques grecs. Cette histoire couvre les deux derniers siècles, de 1784, date à laquelle remontent les premières études modernes sur les affinités littéraires et philosophiques entre le Qohélet et le monde grec, à nos jours. En effet, tel que le reconnaît l’auteur, la pensée du Qohélet, tout en gardant un lien étroit avec certaines affirmations attestées dans les livres bibliques, en l’occurrence dans les livres sapientiaux de l’AT, présente une originalité radicale dans le contexte vétérotestamentaire. C’est dans les diverses tentatives pour mieux comprendre cette originalité du Qohélet que certains auteurs, tout en lui reconnaissant une spécificité, soulignent une parenté avec la sagesse mésopotamienne là où d’autres détectent des indices de grécismes et d’influences des courants philosophiques hellénistiques. Pour Chango, l’influence des cultures anciennes sur le Qohélet n’est pas que grecque, elle est aussi mésopotamienne et égyptienne. Pour le justifier, l’auteur met à profit ses connaissances dans les langues anciennes, sur Qohélet et sur la culture littéraire et philosophique grecque.

Son approche est essentiellement comparatiste et vise un triple objectif qui se déploie respectivement sur les trois chapitres que compte le livre : 1) identifier les différents passages du Qohélet dans lesquels les exégètes ont retracé des influences de la culture grecque, tant au niveau du vocabulaire, des idées que du style et du genre littéraire, 2) présenter les arguments qui réfutent une influence grecque sur le livre de Qohélet, et 3) récapituler de manière critique l’ensemble des arguments en faveur ou contre l’idée d’une influence grecque sur le Qohélet. Notre synthèse s’organisera autour des trois facteurs de comparaison du Qohélet avec les cultures anciennes qui sous-tendent l’argumentation du livre, à savoir le langage et le vocabulaire, les idées et la pensée, la structure et le genre littéraire.

Le langage et le vocabulaire du Qohélet sont souvent appréhendés comme des indices phénoménologiques de convergences avec les vestiges littéraires et philosophiques grecs. S’inspirant des idées critiques de Gottfried Eichhorn, John Henry Van der Palm (Ecclesiastes philologice et critice illustratus, en 1784) fut le premier à défendre, en ce qui concerne les études modernes, la thèse des influences grecques sur le Qohélet. Paul-Marie Fidèle Chango pense que « compte tenu de leur sémantique diachronique, certains concepts sont employés dans le Qohélet soit comme des néologismes purs, soit avec des acceptions spécifiques qui ne se laissent appréhender qu’en recourant aux milieux de vie des textes porteurs de ces termes à l’époque hellénistique » (p. 104). Aussi préconise-t-il de passer d’une linguistique du mot à une linguistique des énoncés, capable d’appréhender la sémantique des énoncés en saisissant la dynamique inhérente à la cohérence implicite des unités sémiotiques.

Des idées du Qohélet ont également été suspectées d’affinité ou d’indices phénoménologiques d’entrecroisement avec les vestiges littéraires et philosophiques grecs. C’est le cas par exemple pour son fameux השמש תהת (« sous le soleil », Qo 1,1-11) assimilé à la locution grecque ὑφ᾽ἡλίῳ / ὑπὸ τὸν ἥλιον très habituelle dans la littérature grecque ou encore la périphrase שיעמל עמלו-בכל (« de tout son travail qu’il accomplit » Qo 1,3) rattachée à μόχθον μοχθεῖν propre à la philosophie populaire cynique. Chango, pour sa part réduit les influences grecques sur Qohélet à quelques sections, notamment השמש תחת (« sous le soleil », Qo 1,3), תור (« creuser », Qo 1,13), אני le « moi » qohélétien (Qo 1,12), טוב עשה (« se faire du bien », Qo 3,12), etc. (p. 107-108).

Pour ce qui est de la structure et du genre littéraire de Qohélet tout comme des constructions sémantiques et argumentatives, des auteurs avaient relevé ce qu’ils considèrent comme des indices phénoménologiques de convergence avec les vestiges littéraires et philosophiques grecs (p. 58-72). Chango perçoit plutôt, en Qo 6,10-12, une nette césure qui en fait un résumé conclusif et un sommaire proleptique respectivement entre Qo 1,1-6,9 et Qo 7,1-12,14, faisant ainsi écho à une structure littéraire défendue par beaucoup d’autres études récentes.

L’étude de Chango a donc porté sur l’analyse des conjectures et théories sur les affinités du Qohélet avec les vestiges littéraires et philosophiques grecs, et leurs évaluations corroborantes ou réfutations avant une récapitulation prospective sur les acquis épistémologiques et les horizons heuristiques. L’oeuvre est d’une grande richesse et la pluralité d’études sur le sujet rend compte de sa complexité, de sa pertinence et de sa fécondité. On sait que comparaison n’est pas toujours raison ; mais tel que Jean-Jacques Lavoie l’a relevé dans la préface, « comprendre un texte, quel qu’il soit, n’est jamais rien d’autre que de le mettre en relation avec des textes et des contextes différents » (p. 7).